• 1 Janet Flanner, Chroniques d’une Américaine à Paris 1925-1939, Paris, Tallandier, 2011, p. 40.
• 2 Catalogue des tableaux modernes, aquarelles, gouaches, dessins […] provenant de la Collection John (...)
• 3 Janet Flanner, op. cit., p. 40.
• 4 ibid.

1Assistant à la vente après décès de l’avocat et collectionneur américain John Quinn, la journaliste Janet Flanner, correspondante du New Yorker à Paris, s’étonna des «  cris d’exaspération1 » de la salle à l’encontre des œuvres de Georges Rouault et d’Henri Matisse. Ceux-ci culminèrent avec le record de la vente lorsque la Bohémienne endormie d’Henri Rousseau, dit Le Douanier Rousseau fut adjugée 800 000 francs hors frais2 (fig. 1). Au coup de marteau, «  un vieil artiste barbu en velours élimé » s’écria «  Ce n’est pas de l’art mais du commerce3  ! »  : «  l’art moderne, censé avoir été créé dans le seul but de choquer le bourgeois, a réussi, en fin de compte, à choquer les artistes réunis à la vente aux enchères de Quinn4 », conclut Janet Flanner.

• 5 John Rewald, Histoire de l’impressionnisme [1946], Paris, Albin Michel, 1986, p. 225.
• 6 Ambroise Vollard, Souvenirs d’un marchand de tableaux [1937], Paris, Albin Michel, 2007, p. 340.
• 7 Berthe Weill, Pan  ! dans l’œil  !  : Ou trente ans dans les coulisses de la peinture contemporaine(...)
• 8 André Fage, Le Collectionneur des peintures modernes. Comment acheter. Comment vendre, Tours/ Paris (...)

2À partir des années 1920 l’art contemporain commença à être dénoncé pour sa proximité – réelle ou supposée – avec le commerce, le marché financier et la spéculation économique. Lors de la première vente organisée par les impressionnistes à l’hôtel Drouot, le 24 mars 1875, les œuvres furent moquées pour leur facture et non pour une quelconque opération de Bourse qui aurait poussé les artistes à livrer ces dernières au feu des enchères5. À l’inverse, le rapprochement entre l’art vivant et la finance fut quasi-systématique dès les années 1920. Le marchand Ambroise Vollard considérait que «  tout [était devenu] matière à spéculation », depuis que «  les profiteurs de la guerre s’avisèrent que la peinture ne devait pas être d’un rapport moins fructueux que le camembert, le vin ou la ferraille6 », rejoignant le diagnostic de sa consœur Berthe Weill qui termina son journal, en 1932, en parlant d’une «  ère de spéculation scandaleuse qui a sévi contre le commerce de la peinture, particulièrement7 »  ; mais également celui du journaliste et écrivain André Fage  : «  Si nous n’avons pas nous-même d’estime pour la spéculation, nous devons reconnaître qu’elle est le nerf de la peinture moderne8. ». De même, le critique et artiste marxiste Karel Teige, fondateur et porte-parole du groupe d’avant-garde

• 9 Karel Teige, Le Marché de l’art [1936], Paris, Allia, 2010, p. 56-57.

3Devetsil du groupe surréaliste en Tchécoslovaquie dénonça en 1933 le nouveau visage du marché de l’art contemporain  : «  Grâce aux enchères publiques, la commercialisation a poussé le prix des œuvres d’art à des hauteurs vertigineuses […]. En même temps, le type de collectionneur a changé  : l’amateur disparaît, ce véritable amant de l’art […]. Le nouveau type de collectionneur, c’est le spéculateur  : il achète à bon marché, misant sur le fait que plus tard il vendra cher, parie sur la hausse des prix de certains auteurs comme s’il s’agissait des chevaux aux courses9. ».

• 10 Patrick Michel, Peinture et Plaisir. Les goûts picturaux
• 11 Sophie Cras, «  How to Sell the Bearskin. An Early Case of Art Speculation », Texte zur Kunst, vol. (...)
• 12 Isabelle Rouge-Ducos, Le Crieur et le marteau. Histoire des commissaires-priseurs de Paris (1801-19 (...)

