- 1 Ces groupes sociaux habitent dans une large mesure en dehors des villes dans des espaces périurbain (...)
1La présente contribution propose une analyse transversale et interdisciplinaire, combinant approches sociologiques et géographiques, du mouvement des Gilets jaunes à Caen entre son émergence nationale le 17 novembre 2018 et son début d’affaiblissement à partir du printemps 2019. Mobilisé pour l’abrogation de la taxe sur le carburant et le pouvoir d’achat, le mouvement va se reconfigurer tout au long des semaines de mobilisation pour intégrer des revendications de réformes institutionnelles et de justice sociale. Il se distingue en ceci qu’il a mobilisé des catégories sociales composées majoritairement de fractions des classes populaires et moyennes inférieures1 (Collectif d’enquête sur les Gilets jaunes et al., 2019). Il émerge en dehors des institutions traditionnelles du mouvement social comme les syndicats, les partis politiques, etc., et regroupe une proportion importante d’une population qui effectue sa première expérience d’un mouvement social (Collectif d’enquête sur les Gilets jaunes et al., 2020). Enfin, cette mobilisation collective s’est caractérisée par des modalités d’action et des espaces appropriés (Walker et Blavier, 2022) peu conventionnels, comme l’occupation des ronds-points (Cassely, 2018).
2Cet article analyse les luttes d’appropriation de l’espace qui se jouent pendant le mouvement des Gilets jaunes à l’aide de données empiriques récoltées entre novembre 2018 et décembre 2019. Abordés selon une approche constructiviste de l’espace, qui pense ce dernier comme une construction sociale et politique (Séchet et Veschambre, 2006, Combes et al., 2015), la localisation des espaces d’implantation du mouvement, les parcours de manifestations et la géographie des lieux du pouvoir permettent de saisir, par la cartographie, les enjeux politiques d’usage et d’appropriation de l’espace. L’entrée géographique permet d’éclairer autant les formes et les temporalités de la mobilisation des Gilets jaunes que celles de la réaction du pouvoir politique qui l’affaiblit progressivement à travers plusieurs épisodes de répression policière et administrative (Codaccioni, 2019 ; Fillieule et Jobard, 2020), dont la cartographie fait apparaître la dimension stratégique.
3Deux hypothèses construisent cet article. D’une part, le surgissement du mouvement a mis en exergue une population peu accoutumée aux mobilisations collectives et a donné naissance à des pratiques novatrices de l’appropriation de l’espace qui ont constitué une menace à sa conception fonctionnaliste dominante (Lefebvre, 2000). D’autre part, la seconde hypothèse vise à démontrer qu’il demeure possible — à partir de cette cartographie des espaces de lutte — d’établir la manière dont le pouvoir politique a contribué à affaiblir le mouvement.
4Proposer une analyse des stratégies de lutte et des réactions du pouvoir politique à Caen ne saurait être possible sans disposer de quelques éléments socio-économiques spécifiques à cette ville et à ses alentours. La ville est l’ancienne capitale de la région Basse-Normandie, ville-centre d’une agglomération qui comptait en 2017 plus de 205 000 habitants et plus de 125 000 emplois, majoritairement dans les commerces, transports, et services divers (INSEE, 2017). Caen cumule des fonctions politiques, économiques et culturelles. La construction de quartiers de grands ensembles à partir des années 1960 (Hérouville-Saint-Clair, Chemin Vert, Grâce de Dieu…), ainsi que la vétusté d’une partie des logements du centre-ville, participe au processus de relégation de populations pauvres dans ces espaces (Brouard-Sala et Esnault, 2022).
5L’armature routière de l’aire urbaine caennaise, composée d’un tissu autoroutier périphérique et de voies rapides bien implantées, associée à un accès plus simple au crédit immobilier, a favorisé l’expansion des espaces périurbains. Les populations périurbaines sont socialement réparties autour du pôle central. À l’est (ex-bassin industriel) et au sud, des populations issues de la classe moyenne, aux conditions sociales modestes, peuvent plus facilement s’installer en raison du coût modéré de l’immobilier. Le Nord et l’Ouest, en direction de la mer, connaissent une dynamique plus ancienne d’installation de populations plus aisées (cadres et professions intellectuelles supérieures). Les communes du sud-ouest de l’agglomération, à l’interface entre ces deux types d’espace, historiquement peuplés de classes moyennes, connaissent quant à elles une arrivée de populations plus favorisées (Rougé et Collette, 2021).
