• 1 Salavert y Roca, 1956, doc. 21, pp. 52-56. Sur le voyage de Jacques II à Rome et le contexte de ce (...)
• 2 Sur la réaction des Siciliens aux accords d’Anagni voir Péquignot, 2009, p. 285 qui s’appuie sur l (...)
• 3 Backman, 1995.

1Le 4 avril 1297, le roi d’Aragon Jacques II fut investi à Rome par le pape Boniface VIII du royaume de Sardaigne et de Corse1. La création de ce nouveau royaume et son inféodation à Jacques II s’inscrivaient dans le contexte de la guerre entre Angevins et Aragonais née de la révolte sicilienne des Vêpres. Selon les accords pris deux ans auparavant à Anagni avec la papauté et Charles II d’Anjou, en échange des deux îles le souverain aragonais s’engageait à renoncer au royaume de Sicile. L’effet de cet accord fut cependant remis en cause dès 1296 par le peuple sicilien qui prit l’initiative d’élire le jeune frère de Jacques II, Frédéric, comme nouveau roi de Sicile, sous le nom de Frédéric III2. L’élection de Frédéric, qui mêlait les aspirations communales des villes siciliennes à la tradition gibeline et à une forme de messianisme politique héritée de Frédéric II, donnait naissance de facto à un nouveau royaume indépendant qui devait durer jusqu’au début du xv^e siècle3. En recevant le royaume de Sardaigne et de Corse des mains du pape, Jacques II s’engageait cependant à lutter contre son propre frère en Sicile afin de faire respecter les accords d’Anagni. Mais la résistance des Siciliens fut telle que la situation ne s’apaisa définitivement qu’en 1302, lors des accords de Caltabellotta qui reconnaissaient les droits de Frédéric sur la Sicile. Ainsi, la fin du xiii^e siècle vit-elle la naissance de deux nouveaux royaumes en Méditerranée occidentale : le royaume insulaire de Sicile ; le royaume de Sardaigne et de Corse.

• 4 Bruce, 2012.
• 5 Salavert y Roca, 1956 ; Péquignot, 2009.
• 6 Cadeddu, 1995. Sur les enjeux économiques de la conquête de la Sardaigne, voir Tangheroni, 1993.
• 7 Casula, 1990. L’on trouvera un bilan historiographique dans Tognetti, 2015.
• 8 Une première tentative de synthèse avait été réalisée par Sorgia, 1968.
• 9 Della Grossa, Montegiani, Chronique de la Corse des origines à 1546. Rédigée au cœur du xv^e siècle (...)
• 10 L’on trouvera une synthèse de ces avancées dans Colombani, 2020.
• 11 Voir notamment Meloni, 1995.
• 12 Pour de premières pistes de réflexions comparatistes élargies à la Sicile voir Bresc, 2017, Marchi (...)

2La création du royaume de Sardaigne et de Corse demeurait cependant très théorique dans la mesure où Jacques II n’obtenait du pape qu’une investiture symbolique. La conquête des deux îles se heurtait en effet aux intérêts des cités marchandes de Pise et de Gênes qui s’y étaient implantées depuis le début du xi^e siècle, suite à l’expédition commune contre Mujahid de Denia4. L’étude minutieuse, menée par Victor Salavert y Roca, de l’action diplomatique de Jacques II pour préparer la conquête de son nouveau royaume, démontre néanmoins tout l’intérêt que le souverain aragonais portait à cette entreprise5. Après avoir préparé le terrain pendant plus de vingt ans, Jacques II se décida donc à conquérir la Sardaigne en 13236. La conquête de la Corse aurait dû suivre mais les difficultés rencontrées en Sardaigne, en raison de la guerre menée par les seigneurs génois et les Juges d’Arborea, empêchèrent la réunion des deux îles sous l’autorité du roi d’Aragon. De cette conquête inachevée résulte une grande disparité des connaissances sur les deux îles qui est en partie le reflet de l’état de la documentation. Si la Sardaigne, intégrée dès 1324 aux États de la Couronne d’Aragon, est désormais bien documentée7, la Corse aragonaise demeure un quasi vide historiographique8. En l’absence de documentation archivistique, les historiens de la Corse se sont longtemps appuyés sur les informations tirées de la chronique de Giovanni della Grossa qui dénonce à plusieurs reprises l’inaction du roi d’Aragon dans l’île9. Depuis une vingtaine d’années, la découverte de nouveaux documents dans les archives de Barcelone a permis de renouveler l’approche et de mieux évaluer le rôle de la Corse dans les stratégies aragonaises en Méditerranée10. Toutefois si certains documents viennent combler le vide historiographique11, l’analyse globale demeure entravée par le caractère très parcellaire des sources. Mais plus encore que les difficultés archivistiques, le cloisonnement de la recherche semble être un véritable frein à la compréhension. En dépit de l’existence, même théorique, d’un royaume de Sardaigne et de Corse, les deux îles n’ont jamais fait l’objet d’une véritable approche commune12.

• 13 Cancellieri, 1989 ; id., 1990a ; Venturini, 2005.
• 14 Diplomatari de Pere el Gran 2, pp. 304-305.
• 15 Meloni, 2005, pp. 168-169.

