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HomeIssues135Introduction

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1Ce numéro thématique est le fruit d’une longue réflexion sur la production de l’espace urbain menée d’un point de vue politique et symbolique. Les êtres humains transforment profondément l’espace qu’ils parcourent et sont aussi transformés par ce dernier. C’est pour cela que « nous devons conceptualiser l’espace comme construit à partir d’ensembles d’interrelations, comme la coexistence simultanée d’interrelations et d’interactions sociales à toutes les échelles, de la plus locale à la plus globale » (Massey 1992, p. 80). L’espace ne peut pas être considéré comme un milieu neutre au sein duquel s’expriment les processus sociaux, économiques et politiques.

2Constatant que la production et le contrôle de l'espace sont au cœur de tout régime politique, qu’il soit démocratique ou autoritaire, il nous a paru pertinent de nous focaliser sur les dimensions politiques et symboliques de sa production, et les capitales sont apparues comme des lieux privilégiés pour observer et analyser ces mécanismes de production. Des réflexions de longue date ont donné lieu, dès 2022, à un programme de recherche collaboratif réunissant des chercheurs de six pays pour travailler sur Ankara, Abu Dhabi, Astana, Moscou, Le Caire et Téhéran dans une perspective comparative. L’ANR SPACEPOL a été mise en place sur la base de deux idées initiales :

  • L’absence d'étude ou d'approche intégrée permettant la théorisation de la production de l'espace dans les capitales. À travers ce projet, nous souhaitions contribuer à la constitution progressive de « capital city studies ». Cette idée ne découle pas de notre croyance en la spécificité des capitales en termes de développement urbain et d'urbanisation, mais plutôt de notre conviction que la production de l'espace dans les capitales est directement liée à la production de la nation, à la consolidation d'un régime politique et à la légitimation du pouvoir par l'érection de lieux, de monuments, de bâtiments et même de quartiers entiers à forte charge symbolique.

  • Les travaux et débats dominants sont souvent issus des milieux scientifiques occidentaux. Ici, nous faisons un pas de côté pour adopter une perspective non occidentale en incluant des chercheurs des pays étudiés et en tentant d'étudier les capitales à partir de la production scientifique locale. L'objectif est de créer un lien entre la recherche internationale et la recherche locale, de faire connaître des travaux peu connus et de leur restituer la place qu'ils méritent dans des débats scientifiques trop dominés par les travaux anglophones.

3Les articles de ce numéro ont été choisis dans ce souci de faire connaître des terrains peu explorés quand il s’agit d’étudier les capitales, que ce soit en géographie ou en sociologie urbaine. La majorité des manuscrits, issus d’un panel organisé en 2023 lors du 5e Congrès du GIS MOMM, sont issus de travaux réalisés dans le cadre du projet SPACEPOL, mais le numéro porte également sur d’autres capitales du pourtour méditerranéen. Les perspectives sur la production et le développement des capitales, ainsi que sur les enjeux et les acteurs divers qui y interviennent, sont variés.

4Les espaces urbains sont créés par des personnes, et leurs caractéristiques sont liées aux personnes qui les habitent. En vivant et en travaillant dans des espaces urbains, les gens modifient progressivement leur environnement et le façonnent afin de répondre à leurs besoins ; ils y trouvent également l’occasion d’exprimer des valeurs. Un processus continu à double sens est à l’œuvre : les humains créent et modifient des espaces urbains tout en étant conditionnés de diverses manières par les espaces dans lesquels ils vivent et travaillent. La production de l’espace est donc un véritable enjeu pour les différents groupes et acteurs sociaux qui l’occupent (Lefebvre 1974). Ainsi, dans son article, Nora Semmoud attire notre attention sur les jeux d’acteurs propres à la production politique d’Alger en tant que capitale. L’auteur souligne à quel point le processus décisionnel atypique et souvent dérogatoire du « Président bâtisseur » traduit l’ambivalence des arbitrages du Président et les rapports de force au sein du pouvoir. Quelles que soient les orientations économiques et sociales du régime en place, de la perspective socialiste aux logiques néolibérales actuelles, deux registres – l’islam et la lutte pour l’indépendance – ont toujours été plus ou moins instrumentalisés par le pouvoir, a fortiori lorsqu’il s’est agi de mener à bien des projets symboliques dans la fabrique de la capitale.

5Dans La Production de l’Espace (2000 [1974]), Henri Lefebvre écrit que « l’espace sert d’instrument à la pensée comme à l’action ; il est à la fois un moyen de production et un moyen de contrôle, donc de domination et de puissance » (p. 35). Espaces symboliques du pouvoir politique et de la construction de la nation, les capitales sont également le théâtre d'affrontements visuels lorsque le pouvoir politique change de mains. Ainsi, l’article de Gülçin Erdi sur les différentes périodes de la production urbaine d’Ankara démontre à quel point l’espace urbain devient un enjeu de pouvoir entre différentes idéologies, notamment entre la vision moderniste-kémaliste et l’islamisme. Les capitales permettent d’observer les luttes idéologiques en actes entre les différentes institutions politiques, dès lors que les décideurs veulent marquer l’espace d’une manière durable sur le plan architectural et urbanistique. Ankara est l’une des capitales où l’on peut observer de manière explicite les appropriations et les reproductions antagonistes de l’espace urbain en fonction des époques et des idéologies dominantes du champ politique.