6Traditionnellement tournée vers la valorisation agricole et patrimoniale, l’aire urbaine, regroupant plus de 400 000 habitant·es en 2016, a connu une industrialisation faible et tardive et se caractérise par la faiblesse historique du mouvement ouvrier (Fixot, 1981) et des mouvements sociaux en général. Pourtant, le mouvement des Gilets jaunes y a été relativement important et vigoureux, à la fois en termes de nombre de participant·es, comme en densité de ronds-points occupés (Gondreau et Bridier, 2020).
- 2 Il a contribué également à l’administration de quelques questionnaires avec le collectif caennais d (...)
7Les analyses développées ci-dessous s’appuient sur des données variées de première main (cf. tableau 1). Nous avons suivi le mouvement des Gilets jaunes à partir de novembre 2018, et ce, jusqu’à l’hiver 2019-2020 pour deux d’entre nous. Notre implication, ainsi que la formalisation méthodologique de notre terrain demeurent néanmoins différenciées. D’un côté, Antonin Girardin a procédé par observation ethnographique durant l’hiver 2018-2019. Cette dernière consistait en une présence in situ durant les samedis pendant les manifestations, mais aussi durant les autres modalités d’action dans « la périphérie » de Caen avec des prises de notes2. Morgane Esnault, de son côté, a pris part au mouvement dès son émergence avec de l’observation participante à Caen et ses alentours. Croisant ses observations et la presse quotidienne régionale (PQR), elle a contribué à construire une cartographie des moments de manifestations à Caen. Enfin, Charif Elalaoui a soutenu une thèse sur le mouvement des Gilets jaunes (2023). Il a croisé pour cela des approches qualitatives et quantitatives. Une partie de la méthodologie qui sera mobilisée ici découle de ses différentes observations ethnographiques étalées sur deux années. Il a également formalisé et structuré celles-ci autour d’une grille chronologique de la circulation des participants et participantes au mouvement des Gilets jaunes dans l’agglomération caennaise (du 17 novembre 2018 jusqu’en janvier 2022). Il a réalisé un travail d’archives varié, notamment par la PQR, qui va du 28 octobre 2018 jusqu’en décembre 2019. En plus des 42 entretiens effectués, des cartes mentales dessinées avec les Gilets jaunes pour décrire leurs ronds-points, de l’administration de questionnaires avec le collectif caennais de recherche sur le mouvement des Gilets jaunes, il a procédé à la spatialisation du mouvement en élaborant des cartes à l’aide du logiciel QGIS à partir de ses données de terrain et en s’appuyant sur des documents fournis, entre autres, par les institutions publiques comme la préfecture du Calvados ou la mairie de Caen.
Tableau 1. Description des données mobilisées pour étayer notre analyse
Données
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Production de la donnée
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Représentation
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Historique des positions
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Google
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Figures 3 et 4
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Parcours des manifestations
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PQR
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Figures 2, 3 et 4
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Relevés ethnographiques : Auteurs
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Figures 2, 3 et 4
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Déploiement des Gilets jaunes
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Relevés ethnographiques auteurs, photographies des auteurs, PQR
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Figures 2, 3 et 4 et photos 1 et 2
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Interventions d’acteurs extérieurs aux manifestations
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Institutions locales, PQR et relevés ethnographiques auteurs
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Figures 2, 3 et 4
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- 3 D’un·e des auteur·ices qui a suivi l’ensemble des manifestations.
- 4 Nous n’ignorons pas ici les divers aspects problématiques de ces techniques de traçage et la manièr (...)
8Pour retracer a posteriori les trajets des manifestations et leurs nombreuses variations dans le temps, nous avons mobilisé la géolocalisation, autrement dit, l’historique des positions collectées par Google qui localise le smartphone3 au cours des trajets parcourus lors des observations de manifestations4. Ces données se sont avérées essentielles dans la construction des figures 3 et 4 (encadré 1).
