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Comptes rendu d'ouvrages et d'expositions

Craig Owens, Le Discours des autres

Paris, Même pas l’hiver, 2022, 288 p.
Sarah Teraha
p. 186-187
Référence(s) :

Craig Owens, Le Discours des autres – Traduction Gaëtan Thomas, Paris, Même pas l’hiver, 2022, 288 p.

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Texte intégral

1Près de quarante ans après leur parution aux États-Unis, huit articles de Craig Owens bénéficient enfin d’une traduction française dans Le Discours des autres, recueil établi et dirigé par Gaëtan Thomas. Figure emblématique de la critique d’art américaine, et singulièrement new-yorkaise, Craig Owens est un nom indispensable pour aborder une théorie exigeante du postmodernisme appliquée à, ou extraite de, la production artistique américaine des années 1980. Publiés dans October dès 1979, puis dans Art in America jusqu’à sa mort prématurée des suites du SIDA en 1990, ses textes sont une méthode de traitement de l’art. À partir de multiples emprunts au poststructuralisme, à la psychanalyse ou à la linguistique, l’ensemble de ses articles forme un appareil critique qui vise à élucider la situation de l’art dans un système global de productions culturelles.

2« La pulsion allégorique : vers une théorie du postmodernisme » (1980) est l’article le plus complexe et sans doute le plus spectaculaire de Craig Owens. Son programme, énoncé dans « Earthwords » un an plus tôt, fera date : si tournant postmoderne il y a, alors celui-ci se confond avec un « tournant textuel de l’art contemporain », « une éruption du langage dans le champ esthétique » qui provoque une « confusion du verbal et du visuel ». Figure empruntée à la critique littéraire et historiquement reléguée au statut d’« erreur esthétique », l’allégorie est d’abord hyperbolique du postmodernisme en tant qu’elle met en échec l’impératif esthétique fondamental du modernisme : la spécificité du médium. Structurellement « méta-textuelle », l’allégorie entraine à l’inverse une dissociation de la forme et du contenu en se manifestant comme un « supplément » au texte originel, « l’œuvre allégorique est synthétique, elle traverse les frontières esthétiques ». S’appuyant sur les images de Troy Brauntuch, Sherrie Levine et Robert Longo ou les performances de Laurie Anderson, Craig Owens propose une théorie qui permet de rassembler sous une même « pulsion allégorique » l’ensemble des expressions hétérogènes du postmodernisme et offre ainsi une grille de lecture pour l’installation de pratiques interdisciplinaires dans l’art contemporain : qu’il s’agisse d’appropriation, d’hybridation, d’accumulation ou de citation, chacune de ces techniques « sollicitent et déçoivent notre désir que l’image soit immédiatement transparente à sa signification » et se transforment en actes d’une « allégorie de l’illisibilité » contemporaine.

3Avec « La pulsion allégorique », Craig Owens pose les fondations d’une théorie qu’il ne cessera d’affiner et d’ajuster et qui se donne à voir en perpétuelle progression dans l’enchainement des textes compilés pour Le Discours des autres. Coïncidant avec son départ d’October, dont il déplore l’élitisme, « Le Discours des autres : féministes et postmodernisme » (1983) revient sur « le cas de grave négligence critique » dont il a fait preuve dans « La pulsion allégorique » : les images que Laurie Anderson incorpore dans ses performances ne sont pas seulement des métaphores sur le thème de l’impuissance du langage et de la communication mais des images de « différenciation sexuelle » et du privilège du masculin dans ces systèmes. Avec cet article, Craig Owens singularise sa position sur le postmodernisme en y introduisant la question de la différence sexuelle et en croisant « critique féministe du patriarcat et critique postmoderne de la représentation ». Qu’il s’agisse de Laurie Anderson ou de Martha Rosler, Cindy Sherman et Barbara Kruger, ces artistes ne se contentent pas d’exposer l’impasse de toute tentative de représentation en contexte hyper-médiatisé, elles s’attaquent plus précisément aux « cadres énonciatifs » qui produisent le « sujet de la représentation » comme essentiellement « centré, unifié et masculin » et construisent le féminin comme objet passif et silencieux du « spectacle, du regard et du plaisir » masculin. Les stratégies qu’elles mettent en œuvre annexent une critique du regard et de la visualité replacés au sein d’un corpus idéologique promu par le modernisme : « l’esthétique moderne affirmait que la vue était supérieure aux autres sens en raison de son détachement aux objets ». Or, en tant qu’instruments de mise à distance, la vue et le regard sont aussi ce par quoi sont réifiés, puis « maitrisés », les sujets de la différence, spécifiquement féminins.

4Ici, Craig Owens affirme sa position, et dans le même geste, prend ses distances avec tout un pan du monde de l’art, critiques et artistes confondus. S’il cite nommément Benjamin Buchloch comme symptomatique d’un certain aveuglement de la critique au genre, c’est aussi, en sous-texte, une « tentative désespérée de retrouver la maitrise » de certains artistes masculins qu’il cible, et qu’on devine incarnés par Julian Schnabel ou David Salle, impatients de redonner un second souffle au culte de l’artiste individuel, génial et triomphant. Dès lors, chaque texte de Craig Owens semble animé d’une éthique pudique mais puissante, il n’écrit plus sur des artistes, mais bien « aux côtés de », avec des artistes qu’il choisit principalement parmi des femmes et avec lesquelles il partage « un projet commun ». « Poser » (1984), précédé de « L’effet Méduse ou la ruse spéculaire » (1984), est le morceau le plus explicite en la matière. En étudiant la figure de la pose dans les photographies de Barbara Kruger, il interroge également sa propre présentation au monde, les modalités de la construction du sujet en persona sociale, et révèle la quête intime au cœur de ses articles, toujours motivés par une « intuition autobiographique ». Par l’attention que Craig Owens porte aux dynamiques de domination et aux discours des vulnérables, ses articles débordent systématiquement de leur propre champ – l’art contemporain, comme prétexte – pour atteindre une dimension bien plus culturelle et politique, dont l’actualité et la justesse demeurent.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sarah Teraha, « Craig Owens, Le Discours des autres »Marges, 36 | 2023, 186-187.

Référence électronique

Sarah Teraha, « Craig Owens, Le Discours des autres »Marges [En ligne], 36 | 2023, mis en ligne le 19 avril 2023, consulté le 06 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/marges/3314 ; DOI : https://doi.org/10.4000/marges.3314

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