1Jonathas de Andrade est, ces dernières années, l’un des artistes brésiliens les plus actifs sur la scène de l’art contemporain international (il représente son pays à la Biennale de Venise de 2022) et, à quarante ans, il fait l’objet d’une première rétrospective dans l’une des principales institutions de São Paulo.

2Bien que celle-ci soit découpée en trois parties, « un corps pour jouer », « jeux corporels » et « échelles de dévoration », il est difficile de séparer complètement les thématiques poursuivies par l’artiste, qui se retrouvent de projet en projet avec une certaine constance. On l’aura compris : la question du corps – et singulièrement du corps en mouvement – est centrale. La vidéo Nó na garganta [la gorge nouée] (202 2) montre ainsi des gardiens du zoo de Maragogi aux prises avec des serpents qui les entraînent dans une chorégraphie spontanée où équilibres et déséquilibres, maîtrise et mise en danger, alternent constamment. Dans un registre proche, O peixe [le poisson] (2016) filme un rituel mis au point par de Andrade et qui consiste à attraper des poissons et à les maintenir hors de l’eau, dans les bras des pêcheurs, jusqu’à ce qu’ils suffoquent et meurent. La relation entre humain et animal prend ici aussi la forme d’un agencement des corps en mouvement constant. Des corps, cette fois anonymes, sont présents également dans la vidéo 4 000 disparos [4 000 coups] (2010), où se succèdent les visages d’hommes croisés par l’artiste dans les rues de Buenos Aires. Le défilement extrêmement rapide ne permet pas de les individualiser et l’ensemble alterne de ce fait entre impression de voyeurisme et de surveillance. Le même genre d’ambivalence conduit à Achados e perdidos [objets trouvés]. De Andrade a récolté près d’une centaine de slips de bain dans les piscines publiques de Recife, ville du Nordeste dont il est originaire. Ces slips anonymes sont mis en scène, enfilés sur des bassins d’hommes en céramique réalisés par des sculpteurs de la région et présentés dans une grande installation au centre de l’espace ; là aussi en mettant en valeur les mouvements des corps dans des poses souvent fortement sexualisées.

3La question de l’homoérotisme est très présente dans l’exposition. Elle est implicite dans la série photographique Maré [marée] (2014) – images des sous-sols d’un ancien yacht club des années 1960 situé sur la plage, soumis aux flux et reflux de la mer, et lieu important de rencontres homosexuelles. Elle est également sous-jacente au plus important travail entrepris par l’artiste : O Museu do Homem do Nordeste [le Musée de l’homme du Nordeste] (2013). Une série de 77 affiches présente ainsi des portraits d’hommes (recrutés par petites annonces) qui sont à la fois représentatifs de leur région et érotisés par la photographie. Le projet ne se limite cependant pas à cette série d’images, puisqu’il s’agit plus généralement d’une forme de commentaire à la fois sur la question du musée (à l’instar du Musée d’art moderne-département des Aigles de Marcel Broodthaers) et de l’anthropologie. Le Musée de l’Homme du Nordeste existe en effet déjà : il s’agit d’une institution créée par le sociologue Gilberto Freyre dans les années 1970, dans le but de revaloriser la culture de cette région. De Andrade s’en empare comme prétexte lui permettant de revenir sur les oublis et non-dits concernant le Nordeste, reprenant notamment un film au sujet de Freyre pour en proposer une nouvelle version permettant de mettre en évidence les implications de race et de classe de l’original (O caseiro [le gardien] (2016).

4Plus généralement, plusieurs œuvres ont une tonalité critique vis-à-vis non seulement de Gilberto Freyre, mais aussi de Paulo Freire, le célèbre auteur de La Pédagogie des opprimés (1970), dont de Andrade reprend le projet d’alphabétisation, par la distribution de cartes associant textes et images, mais en choisissant de repenser celles-ci lors d’une discussion avec un groupe de femmes illettrées. Avec Educação para adultos [Éducation pour adultes] (2010), les nouvelles illustrations sont désormais grinçantes : faca [couteau] montre un homme que l’on menace d’avoir la gorge tranchée ; preguiça [paresse] montre un corps de SDF étendu sur un trottoir ; roupa [vêtements] montre un atelier de confection, etc.

5La même volonté critique se retrouve dans Ressaca tropical [gueule de bois tropicale], un montage qui se déploie dans l’espace et illustre le texte d’un journal intime trouvé par hasard, qui mêle description du monde du travail et aventures sentimentales dans le Recife des années 1970. Des images sont ajoutées qui proviennent de quatre sources différentes : photos aériennes, photos de la vie quotidienne, portraits, bâtiments. L’ensemble produit une fiction assez troublante où se mêlent histoire personnelle et collective, sphère intime et espace public. On l’aura compris, les œuvres de Jonathas de Andrade empruntent souvent ce genre de formule où les questions d’ordre personnel sont perçues comme politiques, d’autant plus que l’artiste ne travaille jamais de manière isolée mais avec différents groupes sociaux ; qu’il s’agisse des sculpteurs du Pernambouc, des gardiens de zoo, des groupes d’illettrés ou encore des conducteurs de charrette qu’il se propose de soutenir en organisant une course dans les rues de Recife lors d’O levante e O que sobrou da primeira corrida de carroças do centro de Recife [Le soulèvement et ce qui restait de la première course de charrette au centre-ville de Recife] (2012-2014). Bien entendu, avec ce genre de démarche, il pourrait être aisé de remarquer que l’artiste se présente comme le porte-parole de personnes dans une situation difficile et qu’il en profite pour en retirer un bénéfice symbolique (et ultérieurement financier). Il le reconnaît d’ailleurs implicitement, ayant inclus dans son Museu do Homem do Nordeste une salle intitulée « Département d’éthique et de culpabilité ».