3Dans ce contexte, la publication en 2015 par Stefano Maria Cingolani d’une brève réponse de Pierre III d’Aragon à une lettre du seigneur corse Giudice di Cinarca13 datée de 1280 ouvre de nouvelles perspectives14. Jusqu’alors, l’on considérait que les relations entre la Corse et la Couronne d’Aragon avaient pris naissance lors de la conquête de la Sardaigne en 132315. Or ce bref échange épistolaire entre Pierre III et Giudice di Cinarca permet de repenser la genèse de la création du Regnum Sardiniae et Corsicae en intégrant, pour la première fois, les acteurs corses et sardes à la réflexion. À partir de l’exemple corse, nous verrons comment l’action de Frédéric II et la formation d’un parti gibelin en Méditerranée ont pu engendrer de nouvelles formes de pouvoir dans les îles. Puis nous étudierons l’insertion des îles dans la lutte contre Charles d’Anjou jusqu’à l’avènement du Regnum Sardiniae et Corsicae.

• 16 Archivo de la Corona de Aragón [ACA], reg. 47, f^o 97r^o. Il s’agit de la copie enregistrée d’une ré (...)
• 17 Soldevila, 1995. Sur la formation d’une propagande gibeline à la cour de Barcelone, voir Aurell, 1 (...)
• 18 Sur Zurita, voir Boscolo, 1962, Canellas, 1986. Sur les limites de l’utilisation de Zurita comme s (...)

4Bien que particulièrement brève, la lettre de Pierre III à Giudice di Cinarca permet de repenser l’histoire de ce seigneur, qui domina la Corse dans la seconde moitié du xiii^e siècle, à la lumière de la lutte entre guelfes et gibelins. Dans cette missive en effet, le souverain aragonais accusait réception d’un courrier de Giudice di Cinarca lui demandant de le considérer comme l’un de ses hommes16. Le seul élément permettant d’établir un lien entre le roi d’Aragon et le comte de Cinarca en juillet 1280 est l’existence du parti gibelin. Il est connu qu’à cette époque Pierre III était devenu le nouveau chef du gibelinisme italien en raison de l’appartenance de son épouse au lignage des Staufen. De nombreuses études ont ainsi mis en avant le rôle actif des exilés siciliens à la cour du roi d’Aragon après la victoire de Charles d’Anjou contre Manfred en 126617. En revanche, jusqu’à aujourd’hui, l’appartenance de Corses et de Sardes à ce parti gibelin n’a jamais fait l’objet de recherches. Pourtant, l’on trouve mention de l’existence d’un parti gibelin sarde allié à Pierre III chez Jerónimo Zurita18 :

• 21 Cancellieri, 1989.
• 22 Venturini, 2005.
• 23 I Libri Iurium de la Reppublica di Genova, doc. 893-896, pp. 183-186. Ces traités entre Giudice et (...)
• 24 Cancellieri, 1997, pp. 106-108.
• 25 Cirneo, De rebus corsicis.
• 26 Le seigneur corse apparaît également dans la chronique du templier de Tyr, voir Cancellieri, 1990a (...)

5La lettre de Giudice di Cinarca s’inscrit donc dans le contexte de l’alliance gibeline qui précède la révolte des Vêpres siciliennes, point sur lequel nous reviendrons. À la lumière de ce document, nous pouvons nous demander si toute l’action de Giudice di Cinarca en Corse — qui nous est principalement connue par le récit de Giovanni della Grossa — n’est pas le reflet d’une offensive gibeline dans l’île. Il convient donc de rouvrir le dossier documentaire relatif à ce personnage, qui fut l’ancêtre fondateur des comtes de Corse alliés à l’Aragon contre Gênes, en nous inscrivant dans la lignée des travaux de Jean-André Cancellieri21 et d’Alain Venturini22. La première difficulté réside cependant dans la rareté des documents d’archives. En dehors de quelques serments d’alliance avec Gênes datés de 1258, 1259, 127823 et 128024, conservés dans les Libri Iurium de la ville, Giudice di Cinarca n’a laissé de traces que dans les chroniques : celles de Giovanni della Grossa et de Pietro Cirneo25 qui en dressent un portrait héroïque ; celle de Jacopo Doria qui lui est éminemment hostile26. Toutefois, en croisant ces différents documents et en variant constamment l’échelle d’analyse entre la Corse et l’espace tyrrhénien, il est possible de renouveler les connaissances.

• 27 Située sur la côte occidentale, à proximité d’Ajaccio, cette forteresse était la capitale de la Co (...)
• 28 Venturini, 2005.

