1Que l’on nous permette de voyager un peu en ces temps de missions de terrain difficiles et que l’on nous permette un retour quelque peu épistémologique sur l’île de Pâques, sur cette île qui a fait couler tant d’encre. La chose est loin d’être anodine, car les recherches archéologiques récentes posent un regard nouveau sur la lecture géographique du suicide écologique d’une population, lecture véhiculée dans les médias, mais aussi dans la recherche scientifique, l’île étant devenue un cas d’école largement diffusé.

2De cette île, on ne sait rien avant sa découverte fortuite, le dimanche de Pâques 1722, par le capitaine hollandais Jakob Roggeveen parti découvrir l’hypothétique continent austral que l’on dessinait sur les cartes (parce qu’il était inconcevable depuis l’Antiquité grecque que le Créateur n’ait pas « équilibré » le globe terrestre).

3On sait toujours aujourd’hui très peu de choses de son histoire réelle, mais les moai que l’on y a découvert progressivement à chaque « escale » occidentale sur l’île (Felipe Gonzales de Ahedo en 1770, James Cook en 1774, La Pérouse en 1786 pour les suivants, avant la colonisation du XIX^e siècle et les voyages scientifiques) parlent pour les matamua (les « premiers » en rapanui, c’est à dire, les premiers à avoir peuplé l’île). Ces gigantesques et nombreuses statues (près d’un millier qui font jusqu’à 20 m de haut et 200 tonnes estimées pour certaines « inachevées », 12-13 tonnes en poids moyen), avec leur allure hiératique et interrogative, ont excité la curiosité d’un grand nombre de chercheurs qui ont essayé, les uns après les autres, de comprendre ce qu’elles représentaient, pourquoi elles avaient été érigées, et pourquoi, lorsque les occidentaux ont découvert l’île, la plupart d’entre elles n’étaient plus debout. Des premières recherches sur la statuaire, et sur le problème du transport et de l’érection de ces moai, aux études récentes, il a suffi de peu de temps pour faire de l’histoire de cette île perdue au milieu du Pacifique (à 2600 km des îles Gambier les plus proches) la métaphore de la situation écologique actuelle de la planète, le suicide écologique, « l’écocide », l’histoire suicidaire d’une géographie malmenée. Et, au demeurant, les interprétations ne se sont guère souciées ni de cet isolement (qui reste toujours relatif puisque des hommes l’ont peuplé, durant le premier millénaire de notre ère), ni du problème d’échelle, ni de l’opposition entre sociétés « traditionnelles » et sociétés technologiquement « avancées ».

4Le premier à avoir vraiment vulgarisé ce suicide écologique d’une civilisation suffisamment « complexe et forte de nombreux individus vivant dans un environnement suffisamment riche pour pouvoir garantir sa survie » et pour avoir érigé de telles statues est le biologiste et géographe Jared Diamond dans Collapse. How societies chose to fail or succeed (2005 pour la première édition). Sa « théorie » fut maintes fois reprise et citée en exemple par un grand nombre de personnes, la plupart y trouvant la confirmation des risques encourus par nos sociétés sur une planète à la biodiversité et l’équilibre écologique fortement malmenés.

5Son discours est symboliquement illustré par le plan de son chapitre 2 (le premier chapitre sur les sociétés du passé) ; celui-ci est simple, efficace et le raisonnement général également, ce qui aura pour conséquence d’ancrer la démonstration dans les certitudes. Après la présentation naturaliste de l’île et celle des hypothèses sur l’histoire du peuplement de l’île par les matamua, Jared Diamond organise sa démonstration ainsi : quelle population maximale l’île a-t-elle pu compter ? Quelle organisation sociale entre clans, entre chefs et peuple ? Pourquoi les Pascuans ont-ils érigé et déplacé ces statues ? Comment ont-ils fait, faute de bois et de cordes (issues du végétal), pour continuer à transporter les moai et pour survivre, étant donné que l’île était déjà déboisée en 1722 ?

6C’est ici que la localisation et l’état d’achèvement de ces grandes statues deviennent des arguments substantiels de la démonstration. Les moai ont été extraits du tuf du Rano Raraku, un des plus vieux édifices volcaniques situé à l’est de l’île, et ont été déplacés, pour un certain nombre d’entre eux, pour être érigés sur les ahu, les plateformes cultuelles (et plus ou moins funéraires) situées essentiellement en bordure littorale, les moai ayant le dos tourné à la mer. Certaines statues étant encore « en place », n’ayant pas été détachées du Rano Raraku, et d’autres (97 au total) étant disséminées le long des chemins qui mènent au cratère (et au lac d’eau douce qu’il abrite), l’idée qui s’impose est celui d’un abandon brutal de l’exploitation. Cette idée fut d’ailleurs encore renforcée par le nombre d’outils que l’on trouve éparpillés autour des statues et par le basculement de la plupart de ces moai (les récits des voyageurs indiquent que certaines statues isolées et ahu étaient encore debout au XVIII^e siècle, mais que beaucoup étaient couchés).

