1Au cours des années 1990 et 2000, les capitales en tant que type de ville spécifique ont fait l’objet de nombreuses publications (Charle & Roche 2002 ; Daum & Mauch 2005 ; Gordon 2006 ; Hall 1997 ; Taylor, Lengellé & Andrew 1993). La plupart portaient sur les questions de développement et de planification urbaine, en tant que sous-catégories des études urbaines. La littérature scientifique s’est concentrée également, à travers les capitales, sur la mise en scène figée du pouvoir politique en géographie politique et géopolitique, délaissant quelque peu les relations entre régime politique et fabrique de la capitale ainsi que les vies vécues et perçues dans ces villes (Morelle & Planel 2018 ; Planel 2015). Jusqu’à présent, les théoriciens sociaux ont prêté peu d’attention au rôle joué par les capitales dans la formation de l’idée de la nation et au lien entre production de l’espace dans la capitale et régime politique (Rossman 2017).
2Les capitales nationales peuvent être bien entendu étudiées comme n’importe quelles autres villes malgré leur statut particulier. Elles se caractérisent par de nombreuses fonctions que remplissent également les villes « ordinaires, », mais s’en distinguent par le fait qu’elles sont le siège des gouvernements nationaux, de leurs principales institutions et organisations, et qu’elles prennent par conséquent une signification politique particulière. En tant que telles, elles sont censées représenter ou même façonner l’État, l’identité nationale du pays et son régime politique, mais aussi révéler les conflits relatifs au pouvoir politique et à l’identité dans les États-nations. Pourtant, la littérature n’aborde que peu les fonctions et le fonctionnement des capitales, et notamment la manière dont leur conception, leur planification et leur architecture contribuent à ces fonctions. C’est pourquoi il nous semble nécessaire de développer une approche spécifique.
3C. Daum (2005) note ainsi que l’étude des capitales constitue un champ de recherche en phase d’incubation (p. 4). Un certain intérêt a été observé ces dernières années en France chez les géographes (Laporte & Montes 2015 ; Janicot et al. 2015). Malgré leurs apports théoriques et empiriques, ces recherches occultent la grande majorité des capitales, qui ne sont ni des métropoles mondiales ni des capitales concurrencées, au niveau national, par un centre plus puissant sur le plan économique comme c’est le cas pour Ankara, Astana ou Abu Dhabi. Seules quelques recherches générales portant sur la théorisation des capitales ont été publiées (Gordon 2006 ; Minkenberg 2014 ; Rossman 2017 ; Koch 2018). Bien que de nombreux ouvrages et articles traitant de l’histoire de capitales spécifiques et des différents aspects de la vie urbaine aient été publiés (Janicot et al. 2015 ; Daum & Mauchs 2005 ; Erdentuğ & Burçak 1998), les capitales n’étaient pas vraiment un sujet populaire parmi les urbanistes. De même, l’historien L. Vidal (2014) regrette « qu’aucun champ d’étude [ne soit] consacré aux villes-capitales » (p. 7). Menées dans le cadre d’études sur l’histoire nationale ou sur une ville en particulier, certaines recherches s’apparentent à une sorte de biographie des grands centres des capitales (Charle & Roche 2002 ). Campbell (2003) note par exemple que « les capitales sont faciles à définir, mais mal comprises » et déplore l’absence d’une théorie unique et explicite du développement des capitales (p. 3-4). Le matériel sur les capitales est dispersé dans des publications relevant de disciplines différentes, qui ont toutes leur propre langage, catégories, normes et modèles explicatifs. Pourtant, il reste encore beaucoup à faire sur la signification et la perception des capitales ainsi que sur leurs images politiques. Par ailleurs, le cas des pays autoritaires n’a pas encore été pleinement exploré dans la littérature des études urbaines et nous ne disposons pas de suffisamment de données sur les processus d’élaboration des politiques urbaines dans ces pays à différentes échelles, ainsi que sur la réception des modèles urbains globaux par rapport à la dimension politico-symbolique de leur capitale. En particulier, comme le note Daum (2005), « une vision globale et transnationale des capitales ne s’est encore jamais développée » (p. 10).