6Au milieu de ces jeux d’appropriation et de reproduction, des quartiers et des communautés sont créés, entretenus et médiatisés ; les valeurs, attitudes et comportements de leurs habitants sont influencés par leur environnement et les personnes qui les entourent (Knox & Pinch, 2010, p. 5). Dans le même temps, les processus d’urbanisation impulsent une dynamique de changement qui oblige les forces économiques, démographiques, sociales et culturelles à interagir en permanence avec ces espaces urbains. Dans cette optique, Mina Saïdi démontre, à travers la construction d’Iran Mall, comment, grâce à son aspect symbolique, le public iranien s’approprie la démesure de ce projet pourtant géographiquement excentré. Ainsi, la mise en scène du patrimoine et de la culture iranienne, ainsi que la volonté de réveiller chez les usagers le sentiment d’« iranité » et l’appartenance à la vieille civilisation perse, ne laissent pas beaucoup de visiteurs indifférents. Selon Saïdi, en dépit des critiques à l’égard d’Iran Mall, de nombreux Iraniens n’hésitent pas à se déplacer pour observer ce spectacle fastueux -signe ostentatoire de la puissance nationale- qui peut pourtant révéler des inégalités sociales.

7Les capitales sont en général considérées comme des vitrines, même si parfois elles sont concurrencées par d’autres métropoles qui centralisent le pouvoir culturel et financier. Ankara avec Istanbul ou Abu Dhabi avec Astana s’inscrivent dans ce registre. De ce fait, on constate souvent que face à la « ville globale », l’urbanisation et l’aménagement des capitales suivent un chemin un peu différent. Il s’agit alors de se démarquer, d’écrire une nouvelle histoire nationale, indépendante du passé. Astana s’est ainsi éloignée de son histoire soviétique pour se livrer aux ambitions immobilières et à la spéculation. L'article d'Adrien Fauve, de Julien Thorez et de Paul Wolkenstein démontre que la construction de la capitale a certes impliqué des acteurs internationaux (cabinets d'architecture), mais qu’elle a aussi été l'affaire d’entrepreneurs kazakhs très impliqués financièrement dans la mise en œuvre de projets urbains. Ainsi, la fabrique de l’urbain est devenue un pur business. Ce constat invite à questionner le possible glissement d’un urbanisme planificateur vers un urbanisme entrepreneurial.

8On constate également des cas où des puissances étrangères, dans l’objectif de renforcer leur pouvoir géopolitique, tentent de réaliser des projets de développement dans les capitales d’autres pays, à l’intérieur de leur zone d’influence. C’est le cas de la Turquie en Afrique. Prétendant à un statut de puissance régionale en Méditerranée, la Turquie investit dans le développement et la reconstruction de pays tiers, se démarquant ainsi des puissances occidentales, qualifiées historiquement de coloniales. L’exemple du port de Conakry en Guinée, étudié par Cosimo Pica et Mohamed Saliou Camara, en est l’illustration. À travers le projet du groupe Albayrak, proche de Recep Tayyip Erdoğan, les auteurs montrent à quel point cette opération est valorisée par le gouvernement guinéen. Ce dernier tente ainsi de moderniser, dynamiser et rendre économiquement prospère la capitale, projetant l’image d’un État en progrès, capable de répondre aux aspirations de la population et de s’inscrire dans une dynamique globale de développement. Cependant, la privatisation du port prive également les habitants d’activités économiques informelles et réduit leurs revenus.

9Enfin, l’article de Laure Assaf nous propose un tout autre point de vue. Il s’agit de porter un regard intérieur sur une capitale musulmane, Abu Dhabi, où l'accès à l'alcool est facilité par l'ouverture de pubs et de restaurants à l'occidentale, dans l’objectif de créer une capitale tolérante, diverse et moderne. Assaf affirme que les géographies de l'alcool sont une grille de lecture productive pour analyser la relation entre le pouvoir politique et l'urbanisme dans les sociétés islamiques. Elles offrent également un aperçu des types de sujets que ce pouvoir cherche à mobiliser et à façonner, et de ceux qu'il exclut. Elle montre comment, à Abu Dhabi, les récentes transformations des territoires de l'alcool marquent un renversement des valeurs et des représentations associées à cette boisson dans le projet de l'État. Si l'alcool a été considéré, dans un premier temps, comme un mal nécessaire lié à la présence structurelle d'étrangers dans les Émirats arabes unis, il est aujourd'hui conçu comme un marqueur du capital mondial en devenir. Sa grande disponibilité est devenue un critère pour que la ville atteigne ce statut.

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Bibliography

Knox, P., et S. Pinch. 2010. Urban Social Geography: An Introduction (6th ed.). Londres : Routledge.

Lefebvre, H. 2000[1974]. La production de l’espace, Paris : Anthropos.

Massey, D. 1992. Politics and Space/Time New Left Review 196 (1).

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References

Electronic reference

Gülçin Erdi, “Introduction”Méditerranée [Online], 135 | 2025, Online since 01 June 2025, connection on 20 July 2025. URL: http://journals.openedition.org/mediterranee/15799; DOI: https://doi.org/10.4000/148h9

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About the author

Gülçin Erdi

Directrice de recherche, Institut français d’études anatoliennes (IFEA), Palais de France, Nuri Ziya Sok. N° 10, Beyoglu, Istanbul-TURQUIE, gulcin.erdi[at]cnrs.fr, 0000-0003-0674-3051

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