6D’après Giovanni della Grossa, le seigneur corse se serait d’abord appelé Sinucello della Rocca. Fils de Guglielmo della Rocca, il serait né dans le château éponyme de la famille situé au-dessus du village d’Olmeto, dans le sud de l’île, en 1219 (carte 1). Après l’assassinat de son père par ses propres neveux, Sinucello se serait réfugié chez son oncle maternel à Covasina avant de s’exiler à Pise à l’adolescence où il aurait appris le métier des armes en se plaçant au service d’un noble de la cité. Dans cette ville, après s’être distingué lors d’un combat singulier contre un chevalier français, Sinucello aurait obtenu le titre de « comte de Cinarca », qui selon le chroniqueur avait été porté par ses ancêtres, et celui de « Juge de Corse pour les Pisans ». Fort du soutien de Pise, il aurait débarqué en Corse en 1245 et s’en serait rendu maître après avoir accompli son devoir de vendetta contre les assassins de son père, en 1264. La conquête de la Corse aurait donc duré une vingtaine d’années et aurait été rythmée par trois victoires successives (carte 1) : d’abord Sinucello serait parvenu à « reconquérir » la seigneurie de son père et à dominer tout le sud de l’île du col de Saint-Georges jusqu’à Bonifacio (1250), puis il aurait conquis la forteresse de Cinarca27 afin de reprendre le titre de « comte de Cinarca » à ses cousins (1256-1258), enfin il se serait fait acclamer « seigneur de toute la Corse » à la Canonica de Mariana (1264). Par ailleurs, Giovanni della Grossa fait de Giudice le champion de la lutte de Pise contre Gênes en Corse, alors même que la documentation archivistique témoigne que ce dernier put s’imposer grâce au soutien génois. Cette contradiction avait conduit Alain Venturini à rejeter le récit de Giovanni della Grossa et à faire de Giudice, d’abord un fidèle de Gênes (1258-1280), puis un fidèle de Pise (1280-1300)28. Or l’examen approfondi de la documentation permet de dépasser cette apparente contradiction et de mieux saisir les stratégies d’alliance du seigneur corse.

• 29 Ce titre avait été conféré une première fois à Barisone d’Arborea par Frédéric Barberousse en 1164 (...)
• 30 Sur les revendications pontificales en Corse et en Sardaigne, voir Fodale, 1984, Turtas, 1999, San (...)
• 31 Abulafia, 1992, pp. 311-313.
• 32 Les Génois étaient installés dans le Logudoro qui constituait une zone d’échanges avec la Corse et (...)
• 33 Ibid.

7Nous pouvons en effet émettre l’hypothèse que le débarquement de Giudice di Cinarca en Corse en 1245 s’inscrivait dans le contexte d’une offensive gibeline menée par Pise au nom de Frédéric II et de son fils Enzo. En 1238, Enzo, le fils bâtard de Frédéric II, avait épousé Adelasia de Torres, héritière des deux judicats septentrionaux de la Sardaigne : le judicat de Logudoro et le judicat de Gallura (carte 2). Fort de cette alliance matrimoniale, Enzo avait reçu de son père le titre de « roi de Sardaigne »29. Cette nomination, qui remettait en cause les droits pontificaux sur l’île, fut l’une des origines de la rupture entre le pape et l’empereur30. Par ailleurs, elle entraîna le désistement de Gênes qui rejoignit alors le parti pontifical31, en raison de la menace que l’action impériale faisait peser sur ses intérêts commerciaux en Sardaigne32. Le conflit culmina en 1241 lorsque la flotte impériale pisane s’empara de la flotte pontificale génoise qui acheminait les prélats à Rome afin qu’ils assistent au concile organisé par Grégoire IX contre l’empereur. Giovanni della Grossa mentionne ces événements pour introduire l’arrivée d’Ansaldo de Mari33 en Corse, dans les années 1240 :

• 35 Les Avocari étaient eux-mêmes dans le parti guelfe.
• 36 Istria, 2002.
• 37 Alain Venturini évoque cette action pisane au service de l’empereur mais sans vouloir établir le l (...)
• 38 Venturini, 2013, p. 280.
• 39 Reg. Vat. 21, n^o 204, Lettre d’Innocent IV du 10 juin 1245, f^o 35, voir Berger, Les registres d’In (...)
• 40 « En cette année 1248, il y avait dans la cité de Gênes un évêque de Corse, qui avait été moine no (...)
• 41 Giovanni della Grossa fut à l’origine de la dernière tentative pontificale sur la Corse au milieu (...)
• 42 Une enquête est en cours dans les Monumenta Germaniae Historica afin de reconstituer l’histoire de (...)

