1L’approche géohistorique a pour but de retracer la trajectoire d’évolution d’un objet géographiquement déterminé. Les propositions méthodologiques dans ce domaine sont en quête de modèles (Valette, 2019 ; Valette et Carozza, 2019). Tout effort de conceptualisation ou de définition d’une trajectoire nous amène à la reconnaissance d’un changement. Les outils d’analyse classiques en géohistoire (cartographie, matrices de transition, etc.) sont incapables de formaliser une trajectoire autrement que par l’analyse diachronique (Germaine, 2009 ; Baud et Reynard, 2015). La lecture trajectographique mérite donc d’être interrogée. À l’échelle des Alpes, les fonds de vallées, où la pression humaine et la vulnérabilité sont fortes, sont un point d’entrée efficace grâce à l’abondance des données extraites des sources anciennes, notamment cartographiques et photographiques. C’est le cas pour les cônes torrentiels des vallées intra-alpines (Hugerot et al., 2019).

2Dans son acception la plus matérielle, le paysage est la limite physique donnée à un objet. Le paysage, réduit ici objectivement aux données historiques d’occupation des sols, est identifié par une tendance (Donadieu, 2012). Elle fixe un ensemble d’usages à un moment précis de son histoire. L’objectif est de proposer un cheminement pour la reconstitution d’une trajectoire d’évolution de ce paysage. Le corpus documentaire rassemblé dans un SIG est le point de départ de la méthodologie. L’analyse des phases de changements identifiées dans la trajectoire de ce paysage et leur spatialisation sont les deux propositions soumises à discussion. Cette démarche géohistorique a été appliquée sur quatre cônes de déjection en vallée de Maurienne (Hugerot, 2020). Cet article présente le cas, bien documenté, du paysage torrentiel de Saint-Antoine à Modane (figure 1).

L’utilisation des outils cartographiques classiques

Documenter un paysage

3Les archives iconographiques sont les principales sources géohistoriques exploitées pour quantifier l’évolution d’un paysage (Jacob-Rousseau, 2010 ; Valette et al., 2016). L’enjeu est de garantir une bonne couverture temporelle, notamment sur les périodes charnières. Elles sont identifiées entre la seconde moitié du XIX^e siècle (1860-1890) et la première moitié du XX^e siècle (1920-1940). Les cartes et les plans anciens ont été consultés dans les centres d’archives (archives départementales de Savoie, musée savoisien, archives des services techniques des communes). En Savoie, les cartes produites entre les XIX^e siècle et XX^e siècle ont pour références les cadastres sardes (datés entre 1728 et 1731) (Longhi, 2008). Si leur interprétation est complexe, ce sont des documents précieux par la profusion des détails conservés dans les registres. L’atlas routier de Marchetti (1782), plus illustratif, est également inédit (Onde, 1932). Il reprend, en partie, les contours parcellaires des mappes de 1730 le long de la route d’Italie. Le corpus est complété par la carte d’état-major de 1862. Le dépouillement des archives de l’Office National des Forêts a mis au jour des plans terriers réalisés entre la fin du XIX^e siècle et la première moitié du XX^e siècle, dans le contexte de la Restauration des Terrains de Montagne (Lilin, 1986). Ces cartes, destinées à informer les propriétaires d’un projet d’aménagement, s’appuient sur le découpage parcellaire du premier cadastre de 1730 ainsi que du premier cadastre français.

4La nature différente des sources, leur précision et leur résolution spatiale donnent lieu à un corpus très hétérogène (tableau 1), dont la qualité est dépendante du contexte de production. Les documents fiscaux sont ceux qui apportent une information d’occupation des sols la plus précise. Le recours aux photographies anciennes a été nécessaire pour pallier l’absence d’information pour les périodes clefs. La démarche régressive a été utilisée pour le géoréférencement des documents dans un SIG (David, 2016). Les parcelles cadastrales ont servi à caler l’ensemble du corpus. Le découpage parcellaire reste le principal point de comparaison lorsque l’échelle cartographique est de précision insuffisante (carte d’état-major, 1:100000) ou lorsque la nature du document est très différente (photographies).

