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Dossier. L’ordre dominicain dans la péninsule Ibérique : nouvelles perspectives de recherche en histoire de l’art (xiiie-xvie siècles)

Les Dominicains au Portugal du xiiie à la fin du xve siècle. Éléments de synthèse sur leur histoire et leur architecture

Los dominicos en Portugal desde el siglo xiii hasta finales del xv. Elementos de síntesis sobre su historia y arquitectura
The Dominicans in Portugal from the 13th to the end of the 15th century. Elements of synthesis on their history and architecture
Saul António Gomes and Jean-Marie Guillouët

Abstracts

The paper firstly proposes an overview of the research on the history of the presence of the Order of St. Dominic in medieval Portugal, highlighting the historical context of the arrival of the first friars, around 1215-1220, the social conditions of the foundations and the support networks. This historical framework, which highlights the close link between the Order and the monarchical power, is necessary to understand the context of the construction of the convents, the strategies of implantation and the architectural choices, in a territory caught in a dialectic between an artistic isolation resulting from geographical marginalisation and the extraordinary permeability of the craftsmen and the patrons to foreign influences. The study of the architectural characteristics of the Portuguese Dominican convents, proposed in a second phase, focuses on the case of Santa Maria da Vitória de Batalha, founded by King João I at the end of the 14th century. Santa Maria da Vitória is an outstanding monument, due to its close link with the new Portuguese royal dynasty. Its architecture is complex and reveals a phenomenon of updating of the constructive forms, whereas, at the same time, formulas that had been practiced for more than one and a half centuries were maintained.

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Full text

1L’histoire institutionnelle, religieuse, monumentale et artistique de l’ordre dominicain reste encore en grande partie à écrire pour le Moyen Âge portugais. Alors que des synthèses de grande qualité ont été produites ces dernières décennies sur bien des territoires européens, les tentatives pour construire un panorama de l’histoire et des pratiques monumentales de l’ordre au Portugal se heurtent aux incertitudes d’une documentation archéologique devant encore être explorée, alors que les sources textuelles restent très rares pour la plupart des couvents dominicains du pays. Sur la base d’un renouveau relativement récent des études, il est toutefois possible de proposer aujourd’hui quelques unes des pistes conduisant à la réévaluation d’une histoire riche et complexe. Nous nous proposons de le faire à partir d’un examen à nouveau frais de l’histoire de l’ordre et des caractères architecturaux de ses églises, au premier rang desquelles se trouve Santa Maria da Vitória.

Cadre historique1 (Fig. 1)

  • 1 Par Saul António Gomes (traduit du portugais par Jean-Marie Guillouët).

Fig. 1. — Carte d’implantation des couvents de Frères prêcheurs et des monastères de sœurs dominicaines au Portugal entre le xiiie et la fin du xve siècle.

Fig. 1. — Carte d’implantation des couvents de Frères prêcheurs et des monastères de sœurs dominicaines au Portugal entre le xiiie et la fin du xve siècle.

Sousa, 2005, p. 376.

  • 2 Sousa, 1623, partie I, livre 1, chap. 12 et 20, pp. 63-67 et 103-106. L’histoire de l’Ordre au Por (...)
  • 3 Sousa, 1623, pp. 142-279.
  • 4 Sur ce roi, voir Herculano, 1981, pp. 189-333 ; Vilar, 2005. Sur le royaume et son monarque face a (...)
  • 5 Le 12 janvier 1218, Honorius III envoya une lettre apostolique aux évêques de Lisbonne et d’Évora, (...)

2C’est avec le soutien de la sœur du roi, l’infante D. Sancha, que les premiers Dominicains s’installèrent au Portugal, dans un ermitage inhospitalier, peu propice à la vie régulière, situé sur les rudes hauteurs de Montejunto, à la périphérie d’Alenquer2. Installée ici dès les alentours de 1218, cette première communauté des environs de Santarém3 était située non loin de l’endroit où le roi Alphonse II (1211-1223), dit le Gordo, avait choisi de passer ses dernières années, alors que la famille royale portugaise avait jusque là préféré Coimbra4. L’année précédant cette installation, le roi avait pris la place forte d’Alcácer do Sal avec l’appui de forces croisées et reçu pour cela les félicitations du pape Honorius III5. Ce même pape avait approuvé en 1216 la règle de l’Ordre des Frères prêcheurs et permis aux frères de l’ancien chanoine d’Osma de commencer leur expansion européenne. Au Portugal, la liberté dont jouissaient les frères, placés sous l’autorité de leur maître général et du pape, leur a permis de jouer un rôle dans la propagation de l’orthodoxie de la Foi.

  • 6 Potthast, 1874, nos 6160 et 6177. Sousa, 1623, vol. 1, pp. 52-59 et 82-103 ; Santos, 2018.

3Parmi le premier groupe de frères que Dominique de Caleruega envoya en Hispanie, Soeiro Gomes fut choisi pour être le premier prieur provincial. Il jeta les bases du réseau dominicain hispanique tout en n’hésitant pas, fort de la protection pontificale dont il jouissait, à jouer un rôle dans la politique religieuse du royaume. Le père Soeiro Gomes semble ainsi avoir bénéficié d’une grande liberté d’action dans les diocèses de Coimbra et de Braga, dont les évêques étaient en conflit avec le roi du Portugal. Il avait obtenu du pape pour les Dominicains le droit de confesser et d’accorder des indulgences aux fidèles qui les sollicitaient. En tant que provincial, il pouvait obliger à corriger et amender « omnes excessus »6.

  • 7 Herculano, 1981, pp. 306-309 et note XIII, pp. 597-601 ; Caeiro, 1998-2000, vol. 3, pp. 419-436 et (...)
  • 8 Sousa, 1623, pp. 141 et 193.
  • 9 Sousa, 1623, pp. 142-280.
  • 10 Sousa, 1623, pp. 280-300 ; Coelho, Matos, 1986, p. 7.
  • 11 Sousa, 1623, p. 176.
  • 12 Rosario 1979 ; Martins, 1960 ; Pinto, inédite.
  • 13 Sousa, 1623, p. 205.
  • 14 Sousa, 1623, p. 228 ; Custòdio, 1997.
  • 15 Sousa, 1623, pp. 284-290. Fr. Paio de Coimbra est l’auteur d’un important sermonnaire médiéval. Vo (...)
  • 16 Rosário, 1979, pp. 570-571. Au milieu du xvie siècle, le roi Jean III construisit une grandiose ég (...)
  • 17 Sousa, 1623, pp. 462-491.
  • 18 Sousa, 1623, pp. 159-161 ; Santos, 1984.