8Dans la suite de son récit, Giovanni della Grossa raconte comment Ansaldo de Mari parvint à se tailler une seigneurie dans le Cap Corse en contraignant les seigneurs Avocari à lui vendre leurs châteaux35. Les actes de vente permettent de dater ces événements des années 1245-124936, soit au moment même où Giudice entreprit la conquête du sud de l’île. Cette concomitance entre l’action de l’amiral de Frédéric II dans le Cap Corse et celle de Giudice dans le sud de l’île soulève la question d’une offensive gibeline commune orchestrée par Pise37. Or d’autres documents étudiés par Alain Venturini témoignent d’une action d’Enzo et de son père en Corse dans les années 124038. Il s’agit en premier lieu de deux lettres d’Innocent IV : dans la première, datée du 23 octobre 1243, le souverain pontife mentionne l’existence de partisans d’Enzo dans l’île ; dans la seconde, datée du 10 juin 1245, il enjoint « aux prélats fidèles de priver de leurs bénéfices les fauteurs de l’empereur39 ». Par ailleurs, comme le souligne Alain Venturini un passage de la chronique de Salimbene de Adam mentionne l’existence d’un évêque de Corse chassé de son diocèse en 1248 par l’action de Frédéric II et de son fils40. Ce faisceau d’indices nous conduit donc à inscrire l’épopée de Giudice di Cinarca dans le contexte de l’affirmation du parti gibelin en Corse. Giovanni della Grossa présente les premiers succès de Giudice comme étant le fruit de sa légitimité familiale, de son sens de la justice et du soutien de Pise et paraît avoir gommé sciemment toute référence au parti impérial. Or la capacité à s’inscrire dans une idéologie impériale, alors en pleine expansion, fut probablement déterminante dans le succès du seigneur corse. Si Giovanni della Grossa fit le choix de ne pas mentionner l’empereur, ce fut sûrement en raison de ses propres liens avec la cour pontificale41. Partisan de la seule légitimité pontificale dans l’île, le scrivano corse ne souhaitait sans doute pas commémorer l’existence de revendications impériales sur la Corse et leurs succès auprès de la noblesse locale42.

• 43 L’on trouvera une mise au point sur le pouvoir des « juges » et son évolution sous l’autorité pisa (...)
• 44 Le terme de veduta désigne un parlement à ciel ouvert durant lequel étaient élus les comtes de Cor (...)

9Les liens de Giudice avec le parti impérial éclairent donc la naissance d’une nouvelle forme de pouvoir seigneurial dans l’île. Comme nous l’avons rappelé, selon Giovanni della Grossa, Giudice aurait reçu de la Commune de Pise le titre de « Juge de Corse pour les Pisans ». Il s’agirait donc d’un pouvoir délégué, conçu par Pise sur le modèle des judicats sardes tels que ces derniers avaient évolué au xiii^e siècle43. Toutefois, cette légitimité pisane se double en 1250 d’une première acclamation populaire en tant que seigneur da San Giorgio à Bonifacio, lors d’une veduta (assemblée)44 tenue au col de Cilaccia (carte 2) :

• 46 Della Grossa, Montegiani, Chronique de la Corse des origines à 1546, p. 246.
• 47 Giovanni della Grossa semble donc avoir consulté des documents écrits relatifs à l’époque de Giudi (...)
• 48 Ibid., p. 278. Cette mention de Giovanni della Grossa est ambigüe, elle semble suggérer qu’aux yeu (...)

10Entre 1245 et 1250, Giudice parvint donc à conquérir le sud de l’île et à y construire un nouveau pouvoir fondé sur une double légitimité : celle de l’autorité pisane ; celle de son élection par les seigneurs et gentilshommes de la région. Entre 1256 et 1260, la conquête du château de Cinarca, réalisée avec le soutien de galères pisanes, lui permit de se parer du titre de « comte de Cinarca ». En effet, selon le chroniqueur, même si les Pisans avaient reconnu à Giudice le droit de porter ce titre dès 1245, seule la conquête de Cinarca et l’élimination de ses cousins le rendirent effectif46. Ainsi écrit-il qu’après la conquête dudit château, le seigneur corse si firmava e chiamava in li suoi titoli Sinucello di la Rocca, conte di Cinarca et Judice di Corsica per la Republica di Pisa47, si bene di tutti fu sempre chiamato Judice di Cinarca48. D’après ce récit, fondé sur une mémoire reconstruite des événements à deux siècles de distance, mais également sur la consultation probable de documents d’archives aujourd’hui disparus, nous pouvons distinguer trois sources de légitimité correspondant à différentes échelles de pouvoir.

• 49 Jusque-là l’autorité de la Commune de Pise, et plus encore celle de l’Empereur, étaient demeurées (...)
• 50 Guido de Corvara affirme dans son Historiae Pisanae avoir exercé la charge de iudicatus Corsice pr (...)
• 51 Cancellieri, 1989.