Tableau 1. Typologie générale d’occupation des sols envisagée pour l’étude du cône torrentiel de Saint-Antoine d’après la nomenclature comparée des cadastres de 1730 et de 1948

Correspondances des registres sardes début XVIIIe siècle	Correspondances des registres français fin XIXe siècle	Typologie générale
Terre arable, champ, chenevière	Terre	Culture
Pré et champ		Pré - culture
Pré de fauche, pré et verger	Pré	Pré
Verger	Verger	Verger
Jardin, courtil	Jardin	Jardin
Teppe, friche, gerpe	Friche	Friche
Pâture, paceage	Pâturage	Pâturage
Broussaille, broussailles et buisson, mauvais buisson	Broussailles	Broussailles
Pré et broussailles	Pré et friche	Pré - friche
Bois et broussailles		Bois - broussailles
Bois, fayards, sapins, taillis	Bois, sapinière, sapins	Bois
Gravier, rocher, pierrier, pierres	Gravier, rocher	Graviers, rocher
	Déblais	Déblais
Rivière, torrent	Rivière	Torrent
Marais, glièse, glière	Marais	Marais
Maison, place, four, lavoir, placeage, cave, …	Bâtiment, place, cour, four, lavoir, masure, …	Bâti
	Chemin de fer, route nationale 6, sentier, couloir, chemin vicinal, chemin	Rail, route, chemin
	Carrière	Carrière

L’occupation des sols d’après les sources iconographiques anciennes

Une nomenclature comparée

5Trois méthodes ont été utilisées pour cartographier l’occupation des sols : (1) la numérisation manuelle dans un SIG, la plus légitime pour interpréter les cartes et les plans (2) le monoplotting par photo-comparaison, qui permet de vectoriser l’occupation des sols sur une photographie oblique (Bozzini et al., 2012 ; Gabellieri et Watkins, 2019) et (3) la numérisation et la segmentation en télédétection, qui ont l’avantage de pré-interpréter les images aériennes (Hugerot et al., 2017). Le découpage parcellaire a été considéré comme canevas de référence pour l’ensemble du corpus. La table attributaire obtenue de la fusion des trois cadastres est complétée selon les méthodes citées.

7La cartographie a été agrémentée par des observations sur le terrain, pour identifier plus exactement les informations manquantes ou suggérées sur les plans cadastraux (emprise torrentielle, traces de dépôts, canaux d’arrosage, etc.).

Tableau 2. Documents, avec leur résolution respective, utilisés pour restituer la trajectoire du cône torrentiel de Saint-Antoine

Date	Document	Échelle*/résolution**/couverture spatiale***	Type	Éléments servant à l’interprétation du document
1730	Cadastre sarde	1/2 400	Document fiscal	Registres du cadastre
1782	Atlas de Marchetti	1/4 774	Atlas routier	Indication cartographique
1862	Carte d’état-major	1/40 000	Carte topographique	Plan d’assemblage, légende
1883	Plan terrier	1/10 000	Projet général d’aménagement	Légende
1900-1910	Prise de vue au sol	80 %	Photographie
1927	Plan directeur	1/20000	Carte topographique	Plan d’assemblage, légende
1948	Cadastre français	1/1000	Document fiscal	Tableau indicatif des propriétés
1957	Photographie aérienne	0,5	Photographie
1962	Photographie aérienne	0,5	Photographie
1972	Photographie aérienne	0,5	Photographie
1982	Photographie aérienne	0,5	Photographie
1996	Photographie aérienne	0,5	Photographie
2010	Photographie aérienne	0,5	Photographie

L’échelle* est le ratio numérique classique carte/terrain, la résolution spatiale** informe de la taille en fraction de mètre du pixel des images aériennes, la couverture spatiale*** indique la part en pourcentage cartographiable à partir des prises de vue au sol.

