- 1 Rekacewicz P. (2013). « Cartographie radicale ». Le monde diplomatique [en ligne], URL : https://ww (...)
1Entre les années 1960 et 1970, la carte est affirmée comme un instrument de contre-pouvoir visant à révéler les stratégies de domination qui s’exercent discrètement sur l’espace (Debord, 1967 ; Bunge, 1971). Une cartographie engagée émerge et s’oppose à l’imaginaire cartographique de l’administration territoriale des États modernes, construit sur le mode de l’intrusion et du contrôle (Lacoste, 1976 ; Raffestin, 1980 ; Harley, 1988 ; Scott, 1998 ; Biggs, 1999 ; Crampton, 2001 ; Cosgrove, 2001). Depuis les années 2000, la « cartographie radicale » (Mogel et Bahgat, 2007 ; Zwer et Rekacewicz, 2021), la « cartographie critique » (Crampton et Krygier, 2005 ; Palsky, 2013) ou encore la « contre-cartographie » (Counter Cartographies Collective ; Van der Vlist, 2017) entendent ainsi « déchiffrer pour dénoncer, mettre en image des processus peu visibles qui concourent (...) à compromettre les libertés individuelles, à détourner des lois »1. Dans un contexte d’intensification de l’urbanisation, y compris selon sa dimension verticale (Graham, 2016), mais aussi d’émulation des luttes métropolitaines (Halbert, Pinson, Sala Pala, 2021), la vidéosurveillance est peu à peu devenue l’un des objets privilégiés de la cartographie radicale. Pour le géographe Stephen Graham, la vidéosurveillance doit être considérée comme l’un des nouveaux dispositifs technologiques de l’« urbanisme militaire » institué à la suite du tournant géopolitique de 2001. Sa circulation à l’échelle internationale relèverait alors de l’instrumentalisation de la menace terroriste (Graham, 2011). Elle induit une digitalisation de l’« urbanisme défensif » prôné dans les années 1970 aux États-Unis (Newman, 1973), de même qu’un changement scalaire de la géopolitique, lisible à l’échelle « micro-urbaine » selon la dimension verticale de l’espace, axe structurant de la « reproduction des géographies de la domination » (Graham, 2016). Face au déploiement de la vidéosurveillance, sous-tendu par l’effet cliquet de la mécanique institutionnelle et de l’innovation technologique (Muchielli, 2018), la cartographie des caméras s’est affirmée comme une méthode d’analyse visant à rendre intelligibles les logiques de leur répartition (Klauser, 2004 ; Zurawski, 2007 ; Galdon Clavell, 2011, 2013 ; Keersmaecker et Debailleul, 2016). Des phénomènes de « sanctuarisation » (Le Goff, 2010) et de « hiérarchisation spatiale » (Klauser, 2001) aux processus de ciblage des pratiques « déviantes » ou « anormales » au sein de l’espace public (Poncela, 2010 ; Klauser et Kaenzig, 2017) jusqu’à la « marginalisation des groupes défavorisés » (Giannoulopoulos, 2010), les cartes aident à discerner les stratégies d’arbitrage sécuritaire visant les quartiers populaires, ceux qui concentrent des populations immigrées, comme à Paris et Bruxelles (Picaud, 2021 ; Keersmaecker et Debailleul, 2016), ou plutôt les centres-villes et les centres commerciaux, comme à Londres (Fussey et Murray, 2019). Ainsi, le travail sur les localisations des caméras a souvent abouti à une représentation matérielle de la géographie du contrôle policier (Klauser et Kaenzig, 2017). Définie par Yves Lacoste comme « l’étude des rivalités de pouvoir sur les territoires » (Lacoste, 1993), la géopolitique implique d’analyser la manière dont la relation des populations aux géographies du pouvoir stimule, par opposition, la construction de contre-pouvoirs prenant justement appui sur ces géographies. Positionnés dans la veine de la géopolitique urbaine francophone (Douzet, 2001 ; Hulbert, 2009), nous explorons dans cet article un aspect moins connu de la littérature sur la cartographie des caméras visant à explorer plus précisément les stratégies qui lui sont associées par les mouvements militants qui s’en emparent.
2Alors que le cadre législatif de la vidéosurveillance s’élargit progressivement en France avec la loi Sécurité globale (2021)2 et la loi LOPMI (2023-2027)3, la plateforme collaborative Technopolice.fr, constituée en 2019, présente pour objectif d’informer et d’agir autour des nouveaux projets techno-sécuritaires. Associée à La Quadrature du Net qui intente des recours en justice grâce aux données qui y sont réunies, la plateforme est le lieu de multiples pratiques cartographiques allant de l’analyse institutionnelle de projets sécuritaires à l’organisation de « cartoparties », c’est-à-dire des modes d’action directe prenant la forme de cartographies en acte menées sur le terrain (Kitchin et Dodge, 2007). Inscrit dans la poursuite d’une recherche plus générale portant sur les enjeux actuels du déploiement de la vidéosurveillance et les modes d’organisation de ce collectif (Collectif du Préludde, publication en cours)4, notre article s’appuie sur une enquête réalisée à Paris, Marseille et Bruxelles entre décembre 2019 et avril 2020. Nous avons mené douze entretiens libres auprès des membres des différents collectifs, une observation participante lors d’une projection-débat organisée par le collectif Technopolice Marseille (TPM) et deux observations participantes lors d’une « cartopartie » de Technopolice Bruxelles (TPB) ouverte au public. Dans cet article, nous chercherons à montrer que le rôle stratégique de la cartographie collaborative dans les actions politiques menées par les membres de Technopolice réside dans ses fonctions agrégatives et multiscalaires : elle permet de centraliser des données indispensables à l’analyse et à l’opposition aux projets techno-sécuritaires sur le terrain juridique, mais aussi d’articuler des actions menées à différentes échelles territoriales et de faire participer des personnes aux compétences et aux intérêts multiples. Ces dimensions sont rendues possibles par l’apparition d’une forme de chaîne de production cartographique. La diffusion de cartes et leur production apparaissent alors comme des moyens complémentaires, analytiques et symboliques, utilisés par les militants pour mieux appréhender et sensibiliser le public au phénomène auquel ils s’opposent.