7La suite de la démonstration est logique : « Le tableau que présente l’île de Pâques est l’exemple extrême de la destruction de la forêt dans le Pacifique et l’un des plus extrêmes du monde entier : la totalité de la forêt a disparu, et toutes les espèces d’arbres se sont éteintes. Pour les Pascuans, les conséquences immédiates en furent la disparition de matières premières, la disparition de ressources alimentaires sauvages et une diminution des récoltes » (Diamond, 2005).

8Certes, il a été prouvé que l’île était jadis boisée (notamment de Jubea chilensis, un palmier proche du palmier géant du Chili, et de Sophora toromiro) et que, dès le XVII^e siècle, le paysage de prairies actuel était en place, le déboisement ayant fort probablement (mais il n’existe aucun argument solide à ce sujet) commencé dès l’installation des premiers hommes. C’est donc bien, dans l’optique de la démonstration de Jared Diamond, la disparition de cette végétation fondamentale pour la survie du groupe qui explique l’effondrement de la civilisation pascuane. N’ayant plus de bois et de cordes pour déplacer les moai (mais aussi pour faire des pirogues de haute mer) ni pour assurer la crémation des corps, n’ayant plus suffisamment de ressources (de bois, mais aussi de la faune locale décimée également par surexploitation) pour assurer la cohésion des clans, les productions agricoles ayant été également réduites par l’érosion des sols (liée elle-même à la déforestation), la population de l’île de Pâques ne pouvait que tomber dans la décadence, dans la guerre entre clans, dans une période trouble caractérisée par la fin de l’érection et le renversement brutal des moai, symboles de croyances rejetées. Les guerres entre clans étant rendues de surcroît crédibles par la grande quantité de matà trouvés, objets taillés dans de l’obsidienne, interprétés comme des pointes de flèches (forcément utilisées contre des hommes puisque d’animaux sauvages il n’y avait plus). Sans parler du cannibalisme qui témoignerait de la difficulté de survivre d’une population en déclin démographique faute de ressources suffisantes (lequel cannibalisme serait d’ailleurs confirmé par les moai kavakava, petites statuettes d’individus « affamés aux joues creuses et aux côtes saillantes » que l’on retrouve nombreuses et qui sont supposées être plus récentes).

9Ce suicide écologique des Pascuans, placé par l’auteur dans la deuxième moitié du XVII^e siècle, témoigne d’une vision géographique catastrophiste qu’hélas aucune donnée archéologique ne confirme réellement. Rappelons ici les quelques « points forts » de la démonstration : une population relativement importante avant le déclin effectif au XVII^e siècle (estimée au moins à plus de 15 000 habitants, dont 70 % auraient disparu), l’abandon rapide de la réalisation et de l’édification des moai, leur renversement organisé, les nombreuses « pointes de flèches » et le cannibalisme.

10Les dernières recherches sur l’île de Pâques présentent l’histoire quelque peu différemment. Le lecteur retrouvera l’essentiel des nouvelles idées dans le livre de Nicolas Cauwe « Île de Pâques. Le grand tabou » (2018), mais également à partir de l’excellent documentaire télévisé « Île de Pâques. L’heure des vérités » (2017) de Thibaut Marchand.

11La relecture archéologique porte d’abord sur deux points essentiels : la mise en œuvre des moaï a-t-elle été rapidement délaissée par une population soumise à de fortes contraintes de survie et le basculement des statues déjà érigées a-t-il été brutal ? Nicolas Cauwe plaide pour une tout autre interprétation. En effet, bon nombre de statues jugées « inachevées » et retrouvées dans les carrières du Rano Raraku n’avaient visiblement pas vocation à être sorties de leur gangue de tuf volcanique. Elles étaient « inachevables ». « Ces anthropomorphes étaient destinés à rester définitivement dans les carrières » ; le plus grand d’entre eux, « le Géant » (20 m de long et 200 tonnes), encore solidaire du substratum, n’aurait a priori même pas pu être dressé. Dans le même ordre d’idées, les moaï retrouvés le long des chemins partant du Rano Raraku n’ont pas été abandonnés faute de transporteurs, ils sont pour la plupart enterrés, enchâssés dans des fosses profondes bien conçues, suggérant donc « l’intention de les fixer à demeure à cet endroit ». Nicolas Cauwe pense donc que « les moai dressés au Rano Raraku ne furent jamais destinés à être transbahutés à travers l’île ». C’est tout un système de valeurs qui a été remis en cause, les moaï enterrés le long des chemins (rendus monumentaux) devenant les gardiens de carrières volontairement abandonnées, et les statues inachevables condamnant définitivement les lieux d’extraction. Un tapu (un tabou) semble avoir engendré non pas un abandon, mais bien l’interdiction d’exploitation des carrières du Rano Raraku (d’où le titre de l’ouvrage de N. Cauwe).