La comparaison diachronique

8Le cône de déjection de Saint-Antoine est entièrement cultivé jusqu’à la première moitié du XX^e siècle (figure 2A et 2B). Cette forte coloration agricole est renforcée par la faible mixité des usages : les prés le long des chemins et des berges sont bien distincts des vergers plantés en périphérie des habitations. Les bandes de culture sont propres aux labours. Le parcellaire se présente sous forme de lanières étroites. Les parcelles de pré sont matérialisées par des formes intermédiaires, orientées selon l’axe des chemins. Les activités humaines se singularisent par la culture de seigle et de froment, associée à celle du chanvre. Les superficies de culture sont, globalement, inchangées en 1862, ce que confirment les recensements agricoles. Au même moment, les aménagements routiers sont au cœur d’un premier changement. Dès 1860, une voie de chemin de fer longe le cône de Saint-Antoine depuis le chef-lieu jusqu’à l’apex. La rive droite est traversée par une seconde liaison ferroviaire. L’exploitation de cette deuxième ligne commence en 1868 et prend fin à l’ouverture du tunnel ferroviaire en 1871 (Onde, 1932). Elle est reprise et agrandie par la liaison électrobus de Modane à Lanslebourg (1921-1927), puis détruite en 1940. Seule la route nationale qui longe la ligne sera conservée après 1955.

Qu’en déduire des tendances paysagères ?

Les tendances paysagères

10Une tendance est une catégorisation statistique des principaux types d’occupation des sols. Seule la trajectoire met en évidence le caractère dynamique et évolutif de l’occupation des sols interprété du point de vue d’une tendance lourde. La matrice paysagère est utilisée pour regrouper des usages ayant le même type d’évolution (croissance, décroissance, stabilité, etc.). Autrement dit, une forte corrélation positive entre plusieurs types d’occupation du sol identifie une tendance (figure 3). Ces tendances sont chronologiques : A, pour la plus ancienne, à C pour la plus récente. La matrice paysagère est élaborée à l’aide du test de corrélation de Pearson, effectué sur l’ensemble des variables d’occupation des sols.

11Une synthèse chronologique des principaux résultats quantifiés permet de situer les tendances paysagères dans le temps (figure 4). La tendance A se compose de cultures, de marais et de prés. Elle se rapporte aux paysages agricoles. La tendance B correspond au paysage contraint par l’activité torrentielle. L’association des broussailles, du torrent, des pâturages et des pierriers indique une déprise humaine sur les rives du cône. La tendance C se réfère à l’urbanisation, sous l’aspect de la route, du bâti et des zones d’activités (carrière, déblais).

12L’association des marais avec les prés et les champs est un trait distinctif de la première tendance paysagère. Les marais servaient au rouissage du chanvre (Agard, 1942). Cette pratique est abandonnée en 1914 au profit de la prairie artificielle. Dans l’évolution du paysage, l’émergence des caractères torrentiels (tendance B) est fortement contrainte par les activités humaines. Les usages agricoles se maintiennent au détriment des bois et des broussailles, du torrent et des pâturages. Ces usages associés au torrent (tendance B) sont surtout identifiés entre les années 1948 et 1972. L’affirmation de la tendance C (paysage-habitat) implique un véritable basculement paysager après la décennie 1980. Il a pour caractéristiques l’extension de la route, du bâti et des usages associés aux activités d’extraction (décharge, carrière, déblais).

Une relecture par les matrices de transition

13La matrice de transition de 1730-1948 met en relief un changement des équilibres paysagers au détriment des usages agricoles (tableau 3). La superficie cultivée diminue. Ce sont 15 % des terres agricoles qui disparaissent au profit du bâti et de la route. La modification des usages agricoles (prés, cultures) est nette entre 1862 et 1920. Elle coïncide avec une phase d’industrialisation durant laquelle on observe une conversion des prés en terres arables à l’apex du cône. Ce mouvement s’est amplifié entre les années 1920 et 1948. La majorité des parcelles cultivées, comprises entre la voie de chemin de fer et la route ainsi que sur la rive droite du torrent, ont été converties en pâturages, sur une période assez brève (cadastre de 1948 et photographie aérienne de 1957). On note, enfin, l’agrandissement d’une carrière sur la zone apicale en rive gauche du cône.