- 5 Selon les estimations de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL), on recen (...)
- 6 Seule la répartition des caméras de vidéo-verbalisation dans la capitale est en accès libre sur int (...)
- 7 Les expérimentations de reconnaissance faciale se multiplient (Nice, Marseille, Metz, Cannes) alors (...)
3Le lancement de la campagne Technopolice par La Quadrature du Net (LQDN) en 2019 fait face à l’intensification du déploiement de la vidéosurveillance en France5. Il n’est ni quantifié ni cartographié, mais parfois caché à la vue du public, comme à Paris où les caméras sont imbriquées dans des simili-lampadaires (Van der Vlist, 2017)6. La très faible contribution judiciaire de la vidéosurveillance (Muchielli, 2018 ; Lemaire, 2019 ; Gormand, 2021) n’empêche pas qu’elle soit plébiscitée, principalement dans le cadre des projets de Smart & Safe Cities, où elle bénéficie des dernières innovations (intelligence artificielle, vidéosurveillance automatisée, reconnaissance faciale, algorithmisation, détection de sons anormaux) (Rigouste, 2018 ; Picaud, 2021). Au-delà des problèmes que posent les biais algorithmiques, au niveau des caméras elles-mêmes ou d’une police prédictive qui ne contrôle plus ses outils de contrôle (Brayne, 2017 ; Benbouzid, 2017, 2018 ; Benbouzid et Cardon, 2018 ; Cardon, 2018), c’est surtout le manque d’informations publiques permettant d’appréhender globalement la multiplicité des projets d’installation de nouvelles caméras qui interroge, d’autant plus lorsque ces expérimentations repoussent les limites du cadre juridique7.
4Partant de ce constat, et pour pallier les limites de son implantation parisienne alors qu’il fait face à un phénomène multiscalaire, le collectif Technopolice s’est construit autour d’une plateforme offrant les moyens d’une collecte et d’une centralisation collaborative d’informations sur la vidéosurveillance. Le but premier est alors de mener des actions juridiques pour s’opposer aux méthodes de surveillances illégales et sensibiliser le public aux enjeux de l’évolution du contrôle policier sur l’espace public. Conçue comme un agrégateur de données, la plateforme dispose d’une rubrique « Technopoleaks » qui permet d’accueillir du « fuitage » d’informations de la part des « personnes travaillant dans des entreprises mettant en œuvre des projets technopoliciers (…) ou travaillant dans des mairies ou institutions ayant des projets technopoliciers »8 ainsi qu’un outil de stockage dénommé Uwazi regroupant une importante diversité de documents étudiés par les juristes de LQDN pour mener des actions juridiques9. En parallèle, plusieurs membres de TP travaillent ces données brutes pour produire des cartes associées avec différentes stratégies de lutte. Dans cette première partie, nous analysons les différences et complémentarités entre cinq types de cartes produites, utilisées et/ou dérivées de l’utilisation du collectif.
5La « Technocarte » est la première carte directement visible lorsqu’on se rend sur la plateforme. Elle fournit à l’échelle nationale, un aperçu de la répartition et des spécificités des différents projets techno-sécuritaires menés dans les villes françaises (figure 1). Elle constitue un moyen de communication explicite, notamment sous forme de « tract à destination du public » (Eda, TPM) : « face à la complexité des infos, la carte donne une simplicité de lecture, car on peut la diffuser rapidement » (Martin, TPP).
Figure 1. Technocarte des projets techno-sécuritaire en France
Source : https://technopolice.fr/villes
6Accessible depuis le site du collectif, cette carte permet, par exemple, de savoir qu’à Saint-Étienne, une start-up s’est alliée avec la mairie pour installer des micros sous des bancs publics afin d’alerter la police en cas de bruits suspects, ou qu’à Saint-Malo et Limoges, des drones ont été déployés pour contrôler le respect du confinement. Les informations fournies par la Technocarte sont complétées par une autre carte hébergée par la plateforme, celle-ci sous forme d’un graphe collaboratif permettant d’identifier les relations entre les acteurs liés au déploiement de technologies sécuritaires en France. Le mode de représentation territorialisé trouve alors son pendant avec un mode de visualisation des données plus proche de la sociologie interactionniste. Il regroupe de manière synoptique, l’ensemble des acteurs et des entreprises reliées à l’industrie et à l’institution de la vidéosurveillance en France (figure 2).
Figure 2. Extrait de la carte du conglomérat des entreprises de la Technopolice
Source : https://technopolice.fr/entreprises/
7L’extrait ci-dessus renseigne sur les trois projets déployés à Marseille : (1) l’installation de la reconnaissance faciale au Lycée Ampère par l’entreprise Cisco ; (2) la création de l’Observatoire Big Data de la Tranquillité Publique en partenariat avec Oracle et ENGIE Ineo, financé par la Région ; (3) le projet VSA qui consiste en l’installation de caméras intelligentes par l’entreprise SNEF au profit du Centre de Supervision Urbain (CSU) phocéen. Chaque nœud du graphique fait l’objet d’un renseignement détaillé illustrant la multiplicité des liens public/privés à l’origine des projets. S’incarne ainsi la complexité institutionnelle du « conglomérat » de la Technopolice, définie dans le manifeste du collectif comme le « gigantesque tube à essai dans lequel les formes les plus avancées du contrôle social pourront être mises au point »10. Au contraire de la Technocarte, fruit d’un travail intermédiaire et pur moyen de communication, la carte des Entreprises de la Technopolice est un document de travail collaboratif (graphcommon) qui regroupe une quantité d’informations importantes pour celle ou celui qui souhaite explorer la complexité des relations publiques/privées à l’origine des projets techno-sécuritaires.