4C’est dans ce contexte que le père Soeiro Gomes promulgua à Santarém un ensemble de lois concernant la matière du droit civil – les « décrets séculiers » – que le roi interdit et censura pourtant vigoureusement7. Soeiro Gomes décéda en 12338, après donc la fondation des couvents de Santarém (1218)9 et Coimbra (1228)10. Lui succéda à la tête de la province d’Espagne Gil Rodrigues, fils d’un important aristocrate et serviteur de la cour royale, Rui Pais de Valadares, intendant en chef de Sanche Ier (1185-1211) et capitaine en chef de la ville de Coimbra11. Il avait étudié la médecine après avoir étudié la théologie chez les Dominicains de Paris12. Reconnu comme thaumaturge au sein de la cour de Sanche II, il apparaît aussi aux côtés du futur roi Alphonse III, lorsque celui-ci débarqua à Lisbonne en 1246, afin d’assumer la régence du royaume qui lui avait été confiée par le pape Innocent IV au concile de Lyon en 124513. Gil Rodrigues mourut en odeur de sainteté en 1265 et reçut un culte sur les autels des églises dominicaines. Ce culte connut une intensité particulière au xvie siècle, et est toujours vivace aujourd’hui dans le diocèse de Santarém14. Cette époque fut aussi celle de frère Paio de Coimbra, mort en 1257 et vénéré par le peuple de Coimbra comme faiseur de miracles15, et du Père Gonçalo de Amarante16. Une non moins grande dévotion, dès l’époque médiévale, était manifestée par les Dominicains et les fidèles envers saint Pêro Gonçalves Telmo, communément appelé du « Corps Saint », originaire de Tuy17. Comme Gonçalo de Amarante, ce personnage se consacra à l’assistance et à l’accueil des pèlerins du chemin de Saint-Jacques. Signalons enfin le cas de Fernando Pires, qualifié de « très noble et très riche » (« muito nobre e rico »), chantre de la cathédrale de Lisbonne et fondateur d’une riche abbaye de moines cisterciens dans les environs de Coimbra, vers 1220, le monastère Saint-Paul de Almaziva. Il acheva sa vie comme professe dominicain18.

  • 19  Coelho, 2005, doc. 2, pp. 57-58.
  • 20 Gomes, 2009, p. 268.
  • 21 Morujão, 2001, pp. 23-26.

5Il est important de souligner dès à présent que certains de ces premiers dominicains portugais évoluèrent dans l’entourage direct de la cour royale ou des cours aristocratiques et ecclésiastiques du royaume. L’infante D. Mafalda fut ainsi l’un de leurs premiers soutiens. Après l’échec de son mariage de 1215 avec Henri Ier de Castille, elle revint à Arouca où elle patronna le monastère cistercien. Dans la cour qu’elle entretint dans cette abbaye, apparaissent en avril 1228 le frère dominicain Paio Galego et ainsi que Gil et Martinho Gonçalves, certainement convers du même ordre19. En mai de cette même année, se trouvaient auprès de la reine D. Soeiro Gomes, Fr. Martinho, prêcheurs, et Fr. Gil, convers de l’Ordre20. Les premiers dominicains à s’installer près d’Alenquer vers 1218 le firent grâce au patronage de l’infante D. Sancha, dame de cette ville, fondatrice plus tard d’une communauté féminine cistercienne à Coimbra en 122121.

  • 22 Sousa, 1623, pp. 304-326.
  • 23 Rosário, 1972, doc. 4 et 12. Sousa, 1623, pp. 540-600.
  • 24 Sousa, 1623, pp. 326-405 ; Thomas, 1932.

6En 1238, sous le règne de Sanche II (1223-1245/48), la ville de Porto accueillit un nouveau couvent dominicain22. Peu après, en 1240, une première communauté féminine dominicaine s’installa à Santarém. C’est à cette date que les frères dominicains commencèrent à développer des actions caritatives et à encadrer spirituellement les recluses vivant à la périphérie de la ville. Toutefois, une véritable vie monastique féminine dominicaine régulière ne prit place à Santarém que dans le dernier tiers du xiiie siècle. En 1277, le frère Martinho Pais, prieur des frères prêcheurs de la ville, fit don de « uobis Maria Uicentii et Eluire Gonsalui fratrissis quasdam domos que fuerunt Maioris Alfonsi iam defuncte matris quondam fratris Gonsalui dicti de Calçada ». En 1298, le monastère était déjà pleinement fondé, comme le révèle une lettre signée par la prieure et les « sorores sancti Dominici Ordinis Predicatorum comorantes in monasterio quod est extra muros ville Sanctarene Vlixbone diocesis ad Portam de Manços prope heremitagium sancte Marie Magdalene ». Par ce document, les moniales dominicaines ont effectivement reconnu « spontanea et libera uoluntate [...] quod territorium in quo monasterium nostrum est fundatum seu hedificatum cum toto circuitu suo fuit emptum in ipsa pecunia conuentus fratrum predicatorum sanctarene »23. C’est seulement un peu plus tard, au terme d’une période troublée marquée par des contestations politiques du souverain qui conduisirent à sa destitution, que le couvent de S. Domingos de Lisbonne fut fondé, en 1245. Sanche II, à l’inverse de son père mort en 1221, se montra favorable aux Dominicains et fut proche des provinciaux Fr. Soeiro Gomes (provincial entre 1219 et 1233) et Fr. Gil de Santarém (provincial entre 1233 et 1245, puis entre 1257 et 1265). Mais la crise politique dans laquelle s’enlisait le Portugal, surtout durant les années 1230-1245, conduisit à la destitution du roi, à son excommunication par le pape en 1245 et à l’arrivée sur le trône de son frère, Alphonse III, comte de Boulogne-sur-Mer. Celui-ci débarqua de France à Lisbonne et bénéficia d’un fort appui des Dominicains du royaume24.

  • 25 À Elvas, les Dominicains commencèrent pars s’installer dans un lieu appelé Rossio et, près de là, (...)
  • 26 Sousa, 1623, pp. 435-462.
  • 27 Sousa, 1623, pp. 492-539.

7Le couvent d’Elvas fut fondé en 126625, suivi de celui de Guimarães (1270)26 puis par S. Domingos d’Évora (1280)27. Tous ces couvents sont le fruit des missions de prédication des frères, lesquels commencèrent par s’installer dans des territoires inhospitaliers, non loin des chemins ou des sources d’eau, comme ce fut le cas à Guimarães. Ils recueillirent rapidement les bonnes grâces des aristocraties de ces territoires grâce à leurs actions dans les réseaux charitables et religieux locaux.

  • 28 Sousa, 1623, pp. 462-491.
  • 29 Sousa, 1623, pp. 115-141.

8Au sein du corpus des fondations portugaises présentées par Luis de Sousa au xviie siècle, certaines doivent être regardées avec précaution. Ainsi, le chroniqueur considère que le couvent de Tuy, établi en 128628, est une fondation portugaise et il intègre dans les couvents dominicains Saint-Félix de Chelas (district de Lisbonne), fondation pourtant disputée par d’autres ordres religieux29.

  • 30 Sousa, 1623, pp. 600-628.