Tableau 3. Matrice de transition décrivant les principaux changements du cône torrentiel de Saint-Antoine entre 1730 et 1948

		1948
	Surface (ha)	Culture	Pré	Pâturage	Torrent	Route/rail	Carrière	Bâti	Total 1730
1730	Culture	22,8	3,9	9,9	0,2	6,0	0,0	0,4	45,3
	Pré	1,9	1,4	0,1	0,0	1,2	0,0	0,0	5,7
	Bois	0,0	0,2	0,1		0,0	0,5	0,0	1,4
	Graviers	0,1	0,0	0,2	0,4	0,0			2,8
	Total 1948	0,8	5,6	10,8	1,2	7,9	0,6	0,7	57,5

Tableau 4. Matrice de transition décrivant les principaux changements du cône torrentiel de Saint-Antoine entre 1957 et 1962

		1962
	Surface (ha)	Pré	Torrent	Graviers	Friches	Bois	Total 1730
1957	Culture	4,0	0,0	0,6	8,3	1,2	14,6
	Pré	9,8	0,9	1,0	8,3	2,4	23,7
	Total 1880	21,1	1,1	3,2	12,8	9,3	59,6

14Les changements paysagers sont considérables entre 1957 et 1962. On distingue, dans la matrice, deux facteurs clefs : la mobilité du lit de l’Arc au pied du cône et l’enfrichement des parcelles agricoles. Entre 1957 et 1962, 30 % du paysage agricole, les prés et les cultures, disparaissent au profit des broussailles et des friches. Les broussailles apparaissent le long des rives du torrent, sur d’anciennes pâtures (tableau 4). Le dernier aspect de ce changement est le reboisement spontané depuis l’apex jusqu’à la confluence avec l’Arc.

15L’enjeu est d’ajuster les premiers résultats obtenus du croisement diachronique des archives avec le modèle, plus général, de la trajectoire paysagère obtenue par la quantification. Nous observerons, en particulier, les phases de changements qui ponctuent la trajectoire.

Méthodologie pour l’analyse des trajectoires paysagères

Un modèle conceptuel

Une trajectoire géohistorique

16La démarche consiste à coupler l’analyse de l’évolution des formes avec l’évolution d’un cadre physique. La reconstitution diachronique des traces laissées par le changement des usages des sols est un préliminaire propre à l’approche géohistorique trajectographique (Valette, 2019). Il existe deux formalisations de la trajectoire. Celle qui consiste à mettre en évidence des traces pour les ordonner dans un récit, pour mettre en évidence des processus de changement, et celle qui consiste à identifier les évolutions chronologiques, ou des temporalités, à différentes échelles spatiales (ibid.).

Restitution quantifiée de la trajectoire paysagère

17La matrice paysagère est le point de départ méthodologique dans l’élaboration du diagramme de répartition ternaire, ici appelé diagramme paysager (figure 5). Chaque pôle du diagramme représente une tendance indiquée dans la matrice paysagère. Les données extraites des cartes d’occupation des sols sont triées par année et par tendance et reportées sur le graphique. Ce diagramme permet de situer la trajectoire paysagère entre les trois grandes tendances. Dans le modèle théorisé, la trajectoire paysagère est la ligne joignant chronologiquement chaque année cartographiée.

18La trajectoire paysagère de Saint-Antoine met en relief deux tendances lourdes : l’agriculture et l’urbanisation. Ce paysage est, historiquement, dominé par l’agriculture. Les champs occupent toute la superficie du cône au XVIII^e siècle Cette première tendance paysagère se prolonge jusqu’à la première moitié du XX^e siècle. Les usages des sols liés au torrent (chenal torrentiel, pâturage, pierrier) n’apparaissent pas au premier plan de la trajectoire. En revanche, l’évolution des caractères paysagers associés à l’emprise torrentielle (bois, broussailles, pâturage, pierrier) oriente la trajectoire paysagère à partir de la seconde moitié du XIX^e siècle.

19La transformation du paysage est tardive : le premier changement paysager est identifié entre les décennies 1960 et 1980. Il marque la fin d’une longue période de déclin du monde rural (Boulet, 2014). La trajectoire oscille ensuite entre le reboisement (progression lente de la forêt depuis les versants jusqu’au bas du cône) et l’urbanisation. Un second changement, entre 1980 et 2010, ouvre sur une deuxième tendance. Il est signalé par l’extension massive de la tâche urbaine de Modane sur le cône, rapidement contrainte par le risque d’inondation (Boncompain, 2016). Les changements paysagers les plus récents s’observent en marge de la zone urbanisée. Ils correspondent à la création d’aires de stockage pour les déblais de chantier et à la valorisation des friches agricoles en rive gauche.