Encadré 1. Méthodologie de la cartographie à partir des historiques de positions
Nous proposons un schéma méthodologique résumant notre démarche préalable à la cartographie des historiques de positions : cartes des (figure 3) et (figure 4) avec la (figure 1).
Le parcours de la manifestation (en rouge, encadré 1.a de la figure 1) correspond au tracé réel effectué par les manifestations et par nous-mêmes lors des relevés ethnographiques. L’enregistrement de ce mouvement par le smartphone et par Google consiste en des points successifs et horodatés, ce qui permet à Google d’en déduire un trajet hypothétique (en bleu, encadré 1.b à 1.d). Ce résultat demeure consultable sur le site du service. L’utilisateur ne peut par la suite télécharger que cette interprétation (sous format KML), et non les données brutes que constituent les points relevés par le smartphone (points verts). Nous avons donc téléchargé les trajets interprétés (encadré 1.d) et nous en avons extrait les sommets — non horodatés — à l’aide de QGIS (points violets, encadré 1.e) et supprimé les incohérences en recoupant lesdits points avec nos observations et les articles de la presse locale (encadré 1.f).
L’exploitation de ces données nous permet de retracer l’ensemble des trajets de manifestations plus facilement que si nous avions dû les reconstruire de mémoire ou à partir d’un travail d’archives.
Figure 1. Phases méthodologiques pour l’analyse des données brutes extraites depuis Google
9Ces diverses techniques de collecte de données ont abouti à la production des trois cartes (figures 2, 3 et 4). La figure 4 relie les points ainsi obtenus afin de reconstituer les parcours de manifestation, en comparant avec les données ethnographiques et les publications de la presse régionale. Une lecture par la carte articulée à des matériaux ethnographiques et à des éléments de la PQR nous permet de mener une analyse processuelle de l’appropriation de l’espace urbain et périurbain — considérée ici comme une dimension de la lutte politique et symbolique pour l’établissement de pratiques sociales alternatives (Ripoll et Veschambre, 2006) — par le mouvement des Gilets jaunes. Cela nous permet également d’interroger les rapports de force successifs qui se sont joués dans la répression du mouvement des Gilets jaunes à Caen afin d’en identifier les formes localisées, en lien avec ses dimensions plus nationales.
10Chaque carte permet ainsi d’illustrer une temporalité et des formes particulières d’appropriation de l’espace urbain caennais. D’un côté, le surgissement du mouvement se caractérise par des formes d’occupation de l’espace comme celles des ronds-points, de l’autre, son affaiblissement progressif par une impossibilité d’accéder aux espaces du pouvoir économique et étatique, en particulier l’espace urbain central, comme en témoigne l’interdiction des manifestations en centre-ville de Caen à partir du 6 avril 2019.
Figure 2. Occupations et actions des Gilets jaunes à l’échelle de l’agglomération caennaise hors manifestations
11Nous avons réalisé cette première carte (figure 2) à l’échelle de l’agglomération caennaise. Elle est édifiante en ceci qu’elle indique la géographie de la mobilisation des Gilets jaunes lors des semaines qui ont suivi son émergence, le 17 novembre 2018. Celle-ci se concentre principalement autour des ronds-points localisés dans l’agglomération caennaise, ou encore d’actions de blocage des flux économiques et routiers. Ces lieux de mobilisation se situent notamment autour de la ceinture périphérique et principalement dans des zones industrielles et commerciales — révélant une géographie contemporaine du capital économique (Harvey, 2015) —, mais également aux abords des axes routiers principaux. Les actions de blocage se concentrent aux alentours des grandes zones commerciales et industrielles périphériques, construites dans les années 1980 et 1990, souvent à proximité des principaux ronds-points, comme le centre commercial Mondeville 2 à l’est de Caen ou la zone industrielle et commerciale de Rots/Carpiquet à l’ouest, ainsi que les infrastructures industrielles et portuaires au bord du canal et au nord de Caen. Il s’agit, par conséquent, de diverses modalités d’action qui reflètent la spécificité des Gilets jaunes par rapport aux précédents mouvements contestataires. C’est dans l’optique de protéger ces infrastructures qu’auront lieu les premières vagues de la répression policière, courant décembre 2018.