6Si l’on définit la spéculation, au niveau individuel, comme un arbitrage rationnel consistant à obtenir une plus-value ou, a minima, ne pas réaliser de perte, alors les intérêts spéculatifs traversèrent le marché depuis, au moins, le 18^e siècle10, couplés ou non à d’autres motivations comme l’amour de l’art, le coup de cœur pour une œuvre, la volonté de soutenir un artiste, etc. La vente de la «  Peau de l’Ours » du 2 mars 1914, analysée comme un premier cas de spéculation sur le marché de l’art contemporain11, s’inscrivait dans cette optique  : ce groupe d’amateurs, constitué en association à l’initiative du collectionneur puis marchand André Level, avait pour but d’acheter et soutenir «  l’art vivant », en particulier la jeune génération des Fauves et des cubistes, en espérant une plus-value12.

• 14 Annuaire Desfossés. Valeurs cotées en banque à la Bourse de Paris, Paris, E. Desfossés et Fabre frè (...)

8Il est intéressant de remarquer qu’un mouvement similaire se produisit sur le marché financier, quelques années plus tôt, avec la parution de l’annuaire Desfossés dès 190714 : il s’agissait d’un recueil de renseignements concernant les valeurs admises à la Cote officielle de la Bourse de Paris et les actions négociées en coulisse, mais aussi un tableau présentant un bilan, pour chaque valeur, des bénéfices nets réalisés durant les cinq dernières années. Grâce à ces statistiques globales, le néophyte détenait alors les armes pour spéculer sur le marché financier, sans passer par l’étude répétée des cotes publiées quotidiennement.

• 15 Hippolyte Mireur, Dictionnaire des ventes d’art faites en France et à l’étranger pendant les XVIII^e(...)
• 16 ibid., P. IV.
• 17 ibid.

9Comme l’annuaire Desfossés sur le marché financier, les dictionnaires Mireur et Bénézit permirent à n’importe qui d’acquérir, en un coup d’œil, des connaissances du marché de l’art qui nécessitaient, jusqu’alors, de collecter patiemment les résultats des ventes aux enchères, publiés dans la Gazette de l’hôtel Drouot ou dans la Chronique des arts et de la curiosité. En effet, le dictionnaire du docteur Hippolyte Mireur, médecin de Marseille connu pour ses publications sur la syphilis et la prostitution, également amateur d’art, recensait, par ordre alphabétique, chaque artiste, étranger ou français, avec des informations biographiques – dates et lieux de naissance et de mort, genre des œuvres – puis, par ordre chronologique, le lieu, la date de la vente aux enchères publiques, le nom du vendeur, s’il est connu, le titre de l’œuvre passée en vente, son support, ses dimensions et, surtout, son prix d’adjudication, calculé en francs de 1900, même pour les monnaies étrangères. Le premier tome, paru en 1901, présentait les artistes dont le nom commençait par A ou B, et la série fut complète en 1912. Mireur cherchait ainsi à partager son travail de documentation et de compilation des données avec le grand public. Son ambition était de démocratiser15 les connaissances du marché de l’art et de «  se rendre aisément compte de la hausse ou de la baisse de toutes ces cotes artistiques16 ». Avec des notices de «  près de trente mille artistes et les prix d’environ cent cinquante mille pièces17 », la plus-value informationnelle était immense.

• 18 Emmanuel Benezit (sld), Dictionnaire critique et documentaire des peintres, sculpteurs, dessinateur (...)
• 19 Bénézit s’inspira très sûrement d’Émile Bellier de La Chavignerie et de Louis Auvray, Dictionnaire (...)

