La reconnaissance chez les plasticiens français : vers une formation plus élitiste dans les arts plastiques ?
Résumés
Il est aujourd’hui fortement recommandable pour l’aspirant artiste désireux d’obtenir une reconnaissance dans le milieu de l’art contemporain français de passer par une phase formative artistique. Le présent article démontre qu’une formation ciblée dans des lieux spécifiques favorise l’insertion des artistes et ce, davantage pour des questions de socialisation que d’apprentissage purement esthétique notamment pour ceux issus des plus jeunes générations.
Plan
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- 1 À entendre ici comme celui du marché du travail.
1La tendance du temps de la reconnaissance à se contracter au sein du monde actuel de l’art contemporain semble induire pour l’artiste un passage par différents canaux de légitimation, nécessaires à son homologation. L’accélération du processus de reconnaissance suppose ainsi l’apparition plus précoce de critères sélectifs destinés à conforter dans leurs choix les acteurs contribuant à la réputation des artistes. La formation artistique agit comme un premier filtre sélectif dans le développement d’une carrière pour l’aspirant artiste désireux d’évoluer dans un milieu1 où l’offre est supérieure à la demande.
- 2 Comprendre ici les termes « scène émergente » ou « jeunes artistes » comme le résultat d’une con (...)
- 3 Des exceptions existent, comme chez certains artistes issus du Street Art.
2Si certains artistes, comme Sophie Calle, Bernar Venet, Orlan, Bertrand Lavier, Christian Boltanski, Jean-Marc Bustamante, se sont forgé une forte réputation sur les plans national et international tout en étant autodidactes, tous ont pour caractéristique sociale d’être nés avant 1955. Or, si nous nous concentrons sur les artistes dits « émergents », c’est-à-dire nés à partir de 19702, nous constatons une quasi disparition de l’autodidaxie chez ceux qui bénéficient d’une certaine visibilité3.
3Un tel constat nous conduit à nous interroger sur les enjeux du passage de l’aspirant artiste par une phase formative. Observons-nous l’apparition pour les nouvelles générations d’un certain élitisme lié à cette étape éducative ?
4Pour répondre à ces questions, il convient de préciser que nous procéderons à un découpage du groupe des « jeunes » artistes français en quatre parties distinctes correspondant à autant de générations, c’est-à-dire ceux nés entre les dates suivantes : [1970 ; 1974] ; [1975 ; 1979] ; [1980 ; 1984] ; [1985 à maintenant].
- 4 Les 57 écoles membres de l’Association nationale des écoles supérieures d’art (ANdÉA) ; dans le (...)
5Dans un premier temps, nous utiliserons une méthodologie quantitative pour envisager l’impact que peut produire l’origine de la formation artistique4 des plasticiens français sur leur représentation dans certains canaux de légitimation tels que :
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les tremplins artistiques (le Salon de Montrouge entre 2010-2017) ;
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les Biennales d’art contemporain (celle de Lyon pour les sept dernières éditions) ;
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les acquisitions du CNAP (secteurs Arts-plastiques et photographie/images entre 2010-2017) ;
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les revues spécialisées (les articles dans Art press entre 2010-2017) ;
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les galeries (celles participant à la FIAC et celles présentes dans le Métropolitan Art Paris).
6Nous discernerons si, selon les différentes générations préalablement dessinées, le passage par certaines écoles d’art s’impose au fil du temps comme une nécessité pour l’accroissement des chances d’intégration dans les instances de légitimation (non exhaustives) citées plus haut. Parallèlement, on observe une hiérarchisation des institutions au sein du système éducatif artistique français.
- 5 Pierre-Michel Menger, Être artiste. Œuvrer dans l’incertitude, Sofia, Al Dante + Aka, Les Cahier (...)
7Après ce raisonnement d’ordre statistique, nous tenterons d’expliquer une conséquence de cela et les enjeux extra-artistiques liés à l’appartenance des artistes à certaines écoles d’art. C’est ici par le biais d’une méthodologie qualitative – et notamment grâce aux entretiens que nous avons pu mener entre 2016 et 2017 avec des artistes jouissant d’une certaine visibilité nationale et/ou internationale – que nous analyserons le rôle d’intégration que jouent certains lieux éducatifs artistiques pour un individu non certifié mais entamant d’ores et déjà son processus de socialisation. De ce fait, nous montrerons l’importance pour l’étudiant en art de rejoindre telle ou telle école pour s’insérer plus aisément dans le champ artistique par la suite et ainsi réduire l’incertitude5 quant à ses chances de réussite dans un environnement fortement concurrentiel.
- 6 Raymonde Moulin, L’Artiste, l’institution et le marché (1992), Paris, Flammarion, 2009.
8L’article développera ainsi l’idée – comme pouvait déjà le souligner Raymonde Moulin6 – que la formation en art repose pour l’individu davantage sur une logique de socialisation que sur une logique d’apprentissage purement artistique. Nous démontrerons que l’artiste aspirant à une homologation artistique par le milieu de l’art français doit de plus en plus se diriger vers des écoles dites « prestigieuses ».
L’impact de la formation sur les canaux de légitimation
Les salons artistiques : l’exemple de Montrouge
9Les salons artistiques dédiés à la jeune création contribuent de nos jours à l’insertion d’un artiste dans le milieu de l’art contemporain français. Ces évènements annuels bénéficient d’une visibilité certaine qui participe à l’homologation du plasticien dans le champ artistique alors même qu’il entame sa carrière. Les différents acteurs professionnels (curateurs, galeristes, commissaires, journalistes, etc.) pouvant apporter par la suite aide et soutien à l’artiste sont présents lors de ces salons pour détecter les « talents » de demain, comme le montre le propos de cette artiste :
10« Y : Montrouge s’est vraiment bien passé pour moi, j’ai rencontré vraiment plein de gens super intéressants et plein de professionnels […]. Et aussi après Montrouge, 1 ou 2 ans après, j’ai intégré la galerie X.