9Il faut attendre 1345 pour rencontrer une nouvelle fondation dominicaine dans le royaume. Il s’agit du monastère féminin établi par une pieuse aristocrate, D. Maria Mendes Petite, pour « l’œuvre et l’honneur et le service du Corps de Jésus Christ », dans les environs de Vila Nova de Gaia, près de Porto. La fondation de cette maison rencontra l’opposition du chapitre diocésain de Porto, mais celle-ci ne fut pas suffisante pour empêcher D. Maria Mendes Petite de financer entièrement la construction de l’église et des bâtiments conventuels. Elle confia cette fondation aux Frères prêcheurs du couvent de Porto ainsi que « aux femmes prêcheuses de l’ordre de saint Dominique de Santarém pour qu’elles le peuplent, y vivent et y fassent le service de Dieu » (« às donas pregaretas [pregadoras] da Ordem de S. Domingos de Santarém que ellas o pobrem, morem, fação aí serviço de Deus30 »). Avec ce monastère, élevé pendant le règne d’Alphonse IV le Brave, se ferme le premier cycle des fondations dominicaines au Portugal, correspondant donc aux souverains de la première dynastie du pays. Au même moment, s’ouvrait une nouvelle époque de l’histoire dominicaine, marquée par une relative innovation dans les vocables des couvents fondés (Jesus de Aveiro, N. Senhora da Consolação de Abrante, N. Senhora da Luz de Pedrógão Grande). Ces titulatures nouvelles signalent l’évolution concurrente des sensibilités dévotionnelles, ainsi qu’une actualisation des modèles de sainteté alors mobilisés.

  • 31 Gomes, 2019.

10Il est par ailleurs important de relever que les Dominicains portugais ont préféré s’implanter au nord du Tage, non loin de cités épiscopales ou de villes à la dense activité commerciale. C’était là le territoire d’une chrétienté ancienne et enracinée, mozarabe d’abord puis davantage romanisée et « grégorianisée » à partir du xiie siècle, et l’espace concentrant la majorité des diocèses portugais médiévaux. Seules deux fondations dominicaines masculines se trouvaient au sud du Tage, à Elvas et Évora. Les zones de frontière avec les terres d’Islam ne paraissent pas avoir particulièrement attiré les Frères prêcheurs portugais, plus soucieux d’animer une pastorale dans les territoires traditionnellement chrétiens. Les frères étaient certes vigilants à l’orthodoxie ecclésiale et aux hérésies, mais peu engagés dans les missions d’évangélisation et de conversion dans les territoires sous domination musulmane, contrairement aux Franciscains, comme en témoignent les Cinq Martyrs du Maroc ainsi que l’action de saint Antoine de Lisbonne (ou de Padoue)31.

11L’arrivée sur le trône de Jean Ier, acclamé roi du Portugal et d’Algarve par les Cortes de Coimbra en 1385, inaugura un second cycle de l’histoire dominicaine portugaise. Les Frères prêcheurs reçurent en 1388 le Monastère de Santa Maria da Vitória, élevé non loin du lieu où se tint la bataille d’Aljubarrota et destiné à commémorer la victoire des Portugais sur les troupes de l’envahisseur castillan. Le nouveau roi hésita à confier à l’ordre de saint Dominique cette nouvelle fondation, dont la somptuosité esthétique n’avait pour rivale que l’abbaye cistercienne voisine d’Alcobaça. Sans doute se trouva-t-il ici aussi des raisons religieuses, théologiques et dévotionnelles touchant au culte de l’Immaculé Conception de la Vierge, dont le roi était un fervent dévot. Dépassant ces hésitations et certainement poussé en ce sens par son influent conseiller João das Regras, le roi confia le monastère de Batalha aux Prêcheurs et en fit un nouveau panthéon dynastique royal. Y furent en effet ensevelis tous les rois portugais du xve siècle (Jean Ier [1385-1433], Édouard Ier [1433-1438], Alphonse V [1438-1481] et Jean II [1481-1495]) accompagnés de leurs épouses, à l’exception d’Éléonore de Lancastre († 1525), enterrée parmi les Colettines (Clarisses réformées) de la Mère de Dieu, à Lisbonne. Y furent également inhumés les enfants de Jean Ier et de son épouse Philippa de Lancastre († 1415), ainsi que l’héritier du trône Alphonse, en 1491. Ce rôle de panthéon monarchique que Santa Maria da Vitória de Batalha endossa justifie et explique pour une bonne part les splendeurs artistiques de ce magnifique monument.

  • 32 Sousa, 1623, pp. 735-810.
  • 33 Sousa, 1623, pp. 811-885.
  • 34 Sousa, 1623, pp. 919-923.
  • 35 Sousa, 1623, pp. 926-978.
  • 36 Sousa, 1623, pp. 1001-1091. Madahil, 1939 ; Moiteiro, inédite ; Ferreira, 2019. Cf. également l’ar (...)

12Le roi Jean Ier patronna aussi la fondation du monastère de moniales observantes de S. Salvador de Lisbonne32, consacré à la dévotion de Santa Maria da Escada, à laquelle le monarque était très attaché. Il protégea en outre la maison observante de S. Domingos de Benfica, près de Lisbonne, fondée par João das Regras, mentionné plus haut, en 139933. En 1416, les couvents portugais s’émancipèrent de la tutelle castillane pour former leur propre province34. En 1423, l’éclairé infant D. Pedro fonda dans la ville portuaire d’Aveiro un nouveau couvent dominicain dédié à Notre-Dame de la Miséricorde35. Près de ce couvent, s’établirent vers 1456 quelques femmes dévotes, issues de la maison de la reine Isabelle, morte cette année, et qui donnèrent naissance à une nouvelle fondation féminine de l’ordre, le Monastère de Jésus, où entra en 1472 pour y suivre une vie religieuse la princesse D. Joana († 1490), et d’autres moniales de grande noblesse36.

  • 37 Sousa, 1623, pp. 979-1000.
  • 38 Sousa, 1623, pp. 901-906.
  • 39 Sousa, 1623, pp. 1109-1128.

13Le roi Édouard Ier parraina en 1435 la construction du couvent de S. Domingos d’Azeitão37. Avec cette fondation, puis avec la retraite signalée plus haut de la princesse D. Joana au Monastère du Jésus d’Aveiro, une période dorée s’ouvrit pour les Dominicains, qui bénéficièrent de la protection particulière de la dynastie d’Aviz, jusqu’à devenir l’un des ordres les plus prestigieux et possessionnés du Portugal au xvie siècle. L’Ordre chercha dès lors à soutenir les efforts militaires de la Couronne au Maroc, en envoyant notamment des frères missionnaires à Ceuta et à Tanger38, tout en cherchant à participer aux conquêtes coloniales portugaises en Guinée, au Congo et en Angola, territoires où aucun couvent ne fut fondé toutefois39.