8S’ajoute à ces deux cartes aux visées stratégiques différentes, une carte collaborative qui n’est cette fois-ci pas hébergée par la plateforme : la carte SurveillanceUnderSurveillance (Sunders). Ici, la cartographie ne vise plus les projets sécuritaires ni les acteurs de la vidéosurveillance, mais les localisations des caméras elles-mêmes. Cette carte collaborative a été lancée en 2016 à partir d’OpenStreetMap11. Elle est basée sur une carte interactive recensant des caméras dans le monde entier, modifiable en temps réel par chaque utilisateur. Les collectifs Technopolice de certaines villes, dont Marseille et Bruxelles, enrichissent cette carte lors de « cartoparties » qui seront détaillées dans la partie 2 de l’article. Même si elle n’est pas accessible directement depuis la plateforme, elle est un outil privilégié de communication pour les militants. En effet, bien qu’elle ne soit pas exhaustive ou que certaines caméras recensées ne soient plus fonctionnelles, cette carte est rapidement présentée ou évoquée par les militants lors des réunions publiques, projection-débat ou évidemment lors des cartoparties visant à l’alimenter. L’observation générale de cette carte, sans rentrer dans l’analyse fine propre à chaque caméra, donne effectivement l’impression de leur omniprésence et peut produire un effet choquant pour le néophyte. La carte donne, par exemple, à voir 18 384 « nœuds » de surveillance aujourd’hui en France pour 9 807 dans l’espace public (53,35 %) et 5 135 dans des espaces privés extérieurs (27,93 %)12. Par sa perspective synoptique, mais aussi son cadrage sélectif, la carte est susceptible de donner à voir un territoire entièrement sous contrôle, ce qui contraste avec l’appréhension généralement plus dispersée des caméras (figure 3). Si « la carte [...] donne [alors] une représentation un peu flippante de la situation » (Cléo, TPB), elle peut se révéler déroutante et éventuellement convaincante pour des non-initiés.
Figure 3. Extraits de la carte Sunders couvrant l’agglomération parisienne
Source : https://sunders.uber.space/
9Plusieurs membres de Technopolice-Bruxelles estiment que cette carte participative peut servir de support à l’analyse spatiale du déploiement de la vidéosurveillance et souhaitent développer cette dynamique de travail. Pour nous prêter au jeu, nous avons collaboré avec Lukas (TPB) et réalisé une carte de la distribution des caméras dans l’agglomération lyonnaise en partant d’une extraction des données OSM. Nous avons ensuite exploité les données grâce à un logiciel de SIG (QGIS), à partir d’un fond de carte réalisé à partir de la BD TOPO (IGN, 2021) (figure 4).
Figure 4. Carte des caméras de surveillance publique dans l’agglomération lyonnaise
Source : Coll. Préludde, 2022, données OpenStreetMap (visualisables sur https://sunders.uber.space) et IGN (2021)
10L’analyse de la carte révèle tout d’abord une forte concentration des caméras dans des zones centrales (Hôtel de Ville, Vieux-Lyon, Bellecour, Guillotière) et péri-centrales (Croix-Rousse, gare Part-Dieu, Jet d’eau, Confluence). Leurs localisations préférentielles se situent également dans les parcs urbains, au niveau des nœuds de réseaux de transport et à proximité des limites administratives des arrondissements lyonnais ou des communes périphériques. Hormis à Saint-Priest, peu de caméras semblent implantées dans les quartiers d’habitat social historiques de l’agglomération lyonnaise par exemple les Minguettes, la Duchère, Bron Terraillon ou encore la Ville Nouvelle de Rillieux-la-Pape. Difficile par conséquent de dégager des critères socio-économiques qui permettraient de comprendre le ciblage de tel ou tel quartier par le phénomène de vidéosurveillance même si certains pôles plus populaires comme Jet d’eau et Mermoz Pinel semblent davantage visés que d’autres espaces péri-centraux. On pourra enfin insister sur les concentrations remarquables du quartier de Confluence, qui s’inscrit dans le paradigme de la Smart-City, de celui du Vieux-Lyon, qui est l’un des plus touristiques de la ville, et de la Guillotière, zone de gentrification caractérisée par un renforcement des stratégies policières face à la persistance des illégalismes. Pour autant qu’elles puissent aider à comprendre certaines logiques justifiant l’aménagement local de la vidéosurveillance, les données fournies par l’initiative Sunders apparaissent en même temps limitées. Ici, c’est principalement le faible nombre de caméras représentées à l’échelle de l’agglomération qui interpelle, et qui fait douter de la pertinence de la cartographie produite.
11Les militants de Technopolice ont néanmoins conscience de ces limites. C’est pourquoi l’une de leurs actions vise à améliorer/alimenter la base de données d’OpenStreetMap que la carte Sunders permet de visualiser. Du fait de leurs compétences en matière de production, traitement, visualisation et analyse spatiale des données ainsi que de leurs intérêts sur les questions de nouvelles technologies, de géographie urbaine et d’urbanisme défensif, les membres du collectif Bruxellois sont les seuls à développer leur propre cartographie et à chercher des moyens de l’améliorer (figure 5) :
« On veut cartographier à fond deux ou trois petites zones, les quadriller entièrement, de manière à pouvoir faire de l’analyse quantitative à ces échelles-là. Évidemment, on ne fera ça que pour les objets dont on dispose de données assez complètes, sinon les données représenteront plus notre action que la réalité territoriale (…) Pour le moment, on n’utilise qu’une représentation ponctuelle (un objet = un point sur la carte). Il y a juste des espèces d’agrégats de points quand on dézoome et ça ne permet pas d’analyser correctement les données. On est en train de travailler sur un autre mode de représentation, qui permettrait de faire une carte thématique dynamique » (Lukas, TPB).
Figure 5. Extrait de la carte du « contrôle social » réalisée par Technopolice Bruxelles
Source : carto.technopolice.be
- 13 Commission d’accès aux documents administratifs. Le droit français permet à toute personne de deman (...)
