1Pour faire face aux nombreux défis que l’Espagne des Habsbourg eut à relever dans la première moitié du xvii^e siècle, la formulation d’une raison d’État aussi efficace que respectueuse des principes de la foi et de la morale se révéla impérative. L’ouvrage de Lisa Kattenberg nous amène au plus proche des chemins de pensée ayant permis la définition d’une telle raison d’État, et nous montre comment elle fut directement appliquée par les agents de la Couronne espagnole. Tout se joue alors autour du concept de nécessité, fil rouge du livre, que l’auteure décline aux long de six passionnants chapitres (en comptant l’introduction et la conclusion) jetant une lumière nouvelle sur les usages politiques du Siècle d’or. Si les discours théoriques de la période sur la raison d’État dans la péninsule Ibérique sont très bien connus de la critique, Lisa Kattenberg, selon une approche lumineuse et innovante, nous dévoile comment cette raison d’État était pratiquée dans les faits : en s’intéressant de très près à des textes de natures variées (consultas, correspondances, avis, rapports, commentaires historiques…) œuvres de soldats, diplomates, informateurs ou conseillers au service de l’Espagne, elle montre comment la nécessité permettait de mettre en œuvre ou de justifier des méthodes moralement discutables, faisant fi de la loi, de l’éthique, et parfois de la religion. Si dans la théorie les tensions pouvaient être vives entre le catholicisme défendu par l’Espagne et le réalisme requis pour gérer les guerres et les soulèvements la travaillant aux quatre coins du monde, ces tensions n’en étaient que plus évidentes dans la pratique, au point d’en devenir parfois insolubles. La notion de nécessité permettait alors de souligner le caractère inévitable de telle ou telle action : comme le met en évidence Lisa Kattenberg, un agent habile, pour justifier son action auprès de ses supérieurs, pouvait artificiellement démontrer que les conditions de nécessité l’ayant poussé à agir comme il l’avait fait étaient réunies. Ainsi les agents, penseurs et soldats de la monarchie étaient-ils souvent appelés à se poser les questions suivantes : « what qualifies necessity? Can it be recognized, and perhaps be rhetorically created or manipulated, in order to justify political behaviour? » (p. 15).

2Le premier chapitre, intitulé « Necessity and Counter-Reformation Reason of State » contient une très précieuse mise au point théorique sur la raison d’État et sur la notion de nécessité. Il montre la difficulté à laquelle durent se confronter les auteurs espagnols catholiques au moment de définir une raison d’État aussi efficace que moralement irréprochable, permettant de répondre aux exigences de la politique sans contredire les impératifs de la foi. Cette flexibilité est autorisée par la notion de nécessité, laquelle permet, en cas d’urgence, d’agir non selon ce que dicte la morale traditionnelle, mais selon ce que requièrent les circonstances. Comme l’évoque l’historienne, les auteurs espagnols eurent fréquemment tendance à organiser de façon rhétorique leurs réflexions de manière à faire émerger des conditions de nécessité leur permettant de justifier des comportements moralement répréhensibles. Sur cette question, il faut souligner l’influence capitale de La Politique de Juste Lipse. Lisa Kattenberg s’intéresse en particulier à sa traduction en espagnol par Bernardino de Mendoza, dont elle souligne les choix typographiques qui en conditionnent considérablement la lecture. Si l’original en latin se présentait de façon fragmentaire, comme une compilation de citations tirées de l’Antiquité sur différentes questions politiques clairement entrecoupés de commentaires de Lipse, la version de Mendoza propose un texte suivi et compressé. Les citations, quoique référencées en marge, n’apparaissent plus distinctement séparées du texte lipsien. Par ce choix, Mendoza a ainsi décisivement renforcé l’autorité de Lipse sur l’ensemble de l’ouvrage, donnant de fait la sensation que La Politique est moins l’œuvre d’un compilateur que d’un auteur exprimant clairement ses propres opinions plutôt qu’il ne choisit et ne présente celles d’auteurs antiques. Dès lors, le sens et l’usage du texte en sortent considérablement modifiés : la version originale semblait encourager le lecteur à ouvrir La Politique au hasard, et y glaner des idées de façon ponctuelle et sélective ; celle de Mendoza dirige au contraire la lecture et la détermine durablement, au long de discours au déroulé très réglé et suivi. En cela, Mendoza aurait réduit le potentiel subversif de La Politique originale, qui du fait de sa nature extrêmement fragmentée, aurait encouragé à suivre hors de propos des maximes moralement hétérodoxes mais justifiées dans un contexte particulier. Cette manipulation illustre donc tout à fait la thèse de l’historienne, selon laquelle l’organisation et la disposition active des discours et des informations sont au cœur de la raison d’État espagnole.

3Le deuxième chapitre, intitulé « “The Inexhaustible Ocean of Politics” Tacitus and the Political Counsel of History », est dédié au tacitisme espagnol, vogue historico-politique promouvant la recherche dans les récits historiques de Tacite de leçons pratiques et de remèdes pour des maux présents, en particulier en ce qui concerne les révoltes dans les Pays-Bas. Lisa Kattenberg se penche sur une série de figures capitales de ce courant, ayant le mérite d’être à la fois des penseurs et des traducteurs de Tacite, mais aussi des agents, à l’instar du conseiller Baltasar Álamos de Barrientos, des militaires Carlos Coloma et Fernando Alvía de Castro, et de l’informateur Manuel Sueyro. Ce courant se fonde en particulier sur une impression de similitude entre les temps décrits par Tacite, ceux d’un empire romain en péril, et ceux vécus par les Espagnols. L’analyse de l’information historique permettait dès lors de prévoir, par comparaison entre passé et présent, la survenue de la situation de nécessité, ou d’en provoquer activement l’apparition. Lisa Kattenberg nous offre une étude fascinante du « practical side of Tacitism » (p. 82), en nous dévoilant la manière dont Tacite était concrètement employé par les agents pour recommander des marches à suivre. L’historienne nous propose de nombreux exemples évocateurs de ce phénomène, parmi lesquels nous pourrions mentionner la façon dont Fernando Alvía de Castro use de Tacite pour comparer les Hollandais rebelles du xvii^e siècle à leurs ancêtres Bataves, rétifs au joug que voulut leur imposer l’occupant romain.