  • 40 Sousa, 1623, pp. 970-979.
  • 41 Sousa, 1623, pp. 1101-1105

14La fondation du couvent de S. Domingos de Vila Real dans la province du Trás-os-Montes est le résultat d’une série de missions effectuées là par des frères dominicains, parmi lesquels se distingue Fr. Vasco de Guimarães. En 1424, le conseil municipal confia à ce dernier la charge de conduire cette fondation et d’engager la construction des bâtiments, avec l’accord de l’archevêque de Braga et du roi Jean Ier40. La fondation d’un autre couvent, relevant aujourd’hui du diocèse de Coimbra, doit remonter à ces missions dominicaines. Il s’agit du couvent de Nossa Senhora da Luz à Pedrógão Grande, fondé en un lieu quelque peu érémitique et sauvage pour servir de lieu de retraite spirituelle aux frères41.

  • 42 Sousa, 1623, pp. 1096-1098.
  • 43 Sousa, 1623, pp. 1132-1136.

15Le couvent de S. Domingos d’Abrantes fut parrainé par la maison des Almeida, dont le représentant reçut en 1476 le titre de comte d’Abrantes. Après que les frères dominicains se plaignirent des deux premiers ensembles de bâtiments construits pour les recevoir, un troisième fut construit avec le soutien du roi Manuel Ier en 1517, qui permit le maintien définitif de la communauté42. Le monastère des sœurs dominicaines de Santa Ana de Leiria, au recrutement fort aristocratique, fut institué canoniquement en 1494 et commença à fonctionner en 1498, grâce au patronage de la comtesse de Loulé, veuve de D. João Coutinho († 1471) qui avait été comte de Marialva43.

  • 44 Gomes, 1990, pp. 276-277 ; Rosário, 1979.
  • 45 Rosa, 1995 ; Barbosa, inédite.
  • 46 Nunes, 1994.
  • 47 Gomes, 2012.

16Ces communautés dominicaines portugaises médiévales n’étaient pas des communautés importantes numériquement. Si, à Batalha, le couvent était prévu en 1426 pour accueillir vingt frères et dix convers, la moyenne se situe autour de vingt religieux durant tout le xve siècle44. Peu de choses sont connues sur les dynamiques démographiques des autres couvents portugais de l’époque. Nous sommes en revanche mieux informés sur les réseaux des fidèles qui sollicitèrent les Frères prêcheurs pour leur encadrement spirituel, et qui leur confièrent souvent le soin de leur âme après leur mort en fondant des chapelles ou en choisissant de se faire inhumer dans les églises, les cloîtres et les cimetières de l’Ordre45. Si l’on en croit l’obituaire du couvent S. Domingos de Lisbonne, un manuscrit du xve siècle, les sépultures de laïcs, dont la plupart avaient été des bienfaiteurs ou des frères tertiaires de l’Ordre, consistaient en mausolées élevés ou en plaques tombales distribués dans le cloître, dans la salle du chapitre et à l’intérieur de l’église. Dans celle-ci, des sépultures laïques étaient installées près des autels de la chapelle Santa Maria de Jésus (à la porte du dortoir) et de la chapelle S. Martinho (sous le porche), ainsi que près de l’escalier qui menait les pèlerins au sanctuaire de Santa Maria da Escada46. Le Monastère de Batalha se montrait quant à lui plus sélectif en réservant ce privilège aux membres de la famille royale ainsi qu’à quelques grands lignages aristocratiques comme les Sousa, les Coutinhos ou les Albuquerques47.

17Comme ailleurs en Europe, les Frères prêcheurs jouèrent au Portugal un rôle important dans l’encadrement pastoral des fidèles, à travers la prédication et la promotion de nouveaux modèles de sainteté. Les frères se sont en outre investis dans la cura monialium et dans la régularisation de mouvements religieux féminins48. En s’attirant la protection des familles royales et de l’aristocratie, les couvents dominicains ont concentré une commande artistique fastueuse dont le paysage monumental et artistique portugais porte encore la trace49.

 

Dates de fondation des couvents de Frères prêcheurs (en blanc) et des monastères de sœurs dominicaines (en gris) au Portugal
Date Couvent
1218 Montejunto (Alenquer)
1221-1225 S. Domingos de Santarém
1228 S. Domingos de Coimbra
1238 S. Domingos do Porto
1240 S. Domingos das Donas de Santarém (moniales)
1241 S. Domingos de Lisboa
1266 N. Senhora dos Mártires de Elvas
1270 S. Domingos de Guimarães
1286 S. Domingos de Évora
1345 Corpus Christi de Vila Nova de Gaia (moniales)
1388 Santa Maria da Vitória, da Batalha
1392 S. Salvador de Lisboa (moniales)
1399 S. Domingos de Benfica
1415-16 [Maison à Ceuta, Maroc]
1422 Nossa Senhora da Misericórdia, de Aveiro
1424 S. Domingos de Vila Real
1435 S. Domingos de Azeitão
1456-61 Jesus de Aveiro (moniales)
1472 N. Senhora da Consolação de Abrantes
1476 N. Senhora da Luz, de Pedrógão Grande
1494-98 Santa Ana de Leiria (moniales)

Santa Maria da Vitória de Batalha : une perspective sur l’architecture dominicaine au Portugal50

  • 50 Par Jean-Marie Guillouët.
  • 51 Pour l’une des premières manifestations de cette question : Gusmão, 1956. Également Watson, 1908 ( (...)

18Depuis les premiers travaux des historiens de l’art portugais consacrés aux sources burgundo-cisterciennes de l’architecture et de la sculpture portugaises au xiie siècle, la question des rapports entre les identités artistiques locales et les apports extérieurs, entre les cultures techniques ou formelles endogènes et l’action perturbatrice de modèles ou d’acteurs exogènes, est au cœur de bien des synthèses écrites sur l’art médiéval portugais51. Dès lors, l’arrivée puis l’installation au Portugal des premières communautés mendiantes et, singulièrement, des Dominicains, à partir de 1218 ainsi que cela vient d’être rappelé, conduit à soulever de nombreuses questions, particulièrement s’agissant d’un ordre encore jeune mais s’étant déjà forgé une culture et des habitudes propres pour ses commandes monumentales, en phase avec les besoins et les orientations de ses dévotions.

  • 52 C’est le cas de la synthèse publiée par Caroline Bruzelius en 2012 pour la revue Perspective : Bru (...)
  • 53 Schenkluhn, 2000.
  • 54 Freigang, 1999.
  • 55 Chicó, 1954, pp. 77-78, p. 87 et p. 95.
  • 56 Villamariz, 2018. Antérieurement : Villamariz, inédite.
  • 57 Villamariz, 2018, p. 5.

