1Celui qui a personnifié la Casa de Velázquez durant la seconde moitié du xx^e siècle – Didier Ozanam – est mort dans sa cent-deuxième année, le 11 février 2024, à Paris.

2Né le 30 août 1922 à Paris, il est l’aîné d’une famille – les médiévistes parleraient de lignage – alliant plusieurs branches qui jouèrent un rôle important dans les domaines historique et religieux au tournant des xix^e et xx^e siècles : les Ozanam, les Guiraud, les Petit de Julleville et les Marty. Par la branche paternelle, Charles Ozanam, son père, est le petit-neveu de Frédéric Ozanam, à qui Didier doit sa foi profonde. Il n’aura de cesse, au cours de sa vie professionnelle de chercheur, d’œuvrer à la reconnaissance des bienfaits reconnus à Frédéric, en publiant entre 1961 et les années 1980 la correspondance qui est un élément important du dossier dans le procès en béatification, prononcée par Jean-Paul II en cour de Rome (1997). Par la branche maternelle, c’est le versant universitaire et chartiste qui vouait presque naturellement Didier Ozanam à préparer le concours de l’École nationale des Chartes : la famille Guiraud était destinée via l’École normale supérieure aux plus hautes fonctions universitaires (son oncle Paul et son grand-père Jean ont enseigné respectivement à la Sorbonne et à Besançon). Il y avait aussi la famille Petit de Julleville (université et épiscopat) – Marguerite sa grand-mère maternelle était l’épouse de Jean Guiraud – et la famille Marty, d’origine méridionale comme celle des Guiraud, dont les liens avec l’École nationale des Chartes sont aussi constitutifs de la formation de Didier Ozanam. Un héritage marqué par des positions personnelles fortes en matière religieuse, et un goût de l’archive qui ne cessera jamais jusqu’aux dernières années de sa vie. Il suit les frères Guiraud qui sont déjà l’exemple de la méritocratie du temps, puisque les deux hommes intégrèrent à 15 ans d’intervalle l’École normale supérieure, et Jean fut membre de l’École française de Rome entre 1889 et 1892. Didier Ozanam l’honorera en publiant en 2012 Les souvenirs de jeunesse (1866-1900) de Jean Guiraud.

3Un tel héritage ne pouvait pousser le jeune Didier Ozanam que vers l’École nationale des Chartes, qu’il intègre en 1941 et dont il sort avec le diplôme d’archiviste paléographe en 1944, à travers une thèse qui est un clin d’œil à son grand-père Guiraud, alors rédacteur en chef de La Croix (1917-1939) et dont le titre, Les officiers royaux des bailliages de Champagne de 1285 à 1422, fleure bon, avant la lettre et les études menées par la suite, surtout dans les années 1960-1980, dans le domaine de la prosopographie.

4Dès la sortie de l’École nationale des Chartes, qui envoyait régulièrement à Rome un nouveau diplômé, et après une brève activité résistante, Didier Ozanam va résider dans la Ville éternelle en 1945-1946, dans des conditions que l’on imagine assez précaires. Mais c’est quelques années plus tard, après une brève période aux Archives nationales, qu’il rejoint la Casa de Velázquez, alors dispersée sur divers sites dans Madrid. Il va séjourner comme pensionnaire – c’est le terme utilisé alors – de 1947 à 1950. Ladite Casa de Velázquez, fondée par le professeur bordelais Pierre Paris, a été inaugurée en deux temps (1928-1935) à l’orée nord-occidentale de la capitale espagnole, sur la route de La Corogne. Elle est à la fois école de recherche en sciences humaines – déjà existante depuis 1909 en centre-ville sous le nom d’École des hautes études hispaniques grâce à ce professeur ancien membre de l’École française d’Athènes et directeur de l’École municipale des beaux-arts de sa ville de résidence aquitaine – mais aussi une Académie de France – le nom ne lui sera attribuée qu’en 2011 – qui regroupe comme à Rome des artistes en résidence. Cette installation – en partie liée à l’activité de Pierre Chaunu – le pousse à infléchir ses recherches vers la période moderne et tout particulièrement le xviii^e siècle, autour des relations entre les royaumes d’Espagne et de France, et des élites espagnoles. Il épouse à Paris, dans l’été 1949, Denise Bossuat, elle aussi chartiste, détachée à l’ambassade de France à Madrid pour y classer des archives longtemps entassées en désordre. De cette union, entre 1951 et 1963, naîtront six enfants.