Continuité, bifurcation ou tournant ?

20L’orientation de la trajectoire et la position de l’année cartographiée par rapport aux tendances sont des informations significatives. Il s’agit ici de nommer les phases de changement par la lecture du diagramme restitué dans un modèle théorique (figure 6). Cette périodisation chronologique a une finalité rhétorique : la trajectoire paysagère s’inscrit dans un mode narratif propre à la géohistoire. Les changements sont exprimés en termes de continuité, de bifurcation et de tournant paysager. Ils sont déclinés en fonction de l’allure de la trajectoire du modèle :

• la continuité paysagère définit une forte inertie dans la trajectoire paysagère. Cette continuité sous-entend l’absence de modification tendancielle des usages des sols. C’est la première phase de trajectoire, observée durant tout le XVIII^e siècle ;

• la bifurcation paysagère définit une évolution en courbe à l’intérieur d’une tendance paysagère. Elle sous-entend une recomposition du paysage par le renforcement ou l’affaiblissement d’un type d’occupation des sols. Identifiée entre 1890 et 1930, elle correspond à l’extension de broussailles et de zone de dépôts le long du chenal torrentiel au détriment des parcelles de culture. Le renforcement des caractères torrentiels est visible durant toute la première moitié du XX^e siècle. Après 1945, et jusqu’à 1960, s’observe une longue période d’accalmie torrentielle, mais aussi de déprise agricole. Toutes deux sont identifiées par le boisement à l’apex du cône, ainsi que par la progression des broussailles sur les deux rives ;

• le tournant paysager, ou transition, définit le passage d’une tendance vers une autre. Le caractère irréversible du changement implique un basculement. Il est assimilé à la transformation d’un paysage, soit par l’enfrichement conséquent des terres agricoles, soit par la modification de la planification foncière (développement de l’habitat pavillonnaire, résidentiel, collectif). Le premier tournant paysager, entre 1960 et 1980, est expliqué par l’enfrichement des terres agricoles. L’habitat s’étend au détriment des cultures. Le second tournant, entre 1980 et 2010, est lié à la revalorisation foncière des terres agricoles par l’habitat et les zones d’activités au bas du cône.

21Ajoutons à ces découpages chronologiques la période de crise torrentielle de la fin du Petit Âge glaciaire, au XIX^e siècle (PAG), où la récurrence des crues provoque un exhaussement des lits et un élargissement de l’emprise torrentielle sur les cônes de déjection (Bravard, 2018 ; Kaitna et Huebl, 2013, Astrade et al., 2011). L’inventaire des crues historiques du bassin versant de Saint-Antoine montre deux phases majeures d’activité : entre 1800 et 1854, avec des endommagements sur le cône, puis de 1854 à 1890, distinguées par l’exhaussement régulier du chenal. Les deux guerres mondiales sont également identifiées comme des crises paysagères en Maurienne, en particulier pour les années 1940-1945, avec l’exode des ouvriers étrangers qui constituaient une part importante de la population et les bombardements de 1943.

22L’identification de ces périodes au sein de la trajectoire permet de mieux comprendre les rythmes de changement, leur intensité et leur nature. Un traitement cartographique et chronologique complémentaire sert ensuite à affiner l’interprétation de cette trajectoire.

Synthèse cartographique des trajectoires du paysage torrentiel de Saint-Antoine

Les trois temps forts du paysage

23La trajectoire paysagère est singularisée par la conservation des héritages agricoles jusqu’en 1960. Cette permanence marque le premier temps fort. Les transformations qui affectent son caractère rural sont les témoins des mutations économiques que traversent les communes de fond de vallée. Dans ce premier temps, les sources écrites viennent appuyer fortement l’interprétation des cartes. Le déclin rapide de l’agriculture et la construction de logements pavillonnaires sur les ruines des premiers quartiers ouvriers sont les deux principaux facteurs qui ont engendré des changements rapides entre les décennies 1960 et 1990. Ce basculement est scindé en deux tournants paysagers (1960-1980 et 1980-2010). Il est intéressant de relever les espaces déterminés par ces héritages et ces tournants.