12Différentes postures internes au collectif Technopolice se dégagent lorsqu’on cherche à comprendre quel est le rôle des cartes dans les stratégies des militants. De l’échelle nationale voire internationale à celle du quartier, la carte des projets sécuritaires, des acteurs de la vidéosurveillance ou des caméras a au moins trois objectifs : (1) renseigner par de la donnée un phénomène relativement invisible ; (2) l’analyser spatialement pour comprendre ses logiques implicites ; (3) communiquer dessus et participer à le visibiliser. Alors que les données de localisation détaillées et les spécificités des caméras implantées ne sont pas publiques, la spatialisation des caméras sur une carte en accès libre vise « à faire de la donnée » (Étienne, TPB). Elle est présentée comme une tentative de démocratisation des informations liées à la surveillance publique. Cette perspective rejoint a priori celle du « commun cartographique » mis en évidence dans les recherches sur la communauté des « geeks » d’OpenStreetMap (Duféal et Noucher, 2017). Pour autant, les compétences techniques ou méthodologiques (maîtrise des outils du libre, des logiciels et capacités d’analyse sociologique) nécessaires à la production et à l’analyse des cartes vont à l’encontre du mythe de la multi-contribution à tous les niveaux. Elle traduit, en revanche, la collaboration d’individus issus de milieux divers, chacun contribuant selon ses compétences. Aux juristes s’associent notamment des informaticiens spécialistes du libre, des communicants, des géographes et des sociologues. En ce sens, la portée exhaustive et analytique de leurs actions cartographiques traduit l’académisme avec lequel certains membres contribuent à l’élaboration des stratégies de lutte. Selon les savoirs et les appétences de chacun, les dimensions informatives, analytiques ou communicationnelles de la carte prennent plus ou moins de poids, ce qui traduit un pluralisme de rapports à cet objet au sein d’un collectif animé par la même lutte. L’ensemble de ces productions cartographiques, qui dépendent en partie de l’usage « expert » de certains outils techniques, ne correspond qu’au travail de visualisation des données. L’analyser ne doit pas passer sous silence la phase de production de la masse de données brutes qu’il requiert, car des demandes CADA13 aux phases d’arpentage de l’espace public, cet autre travail occupe également une place prépondérante dans la stratégie des membres de Technopolice.
13Les demandes CADA ou encore la veille informative sont, pour les militants, des méthodes essentielles pour accumuler des informations permettant d’amender la Technocarte (figure 1) ou la carte des entreprises de la Technopolice (figure 2). Centralisées sur la plateforme Technopolice dans la base de données Uwazi, ces informations sont récupérées à la fois par des membres de La Quadrature du Net, qui quadrillent au mieux les projets techno-sécuritaires, mais également par d’autres membres du collectif qui effectuent des demandes CADA à destination de communes hébergeant des installations de taille plus modeste par rapport aux grands projets métropolitains, et donc plus invisibilisées. Cette démarche implique ainsi de « rencontrer » l’administration. Elle institue un premier rapport de force comme évoqué sur la plateforme : « Il ne faut pas hésiter à saisir la CADA dont les avis, s’ils ne sont que consultatifs, restent très précieux et permettent de mettre sous pression les administrations réticentes »14. L’enquête de terrain aurait mérité d’étudier plus précisément les effets micro-politiques et géographiques de cette démarche qui constitue l’un des premiers maillons des stratégies cartographiques, mais au vu de nos opportunités lorsque nous étions sur le terrain, nous avons favorisé l’analyse des cartoparties.
14Depuis la création de Technopolice en 2019, les « cartoparties » sont devenues des évènements récurrents des collectifs. Accompagnées par leurs membres, les sorties sur le terrain sont ouvertes au public et réunissent une diversité de personnes disposant généralement d’un affect commun pour les questions des libertés publiques, qu’ils soient militants, habitants du quartier, amis, membres d’associations variées, de Wikipédia ou d’OpenStreetMap, et de personnes extérieures. Le fait de ne pas avoir participé à plus d’une cartopartie et à plus de deux groupes différents nous empêche de tenir un discours plus précis sur la composition sociale de ces initiatives in situ. Pour cela, nous nous sommes focalisés sur l’analyse de cette pratique en train de se faire. Les cartoparties sont l’occasion de contribuer à la carte Sunders en arpentant l’espace public afin de déceler les caméras. Les cartoparties bruxelloises s’ouvrent aussi aux innovations technologiques de l’« urbanisme défensif » (Newman, 1973) telles que les bancs anti-SDF, mais aussi les panneaux publicitaires (abribus, billboards, écrans animés…), les antennes 5G et les zones « footwal analytics » où un traçage téléphonique par identifiant MAC via le WIFI ou le Bluetooth est effectué, comme dans certains centres commerciaux :
« L’installation des caméras de surveillance s’inscrit non seulement dans des politiques de sécurité, de mobilité, de prévention, mais aussi d’urbanisme. Les théories de l’urbanisme défensif inspirent grandement les politiques publiques et sont mises en place à travers plusieurs pratiques. D’abord, en réduisant le nombre d’espaces cachés afin d’encourager le contrôle social et communautaire sur les espaces publics, et de réduire les comportements criminels en agissant sur les opportunités. Deuxièmement, les objectifs de l’urbanisme défensif visent à réduire le nombre d’espaces détériorés visibles. Enfin, par la plus directe exclusion de la population indésirable des lieux réservés aux classes moyennes et hautes, ou censés attirer des activités fructueuses » (Passage extrait du rapport La vidéosurveillance dans l’espace public publié par la Ligue des Droits Humains, Bruxelles, 2019)15.
15Les cartoparties s’organisent d’abord par le biais d’une rapide formation qui aide à s’approprier les outils techniques nécessaires. Un livret méthodologique est alors fourni aux participants. À l’aide d’un smartphone, chaque personne peut suivre le processus explicatif permettant de cartographier en utilisant uniquement des logiciels libres (OpenStreetMap, application Vespucci). D’autres mobilisent la photographie et la prise de note papier qui viendront ultérieurement enrichir la base de données. Le travail de cartographie sur le terrain s’organise généralement par petits groupes.
