1La finalité de cet article est de discuter des méthodes de visualisation des représentations sociocognitives des lieux d’habitat et des raisons de leur choix. En effet, l’évaluation de l’espace résidentiel et de son environnement fournit une information multidimensionnelle dont il est difficile de fournir une image à la fois simple et explicite.
- 1 ECDESUP : L'évaluation, le choix et la décision dans l'usage des espaces urbains et périurbains – U (...)
2Afin de mieux comprendre le processus de décision qui conduit un individu à choisir un lieu de résidence, nous avons mis en place un jeu de simulation pour replonger la personne dans les conditions de la décision qui ont prévalu à son choix résidentiel (ANR ECDESUP1, 2007-2012). Le jeu de simulation de négociation (trade-off game) est particulièrement approprié pour observer la complexité des processus de décision des individus dans une situation donnée. Comme l’expérimentation est impossible, il est intéressant de simuler les arbitrages entre les différents critères de choix. En effet, le jeu de simulation de négociation, surtout utilisé en psychologie sociale ou environnementale, est conçu « pour identifier et quantifier, dans la mesure du possible, la négociation des préférences qui s’opère sur une variété d’attributs environnementaux et ceci auprès de différents groupes sociaux » (Colbeau-Justin et al., 2001). Dans sa composante initiale, ce jeu simule le fait que les ressources disponibles dans une situation donnée peuvent être limitées et qu’il est donc difficile de combler tous ses désirs ou besoins. Nous l’utilisons dans un cadre où il est malaisé de prendre conscience de l’intégralité des ressources qui jouent un rôle au quotidien dans la qualité de vie des individus et qui, de surcroît, peuvent prendre des allures de dilemmes. On conçoit, par exemple, que le choix d’un logement très calme soit préféré à la proximité du lieu de travail ou à celle des commerces et des lieux d’animation. Mais l’éloignement peut devenir un handicap si les conditions d’accessibilité sont modifiées. Le jeu de simulation permet alors d’observer les choix des individus, les compromis qu’ils réalisent et les priorités qu’ils établissent. Il invite le répondant à révéler ses préférences dans une situation de choix contraints (Robinson, 1987), là où une enquête d’attitude présenterait les différents attributs environnementaux comme des dimensions indépendantes les unes des autres. « Le jeu de simulation de négociation est donc construit pour observer comment un individu ou un ménage agit face aux contraintes de la vie quotidienne et décide ce qu’il souhaite conserver » (Colbeau-Justin et al., 2001).
3Il est certain qu’on ne peut dégager de logiques simples ou de hiérarchies constantes entre les critères qui prévalent au choix d’un lieu résidentiel. Une abondante littérature sur cette question montre que les choix sont contraints — notamment par des facteurs économiques — mais qu’ils relèvent aussi d’opportunités, de logiques familiales ou de reproduction sociale (Authier et al., 2010 ; Bonvalet et Lelièvre, 2012), ou encore de facteurs émotionnels (Aragonès et al., 2002 ; Thomas, 2013). Pour donner à ces critères de choix un aspect plus opérationnel, Thomas fait appel au concept de modes de vie qui renvoie aux différentes formes d’organisation du quotidien (la réalité vécue) en lien avec le cadre de vie. On peut alors parler de bouquets de critères qui sont à considérer simultanément et qui se recombinent en diverses configurations, toujours faites de compromis, a fortiori quand on vit en couple ou en famille. Le jeu de simulation mis en place est adapté au recueil de cette information complexe, à la fois pour aider l’individu à reconstituer les différents critères qui l’ont conduit à réaliser ses choix résidentiels et pour réévaluer à un instant t la « satisfaction » qu’il en tire à l’aune de ses préférences et de son vécu. Cependant, la masse de données recueillies à l’issue de ce jeu est telle qu’il est difficile d’en extraire des résultats synthétiques pour mieux comprendre les processus de décision et, in fine, améliorer l’adéquation entre préférences individuelles et formes d’habitat.