10Un autre dictionnaire d’histoire de l’art, dirigé par Emmanuel Bénézit parut en trois volumes en 1911 18. Ce «  dictionnaire critique et documentaire » regroupait des notices biographiques de «  peintres, sculpteurs, dessinateurs et graveurs de tous les temps et de tous les pays ». À la différence de publications similaires19, celui-ci prit soin de rajouter des informations relatives aux ventes aux enchères publiques, en plus des biographies, bibliographies et expositions. Chaque notice d’artiste, en effet, comportait la mention des œuvres passées en vente publique, avec le titre de ces dernières, les dates et lieux des vacations et le prix d’adjudication dans la monnaie française ou étrangère. En 1911, n’importe quel amateur disposait donc, pour chaque artiste, d’une vision panoptique des prix d’adjudication et pouvait alors savoir si l’évolution de cette série de prix – que l’on peut approximer en la qualifiant de «  cote » – suivait une évolution croissante ou décroissante.

• 20 Malcolm Gee, Dealers, Critics and Collectors of Modern Painting  : Aspects of the Parisian Art Mark (...)
• 21  l-Maurice Lang, La Cote des tableaux ou Annuaire des ventes de tableaux, dessins, aquarelles, past (...)
• 22 Le lecteur pouvait connaître la vente aux enchères dans laquelle l’œuvre en question avait été vend (...)

11La période de l’entre-deux guerres poussa cette logique encore plus loin  : comme l’a montré Malcolm Gee, la presse fit preuve d’un intérêt de plus en plus grand pour l’art moderne et un large éventail de nouvelles revues virent le jour, consacrées à la jeune peinture et aux manifestations artistiques20. Plus encore, de nouvelles publications apparurent, ouvertement tournées vers la spéculation sur le marché de l’art moderne  : les annuaires de Maurice Lang et le manuel d’André Fage. À partir de 1918, la publication annuelle de La Cote des tableaux ou Annuaire des ventes de tableaux, dessins, aquarelles, pastels, gouaches, miniatures21, rédigée et éditée par Maurice Lang, inscrivit explicitement le marché de l’art dans le sillage du marché financier. Une première section faisait la liste de toutes les ventes aux enchères parisiennes pour l’année concernée, suivie par une rubrique présentant de façon chronologique les «  principales enchères de la saison ». L’intérêt de l’annuaire reposait sur la dernière partie, intitulée «  prix d’adjudication des tableaux, dessins, etc., par ordre alphabétique des artistes ». Il s’agissait d’une série de cotes artistiques, classées par artistes et mentionnant tous les détails des œuvres passées en vente à Paris – titre, médium, signature éventuelle, dimensions – et surtout le prix d’adjudication22 (fig. 2). Les onze volumes successifs de cet annuaire, s’échelonnant de 1918 à 1929, donnaient à l’amateur les armes pour spéculer sur les œuvres d’art, à la manière du «  boursicoteur » qui étudie les cours dans l’annuaire Desfossés ou le bulletin de la cote officielle.

• 23 Le jury fut constitué par les seuls membres de l’Académie des beaux-arts jusqu’en 1847. Gérard Monn (...)
• 24 Harrison C. White et Cynthia A. White, La Carrière des peintres au XIX^e siècle. Du système académiq (...)
• 25 Harrison C. White et Cynthia A. White, op. cit., p. 178-179.
• 26 ibid., p. 254.
• 27 Le Salon annuel monolithique perdit de sa cohésion. Voir Gérard Monnier, L’Art et ses institutions (...)

14Sans revenir en détails sur l’histoire du Salon, il est nécessaire de rappeler qu’au 19^e siècle cette exposition officielle était l’espace central de l’économie de l’art  : c’était à cette occasion que l’artiste, dont les œuvres étaient acceptées par le Jury, entrait en contact avec ses partenaire économiques – l’État, les marchands ou les amateurs privés23. Enjeu fondamental dans la carrière artistique, l’admission au Salon, organisé tous les ans à partir de 1864, était une étape cruciale dans la carrière des artistes et la clef de voûte de ce que les sociologues américains Harrison et Cynthia White appelèrent le «  système académique ». Selon eux, les carrières des peintres se trouvèrent profondément bouleversées dans les années 1870  : au «  système académique » déclinant vint se substituer un «  système marchand-critique » victorieux, donnant un pouvoir central aux marchands. En effet, le système académique «  paya la croissance du nombre de peintres24 »  : le Salon, saturé et trop vaste pour se faire remarquer, était devenu impopulaire, du fait de sa sévérité et de l’ouverture d’un Salon des refusés en 1 86325. Dès lors, le «  système marchand-critique triompha,
en partie parce qu’il était en mesure de maîtriser un marché plus important que la structure académico-gouvernementale25 ». Les White situent le passage du système académique au système marchand-critique dans les années 1870, avec les impressionnistes26. La fin du Salon unique, dans les années 1880, serait venue renforcer cet effondrement27.