11La première source de légitimité est constituée par le titre de « Juge de Corse pour les Pisans ». Ce titre renvoie manifestement à un projet de conquête impériale de la Corse orchestrée par Pise dans les années 1240. Si l’on suit le récit de Giovanni della Grossa, Giudice di Cinarca aurait donc été le champion corse de cette offensive impériale pisane. Pour mener à bien cette entreprise, il fallait cependant créer un nouveau pouvoir destiné à représenter localement l’autorité de Pise49. C’est manifestement ce que tentèrent de faire les Pisans en créant un judicat de Corse50 sur le modèle des judicats de Sardaigne. Mais alors que le système des judicats reposait sur une légitimité ancienne d’origine byzantine, la création d’un judicat de Corse semble être une nouveauté. Le fait pourrait expliquer que les Pisans aient également conféré à Giudice le titre de Conte di Cinarca per Pisa, ce qui suggère une tentative de transformer le titre héréditaire de « comte de Cinarca » en un pouvoir délégué de Pise, selon un processus comparable à l’évolution des judicats sardes à cette époque. Le récit de Giovanni della Grossa suggère que les insulaires avaient bien saisi cette transformation puisque Sinucello fut appelé par tous Giudice di Cinarca, ce qui est une forme hybride entre la notion de « Juge de Corse » et celle de « comte de Cinarca ». La deuxième source de légitimité relève de l’hérédité, il s’agit du titre de « comte de Cinarca », transmis au sein du groupe familial des Cinarchesi en lien avec la possession de la forteresse éponyme de Cinarca. La troisième source de légitimité apparaît lors de la veduta de Cilaccia (1250) : elle consiste en une acclamation par les seigneurs et gentilshommes avec le titre de signore assoluto. Au fur et à mesure de sa conquête, Giudice ajoute donc au titre pisan de « Juge de Corse » et au titre héréditaire de « comte de Cinarca », le nouveau titre de « seigneur absolu de toute la Corse ». En 1264 en effet, Giudice fut acclamé en tant que Signore di Corsica, lors d’une grande veduta réunie à la Canonica de Mariana. Comme l’avait souligné Jean-André Cancellieri51, le cadre monumental choisi — la plus belle église de Corse qui avait été consacrée par l’archevêque de Pise, Landolfo, en 1119 — renforçait encore le caractère solennel et la sacralité de cette investiture.

• 52 Sur le mouvement communal en Corse, voir id., 1990b.
• 53 On retrouve à la même époque, une répartition fiscale similaire dans la seigneurie fondée par Ansa (...)

12Selon le chroniqueur, Giudice aurait alors promulgué de nouveaux statuts : dans tous les lieux de Corse, la répartition de l’impôt devait se faire en fonction de la richesse. Le tiers le plus riche devait payer 3 livres de taille par feu, le second tiers, deux livres de taille par feu et le tiers le plus pauvre 20 sous de taille par feu. Dans les territoires où il n’y avait pas de seigneurs, Giudice devait nommer lui-même les officiers en charge de lever l’impôt tandis que dans les seigneuries, il devait percevoir la moitié du tribut. Par ailleurs, le tribunal de Giudice s’imposait comme cour d’appel de toute la Corse et, chaque année, seigneurs et gentilshommes devaient venir lui renouveler leur serment de fidélité, soit au château de la Rocca, soit à Cinarca. Le récit de Giovanni della Grossa appelle plusieurs remarques sur l’organisation des pouvoirs en Corse dans la seconde moitié du xiii^e siècle. Tout d’abord, nous observons que le pouvoir de Giudice vient se superposer à des pouvoirs préexistants qui sont de deux natures : le système seigneurial ; le système communautaire pré-communal. Le chroniqueur précise en effet que certaines communautés n’étaient pas administrées par un seigneur, ce qui renvoie à une forme de gouvernement qu’il définit ailleurs comme étant a popolo e comune52. Étroitement lié à la gestion commune des terres, elle-même destinée à concilier élevage en libre parcours et cultures céréalières, ce système pré-communal avait donné naissance au xiii^e siècle à une nouvelle force politique capable de négocier avec le seigneur. C’est ce dont paraît témoigner la nouvelle répartition de l’impôt en fonction de la richesse mise en place par Giudice53. Cette « Seigneurie de Corse » semble ainsi reproduire à l’échelle insulaire, le modèle des grandes seigneuries qui se constituèrent à la même époque dans le nord de l’Italie, sous l’action du parti impérial. Il reste que la « Seigneurie de Corse » demeura à l’état de projet, la domination réelle de Giudice se limitant au sud de l’île.

• 54 L’expression est employée une seule fois par le chroniqueur Giovanni della Grossa pour évoquer l’a (...)
• 55 I Libri Iurium de la Reppublica di Genova, doc. 893, p. 183.
• 56 Annali genovesi di Caffaro e dei suoi continuatori, p. 48.
• 57 Venturini, 2005.
• 58 Pour le contexte précis voir Caro, 1975, pp. 58-69. Durant la guerre de 1256-1258 en Sardaigne, Gi (...)
• 59 Il est probable que Giovanni della Grossa confonde ici plusieurs récits. Soulignons que nous trouv (...)

13L’appartenance de Giudice di Cinarca à la parte de l’Imperatore54 permet de mieux comprendre ses stratégies d’alliance avec Pise, Gênes et l’Aragon. La première mention archivistique du seigneur corse figure dans un document des Libri Iurium de Gênes, daté de décembre 125855. Latro di Cinarca, en son nom et celui de son frère Giudice, y prête serment de fidélité à la Commune devant le podestat de Bonifacio. L’année suivante Giudice fut armé chevalier à Gênes par Guglielmo Boccanegra56. Alain Venturini avait vu dans cette alliance une contradiction avec le récit de Giovanni della Grossa, faisant de Giudice un fidèle de Pise dans les années 124057. Cependant, la contradiction n’est qu’apparente si l’on étudie les événements non pas à l’échelle régionale, mais à l’échelle méditerranéenne. D’une part, en décembre 1258, suite aux affrontements de Sardaigne pour la possession de Cagliari et à la guerre d’Acri, Pise et Gênes ont passé un accord de paix58. Le rapprochement de Giudice et de son frère avec le nouveau gouvernement génois peut donc s’interpréter comme la conséquence de ce traité de paix entre les deux cités. D’autre part, à cette époque, le gouvernement populaire de Guglielmo Boccanegra avait pris une coloration gibeline. Il n’y a donc pas de contradiction entre ce serment et le récit de Giovanni della Grossa. Suite à son élection en tant que seigneur éminent de l’île, Giudice eut encore à affronter une coalition de seigneurs du nord placée sous le commandement de Giovaninello de Loreto, dont il triompha en 1268. C’est à cette époque que se situe un événement, en partie légendaire, qui évoque l’action de Giudice di Cinarca dans la guerre entre Conradin et Charles d’Anjou. Mal placé dans la chronique, puisque Giovanni della Grossa le situe dans les années 124059, peu avant le débarquement de Giudice en Corse, ce passage n’a peut-être pas suscité toute l’attention qu’il méritait :