Un paysage agricole en tension, jusqu’à la seconde moitié du XX^e siècle

24Comme observé pour les années 1730 à 1948 (figure 2), le cône de Saint-Antoine réunit plusieurs conditions favorables à l’agriculture. Les prés sont ouverts en amont du cône et à proximité du front du cône. Ils sont disposés le long des canaux d’irrigation ouverts en bordure de sentier. L’habitat, ramassé en hameau au contact de la plaine alluviale de l’Arc, empiète peu sur les cultures ouvertes de part et d’autre des rives. La comparaison diachronique des cadastres de 1730 et 1948 met en évidence des ruptures qui contrastent avec l’apparente inertie du paysage (figure 7). Ces ruptures sont de trois natures.

25On identifie, en premier lieu, une modification des berges par la destruction de parcelles en culture ou en pré sur le cône, ou par la disparition des prés au contact de l’Arc. Ces changements sont attribués aux crues torrentielles de la fin du PAG. La première crise torrentielle (1800-1854) est signalée par des endommagements ponctuels des berges. En 1808, le chef-lieu de Modane est inondé suite à une défluviation du lit causée par un embâcle sous le pont de la route d’Italie. La route est rénovée, déplacée et coupe à travers champs sur la partie médiane du cône. Durant cette période, la pression démographique reste importante (Folliasson, 1916 ; Girard et Bernard, 2002). Elle n’entraîne pas une extension des cultures au détriment des prés ou de l’habitat sur le cône. La commune revendique, d’ailleurs, une stabilité séculaire des usages des sols lors des recensements agricoles de 1862. L’accroissement démographique pèse pourtant sur les terres agricoles. Les parcelles de culture sont redivisées ; le captage en rive gauche, servant à alimenter les prés, est rénové. La seconde crise (1854-1890) se traduit par l’augmentation des enjeux impactés sur le cône de déjection. Des coulées fortement chargées comblent le lit. Les parcelles cultivées au pied du cône sont définitivement abandonnées.

26C’est au cours de cette seconde crise qu’interviennent d’autres transformations significatives. La construction de la voie de chemin de fer, en 1861, bouscule les activités agricoles. Elle traverse le pied du cône et remonte jusqu’à l’apex. Un tunnel est ouvert sous le torrent pour conserver une pente faible tout en garantissant son franchissement. Un talus de remblai est élevé au-dessus des berges de l’Arc, le long du cône. La voie est également protégée par une digue longeant le pied du cône. Pour répondre au besoin en matériaux de construction, la commune déboise ses forêts de protection, en rive gauche. La carrière communale est mise en exploitation dès 1858. Dans le contexte particulier de la crise torrentielle de la fin du PAG, le lit est régulièrement comblé. Entre 1859 et 1877, la commune doit assurer régulièrement le curage du lit et la réparation des berges.

27Le troisième témoin du changement est la diminution des cultures au bénéfice des prés et des pâturages, ainsi que la conversion des prés en culture le long des chemins en rive gauche. Depuis l’ouverture de la gare internationale en 1871, la commune de Modane bénéficie de l’implantation d’usines et d’ateliers. En pleine effervescence industrielle, les terrains communaux incultes sont achetés pour l’agrandissement des carrières et la construction des usines. Entre les décennies 1880 et 1910, la commune doit aussi faire face à l’arrivée massive d’ouvriers et d’employés de commerce. L’urbanisation sur le cône se diffuse rapidement le long de la route d’Italie. En 1917, la société Saint-Gobain achète les terrains en rive droite pour aménager des logements ouvriers. Les terrains agricoles de la Boucle sont reconvertis en jardins ouvriers ou laissés librement au pâturage.