11G : Et comment ça s’est fait ?
12Y : On s’est rencontré à Montrouge, on a commencé à échanger un petit peu, c’était une jeune galerie… ».
- 7 Salon de Montrouge : [http://www.salondemontrouge.com/31-modalites-de-candidature.htm], consulté (...)
13Pour cette étude, nous avons décidé de nous focaliser sur le Salon de Montrouge qui jouit de la plus haute réputation en France tout en ayant conscience que d’autres salons, comme par exemple Jeune Création ou Confluence (pour la photographie), peuvent également jouer un rôle positif sur les trajectoires artistiques. La période 2010-2017 a ainsi été retenue pour juger de l’impact de la formation artistique sur les artistes sélectionnés. Stéphane Corréard, remplacé en 2016 par Ami Barak, assurait la direction artistique de ce salon depuis 2009. Si ce tremplin artistique admet dorénavant toutes les candidatures sans distinction d’âge, nous constatons que les plus jeunes plasticiens ont largement les faveurs du jury de sélection (en 2017 l’artiste la plus âgée, Suzanne Husky, avait alors 42 ans). Les modalités d’inscription stipulent, pour être éligible, la non-affiliation du candidat à une galerie, un « lien fort avec la France », de « ne pas avoir déjà présenté son travail à un large public » mais « aucune exigence relative à la formation initiale n’est requise7 ».
- 8 Par souci de clarté, les graphiques concernent uniquement les jeunes artistes qui, par le passé, (...)
14Penchons-nous sur la formation des artistes du Salon de Montrouge afin de savoir si la « non exigence » éducative est observable dans les faits8.
15L’examen du premier graphique permet de remarquer que seulement sept écoles membres de l’ANdÉA ont vu passer en leur sein au moins 5 % des participants au Salon de Montrouge entre 2010 et 2017 (soit un minimum de 18 artistes). Les artistes de l’École nationale
supérieure des Beaux-Arts de Paris (ENSBA) sont largement majoritaires avec 30,9 % de la population sans distinction de génération. Néanmoins, avec le découpage en quatre générations, nous discernons bien que les étudiants issus de cette même école parisienne et nés à partir de 1980 ont plus de chance que leurs aînés d’être sélectionnés par les jurys de ce salon artistique (respectivement 10,53 % et 11,63 % pour les générations 1970-1974 et 1975-1979 contre 36,71 % pour ceux nés à partir de 1985). Les autres écoles, qui oscillent de manière générale entre 5 % et 8,5 %, ne connaissent pas de réel pic de différenciation selon les générations. Signalons tout de même une variation sensible pour les artistes nés entre 1970-1974 où nous repérons majoritairement des diplômés de l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs (ENSAD) ou de la Villa Arson (Nice).
16Pour les plus jeunes plasticiens (nés à partir de 1980), la valeur symbolique induite par la notion même de diplôme (ici celui de l’ENSBA Paris) revêt de plus en plus d’importance dans les conditions d’éligibilité du commissariat artistique du Salon de Montrouge. Ne pas avoir intégré durant son cursus certaines institutions éducatives considérées comme « prestigieuses » aura pour corollaire une probabilité accrue d’exclusion de ce tremplin artistique.
La presse spécialisée : l’exemple d’Art press
- 9 Françoise Benhamou, L’Économie du star-system, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 110.
17Afin de faire connaître son œuvre à un public plus large, la presse constitue pour l’artiste un moyen de diffusion efficace ; un papier le concernant aura d’autant plus de répercussions sur sa vie d’artiste en fonction de l’auteur de l’article et du prestige de la revue (Frieze, Artforum, Flash Art, Mousse Magazine, etc.). Par exemple, si un critique de renom défend avec ferveur dans les colonnes d’une revue réputée un jeune artiste dont il juge que le travail mérite attention, ce dernier bénéficiera de l’aura conjuguée du support et de son « défenseur » et il pourra espérer que de futures rencontres et de nouvelles expositions en découlent. C’est ainsi « en offrant des jugements certifiés [que les] médias construisent les réputations9 ».
18« G : Pour toi c’est quand le moment où ta carrière a concrètement débuté ?
19X : Disons que cette exposition c’est un moment où il y a eu un intérêt international, c’est la première critique de l’étranger (dans la presse), première grosse visibilité et premier gros moment où vraiment je m’immerge… ».
- 10 La rubrique expositions/reviews n’a pas été prise en considération ; ses colonnes ne concernant (...)
20La presse française en art contemporain compte aussi bien les journaux hebdomadaires nationaux (Le Monde avec Philippe Dagen, Le Figaro avec Valérie Duponchelle, Libération avec Judicaël Lavrador,
etc.) que les revues spécialisées destinées à un public plus ou moins averti : Beaux-Arts Magazine, Le Journal des Arts, Art press, Zérodeux, la Belle Revue, Point Contemporain et plus récemment Numéro Art en fournissent un petit échantillon. Nous nous cantonnerons ici à la revue française Art press qui a le plus de notoriété au niveau national et international. Dirigée par Catherine Millet depuis son apparition en décembre 1972, Art press est un mensuel de référence pour l’art contemporain en France et qui a, depuis 2011, la particularité de consacrer une rubrique aux artistes émergents : les « Introducing ». Pour construire le tableau correspondant, nous avons sélectionné les artistes nés à partir de 1970 qui ont eu le droit à un focus ou un article dans les « Introducing10 » entre 2010 et 2017.