Figure 3. Parcours habituels des manifestations de Gilets jaunes à Caen les samedis avant l’interdiction du centre-ville
12La carte (figure 3), à l’échelle de la ville centre, montre le parcours qui s’est institué au fil des semaines de mobilisation et qui deviendra l’espace approprié par le mouvement jusqu’à l’interdiction du centre-ville. Les manifestations organisées à Caen ne diffèrent pas intrinsèquement de celles des mouvements sociaux précédents. Le parcours des manifestations depuis la place du Théâtre vers la préfecture du Calvados, en passant par le château et le centre-ville piéton, correspond en effet à un parcours classique des manifestations syndicales caennaises. Cependant, il serait intéressant de mettre en exergue quelques caractéristiques des manifestations des Gilets jaunes. Même si la forme émeutière (Kokoreff, 2021) ne relève pas d’une propriété exclusive de la mobilisation en jaune, elle demeure un trait distinctif de ce mouvement, particulièrement dans les petites et moyennes villes, alors que, par le passé, cette modalité relevait plutôt des mouvements sociaux des grandes métropoles comme Paris, les contre-sommets, et était surtout conduite par des militant·es certainement aguerri·es à ce type de pratique. Par ailleurs, le caractère ritualisé et hebdomadaire, non déclaré tous les samedis pendant plusieurs mois, diffère des formes habituelles de manifestations caennaises.
- 5 Nos observations ethnographiques montrent que les Gilets jaunes attribuent une forte signification (...)
13La sociographie des Gilets jaunes locaux esquisse les contours de profils sociaux dotés de peu d’expérience militante (Elalaoui et al., 2022), des individus qui participent pour la première fois à un mouvement social de grande ampleur. Le déploiement en dehors des institutions traditionnelles comme les syndicats, partis politiques, donnait à voir — durant les premières semaines — des manifestations sans les slogans et drapeaux qui marquent les mobilisations traditionnelles. Le point de rassemblement et de départ des parcours itinérants constitue également un autre aspect de ce mouvement. Partant de la place du Théâtre, les manifestations cheminaient à proximité de ce nous appelons des lieux symboliques5 (figure 3) et (figure 4) : ceux du pouvoir politique (préfecture, hôtel de police, mairie) ; ou encore des lieux de concentration du capital marchand (FNAC, E. Leclerc), parfois ciblés par un blocage des Gilets jaunes.
14Les différentes interventions policières ont consisté, dans un premier temps, à empêcher le mouvement de s’approprier la ceinture périphérique, notamment les zones commerciales et certains ronds-points. Ainsi, les forces de l’ordre délogent dès le 20 novembre 2018 au sud de Caen l’un des grands ronds-points occupés en Normandie (avec une forte affluence se comptant en milliers de personnes pour la seule journée du 17 novembre 2018). S’ensuit un autre rond-point le 4 décembre (nord-est de Caen). Des dynamiques similaires se mettent en place dans d’autres régions. En Saône-et-Loire la répression s’intensifie, par exemple, dès décembre pour écarter les Gilets jaunes de leur espace de mobilisation (Bonin et Liochon, 2021).
15Les Gilets jaunes qui ont pu se maintenir sur les ronds-points à la suite de cette première vague à Caen seront majoritairement délogés mi-janvier 2019, même si des espaces d’ancrage du mouvement à l’est et à l’ouest de la ville, composés de groupes localisés et soudés, demeurent en place avec une fréquentation régulière, mais faible — mobilisant de cinq à dix personnes dans la semaine — jusqu’à l’été 2019. L’absence d’interventions dans ces lieux vient en partie du fait que les groupes mobilisés sur ces ronds-points se revendiquent « pacifistes » et se contentent d’une présence au rond-point sans filtrage ou blocage des automobilistes. L’occupation de ces ronds-points ayant une moindre conséquence sur les flux et sur les infrastructures économiques, leurs évacuations sont différées dans le temps.
