1La Biennale de Berlin ressemble à un emboitement de poupées russes. Le premier niveau correspond à l’image que souhaitent visiblement promouvoir les autorités publiques allemandes qui en sont les principales commanditaires : le catalogue est introduit par plusieurs textes, dus à Claudia Roth, ministre fédérale de la culture, Hortensia Völckers et Kirsten Hass représentantes de la Fondation fédérale pour la culture, Klaus Biesenbach, directeur de la Neue Nationalgalerie et Gabriele Horn, directeur de la Biennale de Berlin. Ces textes sont assez convergents, mettant en avant la même volonté « de prendre position à l’encontre de toute forme d’oppression et manque de liberté » et d’utiliser l’art « pour réparer les effets de la colonisation ». Les mots de Gabriele Horn résument très bien cela : « Sur un arrière-plan de discrimination qui persiste à l’encontre des peuples du Sud Global et des communautés Noires, autochtones et personnes de couleur (BIPOC) dans le Nord Global, l’extractivisme, l’effondrement climatique, la montée globale du fascisme et les scénarios impérialistes du moment, une perspective décoloniale suscite l’attention et ouvre des occasions d’action. ». En somme, ce qui est attendu de la Biennale de Berlin est de promouvoir une image progressiste de l’Allemagne, à l’avant-garde des questions cruciales qui se posent à notre époque.

2Le second niveau est représenté par la position du commissaire chargé de ce programme. Celui-ci n’a pas été choisi au hasard, puisqu’il s’agit d’un artiste, Kader Attia, célèbre justement pour ses prises de position décoloniales et des œuvres où la question des réparations joue souvent un rôle important : son texte d’introduction au catalogue peut d’ailleurs être lu comme une sorte de manifeste, à la fois artistique et politique. Le début est une attaque en règle contre la modernité occidentale et l’idéologie de progrès qui l’accompagne, responsable de multiples destructions à l’échelle de la planète. La modernité y est vue comme portant en germe les racines du fascisme. Selon l’auteur, confronté aux blessures et aux dommages sans nombre infligés à la planète, l’art seul peut résister, car il permet de renverser le contrôle capitaliste de l’attention, tout en ralentissant le temps et en ouvrant un espace de réflexion et de discussion. Face à une gouvernance algorithmique, Attia en appelle à l’imprévisible, aux émotions, aux rêves. Selon lui, nous devons quitter la cave platonicienne, « marcher vers la lumière et inventer le présent ».

3Le troisième niveau est celui des artistes invités par Attia. Nombre d’entre eux adhèrent sans doute entièrement à son programme et proposent différentes formes de réparation, sur un plan plus symbolique que pratique. Parmi les plus convaincants on retiendra le travail d’Ammar Bouras sur la mémoire des essais nucléaires français dans le sud algérien ; l’enquête d’Ariella Aïsha Azoulay sur les viols de femmes à Berlin après la Seconde Guerre mondiale, épisode oublié des livres d’histoire ; le témoignage de Birender Yav sur l’exploitation des travailleurs migrants en Inde ou l’enquête sur les restes humains originaires du Sri Lanka que mène Deneth Piumakshi Veda Arachchige dans les musées occidentaux. De ce point de vue, les travaux les plus spectaculaires sont peut-être ceux du groupe Forensic Architecture sur les nuages toxiques ou ceux de Susan Schuppli sur l’utilisation du froid comme moyen de torture. Certaines interventions sont prolongées de documentations, ressources en ligne, discussions et conférences, contribuant ainsi à une remise en cause des conditions habituelles de présentation de l’art contemporain.

4D’autres se situent plus à distance, dans un espace intermédiaire entre documentaire et intervention poétique, à l’instar d’Asim Abulaziz faisant déambuler des hommes yéménites à demi-nu et tricotant dans un ancien temple hindou d’Aden, de João Polido diffusant des musiques folkloriques mises à l’honneur par le régime de Salazar dans un sous-sol de Kunst-Werke ou encore de Lawrence Abu Hamdan qui transforme les violations de l’espace aérien libanais par les avions israéliens en une sorte de fresque nuageuse.

5Si la très grande majorité des présentations traduit des positions politiques assez claires (même lorsqu’elles sont métaphorisées), il y a tout de même quelques exceptions. Par exemple, Alex Prager expose une grande photographie mise en scène montrant une foule de femmes occidentales, sans que l’on sache exactement ce qui est visé ; Calida Garcia Rawles accroche à différents endroits des peintures représentant des objets ou des corps plongés dans l’eau ; à un endroit du parcours une sculpture un peu abstraite de Dao Chau Hai se dresse au milieu du passage. Des peintures d’espaces urbains vides de Driss Ouadahi évoquent sans doute quelque chose, mais quoi ? La question se pose aussi pour les images déformées imprimées sur toile par Noel W Anderson. À défaut de prises de position très claires, ces artistes représentent en tout cas un lien avec d’autres formes plus traditionnelles, voire avec le marché de l’art, ce qui n’est sans doute pas complètement anodin.

6Un autre ensemble d’œuvres ou d’artistes présente des témoignages (ou modèles) historiques. C’est le cas des vidéos déjà anciennes de Nil Yalter à propos du quotidien des immigrés en France ou son reportage sur la prison des femmes de la Petite Roquette (tous deux rapprochés du travail de Mathieu Pernod autour d’une famille de Roms d’Arles). C’est le cas aussi du Grand tableau antifasciste collectif ou de l’installation Poison soluble, scènes de l’occupation américaine à Bagdad de Jean-Jacques Lebel. Dans ce dernier cas, il s’agit sans doute de créer un pont vers l’actualité récente. Bien entendu, ici, comme pour l’ensemble de l’exposition, on s’interrogera tout de même sur la position à adopter en tant que visiteur. Certaines œuvres prennent à parti, documentent, font émerger des problèmes non résolus et incitent sans doute à l’action. Pour d’autres, en forme de témoignages, méditations, confrontations entre mémoire personnelle et écriture de l’histoire, c’est plus flou. En somme, là où l’exposition est sans doute la plus convaincante, c’est dans sa partie la plus engagée.