4Pour en faciliter l’analyse, il nous a semblé intéressant de redonner une place à la dimension spatiale du lieu de vie en reconstruisant, a posteriori, une représentation figurative de l’espace résidentiel à partir des évaluations fournies par le jeu de simulation. On s’approche ainsi de la représentation sociocognitive (Ramadier, 2018) de l’espace géographique en mélangeant des informations sur la structure spatiale (forme de l’habitat ou du paysage), cognitive (accessibilité ou positionnement) et sociale (valeurs, évaluations). Desprès (2018) explique que l’analyse de ces représentations constitue une voie d’accès aux comportements des individus et à leur explication, ce qui faciliterait ici l’interprétation des données recueillies. Bien sûr, notre démarche est inverse à celle habituellement utilisée pour dresser une carte mentale, où on laisse l’individu dessiner sa propre représentation de l’espace. Il s’agit ici de proposer le plus de critères de choix possibles en s’inspirant d’une littérature abondante sur la question. Car l’objectif est de mesurer le rôle que joue chaque composant de l’environnement résidentiel dans la décision d’habiter un lieu plutôt qu’un autre et d’observer les liens sensibles qui se nouent avec les différentes dimensions de l’environnement. On contraint ainsi les individus enquêtés à considérer simultanément l’ensemble des critères de choix, et à les trier. La représentation du lieu de vie qui en résulte propose une modélisation du lieu résidentiel figurant les composants spatiaux et leur agencement. Parmi ces derniers ne sont retenus que ceux correspondant aux préférences déclarées à un instant t par les individus. Dans cette démarche, la difficulté principale est de gérer la multitude des critères de choix proposés à l’individu tout en restant concis dans la présentation des résultats.
5Deux étapes nous ont semblé nécessaires pour retranscrire les données issues du jeu de simulation en une représentation spatiale :
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Matérialiser chacun des critères de choix par des pictogrammes.
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Traduire la sensibilité à chacun des critères de choix par un jeu de couleurs appliqué aux pictogrammes.
6Si les possibilités d’analyses semblent multiples, la conception préalable des représentations proposées à l’aide de pictogrammes présente plusieurs défis sur un plan méthodologique, sur lesquels cet article met l’accent.
7Les différents critères de choix résidentiel sont identifiés de manière assez détaillée dans la littérature, avec des variations notables selon l’environnement considéré et la diversité des modes de vie qu’il peut offrir. Il est vrai que l’habitat est un objet complexe, constitué d’un logement intégré dans un environnement ; et les caractéristiques de l’un et de l’autre interagissent pour lui donner une configuration spécifique. C’est donc un objet multidimensionnel qui peut être décomposé en différentes coquilles de familiarité décroissante — suivant le schéma de Moles et Rohmer (1972) — et être appréhendé en s’appuyant sur les recherches du sociologue américain Marans (1976 et 2003) qui définit, dès 1976, un cadre conceptuel pour comprendre les qualités de l’environnement résidentiel en distinguant trois niveaux d’échelle (ici présentés en nuances de violet) : le logement, le micro-voisinage et le macro-voisinage, ce dernier niveau correspondant à la ville, au village ou à la région où se situe l’habitat. Marans, qui réutilise ce même modèle en 2003, ajoute également à ces niveaux spatiaux un environnement social (ici présenté en rose) qui caractérise la communauté d’intégration et dont on peut comprendre qu’elle est transversale aux différents niveaux d’échelle territoriaux (figure 1).
Figure 1. Modèle conceptuel pour comprendre la qualité de l’environnement résidentiel et la satisfaction qui en résulte
Marans, 1976 et 2003
8L’environnement résidentiel, lui, est décrit à partir d’attributs objectifs (Eo) et d’éléments plus subjectifs liés à la perception des attributs (Es) et à l’évaluation des éléments perçus dans l’environnement. Marans (1976 et 2003) précise que cette appréciation subjective de l’environnement résidentiel est influencée par les préférences individuelles et la comparaison de standards. La satisfaction résidentielle est vue comme une résultante de ces diverses étapes et peut induire, in fine, le souhait de déménager.