16Les interventions des forces de l’ordre ont drastiquement affaibli, dès janvier 2019, les points d’ancrage du mouvement que constituent les ronds-points à Caen (figure 2), d’où la reconfiguration des modalités d’action et, plus particulièrement, le déplacement du mouvement vers le centre-ville caennais.
- 6 À noter que ce soutien va se transformer en hostilité ouverte dans les semaines suivantes, allant j (...)
- 7 On renvoie ici vers la systématisation des interpellations, à l’usage de grenades lacrymogènes, mai (...)
17Durant les deux premiers mois, les autorités ont plus ou moins toléré les manifestations caennaises, qui recevaient ponctuellement le soutien6 des (petit·es) commerçant·es qui se trouvent sur leurs parcours. Comme soulevé plus haut, les événements émeutiers et les techniques répressives de la manifestation du 5 janvier 2019 marquent une rupture dans les modalités d’appropriations du centre-ville. On observe alors un recours systématique aux interpellations et à l’usage du gaz lacrymogène, mais également une défiance des autorités par les Gilets jaunes qui luttent pour l’appropriation tant matérielle que symbolique (Ripoll et Veschambre, 2005) de la ville (dans un climat marqué par la flambée des violences policières7 à l’échelle locale comme nationale [Fillieule et Jobard, 2020 ; Rivière et Dufresne, 2019] avec des interventions de plus en plus musclées).
18Au-delà de ces tensions, cette séquence verra l’émergence, entre autres, de modalités créatives et festives : comme les assemblées citoyennes caennaises (la première s’est tenue le 22 décembre 2018) qui décidaient des suites à donner au mouvement, ou encore la marche des femmes (le 6 janvier 2019) dont l’idée était de doter le mouvement d’un espace qui donnait à voir les Gilets jaunes, notamment les femmes isolées et en difficulté (Dagnaud, 2019 ; Lambert et al., 2019), sous un autre aspect que celui des manifestations (parfois violentes) du samedi.
19Le 30 mars 2019, le maire de Caen saisit le préfet du Calvados pour interdire certaines rues commerçantes du centre-ville aux Gilets jaunes. Par conséquent, à partir du 6 avril 2019, la préfecture prend un arrêté d’interdiction d’une partie du centre-ville. Cette décision délimitera un périmètre interdit qui participera à un affaiblissement du mouvement dans sa déclinaison locale.
Figure 4. Parcours des manifestations des Gilets jaunes à Caen les samedis après l’interdiction du centre-ville
- 8 En plus de la répression policière et des interpellations donnant parfois lieu à des incarcérations (...)
20L’étude des trajets de manifestations postérieures au 6 avril laisse entrevoir une géographie éclatée du mouvement (figure 4). Elle se caractérise par l’absence de lieux fixes d’appropriation de l’espace, et l’impossibilité d’accès à l’ensemble des lieux symboliques de l’organisation du pouvoir étatique, en centre-ville comme en périphérie, à l’exception de l’hôtel de police nationale au nord-ouest de Caen. Cette délimitation administrative a contribué à la désorganisation du mouvement après l’évacuation des lieux de vie localisés qu’étaient les ronds-points. Celle-ci délimite également une « géographie de la peur » (Genevois, 2020), qui a désorganisé le mouvement8, et qui s’est traduite par l’éclatement des parcours empruntés entre le 6 avril et le 25 mai 2019. Par conséquent, elle marque une forte décrue des effectifs de Gilets jaunes à Caen : le nombre de manifestant·e·s chute rapidement, sous le millier de personnes, passant de plus de 2 000 personnes le 9 mars 2019 à seulement 300 personnes le 20 avril. Cette décision intervient après une série d’autres interdictions en Normandie (dès le 23 janvier 2019 à Évreux) ou en Bretagne (en particulier la préfecture d’Ille-et-Vilaine avec l’interdiction de toute manifestation dans le centre-ville de Rennes le samedi 26 janvier 2019).
21Cette interdiction du centre-ville représente une forme de répression particulière à Caen et à certaines villes, même si elle s’inscrit dans un contexte national de limitation de la liberté de manifester. Elle accentue encore l’affaiblissement du mouvement des Gilets jaunes, marqué comme ailleurs par un reflux de la participation aux manifestations.