5L’après-guerre et son expérience des archives vont l’amener à fréquenter très régulièrement la Casa de Velázquez dont il devient l’un des piliers. De retour à Madrid, il assure entre 1963 et 1969 le secrétariat général de la maison reconstruite sur son site d’origine, le plateau de la Moncloa, et même l’intérim de la direction en 1965-1966, après le départ d’Henri Terrasse. Enfin, entre 1979 et 1988, date à laquelle il prend sa retraite, il est directeur de cette grande maison de la recherche française en péninsule Ibérique. Il y modernise notamment la bibliothèque qui devient un des fleurons des études hispaniques, fréquentée non seulement par les pensionnaires de la Casa de Velázquez – hispanistes, historiens, archéologues et artistes – mais aussi par les chercheurs de la Péninsule et d’au-delà. Les fouilles de Belo-Bolonia – tout près de Tarifa, dans la province de Cadix – battent leur plein et la découverte de la statue de l’empereur Trajan est un moment fort des travaux archéologiques qui y sont menés depuis entre 1917 et 1921, et interrompues jusqu’en 1965. Bref, sa direction rend tout son prestige à cette École française à l’étranger dont on fêtera en 2028 le centenaire. Entre temps, de 1970 à 1979, il est directeur de recherches à l’EHESS.

6Mais la retraite est loin de stopper son élan, car il retrouve avec son épouse le chemin des archives ; le goût ne l’en avait jamais quitté, mais ses lourdes charges administratives l’en avaient quelque peu éloigné. Presque tous les ans, Didier et Denise menaient une campagne d’archives à Madrid, à Simancas et dans tous les grands dépôts ibériques. Didier Ozanam est devenu un spécialiste reconnu de l’Histoire diplomatique, notamment des relations entre les royaumes de part et d’autre des Pyrénées : ainsi, après un ouvrage sur la Diplomatie de Ferdinand VI, éditée en 1991, il participe à l’étude des élites administratives et militaires du royaume d’Espagne sous les Bourbons : paraissent tour à tour et ce, jusque dans les années 2010, des études prosopographiques sur les intendants, puis des diplomates – avec Denise, sa femme – des capitaines et commandants généraux des provinces d’Espagne au xviii^e siècle. Il clôt son champ d’études par la publication et le commentaire en 2011 de la correspondance du Marquis de la Ensenada et du duc de Huéscar (1746-1749), grands commis d’un royaume alors imposant. Il a participé activement au dictionnaire des élites espagnoles de l’époque moderne.

7Grand historien, il laisse le souvenir en Espagne d’un des maîtres de la période des Bourbons du xviii^e siècle, membre correspondant de la Real Academia de la Historia (1983). Un hommage lui a été rendu à travers la publication, en 2004, d’un livre édité par la Casa de Velázquez et la Maison des pays ibériques de Bordeaux, L’Espagne, l’État, les Lumières, sous la direction de Bernard Vincent, ancien membre et secrétaire général de l’institution madrilène. Homme de conviction, Didier Ozanam ne manquait pas pour autant d’être un homme de dialogue et de consensus. La bienveillance et la confiance avec laquelle il accueillait pensionnaires et artistes sont reconnues par tous. Les pensionnaires n’eurent qu’à se féliciter de ce que l’on appelle aujourd’hui sa gouvernance. Il était favorable au triennum, les trois ans de détachement pour travail en archives, en vue de préparer la thèse d’État, qui nécessitait un long cheminement. Cette thèse d’État disparaît en 1986, durant son mandat. Il pouvait se targuer à juste titre du fait que la quasi-totalité des pensionnaires aient pu terminer leur carrière à l’Université comme professeurs et que les artistes aient pu jouir dans d’heureuses conditions d’un séjour actif pour l’accomplissement de leur talent.