1Dans le prolongement de son essai intitulé On Stage, la dimension scénique de l’image vidéo (2012), Mathilde Roman interroge ici les rapports qu’entretiennent de nombreux artistes avec la pratique de l’exposition, du point de vue de la construction de l’espace scénographique. Préfacé par Chantal Pontbriand, l’ouvrage se compose d’une longue introduction suivie d’entretiens menés entre 2015 et 2019 avec dix-huit artistes et duos identifiés sur la scène de l’art contemporain occidental. Plusieurs générations cohabitent dans l’ouvrage : certains artistes ont débuté leur carrière dans les années 1960 américaines marquées par l’expansion du Land art, des mouvements féministes et de l’art conceptuel (Carolee Schneemann, Dan Graham) ; d’autres ont vu leur travail émerger au cours des années 1980-1990, dans le sillon pluridisciplinaire ouvert par les théories postmodernes (Tony Oursler, Thomas Demand, Dominique Gonzalez-Foerster, Isaac Julien, Eija-Liisa Ahtila, Xavier Veilhan, Jordi Colomer) ; d’autres se sont fait connaître avec des pièces réalisées autour des années 2000-2010, période profondément marquée par la mutation technologique dans les moyens de production (Doug Aitken, Anri Sala, Julian Rosefeldt, Laurent Grasso, Laure Prouvost, Pauline Boudry et Renate Lorenz, Angelica Mesiti, Liv Schulman, Mika Rottenberg). Si l’on présente encore trop souvent leurs travaux comme tenants de tel ou tel médium (vidéo, performance, installation, environnement), l’auteure évite les classifications restrictives au profit d’une réflexion plus large sur les enjeux spatiaux du corpus sélectionné. Plus encore, sans chercher à déceler ce qui dans les pratiques artistiques relèverait du champ de l’art ou de la scénographie, l’ouvrage se donne pour ambition de réunir deux domaines distincts dans une même expérience de la création et de la réception : « La scénographie, dont le rôle a été longtemps sous-estimé, souvent gommée dans le débat esthétique, revient donc aujourd’hui en force dans une définition élargie » (p. 53), elle incarne « un des défis majeurs de la création artistique dans le rapport à l’exposition : déhiérarchiser les savoirs et élargir les cadres de l’émotion artistique » (p. 62).

2C’est depuis le point de vue de la critique d’art que l’auteure explore le potentiel spatial des œuvres qu’elle prend soin de décrire en détail. Plus intuitif que strictement
analytique, le texte de Mathilde Roman prend racine depuis son expérience de spectatrice : ses témoignages de visites d’expositions assument un récit à la première personne permettant au lecteur de se projeter dans différentes situations. Abordable pour un lectorat non avisé, le livre réussi le pari de « diminuer la distance entre le spectateur et l’œuvre » (p. 93) tout en déployant une étude sérieuse, basée sur ce que l’auteure nomme collaboration : construire une réflexion à partir des échanges avec les artistes « dans l’énergie du dialogue et des rencontres » (p. 93). Intuitive encore, la sélection du corpus que l’auteure ne s’attarde pas à justifier. Il est simplement énoncé que « les artistes choisis pour ces entretiens ont tous marqué le territoire de l’art par leur manière de penser l’exposition comme prolongement du processus créatif, mais aussi par leur questionnement politique de l’image et par leur désir de s’adresser à des consciences actives inscrites dans des corps en éveil » (p. 61). Pour défendre cette position, l’auteure s’arrime à de très nombreuses références qui auraient pu former un cadrage théorique si elles avaient été développées, confrontées les unes aux autres et discutées. Il s’agit peut-être de la seule limite de l’ouvrage, qui ne parvient pas toujours à solidifier l’argument général. Par exemple, lorsque l’auteure revient sur les travaux de l’historien de l’art Alexander Dorner et les propositions scénographiques de El Lissitzky, Herbert Bayer ou Frederick Kiesler des années 1920-1930, l’on peut regretter que les références au Bauhaus et au pragmatisme de John Dewey ne soient que rapidement survolées, alors qu’elles semblent avoir eu une importance (p. 27) pour « contrer la passivité du spectateur » (p. 29) et « concevoir un spectateur-acteur […] dans une action scénarisée [qui] relève de l’engagement politique » (p. 36).
Par ailleurs, il n’est aucunement question des travaux post-structuralistes comme ceux de Roland Barthes, Jacques Derrida ou Michel Foucault, ni même des positions de Jacques Rancière ou Umberto Eco, qui constituent pourtant un socle théorique fondamental pour penser l’évolution de la place du public. Enfin, les citations empruntées à Anna Tsing, Donna J. Haraway, Boris Groys, Dorothea von Hantelmann ou Jakob von Uexküll induisent la dimension politique et sociale des œuvres qui, situées « hors du seul schéma anthropocentrique » (p. 90), « contredisent le diktat sociétal de recentrement » (p. 72), autorisent « des régimes d’attention variés » et relèvent « d’un engagement pour des fonctionnement sociétaux alternatifs » (p. 71). Toutes ces références appuient la thèse suivante : « en construisant des points de vue décalés sur les images du monde, l’artiste et le scénographe cherchent à agir à un niveau politique » (p. 58). Si elles ont le mérite d’introduire des auteurs contemporains à la réflexion, l’ensemble ne permet pas pour autant de répondre à la question « en quoi une construction narrative qui multiplie les points de vue, entremêle les temps du récit avec ceux du présent de la réception et déplace les corps et les regards, serait-elle un lieu d’émancipation pour le spectateur ? » (p. 61) L’ouvrage fait sentir le potentiel politique des œuvres qui repensent l’exposition comme un espace de relations autres, et introduit des pistes théoriques qu’il reste à analyser en profondeur. En ce sens, il encourage à poser des questions d’ordre spatial (cruciales) et à développer une recherche sur la scénographie en tant « qu’outil technique » et « parti pris idéologique » (p. 14) dans le domaine de la philosophie esthétique.