Claude Gautier, Michelle Zancarini-Fournel, De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche
Claude Gautier, Michelle Zancarini-Fournel, De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche – Paris, La Découverte, 2022, 270 p.
Texte intégral
1Si l’on peut en partager les intentions, l’ouvrage de Gautier et Zancarini-Fournel ne satisfait pas entièrement les promesses de sa quatrième de couverture, à savoir celles d’« interroge[r] les notions d’engagement et de distanciation critiques en les situant dans l’histoire du temps présent ». Sans doute vaut-il mieux le lire, malgré sa relative épaisseur, comme une réaction à chaud face à divers débats d’actualité.
2Les deux auteurs commencent par un survol de l’histoire sociale et politique depuis 1989, sans que le lien avec leur sujet ne soit toujours évident. Il s’agit plutôt, semble-t-il, de cadrer une situation contemporaine (fin du bloc soviétique, mouvements sociaux, soulèvements des banlieues, attentats) et d’évaluer à grands traits ses effets sur le monde intellectuel. La deuxième partie revient sur trois moments de débat autour de l’autonomie des intellectuels en France. Les brèves pages consacrées à l’Affaire Dreyfus et à Mai 1968 en résument quelques enjeux bien connus avant de faire place à la période actuelle. Dans ce passage – qui aurait pu être plus détaillé, puisqu’il touche à la problématique centrale de cet essai – les auteurs rappellent les réformes qui ont scandé l’histoire récente de l’université (processus de Bologne, LRU en 2007 et LPPR en 2019-2020) ainsi que les résistances qui y ont été opposées.
3S’appuyant sur une lecture croisée de Durkheim et Weber, la troisième partie aborde sous un angle plus théorique le problème crucial du rapport entre faits et valeurs en sciences sociales, au cœur des polémiques récurrentes qui accusent les universitaires de sacrifier la science sur l’autel du militantisme. Enfin, une quatrième partie dédiée aux « questions brûlantes de notre temps » revient sur quelques notions autour desquelles se sont polarisés ces débats (études postcoloniales, genre, intersectionnalité, laïcité, islamophobie, etc.).
4On peut suivre la critique qu’adresse l’ouvrage au positivisme naïf des détracteurs actuels de l’université. Fer de lance de ces attaques, Nathalie Heinich tend à « réduire toute dimension axiologique » des sciences sociales à « un discours moral, politique, militant » (p. 168-169). Il y a souvent de la mauvaise foi à dénoncer une théorie scientifique au nom des motivations de celui qui l’énonce ou de ses possibles usages éthiques et politiques : sa vérité ne dépend in fine que de son accord avec la réalité qu’elle entend décrire et expliquer.
5Cependant, la position des auteurs offre également prise à la critique. Leur dénonciation des distinctions simplificatrices entre faits et valeurs les conduit en effet à une mise en cause de l’idée de vérité, à laquelle ils expliquent préférer celle d’objectivité, sans que l’on voie bien comment les séparer. Plus encore, l’objectivité est définie de manière très affaiblie comme un « accord avec l’état général des connaissances dans le domaine spécifique concerné à un moment donné du temps » (p. 173). Cela revient, sans que ce soit parfaitement explicité, à adopter une conception cohérentiste de la science, inspirée semble-t-il par Kuhn, soit un mode de validation scientifique qui privilégie la logique interne des théories (ou des « paradigmes ») à leur vérification empirique – au risque de verser dans un relativisme soft. Abandonner les valeurs de vérité et d’objectivité est un mauvais service à rendre à la défense de l’université, d’autant que c’est précisément le piège tendu par les adversaires d’une recherche libre et autonome, qui n’hésitent pas à se présenter en sauveurs de la raison, pour mieux en limiter les droits à s’exercer.
6Que le chercheur assume de parler depuis un point de vue situé n’implique en rien de « renonc[er] aux exigences de toute méthode scientifique » (p. 175), comme le soulignent d’ailleurs les auteurs. Au contraire, procéder à ce type d’auto-analyse et « historiciser les conditions dans lesquelles le savant se rapporte à son objet » (p. 175) est le moyen, non pas de supprimer, mais de conscientiser les inévitables motivations et déterminations extra-scientifiques qui conditionnent toute enquête et ainsi de contrôler, autant que possible, qu’elles n’en faussent pas les résultats.
7De même, la pluralisation des profils de chercheurs ne s’oppose pas au critère de vérité, mais vise au contraire à corriger les omissions et les erreurs que risque de produire une recherche trop homogène socialement et aveugle à son contexte d’exercice. Dans les sciences sociales en particulier, ces erreurs et omissions peuvent avoir partie liée avec des mécanismes d’oppression et d’exclusion subis par certains groupes sociaux (comme les femmes ou les ex-colonisés), de sorte que leurs luttes ont été une condition du progrès du savoir. Que le combat militant contre ces injustices puisse être à l’origine de nouveaux champs de recherche n’altère donc en rien leur valeur scientifique. Et, réciproquement, leurs résultats, une fois méthodiquement établis, peuvent nourrir en retour le débat public sans que cela ne les rende scientifiquement suspects, sauf à considérer que la recherche n’est qu’un pur exercice d’érudition, réservé aux cercles restreints des spécialistes. Ainsi comprise, l’objectivité scientifique n’interdit pas les prises de position politiques des chercheurs, en amont comme en aval de leur travail d’enquête.
8C’est à l’aune de cette convergence possible entre débat scientifique et débat démocratique que peut être compris, pour partie, le refus de Putnam (souvent cité) de séparer trop strictement faits et valeurs. La prudence et l’humilité intellectuelles, le privilège accordé à la vérification des faits sur la transmission des doctrines instituées, à la délibération informée sur les arguments d’autorité… Ces principes nécessaires à l’établissement des vérités scientifiques – que la philosophie analytique étudie d’ailleurs depuis quelques années sous le nom de « vertus épistémiques » – sont loin d’être neutres sur le plan des valeurs. Et c’est là peut-être que réside le principal pouvoir critique des sciences sociales (et de la science en général) : dans les effets émancipateurs, consubstantiels à la recherche scientifique, vis-à-vis de toutes les croyances imposées par l’autorité et la violence.
Pour citer cet article
Référence électronique
Nicolas Heimendinger, « Claude Gautier, Michelle Zancarini-Fournel, De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche », Marges [En ligne], 36 | 2023, mis en ligne le 19 avril 2023, consulté le 03 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/marges/3341 ; DOI : https://doi.org/10.4000/marges.3341
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