4Par ailleurs, avec la diffusion et la consolidation, au niveau planétaire, de l’idéologie néolibérale comme méta-système économique et politique, les recherches ont évolué en fonction des préoccupations économiques. Les fonctionnalités économiques des villes et leur place dans le système économique mondial sont devenues des paramètres importants pour les classer, catégoriser et hiérarchiser. Au cours des deux dernières décennies, les économistes, les sociologues et les géographes ont produit de nombreux livres et articles sur l’essor des villes globales qui ont progressivement éclipsé ceux sur les capitales des États-nations. Selon eux, ces villes sont bien plus importantes que les capitales pour la compréhension des évolutions du développement mondial (Rossmann 2017). Cependant, en dépit de leurs similitudes en termes de fonctionnalités économiques et culturelles, les villes globales ne disent pas grand-chose sur les dynamiques sociales, les rapports de force politiques, la symbolique politique et l’iconographie de l’imaginaire national. Elles sont souvent « anationales » dans le sens où elles peuvent être considérées comme des centres où se croisent des flux et des réseaux financiers et économiques internationaux, tandis que les capitales incarnent l’équilibre étatique et le compromis. Elles sont les noyaux des affaires politiques internationales et les charnières reliant les unités constitutives à l’intérieur de leurs pays, ainsi que les différentes villes et communautés. Bref, face à ces villes globales, les capitales sont là pour nous dire que l’État-nation est loin d’être mort.
5L’étude des capitales requiert ainsi une approche renouvelée. Il s’agit d’étudier leur place tant au niveau national qu’international dans une perspective de construction symbolique et esthétique du pouvoir politique et national, et de jeter les bases d’un domaine intégré de recherche combinant des approches sociales, politiques, historiques et économiques et en adoptant une posture théorique et un regard analytique décentralisés.
6Récemment, Herschel et Newman (2017) se sont intéressés aux villes en tant qu’acteurs internationaux et ont souligné la nécessité de lier relations internationales et urbanisme. Cependant, leurs recherches portent sur des logiques contradictoires entre des situations où l’État cherche à maintenir son pouvoir et une tendance à la décentralisation, et donc au renforcement des pouvoirs locaux, comme en France. Les pays comme la Turquie marqués par une forte centralité et une volonté de concentrer le pouvoir politique autour d’un leader au niveau national restent en dehors de l’analyse. Il est donc nécessaire de cerner un peu mieux la production spatiale des capitales en soulignant leur place particulière, sans tomber dans le piège d’une approche trop structuraliste.
7Parmi les travaux qui ont contribué à la définition et à la compréhension des capitales, ceux de Peter Hall sont majeurs. Sa typologie des capitales était pionnière et a été citée par de nombreux universitaires. (Hall 2006). Ainsi, il a en quelque sorte posé les jalons de ce que l’on peut nommer de manière très précoce les Capital City Studies, tout en soulignant la diversité des villes capitales. Un système central ou fédéral ne confiera pas les mêmes fonctionnalités à une capitale. Malgré cette diversité, il identifie sept types de capitales :
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Les capitales multi-fonctionnelles : elles combinent l’ensemble ou la majorité des fonctions les plus importantes au niveau national (Paris, Moscou, Londres, etc..).
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Les capitales globales : en plus des fonctions assurées par les capitales multi-fonctionnelles, elles endossent des rôles « supranationaux » dans la politique, la vie commerciale et financière ou les deux (Londres, Tokyo).
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Les capitales politiques : créées pour être le siège du gouvernement, mais souvent dépourvues d’autres fonctions propres aux villes commerciales plus anciennes (Bonn, Canberra, Brasilia, Washington… et à notre avis Ankara).