16D’emblée, le choix des quartiers à cartographier n’est pas neutre. Il s’inscrit déjà dans une stratégie de sensibilisation des participants aux enjeux de la vidéosurveillance :
« La toute première [cartographie] c’était dans le quartier de la Belle de mai, un des plus pauvres de Marseille, qui venait d’être bombardé de caméras de surveillance flambant neuves alors même qu’il y manque plein d’équipements. Les écoles publiques sont dans un état pitoyable, elles manquent d’espaces verts, de vitres, d’eau courante... mais les caméras, elles, étaient neuves et belles. On est allés voir là-bas et cartographier le terrain. Il y en avait vraiment beaucoup, 44 autour d’un tout petit terrain de quelques mètres de côté pour un coût de 7 millions d’euros de maintenance. Dans ce quartier pourri, on rajoute en plus des caméras pour surveiller et punir » (Eda, TPM, nous soulignons).
17Les membres de Technopolice cherchent à dénoncer la vidéosurveillance en prouvant les injustices liées à son déploiement. D’où l’instrumentalisation de la carte de la Belle de mai produite à partir de cette cartopartie comme tract pour communiquer sur les activités du collectif Technopolice (Eda, TPM). L’appréhension qualitative du contexte d’implantation de ces caméras dans des espaces délabrés et paupérisés motive l’exhibition cartographique. L’intérêt des cartoparties est, en effet, de pousser à faire l’expérience de « la manière dont la vidéosurveillance s’insère » (Étienne, TPB). Or, il s’agit pour cela d’être attentif à la zone de surveillance (ville, parking, trafic routier, magasin, banque, bâtiment), au type de surveillance (intérieure, extérieure, publique, privée), ainsi qu’à son signalement éventuel dans l’espace public par un panneau informatif, comme le stipule la loi16. Ces différents critères peuvent être renseignés sur la carte Sunders. Plusieurs modes de vidéosurveillance peuvent même coexister sur un pylône, comme sur la photo suivante où deux caméras publiques gyroscopiques surplombent une caméra publique fixe dite ANPR pour Automatic Number Plate Recognition qui enregistre les plaques d’immatriculation (figure 6).
Figure 6. Trois caméras publiques superposées au niveau d’un arrêt de tramway
Source : Coll. Préludde, Bruxelles, 2020
18Les types de supports accueillant les caméras, sur des murs, des pylônes, des plafonds, au niveau d’encadrements de portes, sont également à renseigner. Dans tous les cas, elles sont situées en hauteur : il faut toujours lever les yeux pour les apercevoir. La plupart sont donc hors d’atteinte pour les passants, qui ont parfois du mal à les repérer. Certaines sont parfois protégées par des sécurités physiques comme des pics en acier visant à limiter les potentielles dégradations (figure 7).
Figure 7. Caméra publique placée au niveau d’un belvédère et protégée par des pics en acier
Source : Coll. Préludde, Bruxelles, 2020
19Du quartier jusqu’au pylône, participer aux cartoparties permet enfin d’appréhender les singularités de la caméra elle-même. En identifiant les formes des caméras et leurs étiquettes, il est possible d’étudier les évolutions technologiques des modèles, l’éventail de leurs caractéristiques en matière d’orientation et de volume du champ de vision, voire même de leurs fonctionnalités additionnelles :
« Toutes les nouvelles caméras sont intelligentes, le logiciel de pré-traitement est déjà dedans, elle fait le zoom, la reconnaissance de silhouette, l’identification et la reconnaissance de visage, ainsi que le passage de limites virtuelles » (Eda, TPM).
20Le « passage de limites virtuelles » signifie que lorsqu’un individu pénètre sur une zone prohibée ou spécifiquement règlementée, la caméra envoie automatiquement un signal qui se transforme en alarme au niveau du Centre de Supervision Urbain. Il en va de même lorsqu’un groupe d’une certaine taille reste pendant une durée-limite au même endroit. Si la recherche sur les différents sites des fabricants de caméras permet de se rendre compte que l’image et les logiciels de reconnaissance fonctionnent aujourd’hui selon une résolution très fine, il n’est pas rare que les caméras soient associées à des dispositifs lumineux ou sonores pour améliorer la qualité de la surveillance, la nuit par exemple17 (figure 8).
Figure 8. Duo de caméras PHL et de dispositifs lumineux exploités par la société Optex
Source : Coll. Préludde, Bruxelles, 2020
21Telle que nous l’avons ressentie, l’expérience des cartoparties est à la fois celle d’un état d’attention vis-à-vis des détails de l’espace public et une découverte de la place proéminente qu’y occupent les caméras de vidéosurveillance. La même impression se dégage du propos des personnes ayant participé à cette expérience à nos côtés :
« J’étais déjà sensible aux caméras et à la surveillance, par contre je n’avais jamais cartographié. Quand tu passes 15 min pour relever chaque caméra dans une petite ruelle c’est long et tu te rends bien compte de la quantité de caméras, et du temps énorme que nécessiterait de cartographier toutes les ruelles » (Léa, participante d’une cartopartie à Bruxelles).
« Des fois on marche au milieu de la rue et on ne voit pas les caméras sur les murs, car on est éloigné. Il s’agit de vraiment scruter les bâtiments. Et puis des fois on se rapproche d’un côté de la rue et là “une ici, une autre là, encore une en haut”. Alors qu’à distance nous avions l’impression de leur absence, la rue est quasiment entièrement surveillée ! » (Mathias, participant d’une cartopartie à Bruxelles).
« Je viens parce que c’est mon quartier, ça me donne un autre regard dessus, le fait d’avancer tout doucement comme ça on décrypte vraiment les choses » (Paul, participant d’une cartopartie à Bruxelles).