21D’après le deuxième graphique, nous dénombrons seulement cinq écoles d’art qui ont formé au moins 5 % d’artistes (5 individus) bénéficiaires d’un article dans Art press sur la période étudiée. Quatre d’entre elles se détachaient déjà dans le graphique vu précédemment (ENSBA Paris, ENSAD, ENSBA Lyon et Le Fresnoy) ; seule Nantes fait ici son apparition. Ces cinq écoles ont vu passer 69 étudiants bénéficiant d’un article dans Art press soit 75 % de l’échantillon total. La spécificité de l’ENSBA Paris précédemment observée est ici largement amplifiée. Dans notre échantillon, sur la totalité des articles parus dans Art press, 42,39 % concernent des artistes issus des Beaux-Arts de Paris. Le découpage en quatre générations révèle quant à lui de fortes variations de représentativité ; si pour la génération 1970-1974 on observe 31,58 % d’articles dédiés aux artistes de l’ENSBA, la proportion dépasse désormais les 50 % pour les artistes nés à partir de 1980. Deux pentes descendantes sont à mentionner pour les Beaux-Arts de Lyon et Nantes ; cela démontre un désintérêt croissant des journalistes de la revue pour les artistes qui s’y forment. Le phénomène inverse est observable pour le Fresnoy.
22L’obtention du diplôme dans des écoles d’art précises – notamment l’ENSBA Paris – agit, pour les nouvelles générations, de plus en plus comme un filtre à l’entrée dans la vie d’artiste. Une formation dûment choisie facilite l’approbation du plasticien par les acteurs de légitimation du milieu de l’art contemporain qui écrivent dans Art press (journalistes, critiques, commissaires).
Les biennales d’art contemporain : l’exemple de la Biennale de Lyon
- 11 In-Young Lim, « Les politiques des biennales d’art contemporain de 1990 à 2005 », dans Marges n° (...)
23Les biennales d’art contemporain offrent la possibilité à un artiste de bénéficier d’une haute visibilité grâce au public que ces événements drainent. Elles demeurent une occasion de se faire repérer par certains acteurs de légitimation mais également par le grand public et elles peuvent influer de manière non négligeable sur la carrière d’un plasticien. Les jeunes artistes sont bien souvent sollicités lors de ces manifestations puisque du fait de leur répétition périodique, elles peuvent « très vite devenir une course au renouvellement ou à la recherche effrénée de “ce qui vient de sortir”11 » comme le souligne In-Young Lim.
24D’un point de vue international, la Biennale de Venise jouit de la plus haute considération. Sur le territoire français, deux d’entre elles se démarquent : celles de Rennes et de Lyon. La Biennale de Lyon est la manifestation périodique qui attire le plus grand nombre de visiteurs tant professionnels qu’amateurs d’art. Lors de son avant-dernière édition en 2017, l’exposition principale « Les mondes flottants », organisée par Emma Lavigne, comptabilisait 260 420 entrées. Les « Rendez-vous », partie intégrante de la Biennale de Lyon dédiée à la jeune création, sont bien moins suivis (13 563 entrées) mais constituent toutefois un moment fort pour ses participants. Pour juger de l’influence de la formation sur les jeunes artistes français sélectionnés depuis 2005 à la Biennale de Lyon (hors Rendez-vous), nous avons élaboré un troisième graphique.
25Le premier constat que nous pouvons apporter concerne le nombre restreint d’individus de nationalité française ayant étudié au sein d’une école membre de l’ANdÉA qui ont participé à la biennale de Lyon depuis 2005 (seulement 33). 29 artistes (soit 87,87 % de l’échantillon) sont ainsi passés par au moins une des huit écoles constituant le graphique. Nous observons tout de même que les écoles présentes sont quasiment les mêmes que celles vues auparavant : seules
Grenoble et Marseille font leur apparition. Le phénomène concernant la courbe des Beaux-Arts de Paris est sensiblement identique : si pour les artistes nés entre 1970-1979, la formation donnée ne constitue pas un critère sélectif prépondérant, nous remarquons qu’elle le devient pour ceux des générations 1980 et ultérieures. Sur les neuf artistes nés dans les années 1980 et ayant étudié en France, seuls deux n’ont pas suivi une formation à l’ENSBA Paris : Julien Creuzet et le duo Louise Hervé & Chloé Maillet.
26La formation agit une nouvelle fois de manière croissante, pour les générations d’artistes les plus récentes, comme un fort critère sélectif lorsqu’un individu est convié à participer à la Biennale de Lyon.
Les acquisitions du Centre National des Arts Plastiques
27L’acquisition d’une œuvre, par certaines instances de légitimation privées ou publiques, participe à l’homologation d’un artiste dans le champ artistique tout en constituant un apport financier. Dans le secteur privé, la prolifération de fondations d’art contemporain sur le sol français (Cartier, LVMH, Lafayette, etc.) permet aux artistes de vendre leur travail et de bénéficier de la réputation que certains collectionneurs ont su se forger au fil du temps (François Pinault, par exemple).
- 12 Raymonde Moulin, op. cit.
28Les acquisitions du secteur public, c’est-à-dire des musées, des fonds régionaux d’art contemporain (FRAC) et du Centre national des arts plastiques (CNAP) participent également à la promotion et à la diffusion de l’art contemporain12.
29« G : Et quand vous êtes arrivé, est-ce que vous avez senti que la France fait des choses pour les jeunes artistes ?
30R : Oui beaucoup… je dirais même plus qu’en Allemagne, je trouve qu’il y a quand même pas mal de bourses, il y a les ateliers de la ville de Paris, ça en Allemagne ça n’existe pas. Il y a toutes ces collections des FRAC, il y a le FNAC, il y a les collections de l’État, il y a des aides à la jeune création, ça c’est quand même extraordinaire, je trouve vraiment. ».
31Les achats du CNAP jouent un rôle, tant économique qu’artistique, dans la carrière d’un plasticien pour qui la vente d’une œuvre confère une certaine plus-value à son travail.
- 13 Guillaume Fournier, « Les “jeunes artistes” plasticiens en France : comment l’âge impacte leurs (...)
32L’orientation de la politique d’achats du CNAP se tourne majoritairement vers les « jeunes » artistes âgés de 45 ans et moins13. S’il est vrai que les jeunes générations ont les faveurs de cette instance étatique, prenons maintenant en compte l’influence du diplôme sur les acquisitions de la période 2010-2017.
