1Tiré d’une thèse soutenue en 2016 à l’EHESS et préfacé par Gérard Noiriel, cet ouvrage propose une histoire du théâtre public français à l’aune des enjeux de démocratisation culturelle. Il s’ouvre par un retour sur le théâtre populaire d’après-guerre, érigé en modèle implicite d’une liaison heureuse entre activité théâtrale et mission sociale. La suite du récit apparaît comme un lent détachement du théâtre subventionné vis-à-vis des classes populaires. Les prémisses seraient à chercher, paradoxalement, dans la fièvre brechtienne qui s’empare du champ théâtral français à partir de la fin des années 1950 : cette influence politise le théâtre populaire, mais elle tend en même temps à associer la conscientisation du public à des expérimentations formelles parfois difficiles d’accès – du moins telle qu’elle est promue par la critique théâtrale, notamment la revue Théâtre populaire et son plus célèbre représentant, Roland Barthes. Celui-ci illustre aussi les débuts d’une universitarisation du théâtre qui consolide son identification à une culture savante exclusive.

2Mais c’est surtout la période Malraux qui marque une rupture avec le théâtre populaire. La création du ministère des Affaires culturelles en 1959 reste associée dans les représentations communes aux idéaux de démocratisation et de décentralisation culturelles. Ces objectifs, pourtant, étaient déjà poursuivis sous la IV^e République. Le ministère de Malraux contribue surtout à institutionnaliser et sédentariser le théâtre public, au détriment de la logique de troupe qui prédominait jusqu’alors. D’autre part, il repose sur une conception de la démocratisation culturelle fondée sur le choc esthétique, hostile à tout effort pédagogique et à l’éducation populaire.

3Les « années 68 » marquent un second tournant. Là aussi, l’autrice nuance la vision commune qui a retenu du Mai théâtral la déclaration de Villeurbanne et son souci pour les « non-publics ». En réalité, les mobilisations des directeurs de théâtre et des metteurs en scène sont surtout orientées, explique Glas, par une conception des institutions culturelles mettant le « créateur » en son centre. Ainsi, l’appel aux non-publics, au lieu de revenir sur l’anti-pédagogisme malrucien, le prolonge sous une autre forme en faisant désormais de la politisation de la programmation et de l’expérimentation avant-gardiste le substitut d’un travail de popularisation du théâtre. Plusieurs metteurs en scène devenus directeurs d’institutions nationales – comme Jean-Pierre Vincent, particulièrement ciblé par l’ouvrage – se débarrassent même des équipes d’animateurs à leur arrivée.

4Les années Lang institutionnalisent cet état de fait : l’augmentation des subventions est corrélée à une focalisation toujours plus poussée sur le « créateur » et à une démonétisation des fonctions d’animation au profit de la figure nouvelle du « programmateur ». Revenant sur le rôle des associations et syndicats professionnels (notamment le Syndeac), l’autrice montre que le théâtre public suit une professionnalisation et une bureaucratisation croissantes et devient ainsi « une affaire de spécialistes » (p. 249). La période contemporaine, enfin, est traitée plus rapidement, au motif que « les politiques culturelles en matière théâtrale ont peu évolué depuis le début des années 1990 » (p. 300).

5Très riche d’informations, fondé sur des sources et des méthodes variées (prosopographie, entretiens, archives), cet ouvrage se distingue par sa capacité à articuler divers champs disciplinaires trop rarement associés : histoire des politiques culturelles, sociologie des publics et des intermédiaires culturels, analyse des œuvres et des styles théâtraux, etc. Mais, en présentant l’histoire du théâtre public depuis 1945 comme une lente trahison des classes populaires par les tenants de l’avant-garde, il prend le risque de négliger le poids de certains facteurs structurels dans l’élitisation du théâtre, qui ne résulte pas que des choix des metteurs en scène français – il aurait été intéressant à cet égard d’esquisser des comparaisons avec d’autres espaces nationaux. D’autre part, le paternalisme parfois autoritaire du théâtre de troupe des années 1950, que décrit d’ailleurs bien l’ouvrage, et sa célébration consensuelle des chefs-d’œuvre du siècle classique ne semblent pas toujours être des modèles de démocratisation réussie. L’autrice semble donc parfois adopter, par souci démocratique, une forme de conservatisme esthétique dont les implications ne sont pas pleinement déployées. La défiance vis-à-vis de l’expérimentalisme des metteurs en scène d’avant-garde conduit ainsi à minorer leurs critiques en 1968 contre le légitimisme culturel, qui représentait bien pourtant une limite du théâtre populaire comme de la politique culturelle malrucienne.

6Ces remarques ne remettent pas en cause la valeur de l’ouvrage. Celui-ci éclaire de manière fine et percutante les tensions entre soutien à la création et démocratisation de l’art, qui traversent d’ailleurs aussi le champ des arts plastiques, selon des logiques proches. Ces tensions sont pourtant constamment déniées, non seulement par les artistes, leurs intermédiaires, les administrations culturelles qui les soutiennent, mais aussi par les chercheurs eux-mêmes : la solidarité avec leur objet d’étude les amène souvent à prendre pour acquis le pouvoir « par nature » égalitaire et émancipateur du théâtre, quitte à négliger certains faits sociologiques élémentaires, et Glas propose à cet égard une critique brève mais utile des travaux de Jacques Rancière et Olivier Neveux. Dans un tel contexte, le souci de l’ouvrage pour les (non) publics populaires apparaît bienvenu et l’autrice appelle avec justesse à mettre cette préoccupation au cœur de l’activité artistique, dès la programmation et la mise en scène, au lieu de la déléguer a posteriori à des figures dominées de l’institution théâtrale (animateurs…). Un tel effort, toutefois, ne peut probablement qu’atténuer et non résoudre la contradiction fondamentale entre préservation de l’autonomie artistique et élargissement des publics de la culture savante.