19Comment les traditions et les exigences constructives de l’ordre nouveau entrèrent-elles donc en dialogue avec les pratiques locales ? Ce dialogue engendra-t-il une identité architecturale proprement dominicaine portugaise ? Des modèles, des acteurs ou des savoir-faire venus de France, d’Italie, d’Allemagne ou d’Espagne jouèrent-ils un rôle dans cette mécanique et, si oui, lequel ? Il est aujourd’hui encore difficile de prétendre répondre à ces questions tant les études de synthèse sur l’architecture et l’art des ordres mendiants n’ont réservé qu’une place très restreinte à la péninsule Ibérique, quand ils ne l’ont pas ignorée52. S’il est vrai que les travaux de Wolfgang Schenkluhn53 ou Christian Freigang54 ont, par exemple, permis de contredire en partie cette marginalisation historiographique, ce sont surtout les chercheurs portugais eux-mêmes qui, depuis le panorama monumental mendiant du pays, ont tenté d’établir des liens avec l’architecture européenne, cela depuis Mario Tavares Chicó, peu après le milieu du xxe siècle55, jusqu’au récent travail universitaire de synthèse conduit par Catarina Madureira Villamariz56. Pour cette dernière auteure, la construction des caractères de l’architecture mendiante portugaise relèverait moins, au Moyen Âge central, de l’assimilation de modèles étrangers que d’une typogenèse proprement nationale, ce qu’elle appelle une « architecture nationalisée57 ».

  • 58 « Legislation on architecture was generated by the need to reflect the concept of poverty in the a (...)
  • 59 Gomes, 2006 et 2013.

20Toutes ces réflexions doivent bien sûr être envisagées en gardant à l’esprit que les formes architecturales mendiantes furent, plus encore que celles des autres institutions religieuses médiévales, l’objet de législations et de discours normatifs nombreux58. Saul António Gomes avait par ailleurs déjà voulu isoler les traits communs à ces chœurs prolongés et amples, à partir notamment du cas de S. Domingos de Coimbra59. Ces questions se posent avec une acuité toute particulière dans le cas du couvent de Santa Maria da Vitória de Batalha, que nous nous proposons de regarder plus longuement. Cela, en raison du contexte éminemment politique de sa fondation (voulue pour commémorer la victoire obtenue par le maître d’Aviz sur les troupes castillanes sur les champs de São Jorge) comme de la place que l’institution occupa dans l’histoire de l’Ordre ou dans les pratiques du pouvoir royal portugais. Bien que leurs noms aient été de longue date connus, l’origine, la formation et le parcours des deux premiers maîtres de l’œuvre, Afonso Domingues († avant 1406) et le mystérieux Maître Huguet († 1438), restent aujourd’hui encore très incertains. Ces silences interdisent dès lors de mieux comprendre, d’une part, la part des traditions constructives locales ou des modèles exogènes employés à Santa Maria da Vitória, tout comme, d’autre part, la place du bâtiment dans les traditions architecturales dominicaines.

  • 60 Sur l’histoire monumentale et artistique du couvent de Batalha : Gottschlich, 2006 et 2012. Égalem (...)
  • 61 Cf. la première partie du présent article.

21La construction de Santa Maria da Vitória de Batalha, engagée très vite après la victoire d’Aljubarrota en 1385, intervint à une époque charnière de l’histoire de l’Ordre60. Dans les décennies précédentes, seule la fondation du monastère du Corpus Christi à Vila Nova de Gaia en 1345 par D. Maria Mendes Petite pourrait-elle être évoquée. Encore faut-il rappeler ici que, au xive siècle, les fondations féminines ne font pas partie institutionnellement de l’ordre dominicain. Cette atonie contraste avec le fort dynamisme de l’ordre pendant le xiiie siècle, ainsi que vient de le rappeler la première partie de cet article. À partir du dernier quart du xive siècle, en revanche, s’observe un net phénomène de rattrapage dans l’implantation dominicaine en raison du rythme accéléré des nouvelles fondations61.

  • 62 « […] não é possível “decalcar” a arquitectura mendicante nacional de um modelo oriundo de qualque (...)
  • 63 Miramontes, 1982.
  • 64 Manso Porto, 1993.

22À ce titre, Batalha hérite d’une histoire monumentale remontant au début du xiiie siècle dans la péninsule Ibérique, histoire monumentale que Catarina Madureira Villamariz considère relativement exempte d’influences françaises, allemandes, italiennes ou espagnoles62. Pour autant, le plan du chevet de Santa Maria da Vitória paraît pouvoir être mis en relation avec les sources lointaines d’antécédents espagnols, tels que l’abbaye royale cistercienne de Las Huelgas, près de Burgos. Ce type de chevet à chapelles ouvrant directement sur le mur oriental du transept fut intégré très tôt au répertoire des formes mendiantes de la péninsule Ibérique, puisqu’on le retrouve en Galice à S. Domingo de Bonaval à Saint-Jacques-de-Compostelle, dont les recherches récentes tendent à indiquer qu’il s’agirait de l’une des plus anciennes églises mendiantes encore conservées dans la péninsule, puisqu’elle est peut-être antérieure à 1221-1230/4063. (Fig. 2) Selon Carmen Manso Porto64, une tradition architecturale mendiante naîtrait donc en Galice au xiiie siècle, qui correspondrait bien aux exigences de la spiritualité et de la liturgie dominicaines : trois vaisseaux, un transept saillant, une abside centrale polygonale et des absides latérales donnant sur le transept.

Fig. 2. — Santiago de Compostela, église S. Domingo de Bonaval, plan.

Fig. 2. — Santiago de Compostela, église S. Domingo de Bonaval, plan.

Gottschlich, 2012.

  • 65 Sur ces édifices et la tradition architecturale franciscaine à Santarém : Pradalié, 1992 ; ANTT, 1 (...)

23Ce sont des traits voisins, quoi qu’en partie distincts, qui se retrouvent dans le bâti franciscain, comme dans les deux églises presque contemporaines de S. Francisco et de Santa Clara à Santarém. Du premier édifice, fondé en 1242, le chœur n’est plus aujourd’hui lisible qu’à travers les traces de ses fondations et quelques témoignages graphiques. Mais, des caractères très voisins se retrouvent dans l’église toute proche de Santa Clara, fondée moins d’une vingtaine d’années plus tard et déjà consacrée en 126565. (Fig. 3) Il est vrai toutefois que les restaurations nombreuses et invasives ayant touché ce dernier édifice dans les années 40 du xxe siècle, comme la perte des bâtiments monastiques au sud de l’église rendent ici toute comparaison fragile. Les chapelles latérales sont toutefois ici de plan carré ou rectangulaire et sur plan échelonné. Ces traits voisins se retrouvent surtout à S. Domingos de Santarém, commencée vers 1228/29 et qui, bien que disparue, nous est connue en partie par un relevé en plan du xvie siècle. (Fig. 4) Cette dernière église constitue un jalon important de la première étape commune aux deux ordres principaux de l’architecture mendiante au Portugal. Les trois absides à cinq pans, dont une abside centrale plus grande, pourvue d’une travée droite, y ouvrent sur un transept charpenté, face au vaisseau central.

Fig. 3. — Santarém, église Santa Clara, plan.

Fig. 3. — Santarém, église Santa Clara, plan.

Gottschlich, 2012.

Fig. 4. — Santarém, S. Domingos, plan du xvie siècle.