22La superposition de ces trois cartes permet d’illustrer un processus de mise en ordre de la ville (Choplin et Redon, 2014). Celui-ci passe par les « forces policières qui permettent le maintien d’un ordre social et d’un système économique nécessaire à la production et à l’accumulation des richesses » (ibid., 2014).
23Nos données ethnographiques, la figure 2 et, plus largement, les trois cartes confondues mettent en lumière une dimension vécue de l’espace (Lefebvre, 2000). Les différentes modalités d’action comme l’installation de blocages ou de barrages filtrants, la diffusion de tracts sur le rond-point, la communication avec les automobilistes, la construction de cabanes, s’opèrent dans des espaces urbains périphériques souvent considérés comme peu propices à l’action collective. En effet, leur conception (ibid.) fonctionnelle en a fait des lieux de transition de la marchandise et de la circulation du capital par la consommation dans les centres commerciaux.
- 9 Concept développé par Henri Lefebvre dans La production de l’espace (et le Manifeste différentialis (...)
24L’appropriation du rond-point et sa transformation par les pratiques militantes en espace différentiel9 illustrent cette dimension. Les ronds-points, parfois qualifiés de non-lieux (en reprenant la notion de l’anthropologue Marc Augé, 1992), se transforment en lieux de vie et en espaces dans lesquels les Gilets jaunes créent de nouvelles temporalités du l’engagement militant (Elalaoui, 2022), antagonistes à celles de la production, et construisent des délimitations territoriales et militantes chargées de symboles et d’affects (photo 1). Le rond-point est construit comme un lieu de sociabilité et solidarité entre ces classes populaires. Ces solidarités passent aussi bien par le partage de la nourriture — en provenance en particulier de dons d’automobilistes — que par « un coup de main » pour bricoler la voiture ou réparer le toit de la maison en mettant à disposition des autres son savoir-faire.
Photo 1. Rond-point à l’ouest de Caen le 27/11/2018
Photographie : Ouest-France
25Ce détournement fonctionnel de l’espace périphérique s’exprime également par la conduite d’actions de masse contre les espaces économiques et axes routiers dont les formes privilégient l’instauration de ce qu’on pourrait appeler des « moments de gratuité », comme lors d’ouvertures des barrières de péages ; le blocage des centres commerciaux, mais également l’occupation du périphérique caennais qui a des conséquences sur les infrastructures de consommation. Le surgissement du mouvement marque ainsi un moment de prise de pouvoir — certes temporaire — dans la pratique quotidienne de l’espace qui s’exprime par la mise en tension (et en danger) des espaces de flux et de consommation.
26La vague de répression à la mi-janvier 2019 et qui consistait en l’évacuation des ronds-points a ainsi un double objectif de (re)normalisation de l’espace : un objectif répressif, celui de mettre un terme aux appropriations alternatives et symboliques qui construisent ces « territoires » comme des espaces d’expérimentation politique et un objectif économique, celui de rétablir l’espace homogène et fonctionnel de répartition des flux marchands. La systématisation des interventions affirme en conséquence la primauté d’un espace normé, fonctionnel, qui ne saurait être mis en tension avec un espace réel dont la dimension vécue constituerait la trame. En ce sens, cette phase de répression constitue un premier moment de renormalisation de l’espace urbain.
27Plus loin, la figure 3 nous permet d’entrevoir une géographie plus classique de la contestation sociale caennaise avec la pratique de manifestations en centre-ville autour des lieux traditionnels des mouvements sociaux (place du théâtre, préfecture...). Ces manifestations marquent une contestation symbolique du pouvoir politique en ses lieux centraux. L’espace urbain central n’est plus vraiment détourné de ses usages dominants (sauf lors des épisodes de barricades, mais qui renvoient également à de pratiques d’appropriation anciennes de l’espace central dans l’histoire des mouvements sociaux). Ces manifestations traduisent plutôt une lutte symbolique pour la représentation d’un espace urbain (espace d’expression politique et de fêtes pour les Gilets jaunes [photo 2], espace du pouvoir et de la consommation pour d’autres groupes sociaux). C’est d’ailleurs une demande des associations de commerçant·es du centre-ville — auprès du maire de Caen — qui conduira à l’arrêté préfectoral interdisant les manifestations dans le périmètre de l’hypercentre caennais.