28La nature de ces changements est aussi d’ordre socio-économique. En tant que ville frontalière, Modane est durement touchée par les deux guerres mondiales (figure 8). La Première Guerre a entraîné une émigration massive des ouvriers et des familles italiennes. La commune est détruite par les bombardements de 1943. Dans ce contexte, les chantiers d’entretien des berges sont interrompus. À partir des années 1920, les laves torrentielles atteignent de nouveau le cône. Les parcelles de culture endommagées le long des berges sont laissées en état de friches, avant d’être reconverties en pâturages. Les changements paysagers illustrent une déprise agricole précoce. La population de Modane est devenue majoritairement ouvrière depuis 1925. Aussi, les deux épisodes de disettes de 1920 et 1940, l’une causée par la pollution des récoltes et l’autre par la réduction des cultures, l’ont rendue particulièrement vulnérable. Plusieurs initiatives sont mises en place pour relancer l’agriculture : défrichement des montagnes pastorales après la Première Guerre, modernisation de l’agriculture par l’extension des prairies artificielles, développement de la culture maraîchère pendant l’entre-deux-guerres.

La reconversion des friches agricoles : une clef de lecture des changements post-1960

30Le premier tournant paysager (1960-1980) est caractérisé par une urbanisation à marche forcée en rive gauche. Le déclin de l’industrie et la fin des chantiers EDF provoquent le départ des ouvriers. La commune résiste par l’ouverture de la station de ski de la Norma. Elle fait construire les logements collectifs de la Citadelle et rachète les logements ouvriers du quartier de la Boucle à Saint-Gobain, après la fermeture de l’usine en 1972. Le développement du tourisme d’hiver contribue au renforcement du réseau routier. L’accalmie torrentielle permet l’élargissement de la route départementale et de la ligne ferroviaire au bas du cône. La contraction de la bande active et le reboisement des berges se poursuivent depuis les années 1950 ; ainsi, le lit n’est que ponctuellement endigué au niveau des ouvrages de franchissement au bas du cône. Ce paysage reste marqué par les inondations. La crue de l’Arc, en 1957, érode les berges et les dépôts de la crue centennale endommagent d’anciens prés et cultures. Les déblais sont les traces les plus récentes de ce basculement paysager. Ils sont, à la fois, les témoins de l’extension des chantiers d’extraction (carrière) et de la reconstruction.

Entre fermeture paysagère et extension des zones de stockage des déblais

31La matrice de transition (figure 10) montre un boisement spontané des friches agricoles qui contraste avec l’extension des déblais. Le second tournant paysager (1980-2010) marque la fin d’une période d’apaisement du point de vue de l’activité torrentielle. Les derniers dispositifs de correction torrentielle ont été rendus inefficaces à cause de l’exhaussement continu du lit sur l’amont du cône. Deux crues fortement dommageables surviennent en 1987 et 2014. L’inondation de la zone d’activité de la Boucle a démontré la vulnérabilité des berges. Il s’agit, pour la commune, de limiter l’étalement urbain au-delà de la zone inondable, moyennant l’aménagement d’une plage de dépôt à la sortie des gorges en 1990 (SOGREAH, 2004). Les sédiments curés de la plage de dépôt sont évacués sur une plateforme aménagée dans la carrière après sa fermeture en 1996. L’ouvrage est recalibré après la crue de 2014. L’imperméabilisation des sols se poursuit en rive droite, en contrebas des talus reboisés.

32En plus du reboisement, s’observe un développement significatif des zones de déblais, en partie lié au percement du tunnel ferroviaire du Fréjus. Les déblais du chantier sont aussi stockés, depuis 2016, dans l’ancienne carrière. La gestion de ces déblais met en tension les exploitants des zones de stockages, l’Association Foncière Pastorale de Modane-Périphérie, chargée depuis 2002 de maintenir les prés, et l’association de jardiniers, chargée d’assurer l’entretien du captage et des canaux d’arrosage.

Comment spatialiser les trajectoires ?

33La spatialisation de la trajectoire à l’échelle de la parcelle est obtenue à partir de la compilation des trois reconstitutions diachroniques présentées précédemment. Un changement d’échelle est donc nécessaire pour interpréter plus finement les trajectoires à l’échelle de chaque parcelle. En figure 11, seuls les changements d’occupation des sols les plus importants, en termes de superficie, ont été retenus. Chaque trajectoire a été numérotée et replacée sous la forme d’un graphique heuristique.