22Il semblerait que les cartoparties aident à saisir la réalité territoriale des caméras, c’est-à-dire le degré d’inscription géographique dans les espaces du quotidien. « Les gens ne se rendent pas compte du nombre de caméras et là quelque chose s’agite chez eux. Certains découvrent sur place ce que c’est une caméra quoi » (Étienne, TPB). Et si la prise de conscience fait parfois place au jeu, « c’est génial, il y en a partout » (Jacques, participant d’une cartopartie à Bruxelles), elle suscite d’autres fois l’ennui : « il y en avait trop j’en avais un peu marre » (Léa, participante d’une cartopartie à Bruxelles). Des entretiens plus approfondis avec les participants aux cartoparties extérieurs au collectif auraient peut-être permis de comprendre plus directement les effets de ces pratiques de cartographie in situ dans l’appréhension du phénomène de vidéosurveillance. Tel n’était pas vraiment l’objectif que nous poursuivions. En choisissant de nous focaliser sur les discours des membres du collectif et sur leurs propres expériences, c’est plutôt la dimension stratégique, soit intentionnellement politique, prêtée à cette « cartographie en acte » (Kitchin et Dodge, 2007) que nous avons cherché à analyser. Il ressort de cette analyse que la cartopartie est choisie comme un moyen de lutte pertinent en ce qu’elle transformerait le « sens des lieux » (Palsky, 2013) selon au moins quatre directions.
23(1) La première direction à laquelle renvoie cette expression polysémique concerne l’opérateur de la modificabilité du « sens des lieux », à savoir cette phase de formation, d’apprentissage, ce moment de pédagogie que constitue la cartopartie.
« Ce n’est pas uniquement un truc matériel de vouloir mettre les caméras sur une carte. (…) Tu te formes et tu formes d’autres personnes en discutant avec elles. (…) L’apprentissage se fait en tâtonnant. L’enjeu ce n’est pas de tout comprendre, à quel réseau de rattachement, à quel serveur les caméras sont reliées, mais que tu te sentes à l’aise, on s’en fout que tu saches utiliser l’application de mapping » (Étienne, TPB).
« C’est une forme de pédagogie active, un truc de terrain, avec la chance d’être aux côtés de quelqu’un qui connaît le sujet et qui peut te permettre d’aller plus loin. Ça te donne un autre rapport aux espaces que tu parcours, je suis assez convaincue du fait qu’après une balade tu checkes des trucs que tu ne faisais pas avant » (Cléo, TPB).
24Les cartoparties sont présentées comme des phases d’apprentissage in situ, « beaucoup plus concrètes que dans une salle de cours avec un PowerPoint » (Lukas, TPB) qui transformeraient, d’abord au niveau cognitif, le sens de la relation à l’espace public. Ceci, nous l’avons déjà relevé en insistant sur le surcroit d’attention nécessaire à l’identification des caméras dans l’espace public et donc sur le cadre propice qu’offre à cet égard la cartographie en acte puisqu’elle implique de se déplacer lentement dans les rues tout en dirigeant son regard sur les moindres détails de l’environnement. Or, selon les membres de Technopolice, les apprentissages réalisés s’inscrivent ensuite durablement chez les personnes ayant pratiqué l’exercice :
« Dans les villes d’aujourd’hui, il y a quantité de câbles, boitiers, lampadaires, antennes, etc. dont il n’est pas nécessaire d’avoir conscience pour s’y déplacer, pour y vivre. Au cours des balades, on invite à observer tous ces dispositifs et à s’interroger sur leur utilité, leur fonction. Au fur et à mesure, on apprend à identifier les différents objets, à les catégoriser. Le regard s’en trouve durablement changé : les participants auront beaucoup plus de chance de voir des caméras dans les jours et les semaines suivant la balade, même sans forcément consciemment être à leur recherche » (Lukas, TPB).
25(2) La deuxième manière de concevoir la modification du sens des lieux consiste ensuite à l’envisager sur le registre des significations, relatif donc au sens politique de la lutte menée. À travers les cartoparties, l’objectif avoué par les militants de Technopolice est d’« affuter le regard » (Lukas, TPB) des participants, une expression qui revêt une signification conflictuelle. La formation que suivent les participants aux cartoparties est assurée par les militants. Ainsi, bien que la participation dépende probablement d’un certain positionnement politique les personnes venues de l’extérieur s’ouvrent par ce biais aux idées de ceux qui les organisent. À travers l’enrichissement du rapport symbolique aux caméras, les cartoparties font découvrir un positionnement politique basé sur l’aversion vis-à-vis des supports matériels de la surveillance. Ce nouveau sens des lieux est parfois partagé in situ avec les personnes qui fréquentent les espaces cartographiés : « on a plein de vieilles dames qui sont venues nous voir en nous disant : ah bon ce ne sont pas des lampadaires ? Non des caméras qui voient à 360° !! » (Eda, TPM). L’enjeu est alors de partager ce regard politiquement orienté avec les badauds parfois surpris par les attroupements autour des « lampadaires ». Il arrive cependant que les gens soient plus inquiets, notamment les commerçants lorsque les militants se rapprochent de leurs boutiques. Certains se rassurent et deviennent même complices une fois l’objectif du travail de terrain compris, mais d’autres sont plus virulents, souvent lorsque les caméras privées sont les leurs. « Parfois des gens nous insultent ouais... c’est pas toujours très constructif, mais d’autres fois on arrive à discuter » (Lukas, TPB). De la pédagogie au conflit, la cartographie en acte appelle à la conversation avec autrui, soit à l’exposition, au partage et à la mise à l’épreuve des idées.
26(3) Troisièmement, en tant que processus de réappropriation symbolique de l’espace public, les cartoparties donneraient lieu à une forme de réflexivité sur le sens de son positionnement personnel face à la vidéosurveillance.
« Quand on commence à cartographier, il y a une gêne. Tout le monde regarde cet objet dans les yeux tout en sachant que de l’autre côté il y a une claire et nette image de soi. Moi-même je l’ai senti en me postant devant la caméra pour l’étudier, je me sentais presque en train de faire quelque chose que je n’avais pas le droit de faire. C’est intéressant comme sentiment, on l’a tous. Ça nous rassure de se dire que cet espace public on va le regarder ensemble. Moi personnellement ça m’a fait beaucoup de bien parce qu’affronter cette peur, affronter le surveillant, quelque part psychologiquement c’est important. Dans la rue les gens nous disaient “mais vous n’avez pas peur de les regarder !?”. On ne les touchait pas, on les cartographiait juste, donc tout est parfaitement légal. C’est marrant parce qu’on n’a pas ce même rapport avec n’importe quel objet de l’espace public alors qu’au fond ça reste un simple objet. Après on a peur d’être repérés comme des gens qui s’attaquent à ces caméras-là évidemment, mais que je sache ce n’est pas illégal de cartographier les caméras. On a le droit et on l’assume. Du coup on répond aux gens que c’est un objet comme un autre et que c’est notre espace à nous, c’est notre ville » (Eda, TPM).