33Dans le quatrième graphique, nous observons dans un premier temps que les jeunes artistes français ayant suivi un cursus artistique au sein d’une école d’art française sont essentiellement nés avant 1985 ; seuls six artistes (4,11 % de la totalité de l’échantillon) sont nés à partir de cette année. Le CNAP ne semble pas enclin à acheter des œuvres d’artistes trop jeunes. Les risques semblent trop importants pour les différents comités de sélection et l’avancée en âge d’un plasticien, induisant une certaine expérience, constitue un repère plus rassurant et un choix plus prudent.
34Dans un second temps, nous relevons que huit écoles sont nécessaires à la construction de ce graphique ; toutes ces institutions formatives sont identiques à celles vues précédemment. Les artistes formés par au moins un de ces huit lieux éducatifs sont au nombre de 116 soit 79,45 % de la totalité de l’échantillon. Une nouvelle fois, l’ENSBA Paris est l’école la plus représentée avec 32,19 % du total sans considération des différentes générations. Contrairement aux graphiques précédents, le découpage en quatre générations n’influe que faiblement sur les diverses courbes notamment pour l’ENSBA Paris. Nous pouvons néanmoins signaler que les Beaux-Arts de Lyon et le Fresnoy témoignent d’un regain d’intérêt pour les générations nées à partir de 1980 tandis que celles formées à Nantes ou à la Villa Arson semblent laissées pour compte.
35Les galeries
- 14 Raymonde Moulin, Le Marché de l’art. Mondialisation et nouvelles technologies (2003), Paris, Fla (...)
36Selon Raymonde Moulin : « Dans le champ artistique s’opèrent et se révisent les évaluations esthétiques. Dans le marché se réalisent les transactions et s’élaborent les prix14. ». L’analyse des instances de légitimation évoquées précédemment relevant du champ artistique nous amène à une même conclusion, à savoir que la formation joue de plus en plus un rôle prépondérant dans la sélection des artistes et notamment pour ceux nés à partir de 1980. Mais ce phénomène est-il identique sur le marché ?
- 15 Marché où une œuvre est vendue pour la première fois.
- 16 Hors secteur La Fayette.
- 17 Raymonde Moulin, op. cit. (1992).
37La galerie est le principal acteur sur le premier marché15 et revêt pour un artiste de multiples facettes ; lui offrant un espace d’exposition, elle lui permet de vendre et de faire connaître son travail aux différents acteurs du monde de l’art contemporain. Elle lui fait ainsi gagner un temps nécessaire à l’évolution de son travail. Le phénomène de génération qui lie l’artiste à la galerie est observable notamment lorsque ces deux acteurs débutent ; il n’est pas rare en effet que le ou la galeriste appartienne à la même génération que celle de l’artiste représenté. Pour savoir si la formation constitue un critère sélectif chez ces marchands d’art, nous avons sélectionné un certain nombre de galeries françaises déjà ancrées dans le milieu de l’art français et/ou international. Nous avons opté pour celles ayant participé à la Foire Internationale d’Art Contemporain (FIAC)16 entre 2014 et 2017 ainsi que celles présentes dans le Métropolitan Art Paris (MAP). L’échantillon sera donc composé de 62 marchands auxquels est affilié au moins un artiste français né à partir de 1970. Nous y retrouvons des galeries leaders17 dotées d’une forte puissance financière (Emmanuel Perrotin, Kamel Mennour, Almine Rech, etc.) et d’autres plus « modestes » (22,48 m2, Imane Farès, New Galerie, etc.).
38Le marché fonctionne sur une logique semblable à celle entrevue lors de l’analyse des canaux de légitimation propres au champ artistique. Nous constatons un lien probant puisque les huit écoles présentes sur le cinquième graphique font partie des dix constatées lors des parties précédentes (seules manquent Strasbourg et Grenoble). Sur les 181 artistes qui composent la globalité de cet échantillon, 135 (soit 74,59 %) ont fréquenté au moins une de ces huit écoles. Encore une fois, les artistes passés par l’ENSBA Paris sont largement majoritaires (35,91 %) et plus nous nous focalisons sur les générations récentes, plus le chiffre apparaît en constante augmentation (51,51 % pour ceux nés à partir de 1985).
39Graphique 5
40Les différents canaux de légitimation étudiés préalablement ont contribué au fil du temps à l’émergence d’une hiérarchisation prégnante et sans cesse resserrée des écoles d’art. Cela induit de fait un élitisme formatif devenu un critère rationnel de sélection parmi les plasticiens. Nous avons comptabilisé dix établissements sur les 57 membres de l’ANdÉA (17,54 %) qui permettent aux artistes de se distinguer aux yeux des acteurs professionnels du milieu de l’art français à savoir : l’ENSBA Paris, l’ENSAD Paris, l’ENSAPC Cergy, la Villa Arson à Nice, l’ENSBA Lyon, Le Fresnoy à Tourcoing, les Beaux-Arts de Nantes Métropole, de Marseille, de Grenoble et la HEAR de Strasbourg. Avoir étudié aux Beaux-Arts de Paris conduit, notamment pour les générations nées à partir de 1980, à une insertion plus aisée dans les instances de légitimation entrevues.
- 18 Pierre-Michel Menger, Le Travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Gallimard/Le Seu (...)
41Nous allons analyser dans un second temps une des conséquences de la formation élitiste et démontrer que « la fonction de ces apprentissages n’est pas seulement d’articuler la formation théorique et la formation pratique, mais encore d’équiper l’étudiant des compétences nécessaires à la traversée des nombreuses épreuves de concurrence qui jalonnent l’insertion de la carrière, puis le déroulement de celle-ci18 ».
Conséquence et enjeux extra-artistiques de la formation élitiste
Conséquence
42Désireux de maximiser ses chances de réussite dans le milieu de l’art contemporain français, l’aspirant artiste peut opter pour un pôle éducatif prestigieux après obtention du baccalauréat. L’entrée lui est bien souvent refusée et il est fortement conseillé pour le jeune bachelier d’acquérir de l’expérience dans le domaine artistique en s’inscrivant dans une école préparatoire spécialisée.