• 28 Léa Saint-Raymond, Le pari des enchères  : le lancement de nouveaux marchés artistiques à Paris ent (...)
• 29 id., « Les ventes de tableaux, arts graphiques et sculptures à Paris en 1831, 1850, 1875, 1900 et 1 (...)
• 30 On ignore qui, de l’artiste ou du marchand, fut à l’initiative de cette vente. Voir Gabrielle Buffe (...)
• 31 William A. Camfield, «  La vie et l’œuvre de Picabia (I) », dans William A. Camfield, Beverley Calt (...)

15Or, nos propres recherches, fondées sur l’analyse exhaustive et statistique des ventes aux enchères de peintures, dessins et sculptures en 1875 et 1900 28, mettent plutôt en évidence le poids, toujours très fort, du Salon officiel dans la carrière des artistes et la détermination des prix d’adjudication. Certes, les marchands, critiques – et même les commissaires-priseurs – s’imposèrent comme des prescripteurs incontournables, contribuant au lancement de jeunes artistes, mais le système académique était complémentaire de ce système marchand-critique et ne s’y substituait pas. En 1900, une œuvre exposée au Salon voyait son prix d’adjudication augmenter très fortement, toutes choses égales par ailleurs29. De même, jusqu’à la Grande Guerre, les artistes vivants qui décidaient de vendre leurs œuvres aux enchères mettaient en avant leurs récompenses au Salon officiel, dans le titre du catalogue, la préface ou le pedigree des œuvres. L’exemple de Francis Picabia est révélateur de cette dépendance. En 1909, à tout juste 30 ans, l’artiste mit aux enchères des tableaux, dessins, aquarelles et gravures, représentant des paysages d’inspiration impressionniste, lors de la cessation de son contrat avec Gustave Danthon, propriétaire de la galerie Haussmann30. Cette vente fut l’occasion de liquider également sa manière impressionniste, avant que ne s’ouvre, neuf jours plus tard, une exposition des nouveaux travaux de l’artiste à la galerie Petit31. Pourtant, plutôt que de rejeter l’ancienne facture de Picabia, le catalogue de vente se tourna vers le passé  : Léon Roger-Milès, chargé de la préface, en fit explicitement le digne héritier d’Alfred Sisley et le catalogue, illustré de vignettes, fit la part belle à son Port de mer dans le Midi. Effet de soleil précisant que ce tableau avait été présenté au Salon des Artistes Français de 1907 et lui offrant la première reproduction en pleine page (fig. 4)33.

• 32 Ces huit tableaux ne dépassèrent pas 500 francs. Voir Léa Saint-Raymond, «  Les ventes de tableaux, (...)
• 33 André Fage, op. cit., p. 232-234.
• 34 En 1925, notre corpus ne compte aucune œuvre mentionnée comme ayant été exposée au Salon des Indépe (...)
• 35 Malcolm Gee, Dealers, Critics and Collectors of Modern Painting […], op. cit., p. 16-17. Dans les v (...)
• 36 Lugt 88156, lot 8.