12L’autre point important est celui du renversement des moaï déjà dressés. Tout indique en réalité que, contrairement à l’idée initiale, les statues ont été couchées en douceur. Rares sont les moaï qui sont cassés et, lorsque c’est le cas, tout porte à croire que c’est la seule mise en porte à faux au niveau du nez et du ventre de ces grandes statues qui a provoqué leur rupture. Les morceaux sont toujours « en connexion » et les visages sont toujours parfaitement préservés, alors que le tuf volcanique est extrêmement fragile, excluant la violence d’une chute brutale.

13Ces points plaident pour la relecture de la vision catastrophiste de J. Diamond. D’autant que les autres arguments développés sont également revus, notamment les matà à usage guerrier, les « pointes de flèches » qui sont tellement diverses que ces objets sont à reconsidérer : « Manifestement, on a très nettement exagéré le nombre des armes et rassemblé sous (ce) même vocable quantité d’outils domestiques d’usage divers » (N. Cauwe). Dès lors, l’hypothèse d’une population relativement importante avant le déclin et le cannibalisme associé à l’insuffisance alimentaire devient quelque peu gratuite puisque rien ne vient prouver que la population ait été réellement plus nombreuse qu’en 1722 au moment où J. Roggeveen accoste sur l’île (Lapérouse estima en 1786 qu’il n’y avait sans doute guère plus de 2 000 âmes), et que le cannibalisme peut être interprété de différentes façons (sans être lié à un problème de survie du groupe).

14Tout au contraire, les témoignages du XVII^e siècle et du début du XVIII^e siècle n’évoquent en rien un pays en proie à des problèmes de nourriture et témoignent même de l’abondance de nombreux présents alimentaires : cannes à sucre, ignames, bananes, poulets… Ils « évoquent aussi la qualité de l’agriculture de l’île de Pâques » et les « plantations ordonnées et bien entretenues » que les archéologues ont confirmé avec la découverte des empierrements de type mulch lithic qui permettaient d’optimiser les productions. Les matà pourraient donc être pro parte les outils utilisés dans ces jardins et plantations.

15Après cette relecture archéologique, que penser alors ? Il n’est évidemment pas question de refuser l’impact des hommes sur la végétation initiale de l’île ; nul doute que celle-ci a été réduite à bien peu de choses et, probablement, que cela a eu des conséquences directes non négligeables pour une société étroitement dépendante des ressources naturelles (sauf à considérer que l’intelligence des hommes ait permis une conservation, a minima et suffisante, de ressources de bois dans les jardins, ce qui n’est pas archéologiquement exclu). Sans oser d’hasardeuses comparaisons, puisque la situation était évidemment différente, la France des XVII^e et XVIII^e siècles n’avait-elle pas aussi mis à mal toute sa couverture forestière et n’était-elle pas soumise à des crises alimentaires récurrentes ? Mais l’image d’un effondrement sociétal est bien mise à mal. Tout au plus pourrait-on voir dans la réduction démographique (potentielle, car il est toujours bien difficile de donner des chiffres) ce que l’on a constaté dans d’autres îles du Pacifique, à savoir une stabilisation de la population « en rapport avec la capacité de production alimentaire du pays » (N. Cauwe) après une phase de croissance rapide post-colonisation. L’image de la brutalité de l’évolution, notamment par le recours à la guerre entre clans, est donc aussi à reconsidérer.

16Une évolution culturelle semble bien s’être opérée durant les phases les plus récentes de l’histoire de l’île, notamment avec l’émergence du culte du dieu Makemake qui témoigne de nouvelles pratiques religieuses, politiques et sociétales. Et cette évolution ne semble pas s’être opérée de manière extrêmement rapide. Si une mauvaise gestion écologique de l’île est à l’origine de cette transformation culturelle, l’abandon des pratiques antérieures a peut-être permis à la société pascuane d’envisager l’avenir sous de meilleurs auspices, peut-être simplement en intensifiant la production agricole… Tout cela avant leur entrée dans la mondialisation et le génocide des derniers siècles (en 1872, on ne dénombre plus que 111 habitants, avant le repeuplement exogène de l’île !).

17On ne peut en tout cas que conseiller la lecture du livre de Nicolas Cauwe.