4Dans le brillant troisième chapitre, intitulé « Virgilio Malvezzi and the Mosaics of Morality and Necessity », Lisa Kattenberg s’intéresse à la figure de l’auteur et agent de la Couronne espagnole Virgilio Malvezzi selon deux volets, placés sous le signe de la nécessité : son œuvre théorique publiée tout d’abord, et son action diplomatique dans un deuxième temps. La notion de nécessité apparaît ainsi à l’œuvre dans un de ses traités historiques, les Sucesos principales de la monarquía de España concernant l’année 1639, et publiés en 1640, dans lesquels Malvezzi justifie toutes les actions de Philippe IV et du comte-duc d’Olivares comme mues par le souci de la justice, ou suscitées par la nécessité. Les découvertes faites par Lisa Kattenberg sont en cela captivantes. Les manuscrits étudiés par l’historienne démontrent ainsi comment procédait Malvezzi : commençant par établir une maxime politique justifiant dans l’absolu un type de comportement, il construisait et organisait ensuite son récit des événements ultérieurement et autour de cet axiome. Philippe IV semblait ainsi avoir toujours agi conformément à la raison, à la justice, ou aux lois de la politique. Cependant, si, comme le souligne Lisa Kattenberg, la nécessité était un concept aisé à manipuler pour Malvezzi dans son activité d’historien, elle l’était beaucoup moins dans le monde de la diplomatie. L’écrivain bolognais put en faire l’expérience lors d’une mission en 1641 auprès de Charles IV, le duc de Lorraine et du duc de Bouillon, pour obtenir leur soutien en faveur des Habsbourg contre la France de Richelieu. Dans un récit aussi vivant que scientifiquement rigoureux, Lisa Kattenberg nous fait suivre pas à pas la mission de Malvezzi, ses initiatives, ses doutes, et finalement son échec. L’historienne nous dévoile aussi ses manigances peu scrupuleuses mais justifiées par la nécessité telle que présentée par l’agent bolonais dans ses lettres à ses supérieurs. Mais Malvezzi se rendra finalement compte que cette notion protéiforme peut se révéler incontrôlable, en particulier lorsqu’il comprendra que les ducs dont il cherchait le soutien agissent aussi en accord avec leur propre conception de la nécessité : « Necessity, ever-changing and ultimately subjective, depended on the way an individual arranged and ranked information in order to establish the “state of the moment” and determine its specific needs » (p. 129).

5Le quatrième chapitre porte le titre de « Experience, Conscience and Necessity, Spanish Debates about Peace or Truce in the Netherlands », et étudie la façon dont des agents et des hommes politiques au service des Habsbourg se posèrent la question de l’opportunité de prolonger la trêve dans la guerre opposant l’Espagne à la République hollandaise entre les années 1620 et 1640. C’est peut-être dans cette Guerre des Quatre-Vingts ans, durant depuis 1567, que les contradictions entre la morale et l’efficacité se sont révélées de la façon la plus exacerbée : la défense de la foi catholique mérite-t-elle les exorbitants efforts déployés par l’Espagne sur le front hollandais ? Les circonstances singulières ne requièrent-elles pas des concessions fort profitables, bien que contraires aux impératifs de la justice et de la foi ? À mesure que les années s’accumulèrent, les considérations pratiques prirent toujours plus le pas sur les principes religieux. Lisa Kattenberg souligne également de façon remarquable que la très longue durée de ce conflit supposait pour les agents appelés à y intervenir ou à prévoir son déroulé ou sa conclusion qu’ils pouvaient tirer des leçons pour le présent non plus seulement des histoires antiques, mais aussi de l’histoire même du conflit avec la République hollandaise. L’historienne met en particulier cela en valeur en ce qui concerne les épisodes de négociation, dont les précédents offraient des enseignements pour tirer profit des prochains. Lisa Kattenberg étudie ainsi les différentes négociations ayant eu lieu dans les décennies 1620 et 1630, sous le prisme des notions d’expérience, de conscience et de nécessité. Elle présente également dans ce chapitre les avis sur ces événements rendus par des personnalités aussi variées que le conseiller Juan de Idiáquez, William Semple, un Espagnol d’origine écossaise à la truculente personnalité, le célèbre militaire génois Ambrogio Spinola et le confesseur royal Antonio de Sotomayor. L’historienne peut ainsi conclure ce chapitre dans ces termes : « The Spanish deliberations about peace or truce in the Netherlands provide insight into the workings of experience on reason-of-state discourse in a concrete context. Experience provided material with which circumstances could be constructed, and then necessity presented, which could overrule conscience or principle involving sovereignty and religion, aimed at the preservation of the state » (pp. 235-236).

6Composé dans une langue anglaise aussi claire qu’élégante, l’ouvrage de Lisa Kattenberg constitue ainsi une précieuse avancée dans notre connaissance de la politique espagnole à l’Âge baroque. Les précises mises en contexte proposées dans chaque chapitre en facilitent l’abord pour des publics moins avertis, mais c’est avant tout aux spécialistes de la période, tant hispanistes qu’historiens, que les nombreuses suggestions innovantes contenues dans The Power of Necessity donneront grandement matière à penser.