Fig. 4. — Santarém, S. Domingos, plan du xvie siècle.

Dias, 1994.

  • 66 Keil, 1943, pp. 74 et suivantes ; Dias, 1994, p. 82 ; Rodrigues, 1996, p. 20.
  • 67 Guillouët, 2011, p. 161 et suivantes.

24On peut légitimement s’interroger sur la place de ces trois premières églises mendiantes de Santarém dans la fixation d’un canon architectural adopté par la suite, notamment par les constructeurs de Batalha. Des différences trop importantes existent dans l’organisation du chœur, dans l’emploi de voûtement pour le transept et la nef, dans l’emplacement même des fenêtres hautes qui surmontent à Santa Clara (et, possiblement, à S. Domingos) les écoinçons des grandes arcades alors qu’elles se trouvent au dessus de chaque arc à Batalha… (Fig. 5 et 6) Le couvent d’Elvas, fondé en 1266 comme cela a été rappelé plus haut, s’inscrit dans une filiation voisine, mais avec des partis distincts (absences de fenêtres hautes et baies unique de l’abside)66. C’est, en revanche, l’église du monastère augustinien Santa Maria de Graça de Santarém qui paraît avoir le mieux hérité de ces schémas constructifs, cent-cinquante ans après S. Domingos (basilique non voûtée à trois vaisseaux, transept débordant et absides échelonnées). Pour autant, c’est dans les éléments marginaux de la sculpture décorative que les liens avec Santa Maria da Vitória de Batalha sont les plus évidents, notamment pour le premier groupe d’artisans présents sur le chantier sous la direction d’Afonso Domingues avant 140667. C’est enfin une fondation de l’ordre des Carmes, avant celles des Dominicains, qui, dans les mêmes années, montrent les liens les plus tangibles avec Batalha. Construite sur les hauteurs du Rossio à Lisbonne à partir de 1389 grâce au patronage de l’artisan militaire de la victoire d’Aljubarrota, Nuno Alvares Pereira, l’église en reprend la surélévation des absides, leur ampleur ainsi que l’organisation extérieure des percements du chevet.

Fig. 5. — Batalha, Santa Maria da Vitória, plan général du couvent établi par J. Murphy en 1795.

Fig. 5. — Batalha, Santa Maria da Vitória, plan général du couvent établi par J. Murphy en 1795.

Biblioteca e Arquivo Histórico das Obras Publicas.

Fig. 6. —Batalha, église Santa Maria da Vitória, élévation de la nef.

Fig. 6. —Batalha, église Santa Maria da Vitória, élévation de la nef.

Photo : H. Morvan.

25À côté de ces différents traits architecturaux constitutifs d’un répertoire commun et partagé par les ordres mendiants du royaume portugais du Moyen Âge (Franciscains, Dominicains, Augustins et Carmes), des éléments provenant d’autres traditions architecturales se retrouvent dans les élévations de Santa Maria da Vitória de Batalha qui illustrent la nature combinatoire de la tradition monumentale dominicaine dans la péninsule Ibérique. Ainsi, par exemple, Wolfgang Schenkluhn souligne le possible rôle de l’église Santa Caterina de Barcelone, construite de 1250 à 1280 approximativement, et qui fut un monument fondateur du gothique en Catalogne. Les deux niveaux des lancettes des travées du chœur pourraient en effet avoir été l’une des sources d’inspiration d’Afonso Domingues dans les parties orientales de Batalha. Malheureusement, Santa Caterina fut détruite au xixe siècle et la plupart des comparaisons ne peuvent être avancées que sur la base de restitutions fort hypothétiques.

  • 68 Sur ce point, voir la mise au point de Mario Tavares Chicó qui reprend les arguments de ses prédéc (...)

26Plus clairs en revanche sont les liens pouvant être établis avec l’élévation des chapelles rayonnantes étant venues enserrer le chœur roman de la cathédrale de Lisbonne dans l’une des entreprises constructives les plus ambitieuses du xive siècle portugais68. En effet, dans les deux édifices, les arcs d’entrée présentent un profil identique. Ils reposent à Lisbonne sur des colonnes dont les bases carrées ou polygonales sont semblables à celles que nous pouvons observer à Batalha. (Fig. 7 et 8) La forme polygonale des chapelles comme l’organisation des retombées sont identiques dans les deux édifices. Se retrouve également ce bandeau en larmier qui court à hauteur d’homme sur le mur et qui, de manière très caractéristique, contourne les colonnes engagées recevant le voûtement. (Fig. 9) Se retrouve également le système de couverture par des voûtes « plates » à sept ogives. Puisqu’on ne connaît pas d’autre exemple antérieur de ce type de disposition, il apparaît bien que la cathédrale de Lisbonne a servi de modèle lors de la construction du chœur dominicain de Santa Maria da Vitória qui ne fait qu’en accentuer les effets.

Fig. 7. — Lisbonne, cathédrale Santa Maria Maior, chapelle rayonnante d’axe du chevet.

Fig. 7. — Lisbonne, cathédrale Santa Maria Maior, chapelle rayonnante d’axe du chevet.

Photo : J.-M. Guillouët.

Fig. 8. — Batalha, église Santa Maria da Vitória, première chapelle nord du chevet.

Fig. 8. — Batalha, église Santa Maria da Vitória, première chapelle nord du chevet.

Photo : J.-M. Guillouët.

Fig. 9. — a) Lisbonne, cathédrale Santa Maria Maior, chapelle rayonnante d’axe du chevet. b) Batalha, église Santa Maria da Vitória, deuxième chapelle sud du chevet.

Fig. 9. — a) Lisbonne, cathédrale Santa Maria Maior, chapelle rayonnante d’axe du chevet. b) Batalha, église Santa Maria da Vitória, deuxième chapelle sud du chevet.

Photo : J.-M. Guillouët.

  • 69 Guillouët, 2011, p. 175 et suiv. Vieira da Silva, 1989.

27Le poids des modèles de l’architecture catalane dans le bâti de Batalha a enfin été relevé depuis longtemps. Nous avons pour notre part prolongé les rapprochements faits anciennement par José Custódio Vieira da Silva pour souligner les liens avec les partis constructifs de Santa Maria del Mar ou Santa Maria del Pí de Barcelone comme avec le portail Sant Iu (Saint-Yves) de la cathédrale de la ville (les toits en terrasse avec couverture de pierre, les pignons et gâbles droits des façades à la décoration tout à fait similaire)69. C’est avec la cathédrale de Majorque que J. Custódio Vieira da Silva souhaite établir les rapprochements les plus étroits mais, quoi qu’il en soit du détail de ces comparaisons formelles, celles-ci conduisent à établir deux constats. Le premier est qu’elles s’avèrent être tout à fait en phase avec les hypothèses les plus souvent émises à propos des origines catalanes du mystérieux Maître Huguet qui a dirigé le chantier portugais en 1406 à 1438 approximativement. En outre, l’atelier de sculpteurs ayant accompagné ce nouveau maître de l’œuvre paraît avoir également travaillé quelques années plus tôt en Catalogne, à Castellon d’Empuries, sous la direction du sculpteur et maçon picard Pere de Santjoan (Pierre de Saint-Jean).