27À l’instar d’Eda, nous avons fait l’expérience de cette appréhension de la surveillance une fois devant le globe oculaire du dispositif technologique (figure 9).
Figure 9. L’œil de la caméra
Source : Coll. Préludde, Bruxelles, 2020
28La cartopartie induit l’adoption d’une position frontale face à la caméra, pour prendre des photos et tenter d’identifier le modèle en question, par exemple. Quiconque se place dans cette posture est tenu de l’assumer ou, a minima, de s’interroger sur le fait de l’assumer ou non, ce qui implique de surmonter certains affects comme la peur d’être identifiée comme une personne suspecte. S’il y a une dimension politique dans la cartopartie, ce serait donc non seulement parce qu’elle invite à reprendre le contrôle des symboles transcrits dans l’espace public, des significations immatérielles qui en émanent, mais aussi à faire évoluer son positionnement concret dans l’espace matériel de la ville. La dimension politique de la cartopartie résiderait dans la propension à faire bouger les idées, tout comme les corps.
29(4) Découle des trois points précédents une conception plus générale à donner à cette transformation du sens des lieux. D’après les militants de Technopolice, se joue finalement à travers l’initiation aux cartoparties une forme de modification de leur milieu et/ou de leur rapport à ce milieu.
« Je me rappelle qu’on s’amusait à regarder sur la carte en disant : “est-ce que si je sors de chez moi et que je fais mes trajets habituels quotidiens, est-ce que j’ai moyen de passer inaperçu, par exemple, sans passer par les yeux d’une caméra ?” bah en fait c’est super difficile » (Eda, TPM).
« Je ne peux pas aller de chez moi jusqu’au Vieux Port sans être vue. Avec mon copain on s’en est rendu compte au premier confinement, on se faisait même des challenges pour tenter de les esquiver. Une fois qu’on fait toutes ces séances de carto, on ne voit plus que ça. Maintenant je connais les limites, je sais ce que je peux faire et ce que je ne peux pas faire, même si je me sens mieux quand il n’y a pas de caméras » (Suzanne, TPM).
30Dans les entretiens, le sentiment d’être surveillé en permanence est très récurrent. Il suscite des attitudes qui pourraient paraître paradoxales entre le fait d’assumer de regarder l’œil de la caméra pendant les cartoparties et de ressentir un malaise quand on est vu au quotidien. C’est pourtant bien ce paradoxe, dans un mélange d’affrontement et d’échappement aux caméras, qui structure les « stratégies » et les « tactiques » (de Certeau, 1990) mises en œuvre par les membres de Technopolice pour parcourir et éviter les zones vidéosurveillées. Les activités cartographiques du collectif se poursuivent alors de manière plus souterraine, presque de manière clandestine.
« Je n’arrête pas de regarder partout, je prends des photos de caméras, des modèles à apprendre, même si parfois il nous faudrait des plus gros zooms pour avoir l’étiquette et ensuite faire des recherches supplémentaires » (Amélie, TPM).
« Ouais ouais je les vois bien entre chez moi et la gare… finalement je suis content de mettre mon masque le plus possible près des cam, quand c’est rempli, ma capuche, pour être le moins visible possible » (Étienne, TPB).
« Moi je ne marche pas beaucoup, je suis tout le temps en vélo, ce n’est pas une vitesse de déplacement qui permet de les voir. De toute façon je pars du principe que je suis surveillée partout, voilà comment je perçois l’espace à Bruxelles. […]. Je sais dans le quartier où elles sont exactement » (Cléo, TPB).
31Si les recherches sur les membres de la communauté OpenStreetMap révèlent à quel point ceux-ci développent des TOC pour « Troubles Obsessionnels Cartographiques » (Duféal et Noucher, 2017), le cas du collectif Technopolice montre que l’utilisation du médium cartographique est moins une fin en soi qu’un moyen d’intégrer intimement la spatialité des phénomènes et d’agir en conséquence. « On aimerait que les gens contribuent à alimenter la carte en dehors des sessions, mais ça honnêtement je ne crois pas trop que ça marche », avouait Lukas à ce propos. « Je ne suis pas une geek » affirmait d’ailleurs Amélie pour expliquer que c’est bien sa passion pour la pratique de la cartographie sur le terrain qui lui a fait rejoindre le collectif.
32Les balades se terminent sur un moment partagé pendant lequel les participants accèdent à une vue d’ensemble sur les résultats de la cartographie en commun. « Quand tu compares la carte OSM avant et après la cartopartie, c’est dingue, tu te dis qu’on a été efficace, mais en fait c’est eux qui ont été efficaces » (Cléo, TPB). La carte matérialise l’apport de la cartographie en acte dans la compréhension des logiques de pouvoir qui structurent l’espace public, elle le « prouve » (Retaillé, 1996) grâce à son « effet de vérité » (Lévy, 2008). L’objet carte et la cartographie en acte apparaissent ainsi complémentaires, à la fois méthodologiquement et stratégiquement, car puisque l’objectif des militants de Technopolice est de rallier des personnes à leur cause pour faire évoluer le rapport de force, ce sont les rapports différenciés à la carte et à leurs modes d’élaboration qu’il s’agit de stimuler. En somme, on pourrait dire que la stratégie de Technopolice repose sur le fait d’alimenter une certaine sorte d’obsession cartographique non restreinte au maniement des outils techniques, qui entretienne la présence des caméras au quotidien en en fixant une fois pour toutes, la spatialité.