- 19 Atelier de Sèvres : [https://www.atelierdesevres.com/tarifs], consulté le 8 janvier 2019.
43Les prépas en art – dont les meilleurs résultats affichés sont ceux de l’Atelier de Sèvres et Prep’art – favorisent grandement l’entrée d’un individu dans un des organes éducatifs étatiques. Néanmoins, du fait de leur caractère privé, les frais de scolarité de certaines d’entre elles sont très élevés (8 690 euros pour l’Atelier de Sèvres auxquels s’ajoutent des frais d’inscription de 450 euros19), établissant ainsi une première barrière à l’entrée. Les loyers prohibitifs de la capitale accroissent cette inégalité d’ordre financier pour les personnes qui ne disposent pas de logement à Paris.
44L’individu qui se voit refuser l’accès à une école prestigieuse de manière contrainte (faute de ressource financière), forcée (rejet du jury) ou par manque d’information, peut tout de même espérer s’inscrire dans une institution membre de l’ANdÉA qualifiée de « moins prestigieuse ». Nombre de personnes certifiées artistiquement d’un diplôme national d’expression plastique (DNSEP) dans l’une de ces écoles font la démarche de (re)tenter leur chance dans l’espoir d’en rejoindre une de notoriété supérieure (notamment celle de Paris).
45Par exemple, l’intégration aux Beaux-Arts de Paris en cours de cursus (de nos jours souvent en troisième année et, plus rarement, en quatrième) requiert la plupart du temps de justifier d’un diplôme Bac+5 délivré par un autre établissement. L’étudiant, après obtention de son diplôme, a également la possibilité – et cela est de plus en plus fréquent chez les jeunes générations – de concourir à un post-diplôme ou/et un doctorat. Le temps ainsi passé à se former s’allonge et devient alors un moyen de se démarquer de la concurrence tout en bénéficiant des répercussions positives que procure le passage au sein d’une école prestigieuse.
46Les discours pessimistes pour prévenir la très faible espérance de devenir artiste à l’issue du cycle formatif, renforcent d’autant plus l’idée que l’obtention de certains diplômes précis consoliderait les chances futures de réussite des étudiants. Voici un extrait d’entretien – parmi d’autres – qui relate ce fait :
47« Q : Mais voilà, il y en a pas mal qui sont restés dans cette ville, tu sais c’est une école supérieure mais régionale, et il y a pas une grande… enfin c’est pas comme les Beaux-Arts de Paris où la plupart sont quasiment déjà professionnalisés. Dans cette école quand on est arrivé en 1re année, un des profs nous a dit « alors là vous êtes 40-50, dans 5 ans vous ne serez plus que 5-6 et sur les 5-6 il y en a un qui va peut-être s’en sortir et ça sera certainement un homme ». Donc voilà, commencer comme ça c’est hyper encourageant… (rire) ».
48La pression de mentionner dans son curriculum vitae une école « légitimante » devient parfois telle, que certains n’hésitent pas à omettre l’institution formatrice si celle-ci ne bénéficie pas d’une « renommée » assez importante au regard des acteurs professionnels.
49« L : Aux Beaux-Arts de Z, j’étais le premier de toute l’école à avoir fait le post-diplôme de Y (une autre école) et voire le premier à être entré à X (encore une autre)… et de l’école Z, il n’y a que P qui est sortie et que l’on connaît et qui n’a pas dit qu’elle était sortie des Beaux-Arts de Z…
50G : Elle le cache ?
- 20 Après vérification sur son site Internet, sa formation n’est toujours pas mentionnée.
51L : Je ne sais pas si elle le cache encore mais elle l’a longtemps caché20…
52G : Parce que c’est mal vu de dire “je viens des Beaux-Arts de Z” ?
53L : Bien sûr ça change beaucoup de choses sur un CV. Si tu postules à l’étranger et qu’on le regarde… les gens, ils ne connaissent que Paris. Donc si c’est écrit un bled, pour eux c’est moins important que ce qu’incarne Paris… déjà sur un CV à l’étranger…
54G : Mais toi, tu le mets quand même ?
55L : Moi, je mets tout parce que je peux mettre Z, X et Y… ».
56L’artiste, ici issu d’une école des Beaux-Arts dont un petit nombre d’anciens étudiants connaît aujourd’hui une visibilité nationale, mentionne que sa « consœur » dissimule sa propre formation dans son CV. Il nous confie par la suite qu’il en aurait très probablement fait de même s’il n’avait pu se défendre d’autres diplômes d’écoles plus « prestigieuses » (la conjonction « parce que » qu’il emploie le démontre). La formation élitiste crée une pression d’ordre symbolique sur la valeur même du diplôme et justifierait ainsi la reconnaissance – ou non – de l’œuvre d’un artiste. Elle pousse donc les étudiants en art, non certifiés d’une école hautement classée, à allonger la séquence formative pour témoigner sur leur CV de leur passage dans l’une des écoles françaises délivrant un diplôme jugé d’« excellence ». Il est ainsi devenu fortement recommandable pour un individu qui souhaite appréhender dans les meilleures conditions les débuts incertains d’une carrière, de prolonger son processus de socialisation (ici purement éducatif) au sein d’écoles d’arts bien ciblées. Mais quels sont les enjeux d’un passage dans l’un de ces lieux dotés d’une forte notoriété ?
Enjeux extra-artistiques
Les prémices de la constitution du réseau
- 21 Françoise Liot, Le Métier d’artiste. Les transformations de la profession face aux politiques de (...)