  • 70 Sur ce thème, voir en dernier lieu Fernández, 2019. Plus anciennement : Cirici, 1968.

28Le second constat concerne la route sensiblement différente prise par cette seconde génération de constructeurs à Santa Maria da Vitória de Batalha. Alors qu’Afonso Domingues paraît avoir engagé les travaux du nouveau couvent en cherchant à maintenir son inscription dans ce qui peut être désigné comme une tradition architecturale mendiante, sinon même dominicaine, issue des premières fondations galiciennes et portugaises du premier tiers du xiiie siècle, maître Huguet semble s’être tourné vers des modèles tout à fait extérieurs à cette tradition. Cette actualisation du bâtiment par ce second atelier s’exprime particulièrement dans les parties occidentales de l’église et son magnifique portail ainsi que, bien sûr, dans l’extraordinaire chapelle dite du fondateur. Là, les constructeurs se tournèrent vers un horizon tout à fait différent, fort éloigné de tout modèle dominicain portugais. Ce sont en effet les chapelles à bovedas estrelladas, dont les exemples parsèment la péninsule Ibérique depuis la fin du xive siècle (et cela jusqu’au chef-d’œuvre de Guilerm Sagrera dans la sala dei Baroni du Castelnuovo de Naples), qu’il convient de convoquer70. Ainsi donc, à Santa Maria da Vitória de Batalha, le poids de la tradition constructive mendiante (et plus spécifiquement dominicaine) dut-elle refluer dans le premier quart du xve siècle pour laisser la place à un réseau de références, plus adaptées au statut d’un édifice profondément transformé par son accession au rang de panthéon dynastique royal.

  • 71 Villamariz, 2018, p. 5.

29Il paraît donc aujourd’hui difficile de prétendre pouvoir isoler des caractères propres à l’architecture dominicaine depuis l’apparition de l’ordre dans le royaume portugais au début du xiiie siècle. Le cas de Santa Maria da Vitória de Batalha permet de voir, à l’issue de la longue séquence médiévale, comment des typologies et des formes architecturales proprement mendiantes furent élaborées dans le royaume portugais depuis l’implantation des premières communautés, durant le premier tiers du xiiie siècle. Les pratiques architecturales des Frères prêcheurs ne semblent pas s’être sensiblement distinguées de celles des Franciscains, en dehors peut-être de quelques éléments touchant à l’organisation des chevets. Elles semblent avoir été le produit d’une synthèse proprement portugaise, parfois qualifiée de « nationalisée71 », élaborée à partir de modèles ibériques ou européens autant que cisterciens ou séculiers.

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Notes

1 Par Saul António Gomes (traduit du portugais par Jean-Marie Guillouët).

2 Sousa, 1623, partie I, livre 1, chap. 12 et 20, pp. 63-67 et 103-106. L’histoire de l’Ordre au Portugal se retrouve également dans les chroniques de Juan de la Cruz (Cruz, 1567 ; Brandão, 1632 ; Monteiro, 1729-1733). L’historiographie actuelle de l’Ordre dominicain au Portugal est abondante mais, en l’absence d’une véritable synthèse, encore relativement fragmentaire. Pour une approche globale, voir Rolo, 2000, pp. 82-88 ; Sousa, 2005, pp. 369-404 et Campus 2017 ; Gouveia, Nunes, Fontes, 2018 ; Marado, 2021. Il faut noter que le premier couvent dominicain de Montejunto fut finalement utilisé par l’Ordre, durant les siècles suivants, comme ermitage et maison de correction pour les frères.

3 Sousa, 1623, pp. 142-279.

4 Sur ce roi, voir Herculano, 1981, pp. 189-333 ; Vilar, 2005. Sur le royaume et son monarque face au Saint-Siège, voir également : Veloso, 2000.

5 Le 12 janvier 1218, Honorius III envoya une lettre apostolique aux évêques de Lisbonne et d’Évora, au maître des Chevaliers du Temple en Espagne, au prieur de l’Hôpital de Jérusalem et au commandeur des Chevaliers de Saint-Jacques au Portugal, se félicitant et « rendant grâce de la victoire contre les païens près d’Alkazar » (Pressuti, 1888, nº 997).

6 Potthast, 1874, nos 6160 et 6177. Sousa, 1623, vol. 1, pp. 52-59 et 82-103 ; Santos, 2018.

7 Herculano, 1981, pp. 306-309 et note XIII, pp. 597-601 ; Caeiro, 1998-2000, vol. 3, pp. 419-436 et 449-460.

8 Sousa, 1623, pp. 141 et 193.

9 Sousa, 1623, pp. 142-280.

10 Sousa, 1623, pp. 280-300 ; Coelho, Matos, 1986, p. 7.

11 Sousa, 1623, p. 176.

12 Rosario 1979 ; Martins, 1960 ; Pinto, inédite.

13 Sousa, 1623, p. 205.

14 Sousa, 1623, p. 228 ; Custòdio, 1997.

15 Sousa, 1623, pp. 284-290. Fr. Paio de Coimbra est l’auteur d’un important sermonnaire médiéval. Voir : Marques, inédite (accessible en ligne : https://eg.uc.pt/handle/10316/17440 [consulté le 15/02/2021]).

16 Rosário, 1979, pp. 570-571. Au milieu du xvie siècle, le roi Jean III construisit une grandiose église autour de son tombeau.

17 Sousa, 1623, pp. 462-491.

18 Sousa, 1623, pp. 159-161 ; Santos, 1984.

19  Coelho, 2005, doc. 2, pp. 57-58.

20 Gomes, 2009, p. 268.

21 Morujão, 2001, pp. 23-26.

22 Sousa, 1623, pp. 304-326.

23 Rosário, 1972, doc. 4 et 12. Sousa, 1623, pp. 540-600.

24 Sousa, 1623, pp. 326-405 ; Thomas, 1932.

25 À Elvas, les Dominicains commencèrent pars s’installer dans un lieu appelé Rossio et, près de là, sur une autre terre appelée Almocovora (terme d’origine arabe signifiant « caveau » ou « cimetière »). Mais ils obtinrent du roi Alphonse III, vers 1267, la donation d’un ermitage sous son patronage, consacré à Santa Maria dos Mártires, nom significatif pour ce territoire qui, au début du xiiie siècle, était près de la frontière musulmane. Voir : Sousa, 1623, pp. 424-435 et Boissellier, 1998.

26 Sousa, 1623, pp. 435-462.

27 Sousa, 1623, pp. 492-539.

28 Sousa, 1623, pp. 462-491.

29 Sousa, 1623, pp. 115-141.

30 Sousa, 1623, pp. 600-628.

31 Gomes, 2019.

32 Sousa, 1623, pp. 735-810.

33 Sousa, 1623, pp. 811-885.

34 Sousa, 1623, pp. 919-923.

35 Sousa, 1623, pp. 926-978.

36 Sousa, 1623, pp. 1001-1091. Madahil, 1939 ; Moiteiro, inédite ; Ferreira, 2019. Cf. également l’article de Paula Cardoso dans ce dossier.