Figure 2. Adaptation du modèle conceptuel pour comprendre la qualité de l’environnement résidentiel et la satisfaction qui en résulte
Anne Griffond-Boitier, Jérôme Valentin-Léautaud, 2020, d’après Marans, 2003
9Le modèle de Marans a été adapté selon le schéma de la figure 2. Plutôt que d’ajouter un environnement social, nous avons préféré identifier des types d’environnement urbain et périurbain qui recouvrent simultanément une diversité de densités bâties, de physionomies, d’ambiances sociales et de modes de vie, en référence à diverses études qui identifient des structures socio-résidentielles (Thomas, 2014 ; Perron et al., 1997), mais qui restent d’une portée assez générale :
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le centre-ville, ou la ville dense, répond aux besoins d’une population qui recherche l’animation sociale et la proximité des services. Il s’agit, en effet, d’un espace offrant un haut potentiel d’emplois ou de lieux de formation, un haut niveau de services culturels pour occuper le temps libre et d’animations sociales qui favorisent les rencontres. Les populations qui y résident ont un profil varié : étudiants, jeunes célibataires ou couple sans enfants, cadres qui privilégient la proximité des écoles ou de l’emploi, ou encore retraités qui choisissent la proximité des services et d’une animation sociale ;
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la banlieue est en position intermédiaire : elle est très composite, constituée d’habitats collectifs ou individuels denses, abritant des populations socialement très variées, refuge des classes populaires et des populations âgées qui cherchent dans ces secteurs des stratégies d’accès vers les services urbains à moindre coût ;
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le périurbain est un espace de transition qui répond à une demande simultanée d’accès à la campagne (offrant calme et jardins) et d’accès à la ville (lieu d’emplois et de services). C’est le lieu privilégié des familles avec enfants et de la maison individuelle. Se trouvent là des profils de population socialement divers et des modes de vie variés, selon que les transports en commun ou d’autres services marchands desservent ou non ces espaces et selon des degrés d’enclavement plus ou moins prononcés.
- 2 INSEE Première, no 1374, 2011.
10Reflétant une certaine diversité de microcosmes, ces espaces constituent différents postes d’observation à partir desquels mesurer les représentations sociocognitives des espaces résidentiels et établir des comparaisons à la fois entre les ménages d’un même espace ou entre les différents lieux de vie. De façon opérationnelle, les distinctions entre ces espaces sont fondées sur le zonage en aires urbaines définies par l’INSEE en 20102.
11Suivant le modèle d’analyse présenté ci-devant, une enquête a été proposée à 340 individus, répartis à parts égales dans les différents espaces précités, afin de recueillir une évaluation de leur environnement résidentiel à l’aide d’un jeu de simulation de négociation. L’enquête a été réalisée dans les villes de Besançon et Strasbourg. Comme dans beaucoup d’analyses de satisfaction résidentielle, de nombreux critères sont explorés. La méthode d’enquête utilisée a d’abord eu recours à des entretiens semi-directifs pour évaluer l’échantillon des possibles et construire progressivement une liste de critères, tout en s’aidant de la littérature et des nombreux questionnaires déjà mis en œuvre sur cette question. Puis, une enquête de type quantitatif a été mise en place pour pouvoir aisément multiplier le nombre d’interviews.
12Le jeu de simulation de négociation en fait partie (figure 3) : il consiste à mettre des pions rouges (négatifs) ou verts (positifs) pour expliquer quels motifs conviennent ou ne conviennent pas (échelle d’appréciation) aux habitants, en considérant successivement les critères de description du logement, du voisinage et, enfin, de la ville. Le nombre de critères peut différer d’une échelle à l’autre, supposant des temps de lecture variables à chaque niveau. Pour chaque critère retenu, il est demandé d’associer à l’évaluation quantitative (matérialisée par les pions) une ou plusieurs émotions tirées d’un schéma d’émoticônes qui rappelle ce que peuvent être les émotions/sentiments et le champ des possibles dans ce domaine.
Figure 3. Jeu de simulation de négociation entre les critères de choix résidentiels
ANR ECDESUP, 2010
13Comme dans tout jeu de simulation de négociation, le nombre total de pions est limité : ici, à quatre positifs ou quatre négatifs pour chacun des critères. Sachant qu’il est proposé sept motifs d’évaluation pour le logement, 13 pour le voisinage et 10 pour la ville, cela représente un nombre maximal de pions égal à 120. La personne enquêtée peut aussi faire le choix de ne pas évaluer un critère qui sera alors neutralisé dans l’évaluation. Remarquons, toutefois, que les critères ne sont pas exclusifs les uns des autres comme dans certains jeux de simulation où le nombre de pions peut être inférieur au nombre de motifs de choix, ce qui revient à contraindre l’individu à arbitrer des priorités. Ici, c’est plutôt par le différentiel d’appréciation que l’on mesure les arbitrages. Il s’agit bien, toutefois, d’une simulation de négociation entre différents paramètres, puisque tous les critères d’évaluation sont proposés simultanément (du moins pour un même niveau d’échelle : logement, voisinage ou ville) et permettent à l’individu d’estimer le rôle de chacun comparé aux autres.