• 62 Marchi Van Cauwelaert, 2017, pp. 36-37.
• 63 Cancellieri, 1981, pp. 118-125 et Istria, 2010.
• 64 Les annales génoises témoignent que le site de Castel Lombardo fut effectivement attaqué par la fl (...)
• 65 Un premier conflit intervint en 1277, voir ibid., t. II, p. 14, et Venturini, 2005.
• 66 Cancellieri, 1997, pp. 106-108.
• 67 Id., 1989.
• 68 La lettre de Pierre III déjà citée implique l’existence d’une lettre perdue de Giudice di Cinarca.

14Si l’histoire du combat singulier entre Giudice et le cavalier français relève très certainement de la légende, la référence au contexte de la lutte entre Conradin et Charles d’Anjou et à l’implication des Corses dans le parti impérial est, elle, ancrée dans une réalité historique : l’appartenance de Giudice au parti gibelin et sa participation à la lutte contre Charles d’Anjou. C’est ainsi qu’il faut interpréter l’alliance entre Giudice et Gênes durant la période 1270-1276. À la suite d’une offensive guelfe en Corse menée par Isnardo Malaspina en 1269, Giudice put reconquérir l’île en 1270 grâce au soutien de la Commune de Gênes62. Or cette année-là, le parti gibelin venait de reprendre le pouvoir à Gênes, après un intermède guelfe. Cette réactivation de l’alliance gibeline entre Giudice et Gênes s’inscrit donc dans le contexte de la résistance à l’expansion angevine dans la région. En 1269 en effet, le fils de Charles d’Anjou, Philippe, avait été acclamé « roi de Sardaigne » par l’action conjointe de l’archevêque de Torres et des guelfes toscans et génois du Logudoro. Après la conquête définitive de la Sicile, la menace d’une annexion de la Sardaigne et de la Corse par les troupes angevines était donc réelle. Dès lors la fondation du nouveau castrum de Castel Lombardo en 127263 (carte 2), sur la côte occidentale de la Corse, initiée par la Commune de Gênes avec le soutien probable de Giudice di Cinarca, peut s’interpréter comme la volonté de sécuriser l’île en prévision du conflit avec Charles d’Anjou. Le nom de la fortification dériverait ainsi de la ligue gibeline lombarde à laquelle la Commune de Gênes s’était alliée. Devant le danger que représentaient les ambitions angevines en Méditerranée, Gênes et Giudice avaient tout intérêt à s’entendre64. Une fois le danger passé et la paix restaurée entre la Commune et Charles d’Anjou, l’alliance commença à s’étioler65. Elle se poursuivit toutefois jusqu’en 1280, date du dernier traité connu entre Giudice di Cinarca et Gênes66. Comme l’avait souligné Jean Cancellieri67, par sa forme et son contenu, ce traité relevait plutôt d’un accord de puissance à puissance que d’un acte d’allégeance. Giudice y affirmait un pouvoir souverain sur le sud de l’île, exception faite du territoire de la ville de Bonifacio. La même année, Giudice di Cinarca écrivait à Pierre III d’Aragon pour se placer sous sa protection68.

• 69 Annali genovesi di Caffaro e di suoi continuatori, pp. 75-79.
• 70 Codice diplomatico dei Re aragonesi di Sicilia.
• 71 Cette expression pourrait renvoyer à la notion de « communauté de royaume », voir Barthélemy et al (...)

15D’après Jerónimo Zurita, dans les années 1280, se serait formée autour de Pierre III une alliance sardo-pisane gibeline dirigée contre Gênes. Le lien entre Giudice di Cinarca et Pierre III d’Aragon pourrait donc être passé par la Sardaigne et par Pise. Selon cette hypothèse, Giudice, allié à Pise contre Gênes, aurait été également l’allié de Mariano d’Arborea. La lecture de Jacopo Doria plaide en ce sens puisqu’en 1283 l’armée pisane envoyée en renfort en Corse était dirigée par Andrioto Saraceno, le gendre de Mariano d’Arborea69. Par ailleurs, après avoir attaqué Bonifacio, la flotte pisane rejoignit Mariano d’Arborea pour assiéger Alghero. Si l’on suit le discours de Jerónimo Zurita, Pierre III aurait soutenu l’action conjointe de Pise et de Mariano d’Arborea contre Alghero en 1283. Un document publié par Giuseppe La Mantia permet d’insérer la Corse au sein de cette alliance70. Il s’agit des comptes de l’amiral de Sicile Roger Loria présentés à l’Infant Jacques, lieutenant général du royaume, pour la période d’avril à septembre 1283 : « Item balistariis et rimeriis deputatis in galea prothontini communitatis Corsice71 : uncias triginta quinque et tarenos novem ».