57Intégrer une école dotée d’une forte notoriété n’est pas uniquement synonyme d’image d’excellence inhérente à l’apprentissage théorique et/ou pratique des arts plastiques. L’apprenti artiste peut y voir apparaître les balbutiements d’un réseau indispensable à la poursuite de son activité créatrice. Comme le souligne Françoise Liot, l’école « favorise la sociabilité artistique et la proximité avec les structures et les experts qui constituent les réseaux21 ». Les relations qu’entretiennent les étudiants avec leurs professeurs auront ainsi des répercussions majeures sur son inscription dans le paysage artistique français. Ce ne sont néanmoins pas forcément les qualités d’enseignement qui vont lui bénéficier le plus ; les apports – outrepassant l’aspect pédagogique d’ordre purement plastique – des professeurs/artistes déjà ancrés dans la scène artistique nationale (voire internationale) sont déterminants, notamment à la sortie des Beaux-Arts. L’individu, tout juste diplômé et en pleine phase de recherche de lieux de monstration et de moyens de subsistance, réactivera les bribes d’un réseau déjà esquissé lors de la séquence formative afin d’augmenter ses opportunités d’insertion dans le milieu de l’art français. Les liens tissés avec les différents professeurs lui seront ainsi d’une grande utilité quant à son avenir, comme ici :
58« G : Donc tu as gardé contact avec lui ? (son enseignant)
59A : Oui, ça c’est un truc qui est assez bien avec ce mec-là, c’est qu’il y a quand même un suivi après les Beaux-Arts. Il faut s’être bien entendu avec lui mais il y a un suivi plusieurs années après. Et puis il repense à toi, s’il y a un projet où il pense que ça te correspondrait, il va te rappeler […] après moi je pense que je suis lancée entre guillemets, je n’en ai plus besoin, mais au départ il m’a filé un sacré coup de main. Justement en me présentant pour la résidence avec la fondation Hermès, c’était au même moment. En fait, il m’en a parlé à ce moment-là, donc en 2012 et ça s’est fait en 2013. ».
60Certaines résidences – comme celle de la Fondation Hermès – fonctionnent par cooptation (Villa Arson, Neuflize Pavillon, etc.). Les jeunes artistes invités par Hermès développent un projet artistique pour une durée de trois mois. La fondation met à leur disposition un lieu de travail au sein d’une de ses manufactures mais également des ressources financières non négligeables. Entre 2010 et 2017, les personnes pouvant parrainer un jeune plasticien pour participer à cette résidence sont (ont été) essentiellement des artistes/professeurs des Beaux-Arts de Paris (Jean-Michel Alberola, Ann Veronica Janssens, Giuseppe Penone, Richard Deacon et Emmanuel Saulnier). Il n’est donc pas surprenant de constater que sur cette période, 72 % de l’ensemble des artistes sélectionnés sont passés par cette école.
61Un passage au sein des Beaux-arts de Paris offre également de multiples avantages ; nous pouvons citer l’exposition organisée en mars 2018 à la Grande Halle de la Villette relayée par la presse qui, malgré son intitulé « 100 % Beaux-Arts », n’autorisait la participation qu’aux anciens étudiants de l’ENSBA Paris en tout début de carrière. Les portes ouvertes ou encore la très suivie exposition des félicités, sont autant d’événements qui attirent aujourd’hui les professionnels du milieu de l’art français.
62« E : […] il y a 10 ans, moi je suis sorti à ce moment-là, aux Beaux-Arts de Paris il n’y avait pas l’engouement qu’il peut y avoir maintenant. Il n’y avait pas de visiteur ; les portes ouvertes par exemple, c’était que la famille, ce n’était pas comme aujourd’hui où les galeries viennent regarder ce qu’il se passe. Maintenant on prend plus au sérieux les étudiants. ».
- 22 Premier Regard : [https://www.premierregard.com/], consulté le 8 janvier 2019.
63L’association Premier Regard qui « a pour objectif de permettre à de jeunes artistes de faire découvrir leur travail au public, et d’établir des contacts avec les professionnels du monde artistique et de la presse22 » a bénéficié, entre 2001 et 2017, à 50,6 % d’anciens étudiants de l’ENSBA Paris. Cette première exposition personnelle peut avoir des retentissements sur la carrière (visibilité) comme ici pour cet ancien étudiant de Paris :
64« G : Et comment ils ont fait pour te trouver ?
65B : C’est la nana qui dirigeait les expos aux Beaux-Arts (de Paris), qui était donc ma cheffe quand je bossais là-bas, qui était devenue une amie et qui m’avait dit : “ouais tiens il faut que tu postules pour Premier Regard” donc là j’avais envoyé des dossiers […] et donc j’ai pu préparer mon expo vraiment correctement. Du coup, je suis arrivé avec un truc que j’assumais vraiment, qui n’était pas bricolé, et là, il y a la galerie X qui était dans le réseau, qui avait vu le carton, qui était passée et qui m’a proposé de rentrer dans la galerie, juste comme ça quoi. Donc c’est vraiment un truc assez… plutôt coup de bol, et c’était pas une mauvaise galerie pour avancer quoi ! ».
- 23 Howard S. Becker, Les Mondes de l’art (1988), trad. J. Bouniort, Paris, Flammarion, Champs, 2012
- 24 Ingrid Luquet-Gad, « Balice Hertling : la galerie au cœur du renouveau artistique français », da (...)
66La relation entre étudiants joue également un rôle prépondérant dans la poursuite des carrières. L’alchimie peut s’opérer entre individus d’une même génération issus d’une même école. Ils coopéreront et se coordonneront23 afin d’appréhender plus aisément le moment souvent compliqué qui suit la séquence formative. Les liens qui se tissent au fil des ans peuvent déboucher sur l’apparition de lieux indépendants d’expérimentation (artist-run spaces), sur des expositions de groupe où ils sont associés. Un artiste doté d’une forte réputation peut profiter de sa visibilité pour introduire dans le circuit des personnes avec qui il partage des affinités ; c’est le cas pour Julie Beaufils et Camille Blatrix (anciens étudiants des Beaux-Arts de Paris) qui ont rejoint la galerie Balice Hertling grâce à Neil Beloufa qui les a fait se rencontrer24.
