1Issu d’un colloque de juin 2023 qui s’est déroulé à Naples, ce volume collectif est consacré au sud de l’Italie vu à travers le cinéma de non-fiction. Il se déploie dans un laps de temps et d’espace restreint à vingt années, de 1948 à 1968. Dirigé par Augusto Sainati, professeur à l’Università Suor Orsola Benincasa de Naples et directeur de la présente collection ; et Martina Federico, professeure contractuelle au sein de la même université (auteure d’une thèse sur les bandes-annonces de films, soutenue à l’Università degli Studi de Turin en 2014), il réunit des chercheurs issus de diverses régions italiennes, du sud bien évidemment, mais aussi du nord de l’Italie et de l’étranger (Londres et États-Unis), offrant ainsi ce double regard nécessaire pour saisir la représentation du sud de l’Italie et les enjeux qui y sont liés. Sans résumer la teneur de chaque contribution dont les réflexions et analyses filmiques sont riches (croisant les disciplines aussi variées que la sociologie, l’anthropologie visuelle, l’ethnographie, la philosophie...), on soulignera ici, la pertinence du choix des objets d’analyse par les contributeurs. Ce volume présente aussi des images d’archives inédites provenant de fonds récents et jetant un éclairage nouveau sur la représentation du Sud au cinéma. Les études menées permettent de balayer l’ensemble du territoire du sud de l’Italie, non seulement de manière horizontale et verticale, mais aussi en passant par les territoires insulaires du golfe de Naples et par l’analyse d’images aériennes. Le territoire semble alors passer aux rayons X, puis scanné en trois dimensions afin d’en révéler les moindres interstices, notion développée en introduction et intéressante en ce sens où elle permet d’observer de manière bi-frontale – vers l’intérieur et l’extérieur – une même zone géographique. Ainsi, prenant appui sur les réflexions du sociologue Franco Cassano, auteur de la Pensée méridienne : le Sud vu par lui-même (2005), la porosité typique de Naples n’est pas seulement étudiée à travers l’architecture ou la géographie de la ville, mais aussi à travers un mode de vie révélateur de tous les contrastes – entre public et privé, pars construens et pars destruens, sacré et profane, vie et mort, etc. À l’inverse du documentaire touristique qui fonctionne par association d’images construisant un univers pittoresque, la manière anthropologique de représenter le Midi au cinéma peut être vue sous l’angle de la dislocation ou du déplacement, de la recherche d’une image à partir d’une autre image pour se différencier. De quel point de vue regardez-vous le Sud tel qu’il est représenté dans le cinéma italien de non-fiction ? C’est ici la question du regard et du point de vue qui est essentielle et se trouve déclinée à travers différentes notions tout au long de l’ouvrage : celles de passages, de trajets ou encore de points de fuite. Si le premier type de regard est un regard impliqué, participant à l’événement filmé, le deuxième est un regard lointain, à la limite de l’indifférence envers l’objet, et c’est peut-être dans le troisième type de regard, celui du cinéma de Vittorio De Seta, Cecilia Mangini, Lino Miccichè, Luigi Di Gianni pour ne citer qu’eux, que la possibilité d’une pensée cinématographique méridienne – une pensée composée et enracinée – se manifeste pleinement selon le chercheur Alessandro Cariello. Carlo Ugolotti explore quant à lui les espaces intermédiaires entre l’intérieur et l’extérieur représentés par les bas quartiers, les cours, des escaliers, des ruelles, qui deviennent des espaces narratifs à part entière et dont le symbole le plus frappant est le balcon.

2Le paysage méridional dans son sens le plus archaïque est aussi inséparable de la représentation des animaux (notamment les chevaux de la Maremme, la Camargue italienne au sud-ouest de la Toscane), qui deviennent à travers les films de De Seta des icônes, objets d’investigation par Fabio Alcantara chercheur à l’université de Calabre.

