1Publiés presque en même temps, les deux ouvrages ont en commun de parler de ce que la géographie apprend, ou pourrait apprendre, aux élèves scolarisés en primaire et dans le secondaire. C’est la raison pour laquelle ils sont ici lus en miroir l’un de l’autre.
2L’ouvrage de David Bédouret est tiré de sa thèse de doctorat de géographie soutenue en 2012 à l’Université de Toulouse 2 – Le Mirail (Bédouret, 2012). Ancrées en géographie culturelle et didactique de la géographie, les analyses portent sur la représentation des espaces ruraux africains dans les manuels scolaires français des années 1950 aux années 2000. Elles sont complétées d’enquêtes conduites auprès d’enseignants et d’élèves scolarisés en France de l’école primaire au lycée et dans des lycées français en Afrique.
3L’ouvrage de Christine Partoune est issu d’une recherche-action conduite avec des professeurs de géographie en formation d’instituteurs de la Haute École Libre Mosane (Liège). L’auteure s’appuie aussi sur des expérimentations pédagogiques visant la promotion d’apprentissages scolaires hors les murs. D’une écriture dynamique et stimulante, elle présente des modalités concrètes d’enseignement et de formation en géographie et clarifie un certain nombre de termes et d’enjeux autour des apprentissages avec le terrain (outdoor learning).
4D’inspiration et d’intention différentes donc, les deux ouvrages mettent en avant deux propriétés de la production de savoirs scolaires. Premièrement, dans toute transmission de « contenus » en géographie (notions, démarches, faits, etc.), s’enseigne aussi, fût-ce implicitement, une manière d’entrer en rapport avec les sociétés et les environnements auxquels ces « contenus » réfèrent. Deuxièmement, cette transmission scolaire de connaissances est imprégnée d’imaginaire (Debarbieux, 2003).
- 1 On peut regretter finalement que l’ouvrage de David Bédouret ne nous montre pas plus ces photograph (...)
5David Bédouret montre que les manuels scolaires français participent d’une tradition discursive qui résume les espaces ruraux africains à quatre objets : une nature présentée comme un paradis ou un enfer ; le village « lieu atemporel, pluriel [paradoxal] et exotique » (p. 33) ; une société rurale immuable ; une agriculture saisie entre archaïsme et réhabilitation de savoirs agronomiques locaux (p. 59-62). Un « imaginaire exotico-colonial » (p. 13) alimente les photographies des manuels1 tout comme les dessins réalisés par des élèves lorsque le chercheur leur demande : « dessine un village d’Afrique » (voir figure 1).
Figure 1. Dessin d’un élève de CM2
6Associés à ces images, des affirmations simplificatrices et l’usage d’un présent de vérité générale installent avec les sociétés africaines un rapport à l’altérité marqué par un régime d’opposition Eux/Nous. Les travaux de David Bédouret rencontrent ici des résultats d’une étude qui a fait date sur la « place des stéréotypes et des discriminations dans les manuels scolaires » (Tisserant et Wagner, 2008). Ce rapport soulignait, sous le titre « Des appartenances dévalorisées et peu banalisées », la problématique en géographie « de la représentation des habitants des différents pays ou continents représentés, créant ainsi une source d’identification possible pour le lecteur [de manuel] avec le cas des minorités visibles, en termes “d’origine” et/ou “d’appartenance vraie ou supposée à une ethnie ou une nation ou une race” » (op. cit, p. 125). Les auteurs mentionnaient cette dévalorisation ressentie par des élèves et des professeurs pour « l’Afrique ou encore les pays du Maghreb » (op. cit, p. 125).
7Pour sa part, Christine Partoune suggère que le déplacement physique hors les murs de l’école est une condition favorable pour installer un régime relationnel de connaissance. Être en position d’apprendre (et non de se conforter dans ce que l’on sait déjà plus ou moins confusément) suppose d’expérimenter, de mettre en mots et en débats la relation que chacun entretient avec ce qui l’environne. L’image seule ne suffit plus — même si Dehors, j’apprends, pour d’évidentes raisons d’argumentation, propose une iconographie de cette relation (voir figure 2).
Figure 2. « À l’école buissonnière »
8L’imaginaire qui fonde ce régime relationnel se nourrit d’expériences accordant aux émotions, à l’expression des ressentis et à la sollicitation de l’ensemble des sens (p. 43-44) une fonction d’ancrage des apprentissages.
- 2 Si David Bédouret se cantonne aux espaces ruraux africains, d’autres études montrent que les manuel (...)
9Les deux ouvrages fonctionnent en quelque sorte en miroir, le premier pour prendre la mesure du régime d’opposition Eux/Nous qui met en forme le monde tel que les manuels scolaires français le présentent2 ; le second pour défendre et illustrer la possibilité d’une approche du monde à partir des relations qui le tissent, une forme de mésologie en quelque sorte — même si Christine Partoune n’utilise pas ce mot.
10De tempérament optimiste, les deux auteurs se rejoignent pour affirmer qu’il existe des leviers, à l’échelle d’un professeur ou d’une équipe enseignante, pour sortir d’un régime d’opposition et/ou entrer dans un régime relationnel. David Bédouret souligne l’engagement et la meilleure formation scientifique de nouvelles générations de professeurs (p. 143) qui leur permettent de tenir à distance la vulgate exotico-coloniale propagée par les manuels. Christine Partoune montre, témoignages à l’appui, les bienfaits pour les enfants et pour les professeurs, de différentes formes d’apprentissages avec le terrain (chapitre 9).
11En revanche, les deux auteurs ne cachent pas qu’à l’échelle des systèmes éducatifs, les possibilités de changement sont réduites, du fait d’un fonctionnement homéostatique auquel les manuels contribuent de même que les textes officiels, pas toujours favorables, à une « stratégie pédagogique globale et concertée » qui devrait être construite à l’échelon des équipes (Partoune, 2020, p. 83).
12Mais les deux ouvrages se lisent d’abord comme des encouragements au changement.
13Dans une veine didactique classique, le livre de David Bédouret permet de penser les conceptions des élèves, imprégnées d’imaginaire exotico-colonial, comme un matériau à travailler avec les élèves eux-mêmes. Il s’agirait alors de leur proposer des activités qui mettent en défaut ces conceptions, nécessitant un travail d’enquête par lequel la géographie a des chances de devenir pour eux une discipline de pensée (p. 149-152).
14Dans une perspective pédagogique militante et grâce à de nombreux retours d’expériences conduites en Wallonie et ailleurs, Christine Partoune propose aux lecteurs, enseignants ou formateurs, de réinventer pour les enfants, pour les étudiants et pour eux-mêmes, une géographie hors les murs. Si son ouvrage se place dans une perspective d’Éducation Relative à l’Environnement, la circulation mondiale des personnes et des productions économiques et culturelles ouvre des perspectives de réinvention, hors les murs, d’une géographie qui, partant d’un quotidien souvent ignoré, conduit au monde.