67D’autres acteurs intervenant au sein d’une école d’art, comme par exemple le jury de diplôme, peuvent agir de façon déterminante sur la poursuite de la vie d’artiste. Le principal objectif pour un étudiant n’est pas forcément l’obtention du diplôme mais les conditions dans lesquelles il a été obtenu. Il peut ainsi susciter l’intérêt d’une personnalité à son égard qui, par la suite, sera à même de le soutenir.
68« S : […] en fait mon diplôme s’est très bien passé, j’ai eu de la chance à ce moment là parce qu’il y avait V du Centre d’art X, R et les autres j’oublie… mais en tout cas il s’est passé quelque chose qui fait que V m’a ensuite assez rapidement contactée, justement quand j’étais à Berlin, pour me proposer une exposition à P et c’était une expo de groupe, j’étais la plus jeune, c’était un gros truc pour ma première expo, et disons qu’à partir de là tout s’est un peu enchainé. ».
69La notion de « chance » revient fréquemment – comme dans les exemples cités précédemment – chez les artistes que nous avons pu interroger, surtout pour définir le moment où leur carrière a débuté : « la chance d’être là au bon moment », « d’avoir rencontré untel dans telle situation », etc. Mais cette chance se provoque et le fait de rejoindre des écoles dans des lieux géographiques bien ciblés favorise l’insertion d’un individu, pas uniquement pour des questions d’éducation artistique mais également par rapport à la probabilité étendue de rencontres conduisant à l’élargissement de son réseau.
La concentration géographique du milieu de l’art français
70La place qu’occupent les artistes formés aux Beaux-Arts de Paris dans les instances de légitimation est, comme nous l’avons vu auparavant, de plus en plus significative en fonction des générations. Ce fait est également la conséquence directe de la concentration des acteurs de légitimation au sein de la capitale. Pour exemple, sur le marché, les intermédiaires marchands français qui composent la liste des participants à la FIAC de 2018 sont en très grande majorité des galeries parisiennes (seuls Catherine Issert et Pietro Sparta faisaient office d’exceptions). La ville de Paris constitue ainsi le centre névralgique de l’art contemporain en France pour les acteurs professionnels et, de surcroît, pour les artistes. Les artistes eux-mêmes ancrés sur le territoire français et souhaitant connaître une reconnaissance nationale/internationale et non pas régionale, sont contraints la plupart du temps d’émigrer vers la capitale comme ici :
71« Y : je suis partie à Paris parce que j’avais envie de changer, on avait l’impression d’avoir fait un petit peu le tour, que si on restait là-bas on allait devenir des artistes “de la région”, donc il fallait passer une étape, passer par Paris pour réussir à aller à l’international, le but c’est d’aller à l’international quand même. ».
- 25 Alain Quemin, Les Stars de l’art contemporain, Paris, CNRS Éditions, Culture & Société, 2013, p. (...)
72Le lieu de résidence influençant « fortement les chances d’accès à la reconnaissance25 », le passage par Paris constitue une étape supplémentaire nécessaire au développement d’une carrière et favorise l’extension du réseau où les différents acteurs sont concentrés. Certains artistes, comme c’est le cas ici, décident de rejoindre Paris après leurs études mais l’ENSBA Paris a comme grand avantage de les confronter plus aisément – mais également plus rapidement – au milieu professionnel de l’art contemporain français. L’extrait de l’entretien suivant en est l’illustration :
73« N : J’ai un professeur qui m’a conseillé de continuer qui s’appelait X et qui était galeriste [...] et qui m’a dit qu’il y avait cette opportunité là (de rejoindre les Beaux-Arts de Paris). Alors du coup, comme ça m’intéressait de continuer, que c’était un moyen aussi quand on vient d’une école régionale, on se frotte pas forcément à la réalité du milieu de l’art. Donc de passer à Paris, c’était intéressant aussi pour ça. ».
- 26 Nathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvauroux, « La Relation formation/carrières artistiques : l (...)
74C’est ainsi une confrontation directe avec la réalité du milieu de l’art dont il est ici question. L’éloignement de la capitale française conduit à une baisse de l’offre culturelle contemporaine et surtout à un amoindrissement des possibilités de contacts avec d’autres acteurs (galeristes, commissaires, etc.). Un autre artiste qualifiera même l’école des Beaux-Arts de Paris de « milieu de l’art en réduction », lieu où les enjeux sont déjà décisifs grâce aux diverses affinités qui s’y nouent. Cet établissement a ainsi pour avantage d’amener plus promptement à la professionnalisation les apprentis artistes (cf. extrait d’entretien relatifs aux discours pessimistes sur l’avenir des étudiants) qui assimilent les codes nécessaires à leur insertion comme « la construction d’un discours sur [leur] œuvre et convaincre quelques intermédiaires […] sur la pertinence du travail26 ».
75La contraction du temps de la reconnaissance conduit les artistes à optimiser le temps dédié à la formation en ciblant précisément l’établissement formatif qui leur permettra d’émerger plus aisément dans un milieu où la concurrence est accrue.
Conclusion
- 27 Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris, (...)
76La séquence formative favorise les chances de réussite d’un individu dans un milieu de l’art contemporain français où « le résultat est incertain pour tous mais où le succès est promis à quelques-uns27 ». Le choix de se former au sein d’un établissement supérieur artistique bien ciblé participe à la baisse d’incertitude quant à l’avenir d’un plasticien français tant au niveau du champ artistique que du marché. Nous avons ainsi pu remarquer que, malgré le nombre d’écoles d’art délivrant un diplôme reconnu par l’État, seules quelques-unes d’entre elles permettent à l’aspirant artiste d’être reconnu par les instances de légitimation. L’obtention du diplôme forme ainsi le premier critère sélectif à l’entrée de la vie d’artiste. La formation élitiste dans les arts plastiques tend même à se concentrer autour d’un nombre encore plus restreint de lieux (avec les Beaux-Arts de Paris en tête) notamment pour les générations nées à partir de 1980.