3L’étude de Daniele Dottorini nous conduit ensuite à la recherche des modèles qui ont caractérisé le cinéma d’après-guerre, et notamment l’histoire de l’Italie du Sud, qui est toujours une manière de se rapporter à « l’autre », à une altérité. Celle de Rossellini, dominée par la recherche de l’ensemble et du rapport dans la diversité, et celle de Pasolini où un « je », sujet de la vision et de l’histoire, agit comme organisateur des images. Les deux logiques remettent en question les trois regards identifiés par Guy Gauthier : celui du documentariste, celui du touriste et celui du reporter. La logique rossellinienne devient alors certainement détentrice d’un regard documentaire, qui s’éloigne nécessairement de la simple curiosité touristique, pour embrasser les raisons les plus authentiques du néoréalisme. La forme de Pasolini, configurant un roman de voyage dans lequel les émotions et les sensations prédominent sur la composante descriptive, se rapproche de la logique du reporter en lui donnant de nouvelles significations. Or, le cinéma de non-fiction qui s’étend de l’après-guerre à la fin des années 1960 se caractérise précisément par une coprésence et une oscillation entre reportage et documentaire.

4Le tarentisme et les rituels des pleurs sont également abordés par Simona Busni et Stefania Rimini qui analysent ensemble les traces photo-cinématographiques des corps féminins à travers une approche mêlant philosophie et ethno-anthropologie, dans les œuvres de Chiara Samugheo, Annabella Rossi et Gianfranco Mingozzi. La construction filmique et rythmique qui « prépare » à l’altérité de la tarentule est analysée finement et met en évidence le corps de la femme comme un médium. C’est en partant de faits liés à la culture visuelle que se dessine petit à petit un discours politique autour de la question du Sud.

5Marco Benoît Carbone prend de la hauteur et choisit d’analyser L’Italia vista dal Cielo (L’Italie vue du ciel), une série de documentaires réalisée entre 1968 et 1978 par Folco Quilici pour l’entreprise industrielle Esso, destinée d’abord à la promotion intérieure et étrangère de l’Italie, puis à la télévision nationale. Le regard aérien sur la Calabre vient mettre en évidence l’archaïsme et l’hellénisme de ce lieu qualifié d’intemporel. L’auteur rappelle que la Calabre est étroitement liée d’un point de vue iconographique et narratif à un paysage dont la capacité ambivalente à devenir pittoresque est corrélative à une réalité historique et sociale expliquée comme altérité irréductible. Le paysage italien est comme radiographié depuis un hélicoptère, puis la caméra descend sur le territoire pour observer les fêtes populaires et les rites traditionnels. L’ensemble du projet forme une sorte de cartographie de lieux à protéger de la menace de l’irruption de la modernité. Comme le montre Marco Benoît Carbone, le cinéaste a réussi à recueillir l’héritage intellectuel du documentaire ethnographique et du néoréalisme grâce à la technologie Hélivision, un système de tournage en hélicoptère qui permet de longs plans sur le territoire avec ce qu’il définit comme un « immense chariot ». Cette gyrostabilisation, inventée par le réalisateur français Albert Lamorisse, permet de longues focales qui ne seront pas affectées par les vibrations. L’auteur de ce texte analyse avec pertinence les éléments stylistiques récurrents tels que les longs travellings et des panoramiques qui génèrent un regard exploratoire dans un champ d’observation qui ne cesse de s’étendre. Il conclut que le paysage devient protagoniste, accompagné de reflets de la voix narrative (un « nous » qui inclut Quilici, les écrivains et opérateurs) sur le développement socio-économique, sur les migrations, sur les travaux d’infrastructures dans le pays. Le temps historique confine parfois aux suggestions mythiques : les Autels d’Énée où les anciens cherchaient des présages mêlent réalité et mystère ; la Via Salaria reliait les Étrusques à Cuma et Naples. En s’inscrivant presque dans une perspective anthropologique, Quilici évite le pathos, contrebalance les préjugés méditerranéens sur l’indolence des populations du sud de l’Europe, et documente la déculturation du Sud. Les divergences évidentes résident dans le langage, la position par rapport aux objets filmés et les finalités des produits qui font de leur organisation sous forme d’archives en ligne une sorte d’atlas visuel aux innombrables idées filmiques, anthropologiques et sociales.

6Enfin, le présent volume nous permet de découvrir la production d’images de cinéastes encore peu étudiés, tant en Italie qu’en France, ce qui rend inédites certaines contributions qui le constituent. Ainsi, Mirco Melanco nous fait découvrir les micro-récits visuels de Marcella Pedone (1919-2023), « entre documentation du réel et mémoire privée », visant à raconter les profonds changements subis par la société et les paysages italiens à partir de la fin des années 1950.