« documenta fifteen »
« documenta fifteen », Kassel, divers lieux, 18 juin – 25 septembre 2022
Texte intégral
1La 15e édition de la documenta marque une rupture dans l’histoire de cette institution. Le projet du collectif ruangrupa qui l’organise est en effet de mettre en cause tout à la fois la figure de l’artiste tout-puissant, l’objet d’art commercialisable et la centralité du monde de l’art euro-américain. Il est notamment question de s’opposer au marché, aux collectionneurs et aux institutions publiques. Pour cela des événements plutôt informels sont proposés : rencontres, workshops, repas, discussions, promenades, publications, sessions pédagogiques… L’essentiel de la programmation est confié à quatorze collectifs, généralement non-occidentaux, lesquels se chargent d’inviter d’autres personnes selon leurs besoins (67 individus ou groupes sont finalement représentés à Kassel). Il ne s’agit pas de leur demander des interventions spécifiques, mais plutôt de déplacer à Kassel des pratiques ayant lieu ailleurs. L’un des traits caractéristiques de cette édition tient de fait à la volonté de ruangrupa de proposer d’autres modèles d’organisation. Pour cela, tout un vocabulaire d’origine indonésienne est convoqué. Le lumbung, concept central, évoque les granges communales où les surplus de riz sont stockés et répartis équitablement ; par extension, cela désigne un idéal d’organisation collective. Les majelis sont des assemblées, y compris entre différents groupes (ce qui donne lieu à des harvests [récoltes] production de documents de synthèses en forme de tableaux explicatifs). Les ekosistem sont les entités gravitant autour d’un collectif dans son contexte d’origine. D’autres mots parsèment l’exposition : meydan (espace commun), inter-lokal (relations inter-contextuelles), nongkrong (discussions informelles), sobat-sobat (médiation).
2Paradoxalement, ruangrupa ne se positionne pas sur un plan théorique et ne s’intéresse pas tant au contenu proposé par les différents collectifs qu’à la manière dont ceux-ci fonctionnent d’un point de vue pratique. De ce fait, l’exposition ressemble un peu à un congrès professionnel rassemblant des collectifs de toute nature qui échangent sur leurs expériences. C’est un peu le point fort – dans un foisonnement un peu débridé des approches – et la limite de l’exercice, sachant que les collectifs invités travaillent dans des situations très hétérogènes ou que leurs objectifs ne sont pas les mêmes. Certains sont liés à des lieux indépendants ou des artist-run spaces, comme le Britto Arts Trust de Dhaka (Bangladesh) ou Waza de Lubumbashi (RDC) et ont donc un ancrage local fort. D’autres, comme *FondationClass*, né au sein des Beaux-Arts de Berlin, sont plutôt des groupes d’artistes qui cherchent à s’entraider, sans avoir véritablement de projet commun. D’autres encore peuvent être vus comme des activistes cherchant à faire émerger telle ou telle question dans l’espace public, à l’instar de The Black Archives, The Nest Collective ou, dans un autre registre, de l’école mise en place par le réseau Arts Collaboratory. Certaines activités s’apparentent à du travail social : Project Art Works s’occupe de personnes « neurodiverses » au Royaume-Uni et Trampoline House aide les demandeurs d’asile au Danemark. D’autres associations, peut-être plus opportunistes, reflètent enfin la volonté de certains artistes de parvenir à participer à la documenta. En effet, si l’on creuse un peu, on voit bien que contrairement à ce qui est annoncé, un certain nombre d’artistes, parfois connus (Dan Perjovschi, Jimmy Durham, Erick Beltran…) figurent au programme. Leur positionnement vis-à-vis de l’ensemble est évidemment très ambigu : valorisent-ils les collectifs auxquels ils sont associés – Tania Bruguera avec INSTAR, Graciela Carnevale avec La Intermedial Holobiente, Michael Rakowitz avec SADA, Atelier van Lieshout avec MAMA ou Hito Steyerl avec INLAND – ou est-ce l’inverse ? Pour sa part, Perjovschi s’en sort par une pirouette : « ma pratique est individuelle, mais pour le bien collectif ».
3Les projets sont très diversifiés : des junk sculptures du collectif haïtien Atis Rezistans, aux statistiques de Richard Bell sur la dette de l’Australie vis-à-vis des Aborigènes, en passant par le projet de recherche-création de Cao Minghao et Chen Jianjun sur les réseaux de distribution d’eau en Chine, le workshop des designers d’El Warcha, les films no-budget du studio Wakaliga Uganda, etc. La visite de la documenta peut de ce fait s’avérer assez cocasse : on y voit des groupes de retraités allemands qui rencontrent des groupes d’activistes philippins ou kenyans, tout en s’interrogeant sur la posture à adopter. Les premiers sont en quête d’émotion esthétique (qu’on ne leur propose pas) et les autres de validation, voire de financement (qu’ils n’obtiennent pas). L’autre dimension amusante tient la manière dont certains collectifs – et en premier lieu ruangrupa – reproduisent les méthodes de management enseignées dans les écoles de commerce : valorisation de la mise en place de réseaux, du brainstorming, du travail par projets, de la mobilité et de l’adaptabilité, etc. On n’est pas loin du Nouvel esprit du capitalisme de Boltanski et Chiapello.
4Le point le plus faible de cette édition de la documenta est sans doute à mettre en relation avec la grande naïveté des organisateurs, laquelle se lit dès l’introduction du catalogue, lorsqu’ils expliquent qu’ils ont inversé le rapport de force avec les institutions occidentales, en invitant la documenta à faire partie de leur programmation, plutôt que l’inverse (p. 12). Dans ce cas, pourquoi venir à Kassel ? Par ailleurs, le fait de ne pas trop se préoccuper du contenu des propositions, en pensant qu’il suffit de réunir des personnes de bonne volonté, pose le problème des choix – ou des non-choix – qui sont effectués. La polémique engendrée par la présentation de caricatures antisémites dans l’une des œuvres du collectif indonésien Taring Padi est révélatrice de cette situation, même si cela ressemble à première vue à un épiphénomène. Le problème de fond est d’avoir cru qu’on pourrait intervenir directement dans l’espace public, tout en échappant aux questions d’ordre politique et aux situations de conflit. L’innocence de ruangrupa vis-à-vis de la situation spécifique de l’Allemagne – la manière dont ils entendent « infiltrer le tissu urbain de Kassel » – fait hélas penser à la manière dont les Occidentaux ont cherché à imposer leurs conceptions dans les colonies en tenant pour quantité négligeable les usages locaux.
Pour citer cet article
Référence papier
Jérôme Glicenstein, « « documenta fifteen » », Marges, 35 | 2022, 180-181.
Référence électronique
Jérôme Glicenstein, « « documenta fifteen » », Marges [En ligne], 35 | 2022, mis en ligne le 14 octobre 2022, consulté le 04 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/marges/3140 ; DOI : https://doi.org/10.4000/marges.3140
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