14Notons, par ailleurs, que nous avons laissé de côté les émotions déclarées par les enquêtés, pour n’utiliser que leur valence et leur intensité mise en évidence par le nombre de pions. Le lexique d’émotions/sentiments n’est donc pas utilisé ici.
15Le choix des pictogrammes a été fait en référence à l’ouvrage Histoire sans mots de Bing (2013), graphiste chinois contemporain, qui réutilise dans ses livres la puissance évocatrice des idéogrammes originels du mandarin. Ses livres sont constitués uniquement de pictogrammes qui, grâce à l’enchaînement d’images, donnent du sens à son récit. Mais, à la différence des idéogrammes qui constituent un langage, les pictogrammes ne sont évocateurs que par l’icône et le symbolisme, leur interprétation n’est donc pas univoque. D’autres graphistes, comme Civaschi et Milesi (2013), font des propositions dans la même veine.
16Après une première tentative de représentation mentale utilisant des pictogrammes peu formels (assez proches du dessin à main levée3), nous avons construit une seconde image en utilisant des pictogrammes plus standards, dont on peut justement espérer une meilleure capacité de compréhension. Le déploiement du marketing publicitaire et du graphisme ayant rendu assez courant l’usage des pictogrammes, on trouve sur internet des banques d’icônes très riches qui nous ont servi de bases d’images. Peu utilisés dans la cartographie classique, les pictogrammes sont, généralement, jugés trop complexes (Bertin, 1999). On leur préfère les formes géométriques simples et les couleurs, pourtant insuffisantes ici pour traduire une donnée aussi complexe. Dans notre cas, le fait de matérialiser les différents critères d’évaluation par des pictogrammes favorise le repérage et la mémorisation des éléments constitutifs du paysage résidentiel pour comprendre, in fine, comment ce dernier est appréhendé et évalué par les individus : quels critères, plus que d’autres, jouent un rôle dans la satisfaction que les individus retirent de leur lieu de résidence. Chaque pictogramme est associé à une légende textuelle qui aide à lever d’éventuelles ambiguïtés ; dans notre cas, l’icône n’est pas faite pour être comprise de manière intuitive, mais pour être figurative des différents éléments du paysage résidentiel et en donner une vision synoptique. Le graphisme est toutefois porteur de sens et doit être choisi avec soin.
17Carta et Doré (1998) explorent cette question en travaillant sur des panneaux de signalisation routiers à messages variables qui sont mis en place temporairement dans le cadre de la gestion du trafic routier. Leur objectif est de diffuser rapidement de l’information (alertes, conseils, incitations...) sans être stoppés par la barrière des langues. L’usage des pictogrammes semble un moyen simple, bien que la difficulté soit de concevoir des symboles graphiques évocateurs du message à transmettre. Ils évaluent plusieurs propositions pour évoquer des situations de brouillard, verglas, accident... Les auteurs montrent combien une modification mineure du tracé peut influencer considérablement l’interprétation du message transmis. Un personnage est pris pour un enfant pour peu qu’il soit mince, ou pour un policier si on le coiffe d’une casquette. En revanche, une jambe en l’air suffit à évoquer une dynamique de marche et à mieux comprendre la présence de passages piétons. Ainsi, la précision du trait peut aider à la transmission du message, mais cette recherche graphique ne garantit pourtant pas une interprétation univoque. Abraham et al. (2012) soulignent en effet que les pictogrammes renvoient le plus souvent à des concepts — ce qui les rend complexes à comprendre, car l’interprétation du message dépend aussi de la connaissance du contexte de la communication. Bordon (2004), en décodant les processus d’interprétation des pictogrammes, met justement en évidence la pluralité d’interprétation face à un même pictogramme, d’où l’enjeu que représente la légende.
