1Après deux ouvrages dédiés aux avant-gardes entre 1848 et 1945, Naissance de l’art contemporain apparaît comme le dernier (?) tome d’une série qui a cherché à proposer une histoire du long siècle de l’art moderne sous une forme à la fois accessible et renouvelée. Deux traits notamment la distinguent : un effort, d’abord et surtout, pour « mondialiser » l’histoire de l’art des 19^e et 20^e siècles, en sortant des récits convenus limités au duopole Paris-New York, pour mettre en lumière non seulement des territoires européens négligés (en particulier l’Europe de l’Est), mais aussi d’autres régions du monde, dont les apports décisifs ont été minorés (comme l’Amérique latine) ; une approche, ensuite, centrée sur les relais marchands, critiques, politiques et muséaux par lesquels se sont affirmées les générations successives de l’art moderne, privilégiant ainsi au formalisme traditionnel de l’histoire de l’art une perspective socio-institutionnelle.

2Le troisième volume de cette histoire est donc consacré à un quart de siècle aussi riche que complexe, marqué dans une première phase par une certaine routinisation des avant-garde abstraites ; puis, à partir de la fin des années 1950 et jusqu’au cœur des « années 68 », par le retour d’un avant-gardisme plus novateur et contestataire, ouvrant la voie à ce que l’on qualifie depuis d’art contemporain. Le choix de ne pas inclure les années 1970 dans l’histoire de la genèse de ce nouveau régime artistique pourrait toutefois être discuté. S’il n’est pas possible de résumer entièrement cette épaisse publication, fondée comme les précédentes sur une impressionnante synthèse de nombreuses sources en plusieurs langues, on peut cependant en relever quelques-unes des thèses les plus stimulantes.

3Son premier apport réside, à propos de l’abstraction d’après-guerre, dans la révision du mythe du triomphe de l’Ecole de New York, qui a conduit à oblitérer les composantes non-américaines de la peinture des années 1950. L’autrice revient ainsi sur la « Nouvelle Ecole de Paris », principale victime du succès de l’expressionnisme abstrait, non pas pour la réévaluer dans un réflexe chauvin tardif – l’ouvrage souligne bien l’enfermement de cette peinture parisienne dans des formules académiques et marchandes – mais pour en rappeler l’influence encore prépondérante dans le monde à cette période. C’est aussi l’occasion de jeter la lumière sur d’autres courants picturaux contemporains, yougoslave, espagnol, polonais, mexicain ou brésilien, plus ignorés encore. Comme l’a aussi montré Catherine Dossin, l’Ecole de New York ne parvient véritablement à s’imposer comme une référence prédominante en Europe qu’au tournant des années 1960, un succès plus difficile et tardif qu’on ne le présente d’ordinaire.

4De longues pages, parmi les plus intéressantes de l’ouvrage, sont consacrées ensuite aux premières ruptures vis-à-vis de cette hégémonie abstraite : souvent identifiées à l’art pop et minimal, dans un récit là encore très américano-centré, elles sont en fait à la fois plus précoces et plus européennes. C’est dès la seconde moitié des années 1950 qu’émergent dans plusieurs pays des rébellions convergentes contre l’emprise de l’abstraction : le groupe Zero en RFA, Nul aux Pays-Bas, les Nouveaux Réalistes en France, la mouvance autour de la revue Azimuth en Italie ou encore Neo Dada aux Etats-Unis. Joyeux-Prunel souligne d’ailleurs à propos de ces derniers qu’ils ont construit leurs œuvres et leur succès en se tournant d’abord vers l’Europe, à un moment où la scène new-yorkaise s’en désintéressait au profit d’interminables prolongements modernistes. Elle montre aussi que ces labels nationaux, liés à diverses ambitions carriéristes et marchandes, sont en fait assez tardifs : ces artistes ont d’abord fonctionné, à la fin des années 1950, comme un réseau transnational assez informe, contribuant ainsi à l’émergence d’un champ de l’art plus polycentrique qu’auparavant, autour de Milan, Düsseldorf, Paris, Anvers, Amsterdam ou Stockholm.

5L’ouvrage prend donc soin de temporaliser de manière rigoureuse sa période, en particulier les années 1960, dont les multiples tendances à succession rapide sont souvent amalgamées en un bloc et ramenées à l’imaginaire vague des « Sixties ». De même que les caractéristiques du Pop art ne doivent pas être projetées sur les artistes néo-dadaïstes apparus quelques années plus tôt dans un registre bien différent, il faut mesurer
le caractère tardif de la politisation du champ des arts plastiques, que la postérité a pourtant retenu comme l’un des traits principaux de la décennie 1960. Si les artistes Zero, Pop ou Fluxus ont bien renoué avec l’esprit irrévérencieux et anti-art de certaines avant-gardes historiques, largement absent de l’abstraction d’après-guerre, ils ne se préoccupent guère en revanche de politique. Bien qu’il existe des antécédents (comme le situationnisme) et des décalages chronologiques selon les lieux, c’est surtout à partir du milieu de la décennie que l’art se politise, autour notamment de la contestation internationale de l’impérialisme américain. C’est ce que détaille la dernière partie de l’ouvrage, en mettant en avant les révoltes artistico-politiques latino-américaines.

6Comme pour toute synthèse de ce genre, il est toujours possible de pointer la place, trop grande ou trop faible, accordée à certains mouvements. L’art minimal et les débuts de l’art conceptuel, en particulier, semblent traités un peu rapidement, alors qu’ils ont représenté une influence majeure, bien au-delà des Etats-Unis. Peut-être est-ce à nouveau une manière de s’écarter de l’historiographie canonique des années 1960, établie d’après la perspective d’historiens et de critiques d’art new-yorkais, qui ont en conséquence accordé une place excessive à la scène américaine. Sans tomber dans un excès inverse, la révision de ce récit figé constitue bien un enjeu majeur de l’écriture de l’histoire de l’art dans la seconde moitié du 20^e siècle, de même que celle des avant-gardes historiques doit être redécouverte au-delà du mythe d’une domination sans partage de l’Ecole de Paris, comme l’avait montré Joyeux-Prunel dans ses précédents volumes.