34En décomposant les principaux changements d’usages depuis 1730, nous avons identifié 26 trajectoires paysagères. Au total, 80 % de ces trajectoires sont issues d’anciennes parcelles de cultures. Les prés arrivent en position complémentaire dans la première moitié du XX^e siècle Ces trajectoires sont regroupées en quatre grandes catégories spatiales : (1) les zones d’habitat et les zones d’activités, sur la partie basse du cône ceinturé par les axes de circulation majeurs (2) les zones faiblement soumises au risque d’inondation, notamment les deux rives identifiées principalement en pré (3) celles historiquement soumises au risque d’inondation à proximité des berges, et (4) les axes de circulation ou les zones de déblais, à l’apex et sur le bas du cône.

35Le rapprochement de la carte avec la frise heuristique met en évidence l’extrême complexité des changements, en particulier après la décennie pivot de 1960. Les parcelles régulièrement endommagées par les crues à la fin du Petit Âge Glaciaire sont clairement identifiées le long des berges. Les ruptures dans la trajectoire sont identifiées chronologiquement d’après les recensements de crues (Mougin, 1914). Si l’on confronte la carte et la frise avec les différentes étapes de la trajectoire d’ensemble, on s’aperçoit que les périodes de bifurcation paysagère (1890-1960) correspondent à la séparation en plusieurs branches des principaux usages des sols. Concrètement, ces bifurcations décrivent l’extension de la surface bâtie, des prés et des pâturages au détriment des cultures.

36La succession naturelle de la végétation, depuis l’abandon des terres agricoles jusqu’aux reboisements spontanés, est le trait commun des tournants paysagers entre 1960 et 2010. Aussi, de nouvelles trajectoires émergent à partir des friches agricoles. Elles témoignent surtout de l’extension de l’enveloppe urbaine, des routes et des zones de déblais sur le cône. Elles représentent un tiers de la superficie totale du cône de déjection en 1960, pour la moitié de la superficie du cône en 2010.

Conclusion

37L’ensemble des cartes et des documents renvoie à la définition de la trajectoire paysagère, en l’occurrence celle du paysage torrentiel de Saint-Antoine. Cette trajectoire est singularisée par des tendances et des rythmes de changement (continuité, bifurcation, tournant) qui révèlent la temporalité et la nature des changements. Dans le cheminement méthodologique, elle convoque des outils graphiques classiques : la carte diachronique, le diagramme de transition, le graphique ternaire, la frise heuristique.

38La transposition graphique et cartographique des trajectoires à l’échelle de la parcelle permet de mieux caractériser spatialement ces changements. La trajectoire paysagère de Saint-Antoine met en évidence un basculement paysager, identifié à partir des années 1960. Il correspond à deux périodes de tournants majeurs, où les caractères agricoles du paysage disparaissent au profit de l’urbanisation et des zones grises (déblais, route). Ce basculement est aussi le résultat de plusieurs facteurs de changement survenus durant une période longue de bifurcation. La déprise agricole est, effectivement, amorcée depuis l’aménagement de la voie ferrée et l’arrivée de l’industrie au dernier tiers du XX^e siècle. Cette déprise est précoce : les friches agricoles progressent dès les années 1930. L’empreinte du torrent dans la trajectoire paysagère de Saint-Antoine est ténue. Elle est surtout visible à proximité des berges, sur le front du cône. Il reste délicat de mettre en évidence l’effet de la crise torrentielle au XIX^e siècle autrement que par l’appui des sources écrites. On relèvera seulement l’enchaînement rapide de l’aménagement de la plage de dépôt, de l’urbanisation de la rive droite et des reboisements à l’apex du cône.

39Sur la méthode, l’apport de la quantification des photographies se développe en vue de l’interprétation des séries de photographies anciennes en cours de constitution. À partir d’une analyse croisant les cartes anciennes et les photographies obliques et aériennes, nous pouvons caractériser une trajectoire d’évolution sur le temps long. De là, la déclinaison de cette trajectoire sous forme de cartes compilées ou diachroniques, de frises heuristiques, nous permet d’envisager des comparaisons avec d’autres paysages.