18D’autres auteurs (Vaillant, 1999) montrent que la ressemblance entre l’icône produite et la réalité est surtout une question de conventions culturelles, et que la sémiotisation — le fait de percevoir le pictogramme comme signe porteur de sens — n’est pas implicite et dépend des schèmes culturels du lecteur (Tourneux, 1993). Ainsi, Bordon (2004) explique que pour faire un pictogramme efficace il faut savoir anticiper sur les schémas cognitifs et les stéréotypes culturels qui seront mobilisés par les lecteurs pour « construire du sens ». Il est, par exemple, plus facile dans notre société de comprendre des messages d’interdiction, plus en phase avec nos stéréotypes : ainsi « l’interdiction de lavage en machine » sera plus explicite que l’« obligation de laver un vêtement à la main ». Ruedi Baur (graphiste franco-suisse qui travaille sur le langage visuel et remodèle la signalétique de nombreux espaces publics) nuance ce point de vue en remettant en cause le besoin de standardisation. Il estime que nombre de représentations sont intégrées, notamment dans le domaine de la signalisation routière. On n’aurait, d’après lui, plus besoin de répéter toujours le même signe pour être compréhensible — au contraire, la variété pourrait favoriser l’éveil, l’attention, la curiosité. Tout dépend, bien sûr, du cadre dans lequel on se situe. Bordon (2004) conclut que, pour être efficaces, « les pictogrammes doivent être utilisés préférablement non pas comme signes porteurs de sens [universel], mais comme aide-mémoires d’un sens déjà connu (des “pictogrammes-signaux”) » — ce qui semble être en phase avec nos besoins.
19Dans la représentation que nous avons construite (figure 5), les pictogrammes symbolisent parfois des éléments concrets du paysage : l’architecture du bâti, les commerces, les établissements scolaires, les équipements culturels, les transports… Mais ils renvoient aussi largement à des concepts ou à des éléments génériques plus ou moins conventionnels et plus ou moins difficiles à transcrire graphiquement : le bruit, la sécurité, la vue, le réseau social, l’animation, l’accès à l’emploi ou l’accès à la campagne… Les pictogrammes ont été choisis en référence à des stéréotypes ou à des représentations symboliques des différents critères évoqués : le bruit est, par exemple, symbolisé par un haut-parleur et les commerces par un chariot de supermarché… Par souci de simplicité et de lisibilité, nous avons utilisé les mêmes pictogrammes pour figurer des critères similaires aux différentes échelles évoquées (par exemple, le bruit dans le logement ou au sein du voisinage). Nos choix ont aussi été guidés par la neutralité des images (autant que faire se peut !) afin de ne pas orienter l’évaluation de chacun des critères. Nous avons, par exemple, choisi de figurer la sécurité par une caméra de surveillance qui nous a paru plus neutre qu’une tête de mort — évoquant d’ailleurs plutôt l’insécurité que la sécurité. Mais nous avons aussi hésité avec la figure d’un cadenas qui convenait bien à l’échelle de la maison et moins à une échelle plus large. Enfin, la disposition des pictogrammes dans la cartographie finale n’a pas de signification précise, mais elle aide l’individu à se représenter son espace de vie et permet de bien distinguer les trois niveaux d’échelles : les pictogrammes qui décrivent l’intérieur du logement sont positionnés à l’intérieur d’un pictogramme « bâti » ; ceux décrivant le voisinage sont réunis dans un ensemble de « formes bâties » ; et ceux décrivant la ville sont entourés de pointillés qui rappellent les limites floues de l’ensemble urbain. Nous avons établi une différence visuelle entre les espaces de vie insérés dans la ville et ceux situés en périurbain, c’est-à-dire à côté d’une ville-centre.
20La figure proposée, in fine, à l’aide des pictogrammes s’insère dans le champ des représentations mentales, dans le sens où elle procède d’une tentative de représentation symbolique de la pensée des enquêtés. Elle montre une série de dimensions de l’espace résidentiel jouant un rôle dans les représentations que l’individu a de son espace vécu. Elle est proposée ici comme un outil d’analyse conçu pour faciliter l’exploration des résultats issus du jeu de simulation.
21D’autres images ont été produites préalablement, mais permettent surtout une approche globale des résultats. La figure 4 en propose l’exemple le plus abouti et le plus satisfaisant. Elle cumule les évaluations des habitants du périurbain versus ceux du centre-ville en montrant leur profil respectif. La comparaison de critères à critères nécessite toutefois un temps de lecture important et limite le nombre de profils qu’il est possible de comparer. Mais cette représentation polaire est particulièrement éclairante sur les évaluations de groupes.