16Après la guerre, le Salon des Artistes Français cessa d’être un prescripteur et un point de référence en vente publique. En effet, la mention d’une exposition au Salon avait presque totalement disparu des catalogues  : parmi les 24 724 tableaux, dessins et sculptures mis en vente à Paris en 1925, on ne comptait que huit œuvres cataloguées comme ayant figuré dans un Salon des Artistes Français après 1918, dont six tableaux par le peintre égyptien Georges-Hanna Sabbagh (1887-1951). Cette mention ne porta pas bonheur aux artistes32 et Sabbagh dut racheter trois œuvres, à vil prix, au-dessous de 250 francs. André Fage confirme ces résultats  : en 1930, le vernissage du Salon officiel «  passe à peu près inaperçu dans les fastes mondains » et les peintures de ces artistes «  se vendent généralement très bon marché à l’Hôtel Drouot33 ». Le pouvoir de prescription du Salon officiel s’était donc considérablement étiolé, au profit d’autres Salons concurrents. Plus que le Salon des Tuileries et celui des Indépendants34, le Salon d’Automne avait gagné un rôle de prescripteur pour la jeune peinture35. La Femme couchée, par Maurice Asselin, (fig. 5) exposée au Salon d’Automne de 1921 atteignit, par exemple, la somme de 6 050 francs courants, hors frais, achetée par le baron Fukushima36. Si le Salon des Artistes Français avait perdu son rôle de prescripteur extérieur au marché, cela signifiait que le système marchand-critique était devenu tout-puissant et les galeries, des acteurs incontournables pour construire une carrière artistique.

• 37 Félicie de Maupeou et Léa Saint-Raymond, «  Les “marchands de tableaux” dans le Bottin du commerce  (...)
• 38 [https://artlas.huma-num.fr/map/#/], consulté le 2 octobre 2018.
• 39 Fabien Accominotti, «  Marché et hiérarchie. La structure sociale des décisions de production dans (...)
• 40 André Fage, op. cit., p. 101-125.
• 41 Sur cette opposition entre rive gauche et rive droite, voir Julien Cavero, Félicie de Maupeou et Lé (...)

17La disparition du Salon officiel, comme prescripteur, correspondit à l’essor des marchands d’art parisiens, dont le nombre explosa après la guerre, passant de 146 sociétés en 1918 à 195 en 1929 37. Avec eux, les expositions connurent également un essor exponentiel 38. Dès lors, on observa un réseau ordonné des galeries, hiérarchisé en fonction de différents statuts  : Fabien Accominotti oppose ainsi les marchands gatekeepers, qui soutiennent les artistes dans les phases initiales de leur carrière, et différents groupes de galeries, plus prestigieuses, qui prennent le relais pour promouvoir activement les artistes prometteurs 39. Cette analyse de réseaux vient confirmer l’intuition d’André Fage qui, en 1930, décrivit une forte segmentation des galeries selon deux lignes de forces, la «  rue La Boétie… rue de Seine  : les deux pôles de la peinture moderne », le premier étant «  l’antichambre de la Gloire », le second «  l’escalier de l’Amérique 40 ». Les principaux soutiens des jeunes artistes auraient donc pour bastion la rive gauche, s’opposant aux marchands d’art ancien ou d’art consacré, situés sur la rive droite 41  : pour un artiste, passer d’une rive à l’autre, dans l’entre-deux-guerres, correspondait, mutatis mutandis, à l’obtention de la récompense «  hors concours » au Salon officiel, au 19^e siècle.

• 42 Voir [https://artlas.huma-num.fr/map/#/], consulté le 2 octobre 2018.
• 43 Léa Saint-Raymond, «  Les ventes aux enchères de tableaux, arts graphiques et sculptures à Paris (1 (...)

18Pour tester ces hypothèses, nous avons dépouillé l’intégralité des «  cartons verts galeries » de l’Institut national de l’histoire de l’art, à savoir les cartons d’invitation à des vernissages d’expositions collectives 42 et croisé les réseaux d’artistes les plus présents dans les expositions de l’entre-deux-guerres avec les prix d’adjudication obtenus en vente publique parisienne, en 1925 43. Nos résultats confirment ce rapport d’homologie. D’une part, entre 1919 et 1925, les artistes vivants les plus exposés (fig. 6) étaient également ceux qui, in fine, obtinrent les plus hauts prix d’adjudication en 1925 parmi les artistes classés comme «  modernes » par les catalogues de vente (fig. 7), avec cependant des exceptions notables  : Henry de Waroquier, André Favory, Georges d’Espagnat, Moïse Kisling, Suzanne Valadon et Jacqueline Marval étaient très présents dans les galeries parisiennes mais leurs prix d’adjudication, en vente publique, n’étaient pas très élevés. D’autre part, les galeries de la rive droite, situées dans les 8^e et 9^e arrondissements, constituaient bel et bien des prescripteurs majeurs dans le champ artistique puisque ce furent ces marchands qui dépensèrent le plus en vente publique pour les artistes vivants, pouvant alors soutenir la cote de leur protégés (fig. 8). Ces marchands achetaient également des œuvres modernes et consacrées, en vente publique. Par ordre décroissant d’acquisitions, on retrouve dans ce groupe Georges Petit, Marseille, la galerie Druet, Édouard Jonas, Fiquet, Marcel Bernheim, Georges Bernheim, Bernheim Jeune, Georges Aubry, Maurice Le Garrec, Allard, Rosenthal et Chaperon, Émile Gérard, Cottereau et L. Dru et René Keller.