33Dans cet article, l’analyse des différentes formes d’actions cartographiques déployées par les membres de la plateforme Technopolice démontre les multiplicités stratégiques qu’elles recouvrent depuis la production jusqu’à la lecture des cartes. Nous avons choisi de modéliser l’ensemble de ces activités de manière schématique (figure 10).
Figure 10. Schéma organisationnel des stratégies cartographiques de Technopolice
Source : Coll. Préludde, 2023
34Cette représentation illustre à quel point les pratiques cartographiques du collectif Technopolice constituent le squelette de la plateforme, squelette construit en opposition au phénomène spatialement diffus de déploiement des projets techno-sécuritaires. Par sa capacité à répondre au manque d’information, besoin primordial du collectif pour lutter, le mode d’action cartographique s’est révélé structurant. Associé à des valeurs défendues par les collectifs, comme l’autonomie et l’auto-organisation, il a permis l’émergence de multiples modes de production et d’utilisation des cartes débouchant sur une diversité de stratégies de luttes. Les fonctions agrégatives et multiscalaires des cartographies de Technopolice apparaissent comme le support indispensable de la mise en relation de ces stratégies et, in fine, de leur complémentarité. En cela la maxime « Agir partout, par tous les moyens » nous semble pertinemment qualifier les stratégies cartographiques du collectif tant elles permettent de répondre aux enjeux de diffusion spatiale de l’objet de la lutte et des moyens de lutter.
35Agréger des données, les centraliser, les analyser, communiquer, faire participer, sensibiliser, mener des actions en justice depuis différents lieux : l’éventail des actions menées par les militants nécessite des compétences et des présences géographiques multiples. De la récupération des données à la diffusion de la carte, l’ensemble de ces stratégies occupent une ou plusieurs places dans la chaîne de production cartographique de Technopolice (figure 10, en bleu). Elles nécessitent des compétences spécifiques (informatique, juridique, analytique, etc.) et les membres disposant de ces compétences se retrouvent à différentes positions de la chaîne. Loin de tomber dans l’écueil idéaliste du « tout le monde fait tout », chacun peut ici contribuer selon ses dispositions et ses présences, car l’interdépendance des différents points de la chaîne implique une interdépendance des compétences et des lieux. Plus simplement, le juriste a besoin du cartographe de rue et le communicant de l’analyste de données, et inversement. De ce point de vue, la plateforme s’apparente à un outil d’agrégation de compétences et de rencontre interdisciplinaire tout en proposant une stratégie inclusive. Guides juridiques, guides d’action, aide à la demande CADA, livret d’apprentissage pour cartographier les caméras sur OpenStreetMap, les moyens de participer, même sans connaissances spécifiques, sont multiples. Les cartes purement collaboratives côtoient alors d’autres types de cartes en fonction des objectifs et des compétences spécifiques qui leur sont associés. En ce qui concerne Technopolice, on peut donc clairement évoquer une forme de coproduction cartographique participative rendue possible par des personnes qui n’adhèrent pas nécessairement à la figure de l’« expert » des techniques de cartographie identifiée dans les travaux sur la « néogéographie » (Joliveau, 2010). Les liens d’interdépendance, l’organisation décentralisée et les relations de subsidiarité entre les différents collectifs ont finalement conduit à l’émergence d’une « multi-cartographie » permettant au non-expert d’occuper une place de choix dans la chaîne de production cartographique. Il est intéressant d’observer que ce mode d’action ne semblait pas prédéfini. Plutôt qu’une stratégie globale impliquant le besoin de compétences spécifiques à allouer à différentes productions cartographiques, ce sont les envies et les nécessités stratégiques de chaque collectif ou de chaque militant qui ont modelé le squelette organisationnel de Technopolice. L’analyse des disparités observées entre les différents collectifs interrogés renforce cette conclusion. Ainsi, le collectif Bruxellois s’est particulièrement investi dans les cartoparties, puis dans l’analyse de leurs résultats en raison de la présence à la fois de géographes et d’informaticiens « libristes ». À Paris, la présence des juristes a évidemment fait pencher l’activité vers l’analyse des nombreux documents issus des demandes CADA. Ce sont donc plutôt les stratégies simultanées des différents collectifs qui ont modelé l’organisation autour de la plateforme et la chaîne de productions cartographiques s’est progressivement construite en répondant aux nécessités stratégiques grâce à ses fonctions agrégatives et multiscalaires.
36L’enquête de terrain donne finalement une nouvelle manière d’appréhender la cartographie radicale, telle que prise dans une chaîne de production plus large et un ensemble de stratégies complémentaires, comme un système de lutte participant à une dynamique d’empowerment certes localisée (Aberley, 1993), mais aussi multi-située et donc plus diffuse. Cette approche complexe du phénomène de vidéosurveillance, analytique et représentationnelle par le biais des cartes, sensible et cognitive via la cartographie en acte notamment, nourrit l’imaginaire spatial des militants tout en étant motrice de leur agir politique et produit de nouvelles connaissances tout en modifiant leurs subjectivités (Mason-Deese et al., 2019). Les auteurs de l’Atlas de cartographie radicale affirment que la cartographie radicale n’est pas une fin en soi, mais plutôt « une pratique (…) qui subvertit les conventions afin de promouvoir activement le changement social » (Mogel et Bahgat, 2007). Nous les rejoignons, tout en insistant sur la nécessité de se libérer de l’unicité évoquée par l’objet carte. L’intérêt de la cartographie radicale réside dans le fait qu’elle s’apparente à plusieurs faisceaux de stratégies cartographiques, tissées les unes aux autres de manière non arbitraire afin qu’elles puissent correspondre aux spatialités singulières des phénomènes avec lesquels elles entrent en rivalité, condition indispensable pour faire valoir les idées qui les guident. En ce sens, la place des cartes dans l’analyse politique de l’espace doit être appréhendée en réseaux, à des niveaux variés, en lien avec d’autres supports cartographiques que la classique image que l’on se fait d’une carte, et à la lumière de toutes les étapes qui sont nécessaires à leur production.