Figure 4. Évaluation du lieu de résidence et de son environnement
Auteur : Anne Griffond-Boitier, 2020. Source : Résultats d’enquête sur Besançon, ANR ECDESUP, 2010
22On peut lire, en effet, que les habitants du périurbain ont une meilleure évaluation globale du logement, alors que ceux du centre-ville valorisent plutôt la ville. Beaucoup de critères d’évaluation du voisinage sont mieux perçus par les urbains, notamment pour les aspects « accessibilité ». On remarque, par ailleurs, l’appréciation quasi similaire de l’animation du voisinage (« relations humaines » et « animations/festivités »). Les écarts sont surtout liés aux différences d’appréciation du bruit qui constitue clairement une gêne en centre-ville, aussi bien dans les logements que dans leur environnement immédiat. Les voisins directs, ainsi que le sentiment de sécurité, sont aussi moins bien notés en centre-ville, ainsi que la vue depuis les logements. Ce qui semble faire toute la différence en périurbain, c’est bien, à tout point de vue, la qualité des logements, ainsi que le calme et la sérénité liés au fait d’habiter à l’extérieur de la ville.
23Comment lit-on la même information présentée à l’aide de pictogrammes dans une représentation plus figurative de l’espace résidentiel (figures 5 et 6) ? Qu’apporte justement le fait de redonner une place à la dimension spatiale du lieu de vie qui disparaît sur le schéma polaire précédent (figure 4) ?
Figure 5. Construction par étape d’une représentation sociocognitive de l’espace résidentiel
Auteurs : Anne Griffond-Boitier, Jérôme Valentin-Léautaud, 2020
Figure 6. Représentation sociocognitive de l’espace résidentiel
Auteurs : Anne Griffond-Boitier, Jérôme Valentin-Léautaud, 2020. Source : Données d’enquête Besançon, ANR ECDESUP, 2010
24Sur la figure 5, la légende se décompose en trois niveaux d’échelle spatiale (logement, voisinage, ville) et tous les éléments présents sur cette figure sont évalués sur une échelle comprenant cinq niveaux traduits par des couleurs différentes. Le propos, ici, n’est pas d’entrer dans une analyse fine des résultats, mais de montrer l’intérêt et la pertinence de ce mode de représentation. On constate que la présence des pictogrammes rend plus intuitive la lecture des différentes dimensions de l’espace, tout en offrant la possibilité d’appréhender ou de discuter du sens donné aux lieux (fonctions, valeurs, histoire…) en confrontant les préférences et les sensibilités individuelles révélées par le jeu de simulation. Ainsi, c’est une partie de l’itinéraire résidentiel de l’individu qui est capté lors de l’enquête : l’évaluation de son logement actuel (t) et du précédent (t-1).
25Notons que la représentation de l’évaluation de l’environnement résidentiel sous forme de graphe polaire, ou « en toile d’araignée », a du sens pour des groupes d’individus pris dans des situations différentes (dans plusieurs lieux géographiques ou dans plusieurs formes d’habitat), pour faire émerger des logiques globales. Au-delà de deux groupes d’individus, le graphe polaire n’est plus lisible avec autant de critères. À l’inverse, la représentation figurative de l’espace résidentiel (figure 6) prend beaucoup de sens à une échelle individuelle. Les écarts de satisfaction entre les individus apparaissent au premier coup d’œil grâce à la répartition des agrégats de couleurs et offrent au lecteur une facilité de lecture pictogramme par pictogramme, car leur position reste inchangée. On pourrait, de même, comparer l’appréciation de publics vivant dans un même voisinage, ou observer les appréciations successives d’un individu au cours de sa trajectoire résidentielle (à t-1 puis à t) pour mieux comprendre comment se construit l’expérience en matière d’habitat.
26La grande force de la représentation par pictogramme est, sans aucun doute, de proposer un support de l’environnement résidentiel à partir duquel le recueil des données d’évaluation pourrait directement s’envisager. L’intérêt du jeu de simulation de négociation prend alors un autre sens, car il peut se faire « sur le terrain de jeu lui-même ». Dans le cadre de la démocratie participative, on peut imaginer une discussion qui prenne corps entre un aménageur et les habitants d’un lotissement, ou d’un quartier, pour discuter des différents points forts ou faibles de celui-ci et des dimensions susceptibles d’amélioration ; cela peut aussi permettre d’observer des phénomènes de basculement ou une absence de compensation possible entre critères. Il s’agirait, de manière pratique, de construire une carte d’évaluation collaborative à l’aide des pictogrammes, en vue de discuter, ensuite, des réaménagements et interventions possibles. L’appréhension des effets de compensation entre critères serait particulièrement intéressante à étudier, car ils sont peu connus.