• 44 Léa Saint-Raymond, «  Les ventes aux enchères de tableaux, arts graphiques et sculptures à Paris (1 (...)
• 45 id., «  Les ventes de tableaux, arts graphiques et sculptures à Paris en 1831, 1850, 1875, 1900 et (...)

19Le pouvoir de prescription des galeries de la rive droite était renforcé par le fait que ces marchands étaient également les principaux experts en vente publique, pour le segment «  moderne »  : Georges Bernheim, André Schoeller – directeur de la Galerie Petit – ou encore René Keller contrôlaient la rédaction des catalogues de vente et, ainsi, la présentation des œuvres en amont des vacations et pendant ces dernières 44. Ils décidaient alors, d’un commun accord avec les vendeurs, de la valorisation différentielle des artistes dans les catalogues. Or, la présence d’une reproduction jouait un rôle majeur pour mettre en avant une œuvre et augmenter son prix d’adjudication, toutes choses égales par ailleurs 45  : en témoigne le parallèle entre les artistes «  modernes » qui obtinrent les plus hauts prix d’adjudication en 1925 (fig. 7) et ceux dont les œuvres furent les plus reproduites dans les catalogues de vente cette année-là (fig. 9).

• 46 Béatrice Joyeux-Prunel, Les Avant-gardes artistiques, 1918-1945, une histoire transnationale, Paris (...)
• 47 Malcolm Gee, Dealers, Critics and Collectors of Modern Painting…, op. cit., p. 132.
• 48 Francis Carco, Les Humoristes, Paris, Paul Ollendorff, 1921.
• 49 id., Le Nu dans la peinture moderne (1863-1920), Paris, G. Crès et C^ie, 1924.
• 50 Lugt 88156, lots 7, 8, 50 et 64.

20Bien évidemment, les marchands d’art – et à plus forte raison, ceux de la rive droite qui cumulaient les fonctions d’expertise – n’étaient pas les seuls prescripteurs dans le champ artistique. La valorisation de certains artistes grâce aux publications était le propre du «  système marchand-critique ». Le marchand Adolphe Basler fut également critique, tout comme Félix Fénéon qui travailla, dans l’entre-deux-guerres, comme directeur de la section d’art moderne pour la galerie Bernheim Jeune 46. Quant aux particuliers, le baron Fukushima lança la revue Formes 47 et Francis Carco mit en valeur les œuvres de sa collection à travers la publication de plusieurs ouvrages, en particulier Les Humoristes, paru en 1921 48, et Le Nu dans la peinture moderne (1863-1920), en 1924 49  : lors de la vente qu’il organisa un an plus tard, le 2 mars 1925, il ne manqua pas de mentionner ces références dans le catalogue, expliquant que deux œuvres de Maurice Asselin (fig. 5), une peinture d’Amedeo Modigliani et un dessin de Chas Laborde) avaient été reproduits dans ces deux livres50.