Photo 2. Une action de réappropriation symbolique du centre-ville de Caen le 23 février 2019
Photographie : A. Girardin
28Le mouvement a été relégué, après le 6 avril 2019, à des espaces péricentraux (figure 4), peu investis symboliquement et économiquement par le capital et le pouvoir. L’éclatement des manifestations que le suivi ethnographique permet de voir et l’affaiblissement du mouvement à partir de cette date nous emmènent à poser l’hypothèse d’un manque de sens politique à la pratique de la contestation au sein des espaces de la première couronne péricentrale. Ces derniers sont, en effet, investis d’une moindre valeur dans la division sociale des espaces de pouvoirs et de production. La géographie et la temporalité de la répression semblent en dire autant sur le mouvement lui-même, que sur l’inégale valeur attribuée aux espaces urbains dans la ville contemporaine (Girardin, 2020).
29Cette étape de la répression marque, en effet, le rétablissement des normes dominantes des pratiques sociales et urbaines. Le mouvement est brutalement privé de ses ressources spatiales et symboliques. Ne remettant plus en cause les normes dominantes de la ville, il ne remet plus en cause le pouvoir, ce qui précipite son affaiblissement.
30Si cette cartographie, que l’on pourrait développer davantage, agit comme un complément utile à l’analyse, elle ne peut aucunement se substituer à des questionnements théoriques, des constructions conceptuelles préétablies et des positions de recherche qui doivent être énoncées clairement. Elle ne saurait non plus se substituer à une pratique ethnographique au plus près du terrain ou à des entretiens plus approfondis. La carte demeure — malgré ces différentes méthodes de conception — un outil sujet à des élaborations et interprétations subjectives.
- 10 On pense ici à la manière dont certaines chaînes d’information comme BFMTV se sont focalisées sur l (...)
31Interrogée au prisme des formes d’appropriation de l’espace, elle nous permet toutefois de montrer comment une population peu accoutumée aux mobilisations collectives a donné naissance à de nouvelles pratiques militantes comme l’occupation des ronds-points. Ces pratiques ne sont pas — à notre sens — sans lien avec la manière dont cette population se représente l’espace social. Autrement dit, ce n’est pas complètement un hasard si les Gilets jaunes s’approprient les ronds-points et les centres commerciaux (lieux que ces fractions des classes populaires fréquentent au quotidien pour se rendre au travail ou pour faire des courses). Les différents épisodes répressifs renforcent cette idée de l’instauration d’une « lutte pour l’espace » (Harvey, 2009). Les pouvoirs publics ont surtout pour objectif de (re) normaliser les pratiques de la ville détournée dans l’usage par les pratiques quotidiennes puis hebdomadaires des Gilets jaunes. Cette dernière dimension ne relève pas, cependant, d’une particularité caennaise, mais s’inscrit dans un contexte de répression nationale comme à Paris où dans les grandes villes à l’instar de Bordeaux, Lyon (Devaux et al., 2019), Toulouse, Marseille ou encore dans les petites villes où celle-ci se fait à petit bruit. Cette répression est également soutenue par une délégitimation médiatique10 quotidienne du mouvement en le présentant sous l’angle exclusif de la violence qui émaille certaines manifestations. L’une des dimensions à mettre en évidence, enfin, relève des défections d’une partie des Gilets jaunes, primo-manifestante, qui n’adhère plus aux mots d’ordre que le mouvement a adoptés au fur et à mesure des semaines. Les entretiens compréhensifs montrent que cette partie déplore l’abandon d’un socle revendicationnel constitué d’abord autour du pouvoir d’achat, pour inclure des revendications qui touchent davantage aux questions politiques, à l’écologie ou de justice contre les violences policières, que les Gilets jaunes ont subies, et qui touchent particulièrement les minorités racisées.