• 72 Les documents publiés par Salavert témoignent par ailleurs de l’envoi d’une ambassade de Pierre à (...)
• 73 Sur les relations entre Gênes et Charles d’Anjou, voir Jehel, 1984.
• 74 Codice diplomatico dei Re aragonesi di Sicilia, doc. 46 et 60.

16La flotte sicilienne a donc envoyé des renforts en Corse précisément au moment des attaques contre Bonifacio et Alghero72. Dans le contexte de la guerre maritime entre Angevins et Aragonais pour la domination de la Sicile, Pierre III a vraisemblablement soutenu l’action anti-génoise des Corses et des Sardes dans les deux îles voisines. Ce soutien visait sans doute à empêcher que Charles d’Anjou ne puisse obtenir de l’aide de Gênes73. Toutefois, cette alliance fut manifestement de courte durée car dès l’année suivante les documents de la chancellerie sicilienne témoignent d’un rapprochement avec Gênes et d’une prise de distance vis-à-vis de Pise74.

• 75 Ce que confirment des documents publiés par Salavert y Roca, 1956, doc. 7 et 8, p. 7.
• 76 Les documents génois analysés par Georges Jehel témoignent de l’existence dans les années 1290-129 (...)
• 77 Dupré Théseider, 1955, Sanna, 2010.
• 78 En 1480, les Génois déjouent un complot destiné à livrer Bonifacio à Ferdinand II d’Aragon, voir C (...)
• 79 Salavert y Roca, 1956.
• 80 Sanna, 2010, p. 517.
• 81 Salavert y Roca, 1956, doc. 8-9, pp. 7-8.
• 82 Sanna, 2008. Le fait témoigne que les stratégies d’alliance de Mariano d’Arborea entre guelfes et (...)
• 83 Voir Ceccarelli Lemut, 1989.
• 84 Annali genovese di Caffaro e di suoi continuatori, pp. 87-104.
• 85 Allié de Pise, Mariano d’Arborea luttait à cette époque en Sardaigne contre son propre beau-père, (...)
• 86 Cette vision se fonde sur la confusion entre deux contextes très différents : celui de 1297 et cel (...)
• 87 En 1296, la bulle « Clericis laicos » marquait le point de départ du conflit entre Boniface VIII e (...)