• 51 Léa Saint-Raymond, Le Pari des enchères  : le lancement de nouveaux marchés artistiques à
• 52 Pour les chiffres et le détail des ventes, voir Léa Saint-Raymond, «  Les ventes aux enchères organ (...)
• 53 Lugt 36282, préface d’Ernest Chesneau, p. 1.
• 54 Lugt 35506, préface de Philippe Burty, p. 1.
• 55 Cette accusation est explicite sous la plume d’Ernest Chesneau  : Lugt 36282, p. 1.
• 56 Pierre Vaisse, «  Annexe sur l’image du marchand de tableaux pendant le XIX^e siècle », Romantisme n (...)
• 57 Léa Saint-Raymond, «  Un marché qui reste de marbre  ? La sculpture moderne dans les ventes aux enc (...)
• 58 id., «  Les ventes aux enchères organisées par les artistes, à Paris, pour leurs propres œuvres (18 (...)

21La toute-puissance des marchands-prescripteurs pouvait se lire à un second niveau, à travers la disparition des ventes individuelles organisées par les artistes eux-mêmes, pour leurs propres œuvres. Cette pratique constitua un fait social majeur de la seconde moitié du 19^e siècle51. Jusque dans les années 1840, les artistes se rendaient à contrecœur à l’hôtel des ventes, invoquant leur départ ou des motifs de santé pour justifier publiquement les vacations. Avec les bouleversements du Salon sous la Seconde République et l’ouverture de l’hôtel Drouot en 1852, les artistes furent de plus en plus nombreux à organiser une vente52. Ceux qui prirent le chemin des enchères le firent alors de façon positive  : contrairement aux hôtels des ventes de la place de la Bourse ou de la rue des Jeûneurs, l’hôtel Drouot, à la clientèle élargie, était alors perçu comme le lieu où les artistes pouvaient rencontrer le public, «  entrer en communion » avec lui53. Comme l’affirmait Philippe Burty, «  l’hôtel Drouot seul offre cet avantage d’attirer journellement la foule et par conséquent de provoquer la critique à fond54 ». Derrière cette vision romantique et mythique d’un artiste en contact direct avec l’amateur, pointait une critique virulente du Salon qui, par l’«  excessive agglomération55 » des œuvres exposées, plongeait les peintres et les sculpteurs dans l’anonymat56. Cette pratique permettait également aux artistes de commercialiser leurs œuvres sans l’intermédiaire des marchands. Bien évidemment, il ne faut pas oublier l’aspect très pragmatique des ventes aux enchères, pour obtenir immédiatement des liquidités et régler ses dettes, comme ce fut le cas pour Jean-Baptiste Carpeaux, Auguste Clésinger ou Christophe Fratin57. Avec le passage quasi-obligé par les catalogues illustrés, lesquels prirent leur essor dans les années 1880, on observa une augmentation du coût d’accès à cette scène artistique alternative et, après la Grande Guerre, à un très net coup de frein de la pratique des ventes organisées par les artistes eux-mêmes pour leurs propres œuvres58. L’hôtel des ventes avait ainsi perdu son rôle de substitution, puisque la multiplication des marchands et des expositions offrait un tremplin aux jeunes artistes.

• 59 Voir Julie Verlaine, Les Galeries d’art contemporain à Paris. Une histoire culturelle du marché de (...)

22Les années 1910-1920 marquèrent donc le passage d’un système dans lequel le Salon officiel continuait à jouer un rôle de prescripteur et où la spéculation relevait d’un arbitrage individuel, à un système caractérisé par une spéculation plus collective, favorisé par des dictionnaires de cotes et par la montée en puissance des galeries, organisées selon un système hiérarchisé  ; actives à la fois comme instances de prescription et comme intermédiaires entre l’artiste et son public. Avec la disparition du Salon, perçu comme un juge extérieur, le segment de l’art contemporain fut alors accusé d’être régi de façon interne, par les seules lois du marché. Ce paradigme perdura après la Seconde Guerre mondiale59 et fut complexifié par l’irruption des foires et biennales, à un niveau de plus en plus mondialisé. Plus encore, la logique de ce système semble s’être exacerbée aujourd’hui – pensons, par exemple, aux cotes des artistes disponibles sur Internet, calculées en pourcentages positifs ou négatifs, semblables à un cours financier en temps réel. Faire l’histoire des dispositifs de marché permet en définitive de montrer que la spéculation ou la proximité entre art et finance ne sont pas des phénomènes récents.