1Autrefois professeur de Philosophie à l’Université Paris 1, directeur de l’ENSBA, puis de l’Université de tous les savoirs, Yves Michaud a publié tout au long de sa carrière des essais sur l’art, dont le plus connu est peut-être L’Artiste et les commissaires (1989), l’un des premiers ouvrages à avoir pris au sérieux le rôle joué par les opérateurs culturels dans la valorisation des œuvres et des artistes. Ces dernières années, ses textes s’attachent plutôt à décrire les mutations sociétales contemporaines, dans un style volontiers polémique. C’est encore le cas avec « L’Art, c’est bien fini », lequel a pour projet de compléter l’un de ses essais du début des années 2000, L’Art à l’état gazeux (2003), tout en en renversant la perspective, puisqu’il ne s’agit plus tant de parler d’art, que de l’esthétisation du monde.

2Si l’ouvrage traite assez peu d’art, il aborde en revanche abondamment la question des théories esthétiques, à travers le prisme d’un grand nombre d’auteurs de la tradition continentale. L’histoire que raconte Michaud – avec beaucoup de clarté, même si ce n’est pas de manière chronologique –, va de Kant à Simondon et de Husserl à Sartre, faisant la part belle à des questions qui lui tiennent visiblement à cœur : la généalogie du formalisme au 19^e siècle ou la phénoménologie. Le propos est souvent très détaillé, livrant des définitions utiles des notions abordées – esthétique, milieu, ambiance, atmosphère, cénesthésie, synesthésie… – tout en en proposant de nouvelles : « hyper-esthétique » ou « ZEP » (zone esthétique protégée, ce qui correspond à peu près à ce que Becker nomme un « monde de l’art »).

3Bien que la démonstration soit rigoureuse et informée, on peut sans doute regretter l’absence de certains auteurs : les pragmatistes, la tradition analytique ou les théoriciens « post-modernes » – sans compter les innombrables sociologues qui ont traité avec rigueur de la scène contemporaine de l’art (de Menger à Boltanski). Ces omissions ne doivent rien au hasard et elles conduisent ainsi Michaud à positionner son propos dans la filiation d’une certaine tradition de la pensée sur l’art. Entre les lignes, apparaît aussi une forme de nostalgie pour une époque où le discours esthétique participait, comme les textes philosophiques, de considérations très profondes sur le monde.

4Ceci étant dit, de nombreux passages abandonnent cette hauteur de vue et succombent à une forme d’écriture plus triviale, que l’on rangerait davantage du côté de la critique d’art, voire d’une sociologie « spontanée » (certains passages font penser à Lipovetsky, Baudrillard ou Debord). L’auteur excelle d’ailleurs dans ce genre d’écriture et ses formules font souvent mouche : « Il y a aujourd’hui un empire de la beauté morale […] Il faut être bon, gentil, bien habillé, y compris en tenue de baroudeur » (p. 26) ; « De même que certaines lessives avaient autrefois la qualité “vues à la télé”, beaucoup d’œuvres valent aujourd’hui parce que “achetées par Pinault” ou “montrées chez Prada” » (p. 70) ; « L’individu contemporain vit sa vie d’idiot sensitif » (p. 199) ; « Les Narcisse contemporains sont tous uniques et font tous la même chose […] » (p. 208) ; « Désormais, c’est “dollar”, “waouh !” et “bien pensance” » (p. 243).

5Que peut-on penser de « L’Art, c’est bien fini » ? En un sens, il participe, avec un certain talent, d’une longue histoire du discours philosophique désenchanté sur l’art (ou sur le monde). Selon une tradition bien établie, le philosophe se mue à l’occasion en prophète et dénonce la perte des valeurs (p. 75-76) ou le fait que « la réalité est devenue apparence » (p. 210). Michaud est bien conscient du risque de passer pour un vieux grincheux. Il évite ainsi de condamner sans discernement tout l’art contemporain ou tout l’hédonisme propre à notre époque, rappelant très justement que « c’est bien nous qui prenons plaisir à cette esthétisation » (p. 34). Son essai a surtout pour but de pointer la fusion de l’art et de l’esthétique, au sein d’un monde où désormais « tout se vaut ». Certaines tendances évoquées ici ou là sont indéniables : le retour de l’éthique dans le discours sur l’art, l’omniprésence du principe de précaution, le culte de l’événement pour l’événement, la fascination pour les sommes dépensées par les puissants…

6Si la démonstration n’est pourtant pas complètement convaincante, c’est sans doute en raison du trop grand nombre de généralisations abusives (« les individus voient désormais tout à travers les filtres de l’esthétique » (p. 38), « on ne peut nier qu’il existe une sensibilité humaine de base » (p. 50), « tout l’art est désormais atmosphère, producteur et vecteur d’atmosphères » (p. 209)), mais aussi de la volonté de chercher à tout prix à appliquer des grilles d’analyse issues de la philosophie continentale à des objets « gazeux » (pour reprendre sa curieuse expression qui désigne tout ce qui n’est pas tableaux et sculptures (p. 9)). Or, un changement de point de vue théorique permettrait de comprendre en quoi l’art contemporain n’est pas aussi gazeux que cela et que, contrairement à ce qui est affirmé, le « faire » n’a pas disparu, (p. 74), même s’il ne se limite plus aux médiums et techniques traditionnels.

7Il faudra un jour l’admettre : l’art contemporain rompt de plus en plus avec les certitudes héritées de l’âge classique ou moderne. Il ne propose pas de rédemption, il n’est pas promesse de bonheur (même trahie) et fonctionne de fait dans un perpétuel présent, où en permanence une œuvre chasse l’autre. Cependant, cette situation ne peut être réduite au présent post-historique, annoncé autrefois par Danto (lequel est curieusement absent du livre de Michaud), mais renvoie plutôt à un monde où le rapport de l’art à l’histoire échappe à toute certitude et où de ce fait la question esthétique demande à être constamment repensée hors de toute transcendance.