17L’alliance de Pierre III avec Mariano d’Arborea en Sardaigne et Giudice di Cinarca en Corse soulève de nouvelles questions sur la genèse de la formation du Regnum Sardiniae et Corsicae. D’après Jerónimo Zurita, Mariano d’Arborea demeura l’allié d’Alphonse III puis de Jacques II75. Selon l’annaliste aragonais, cette alliance aurait même intégré le parti gibelin de Pise jusqu’au traité d’Anagni en 129576. Dans la mesure où des contacts ont précédé la formation du royaume de Sardaigne et de Corse, ne faut-il pas reconsidérer le rôle des insulaires dans l’émergence de ce nouveau royaume ? Jusqu’à présent, seul le rôle des Siciliens — il est vrai beaucoup mieux documenté — a fait l’objet de l’attention des chercheurs tandis que les deux îles voisines ont le plus souvent été présentées comme une simple monnaie d’échange. La création de ce nouveau royaume était par ailleurs analysée principalement du point de vue de la papauté qui réaffirmait ainsi sa suzeraineté sur les trois îles de la Tyrrhénienne77. Au regard des efforts diplomatiques déployés par Jacques II pour préparer la conquête de la Sardaigne, de l’investissement militaire de ses successeurs pour la conserver, et de la continuité des tentatives de conquête de la Corse jusqu’à l’extrême fin du xv^e siècle78, les choses sont peut-être à reconsidérer. À partir de la documentation publiée par Victor Salavert y Roca, il est possible de dérouler le fil des échanges diplomatiques qui a abouti à la création du Regnum Sardiniae et Corsicae. Soulignons tout d’abord que la première mention de la Sardaigne dans les tractations entre Jacques II, la papauté et Charles II d’Anjou se trouve dans un document daté d’août 129379. Dans la mesure où à cette date le trône pontifical était vacant, l’on peut émettre l’hypothèse que l’idée de substituer la Sardaigne à la Sicile soit venue du souverain aragonais80. Or quelques mois auparavant, au printemps 1293, Jacques II avait envoyé une ambassade en Sardaigne à Mariano d’Arborea afin d’obtenir de ce dernier un prêt de 5 000 marcs d’argent81. Cette ambassade témoigne en premier lieu de la richesse de Mariano d’Arborea. Par ailleurs, elle démontre l’existence de relations diplomatiques soutenues entre le Juge sarde et le souverain aragonais. Ces relations doivent donc être prises en compte dans l’analyse des événements qui conduisirent à la création du Regnum Sardiniae et Corsicae. Lorsque Jacques II envisagea de renoncer à la Sicile au profit de la Sardaigne, il disposait déjà d’un allié puissant sur place. À ce jour, la documentation ne permet pas de connaître le résultat de l’ambassade de Jacques II à la cour d’Arborea. Toutefois, d’autres documents témoignent que Mariano d’Arborea avait des ambitions sur toute la Sardaigne puisqu’en 1276, il avait obtenu du pape le titre de vicaire général « in regno Logudoris pro sacrosancta Romana Ecclesia82 ». En raison de ses relations diplomatiques avérées avec l’Aragon, avec Pise et avec la cour pontificale, de son alliance fortement probable avec Giudice di Cinarca, et de son mariage avec une descendante du roi Enzo83, Mariano d’Arborea pourrait bien avoir joué un rôle de premier plan dans la constitution du Regnum Sardiniae et Corsicae. Selon cette hypothèse, la constitution du royaume de Sardaigne et de Corse aurait eu une visée à la fois anti-angevine et anti-génoise. La lecture des annales de Jacopo Doria est à cet égard très éclairante : en décembre 1292, Philippe le Bel et Charles II d’Anjou avaient envoyé une ambassade à Gênes afin d’obtenir le soutien de la Commune dans la guerre de Sicile84. La reproduction d’une version du traité par l’annaliste génois révèle que parallèlement à la conquête de l’île de Sicile, les alliés devaient attaquer les Pisans et le Juge d’Arborea en Sardaigne85. L’accord prévoyait en outre que le roi de France et le roi de Sicile (Charles II d’Anjou) aident les Génois à récupérer toutes les terres génoises occupées par les Pisans. Or à cette époque, la Corse faisait partie desdites terres. En effet, après l’expédition malheureuse de 1290 contre Giudice di Cinarca, les Génois avaient dû renoncer à la conquête de l’île. Même si, au début de l’année 1293, les négociations entre la France et Gênes n’aboutirent pas, en raison de la division des Génois sur le parti à suivre, la menace qu’une telle alliance faisait peser sur les équilibres méditerranéens a pu être déterminante. Alors que jusqu’à présent l’inféodation pontificale a été interprétée dans un sens anti-pisan86, elle semble avoir été plutôt tournée contre Gênes et surtout contre l’expansion française en Méditerranée. En créant le royaume de Sardaigne et de Corse et en l’inféodant à Jacques II d’Aragon, Boniface VIII se constituait un nouveau champion destiné à contenir définitivement les ambitions des Capétiens87. Différents intérêts s’imbriquaient donc dans la création de ce nouveau royaume, parmi lesquels ceux des Pisans, des Sardes et des Corses, qui y virent peut-être une occasion de résister à l’affirmation croissante de la domination génoise sur l’espace tyrrhénien.

• 88 C’est l’hypothèse formulée par Alain Venturini : « Néanmoins Pise n’aurait pas réalisé cette conqu (...)

18Si l’extrême rareté des documents conduit à la plus grande prudence, il existe un certain nombre d’indices qui suggèrent que l’alliance aragonaise en Corse et en Sardaigne a pris forme dans les années 1280, dans le contexte de la lutte entre Pierre III et Charles d’Anjou. En 1295, lorsque Jacques II accepta de renoncer à la Sicile au profit des îles voisines, il disposait vraisemblablement d’alliés sur place. Les liens politiques entre la Sardaigne et la Corse, situées à seulement 12 km de distance et réunies par un intense trafic commercial centré sur Bonifacio, naquirent dans les années 1240, au plus fort de la lutte entre Frédéric II et la papauté. Nommé roi de Sardaigne, et peut-être de Corse88, par son père, Enzo suscita des partisans dans les deux îles. En Corse, le rôle de Pise fut crucial et l’offensive s’appuya sur un seigneur local, Sinucello della Rocca alias Giudice di Cinarca. Fort de ce soutien, ce dernier parvint à se faire élire « seigneur de toute la Corse » en 1264, au moment du triomphe du gibelinisme qui suivit Montaperti. À la même époque en Sardaigne (1265), Mariano d’Aborea prenait le contrôle du judicat d’Arborea en s’appuyant sur Pise dont il se déclarait le civis et fidelis. C’est fort probablement par l’intermédiaire de ce dernier, apparenté à Pierre III d’Aragon, que se noua dans les années 1280 une alliance entre Pise, les îles et le souverain aragonais. Si l’on en croit Jerónimo Zurita, cette alliance à coloration idéologique gibeline perdura jusqu’en 1295 et pourrait expliquer le fait que Jacques II ait pu envisager de renoncer à la Sicile au profit des deux îles voisines. Dès lors, il convient de réévaluer le rôle des insulaires et de la tradition impériale dans la formation du Regnum Sardiniae et Corsicae, au moyen d’une approche globale de l’espace tyrrhénien au bas Moyen Âge.