37 Sousa, 1623, pp. 979-1000.

38 Sousa, 1623, pp. 901-906.

39 Sousa, 1623, pp. 1109-1128.

40 Sousa, 1623, pp. 970-979.

41 Sousa, 1623, pp. 1101-1105

42 Sousa, 1623, pp. 1096-1098.

43 Sousa, 1623, pp. 1132-1136.

44 Gomes, 1990, pp. 276-277 ; Rosário, 1979.

45 Rosa, 1995 ; Barbosa, inédite.

46 Nunes, 1994.

47 Gomes, 2012.

48 Sur le rôle des Frères prêcheurs observants dans l’encadrement de la vie religieuse féminine au Portugal aux xve-xvie siècles, voir l’article de Paula Cardoso dans le présent dossier.

49 Gomes, 2014 https://doi.galoa.com.br/doi/10.22228/rt-f.v7i2.351 [consulté le 8/12/2020] ; Gomes, 2006.

50 Par Jean-Marie Guillouët.

51 Pour l’une des premières manifestations de cette question : Gusmão, 1956. Également Watson, 1908 (« The thirteenth and fourteenth century down to the Battle of Aljubarrota », pp. 64-78).

52 C’est le cas de la synthèse publiée par Caroline Bruzelius en 2012 pour la revue Perspective : Bruzelius, 2012.

53 Schenkluhn, 2000.

54 Freigang, 1999.

55 Chicó, 1954, pp. 77-78, p. 87 et p. 95.

56 Villamariz, 2018. Antérieurement : Villamariz, inédite.

57 Villamariz, 2018, p. 5.

58 « Legislation on architecture was generated by the need to reflect the concept of poverty in the architectural structures of the new orders » (Bruzelius, 2012, p. 367). Sur cette question, voir surtout : Bruzelius, 2014, Cannon, 2013 et Morvan, 2021, p. 35-39 pour une synthèse de la bibliographie, ainsi que Volti 2004.

59 Gomes, 2006 et 2013.

60 Sur l’histoire monumentale et artistique du couvent de Batalha : Gottschlich, 2006 et 2012. Également : Guillouët, 2010 et 2011.

61 Cf. la première partie du présent article.

62 « […] não é possível “decalcar” a arquitectura mendicante nacional de um modelo oriundo de qualquer outro território europeu, seja ele, francês, espanhol, italiano ou alemão, embora seja possível tentar estabelecer paralelismos. » (Villamariz, inédite, p. 172).

63 Miramontes, 1982.

64 Manso Porto, 1993.

65 Sur ces édifices et la tradition architecturale franciscaine à Santarém : Pradalié, 1992 ; ANTT, 1993 ; Charréu, inédite ; Gusmão, 1996. Plus largement, sur les modèles architecturaux franciscains : Jorge, 2011.

66 Keil, 1943, pp. 74 et suivantes ; Dias, 1994, p. 82 ; Rodrigues, 1996, p. 20.

67 Guillouët, 2011, p. 161 et suivantes.

68 Sur ce point, voir la mise au point de Mario Tavares Chicó qui reprend les arguments de ses prédécesseurs (Chicó, 1954, pp. 135-141). Voir également : Lambert, 1949, pp. 243-256.

69 Guillouët, 2011, p. 175 et suiv. Vieira da Silva, 1989.

70 Sur ce thème, voir en dernier lieu Fernández, 2019. Plus anciennement : Cirici, 1968.

71 Villamariz, 2018, p. 5.

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List of illustrations

Title Fig. 1. — Carte d’implantation des couvents de Frères prêcheurs et des monastères de sœurs dominicaines au Portugal entre le xiiie et la fin du xve siècle.
Credits Sousa, 2005, p. 376.
URL http://journals.openedition.org/mcv/docannexe/image/17674/img-1.jpg
File image/jpeg, 118k
Title Fig. 2. — Santiago de Compostela, église S. Domingo de Bonaval, plan.
Credits Gottschlich, 2012.
URL http://journals.openedition.org/mcv/docannexe/image/17674/img-2.jpg
File image/jpeg, 844k
Title Fig. 3. — Santarém, église Santa Clara, plan.
Credits Gottschlich, 2012.
URL http://journals.openedition.org/mcv/docannexe/image/17674/img-3.jpg
File image/jpeg, 82k
Title Fig. 4. — Santarém, S. Domingos, plan du xvie siècle.
Credits Dias, 1994.
URL http://journals.openedition.org/mcv/docannexe/image/17674/img-4.jpg
File image/jpeg, 371k
Title Fig. 5. — Batalha, Santa Maria da Vitória, plan général du couvent établi par J. Murphy en 1795.
Credits Biblioteca e Arquivo Histórico das Obras Publicas.
URL http://journals.openedition.org/mcv/docannexe/image/17674/img-5.jpg
File image/jpeg, 3.0M
Title Fig. 6. —Batalha, église Santa Maria da Vitória, élévation de la nef.
Credits Photo : H. Morvan.
URL http://journals.openedition.org/mcv/docannexe/image/17674/img-6.jpg
File image/jpeg, 1.0M
Title Fig. 7. — Lisbonne, cathédrale Santa Maria Maior, chapelle rayonnante d’axe du chevet.
Credits Photo : J.-M. Guillouët.
URL http://journals.openedition.org/mcv/docannexe/image/17674/img-7.jpg
File image/jpeg, 2.2M
Title Fig. 8. — Batalha, église Santa Maria da Vitória, première chapelle nord du chevet.
Credits Photo : J.-M. Guillouët.
URL http://journals.openedition.org/mcv/docannexe/image/17674/img-8.jpg
File image/jpeg, 2.4M
Title Fig. 9. — a) Lisbonne, cathédrale Santa Maria Maior, chapelle rayonnante d’axe du chevet. b) Batalha, église Santa Maria da Vitória, deuxième chapelle sud du chevet.
Credits Photo : J.-M. Guillouët.
URL http://journals.openedition.org/mcv/docannexe/image/17674/img-9.jpg
File image/jpeg, 243k
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References

Electronic reference

Saul António Gomes and Jean-Marie Guillouët, “Les Dominicains au Portugal du xiiie à la fin du xve siècle. Éléments de synthèse sur leur histoire et leur architecture”Mélanges de la Casa de Velázquez [Online], 52-2 | 2022, Online since 25 November 2022, connection on 28 March 2024. URL: http://journals.openedition.org/mcv/17674; DOI: https://doi.org/10.4000/mcv.17674

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Saul António Gomes

Universidade de Coimbra

Jean-Marie Guillouët

Université de Bourgogne, UMR 6298 ARTEHIS

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