1Alain Quemin pense-t-il vraiment produire une étude sociologique du monde des galeries d’art contemporain ? Son ouvrage ressemble plutôt à une forme d’« ethnographie spontanée », qui serait mise en relation avec des données certes nombreuses mais pas toujours très fiables. Il revendique en tout cas de procéder à une observation participante (p. 431) ; le seul moyen lui permettant obtenir des informations confidentielles. L’ouvrage est de ce fait principalement constitué d’observations un peu impressionnistes produites par des galeristes, souvent anonymes, à propos de la manière dont ils envisagent leur activité. Ces propos rapportés sont intéressants, mais il n’est pas sûr qu’ils donnent à comprendre grand-chose sur les ressorts structurels de ce milieu. Ce qui en ressort le plus, c’est surtout une obsession pour des revenus toujours plus élevés, des espaces toujours plus grands, des artistes toujours plus prestigieux (qualifiés de « meilleurs ») : en somme ce que répètent à qui veut les entendre les dossiers de presse des galeries concernées.

2Si l’on s’en tient aux traditions sociologiques les plus établies, il n’est pas sûr non plus que l’enquête de Quemin fasse honneur à Pierre Bourdieu et Raymonde Moulin, les auteurs dont il se réclame le plus. De toute évidence, sa démarche évoque plutôt la sociologie interactionniste (p. 163). Bien entendu, reconnaître cela revient à trahir la tradition bourdieusienne. Mais est-il vraiment possible d’analyser les relations complexes entre les acteurs de ce monde (artistes, galeristes, collectionneurs…), tout en défendant l’idée d’une autonomie du champ des galeristes (ce que Bourdieu avait tenté de faire autrefois dans son article sur le marché des biens symboliques) ? Au fond, ce qui intéresse Quemin n’est pas tant l’analyse de la « structure du marché » évoquée par le titre et dans quelques paragraphes (p. 121), qu’une enquête de terrain, en forme de promenade dans les galeries de New York, Paris et Londres (dont les espaces sont abondamment décrits), agrémentée de nombreuses rencontres dans des vernissages, tous plus éblouissants les uns que les autres, où il reçoit des confidences d’« amis » galeristes ou collectionneurs.

3Au bout du compte, en vertu d’un sophisme assez récurrent, les galeries distinguées par Artfacts et qui se retrouvent chaque année à la Foire de Bâle doivent, selon l’auteur, être considérées comme les plus importantes, puisque ce sont celles qui exposent les meilleurs artistes. Autrement dit : un artiste est important parce qu’il est dans une galerie prestigieuse et une galerie est prestigieuse car elle propose des artistes importants. On aurait pu attendre d’un sociologue une attitude un peu plus critique : qu’il explique, par exemple, la manière dont les galeries construisent la valeur (esthétique et financière) des artistes qu’elles représentent. Ici, le point le plus faible de la démonstration tient à l’ambition de s’appuyer sur la « qualité » des galeries plutôt que sur leurs résultats financiers. Cela conduit à refuser de traiter de certaines galeries, sous prétexte qu’elles ne seraient pas de « vraies » galeries d’art contemporain, mais plutôt ce qu’il nomme – en reprenant l’expression de Raymonde Moulin – des galeries de chromos (p. 13). Outre le fait que plus personne ne sait aujourd’hui ce qu’est un chromo, il est tout de même curieux de constater que la majorité des artistes exposés dans les galeries dont il est question sont des peintres – dont les prix sont élevés, mais qui ne sont pas nécessairement excellents –, ce qui ne correspond pas exactement à l’idée que l’on se fait généralement de l’art contemporain. Peut-être aurait-il fallu commencer par interroger ce fait effectivement indéniable : le marché de l’art est dominé par la peinture. Cela veut-il dire pour autant que les artistes qui ne font pas de peinture sont moins bons ou que ce qu’ils font ne relève pas de l’art contemporain ?

4Quemin, en pleine prophétie autoréalisatrice, pense que les palmarès qu’il a lui-même patiemment produits, livrent des données objectives sur l’importance des galeries. Pourtant, plutôt que d’avoir un palmarès de plus, on aurait aimé en savoir plus sur la manière dont les réseaux se constituent, dont les galeries (ou les artistes) les intègrent, comment elles y progressent, mais aussi comment elles régressent et parfois disparaissent. On aurait aussi aimé en savoir plus sur ce qui se joue dans les coulisses, sur les non-dits, les échecs et la manière dont ce monde enchanté parvient à dissimuler ses aspects les moins présentables.

5Il est ainsi à regretter que bien qu’il soit question d’une enquête sur les galeries, l’ouvrage ne pose jamais très clairement la question de leurs modèles économiques, de leurs transactions ou de la manière dont les liquidités y circulent. S’il y a bien une question qui manque cruellement à cette enquête, c’est celle du blanchiment. Celui-ci, qui constitue l’un des principaux moteurs du marché de l’art à l’échelle mondiale, est pourtant toujours présent entre les lignes. Si certaines galeries connaissent une croissance aussi rapide, si elles sont implantées dans différents pays (pas toujours très regardants sur les questions monétaires et fiscales (cf. p. 27 et p. 337)), ce n’est pas seulement parce qu’il y a des traders ou des oligarques qui doivent redécorer leurs intérieurs, mais aussi parce qu’il y a toute une économie sous-terraine – prostitution, trafic d’armes et de drogue – qui a besoin d’investissements respectables. Pourquoi ne saura-t-on rien des primes et commissions distribuées aux vendeurs (p. 174) et qui se font sans doute en espèces ? Ne pas parler de ces questions – sans doute pour ne pas faire de peine à des « amis » et de peur de ne plus être invité dans les dîners en ville – est plus qu’un simple problème éthique, c’est ce qui remet en cause toute une démarche qui loin de dévoiler le fonctionnement des galeries, les recouvre plutôt d’une couche supplémentaire de vernis à paillettes.