27On peut aussi imaginer l’interview d’un seul individu présentant l’évaluation de son logement actuel comparé aux précédents, ou alors d’un individu qui montre, pour un même espace, l’évaluation de son environnement actuel et vingt ans auparavant, lors de son emménagement ; le changement d’appréciation pourrait venir à la fois du changement effectif ou perçu de l’environnement résidentiel et de l’évolution de la représentation sociocognitive de l’individu. Cela peut illustrer également les progrès ou les marges de progression possibles dans les efforts portés par une collectivité pour améliorer l’environnement résidentiel. Restreindre l’évaluation à une échelle individuelle peut même s’envisager via internet, les pictogrammes apportant une dimension ludique à ce jeu sérieux en ligne. Ce serait d’ailleurs l’occasion de tester différentes manières d’interroger les individus : soit en contraignant la priorisation des choix par la limitation du nombre de jetons, soit en étant plus souple pour laisser aux enquêtés la possibilité de proposer des critères supplémentaires.
28Sur un plan graphique, les images construites peuvent varier selon que l’on intègre les pictogrammes des critères retenus ou non par les individus : les deux options ont du sens. Dans un cas, l’absence fait sens : les éléments non représentés n’ont pas d’importance pour l’individu et on mesure facilement les différences d’une image à l’autre, mais on perd la trace des objets en question. Dans l’autre, la présence fait sens, en attribuant un coloris neutre (gris ou blanc) aux éléments non retenus pour les opposer aux autres. Il peut être également intéressant de ne représenter que les éléments non retenus, afin de mettre en évidence, pour un groupe d’individus ou pour un lieu donné, les dimensions qui ne sont pas évaluées.
29Les images construites sont finalement utiles aux chercheurs comme aux décideurs pour comprendre la pensée complexe des individus, qu’elles soient des images synthétiques qui compilent l’avis de groupes ou des focus sur des individus atypiques. En effet, dans les jeux d’acteurs, dans les réunions ou dans les moments informels de la vie d’un quartier, les opinions peuvent basculer non pas vers la moyenne, mais être déstabilisées par des tiraillements liés à un petit nombre d’individus aux avis tranchés. Les images construites permettent de mettre en discussion les différentes représentations portées par la majorité ou par des groupes/individus atypiques. Chaque intervenant pèse alors d’une manière ou d’une autre dans la décision, sans forcément faire pencher la balance du côté de la majorité qui ne représente pas toujours le bon compromis.
30Notre modèle Picto, ici présenté, permet de mieux comprendre comment les représentations de la ville, en tant qu’entité géographique, correspondent à une multitude de catégories socio-spatiales et de représentations mentales. Au-delà d’être utilisée comme un outil d’analyse de résultats d’enquête, cette forme de représentation figurative pourrait donc devenir un outil d’évaluation interactif de l’environnement résidentiel ou, plus largement, d’espaces à aménager, si l’on arrivait à montrer, après une recherche expérimentale, l’intérêt d’une telle représentation par pictogramme pour reconstruire l’espace résidentiel et interroger l’importance et la satisfaction accordées à chacune de ses dimensions. À l’instar du Jeu de Reconstruction Spatiale (Ramadier et Bronner, 2006) ou de la carte mentale, cette méthode sert à comprendre la manière dont on appréhende l’espace et de quelle façon se forgent les représentations de l’espace. Il s’agit aussi de passer en revue, de façon ludique, les différentes dimensions de l’espace vécu pour appréhender les sources de satisfaction ou de désagrément. Ce jeu d’évaluation emprunte d’abord le chemin d’un jeu de simulation de négociation (trade-off game), mais il permet, au-delà, de visualiser et de repositionner dans l’espace les différents critères sur lesquels porte la négociation, d’engager la discussion et rendre plus pertinents les aménagements à venir. Ainsi, ce modèle baptisé PICTO (PIctogrammes pour la Compréhension sociocognitive des Territoires Observés) devrait se convertir en un nouveau jeu qui vient compléter la boîte à outils des jeux d’évaluation déjà existante.