77L’une des conséquences de ce phénomène est l’allongement du temps de formation, notamment pour ceux qui n’intègrent pas les pôles « prestigieux » éducatifs en début de cursus. La phase formative ne confère pas uniquement des acquis plastiques à l’étudiant, elle le socialise en lui inculquant des compétences extra-artistiques. Les enjeux de l’élitisme formatif vont donc être pour l’individu, la constitution d’un réseau, la connaissance du milieu de l’art contemporain ainsi qu’une professionnalisation précoce nécessaires pour se démarquer de la concurrence.
Notes
1 À entendre ici comme celui du marché du travail.
2 Comprendre ici les termes « scène émergente » ou « jeunes artistes » comme le résultat d’une construction sociale, dans le sens où l’entend Pierre Bourdieu lorsqu’il souligne que « les divisions entre les âges sont arbitraires » et poursuit un peu plus loin que « la jeunesse et la vieillesse ne sont pas des données mais sont construites socialement, dans la lutte entre les jeunes et les vieux ». Pierre Bourdieu, « La “jeunesse” n’est qu’un mot », dans Pierre Bourdieu, Questions de sociologie (1984), Paris, Minuit, 2015, p. 143-144.
3 Des exceptions existent, comme chez certains artistes issus du Street Art.
4 Les 57 écoles membres de l’Association nationale des écoles supérieures d’art (ANdÉA) ; dans le cas d’un regroupement d’écoles, les sites seront considérés individuellement.
5 Pierre-Michel Menger, Être artiste. Œuvrer dans l’incertitude, Sofia, Al Dante + Aka, Les Cahiers du Midi, 2012.
6 Raymonde Moulin, L’Artiste, l’institution et le marché (1992), Paris, Flammarion, 2009.
7 Salon de Montrouge : [http://www.salondemontrouge.com/31-modalites-de-candidature.htm], consulté le 7 janvier 2019.
8 Par souci de clarté, les graphiques concernent uniquement les jeunes artistes qui, par le passé, ont suivi une formation au sein d’une école membre de l’ANdÉA, soit approximativement 80 % (ce chiffre sera sensiblement identique pour les prochains graphiques où l’on ne relève qu’un écart négatif maximal de 4 points de pourcentage). Les 20 % restants sont essentiellement des artistes pour lesquels nous n’avons pas eu d’informations et des plasticiens formés uniquement à l’étranger ; viennent ensuite, bien plus rares, les autodidactes et ceux formés à l’université. Pour plus de lisibilité, les écoles retenues dans chaque graphique sont celles qui ont formé au moins 5 % d’artistes nés à partir de 1970. Il est également important de souligner qu’un artiste fréquente parfois plusieurs écoles lors de son cursus. Il apporte ainsi un point à chaque école (le post-diplôme sera considéré comme une formation artistique).
9 Françoise Benhamou, L’Économie du star-system, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 110.
10 La rubrique expositions/reviews n’a pas été prise en considération ; ses colonnes ne concernant qu’une actualité de l’artiste et non son travail de manière plus approfondie comme c’est le cas dans les focus ou introducing.
11 In-Young Lim, « Les politiques des biennales d’art contemporain de 1990 à 2005 », dans Marges n° 5 [https://journals.openedition.org/marges/701] 2007/5], consulté le 10 janvier 2019.
12 Raymonde Moulin, op. cit.
13 Guillaume Fournier, « Les “jeunes artistes” plasticiens en France : comment l’âge impacte leurs trajectoires ? ». À paraître dans Nadeije Laneyrie-Dagen (sld), Art et vieillissement, Paris, Éditions du CNRS. Parution prévue au printemps 2020.
14 Raymonde Moulin, Le Marché de l’art. Mondialisation et nouvelles technologies (2003), Paris, Flammarion, 2012, p. 10.
15 Marché où une œuvre est vendue pour la première fois.
16 Hors secteur La Fayette.
17 Raymonde Moulin, op. cit. (1992).
18 Pierre-Michel Menger, Le Travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2009, p. 361.
19 Atelier de Sèvres : [https://www.atelierdesevres.com/tarifs], consulté le 8 janvier 2019.
20 Après vérification sur son site Internet, sa formation n’est toujours pas mentionnée.
21 Françoise Liot, Le Métier d’artiste. Les transformations de la profession face aux politiques de soutien à la création, Paris, L’Harmattan, Logiques Sociales, 2004, p. 184.
22 Premier Regard : [https://www.premierregard.com/], consulté le 8 janvier 2019.
23 Howard S. Becker, Les Mondes de l’art (1988), trad. J. Bouniort, Paris, Flammarion, Champs, 2012.
24 Ingrid Luquet-Gad, « Balice Hertling : la galerie au cœur du renouveau artistique français », dans Say Who, [https://saywho.fr/rencontres/la-galerie-au-coeur-du-renouveau-artistique-francais/], page consultée le 10 janvier 2019.
25 Alain Quemin, Les Stars de l’art contemporain, Paris, CNRS Éditions, Culture & Société, 2013, p. 410.
26 Nathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvauroux, « La Relation formation/carrières artistiques : le paradoxe des mondes de l’art », dans Formation Emploi [https://journals.openedition.org/formationemploi/3463] octobre-décembre 2011, page consultée le 10 janvier 2019.
27 Pierre-Michel Menger, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris, Seuil, La République des idées, 2002, p. 89.
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Titre | Graphique 1 |
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Titre | Graphique 2 |
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Titre | Graphique 3 |
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Titre | Graphique 4 |
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Pour citer cet article
Référence papier
Guillaume Fournier, « La reconnaissance chez les plasticiens français : vers une formation plus élitiste dans les arts plastiques ? », Marges, 30 | 2020, 65-82.
Référence électronique
Guillaume Fournier, « La reconnaissance chez les plasticiens français : vers une formation plus élitiste dans les arts plastiques ? », Marges [En ligne], 30 | 2020, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 21 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/marges/1994 ; DOI : https://doi.org/10.4000/marges.1994
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