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Les anciennes capitales : elles sont souvent l’inverse des capitales globales. À un moment, elles ont perdu leur rôle de siège du gouvernement, mais conservent d’autres fonctions historiques (Berlin de 1945 à 1994, Saint-Pétersbourg, Rio de Janeiro).
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Les ex-capitales impériales : ce sont d’anciennes cités impériales privées de leur empire, mais qui ont continué à fonctionner en tant que capitales nationales et peuvent encore tenir des rôles commerciaux et culturels importants vis-à-vis des anciens territoires impériaux (Londres, Madrid, Lisbonne, Vienne).
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Les capitales provinciales : cas particulier des pays fédéraux, elles partagent les caractéristiques des capitales politiques. Ces villes étaient de facto des capitales, mais elles ont perdu ce rôle, conservant toutefois des fonctions spécifiques au sein de leur environnement local (Milan, Munich, Montréal, Sydney). New York est un cas très spécial, presque sui generis, de capitale provinciale globale.
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Les supercapitales : elles accueillent des organisations internationales, et peuvent être ou non des capitales nationales (Bruxelles, Strasbourg, Genève, New York) (Hall 2006, p. 8-9).
8Cette typologie de Hall permet d’analyser les capitales selon des catégories explicatives, et l’on constate que certaines de ces entités, comme Paris ou Londres, appartiennent à plusieurs catégories. Néanmoins, il manque deux aspects majeurs à la typologie de Hall. D’une part, elle semble découler d’une analyse centrée sur l’Occident. Les villes citées en exemple démontrent clairement que la typologie a été principalement constituée à partir des capitales du Nord. D’autre part, elle tient principalement compte des fonctions politiques et économiques des villes, occultant le rôle des espaces urbains, de l’aménagement, de l’architecture, les fonctions culturelles et le pouvoir symbolique. Comme l’explique Daum (2005), « une capitale est l’espace qui intègre symboliquement la diversité sociale, ethnique, religieuse ou politique d’un pays. Une capitale crée ou renforce l’idéologie nationale, les valeurs politiques ou les convictions politiques communes d’un État » (p. 13-14). Par son architecture et son urbanisme, une capitale propose des espaces construits qui servent d’instruments et offrent un langage de représentation de la nation entière. Dans le même temps, les luttes de pouvoir qui s’y jouent et les tensions sous-jacentes, la domination d’un groupe, d’une classe ou d’une région en particulier, ainsi que de multiples cadres de référence brouillent le message d’harmonie et d’unité nationale que cherche à véhiculer le symbolisme des capitales nationales. On peut donc dire que la capitale est le théâtre majeur de lutte de pouvoir entre différents acteurs, pas seulement politiques.
9Bernard Debarbieux (2015) définit l’imaginaire d’une ville comme « un processus dynamique par lequel un corps social se constitue en référence à une ville donnée par l’adoption de pratiques communes et de significations et de valeurs attachées à ces pratiques, les unes et les autres présentant des traits spécifiques dont le corps social s’empare pour penser et rendre compte de sa propre spécificité » (p. 51). Rolf Lindner (2003) va jusqu’à parler de l’habitus d’une ville pour désigner un ensemble de pratiques ordinaires des habitants qui rendent compte des références communes. Ce qui se joue dans la constitution de cet imaginaire est la spatialité des pratiques. Chaque ville peut avoir son propre imaginaire, mais l’imaginaire de la capitale est également forgé par l’imaginaire et l’habitus nationaux qui lui confèrent sa place spécifique. Ceux-ci ont des impacts directs sur les pratiques sociales ordinaires et sur le sens attribué aux espaces.
10En 1682, Alexandre Le Maître avançait déjà l’idée que « la ville-capitale fait l’assemblage d’un grand peuple » (cité dans Debarbieux 2015, p. 178). Pour Debarbieux, la ville-capitale devient un objet-lieu en soi et non plus seulement une fonction localisée ; un objet-lieu par lequel on peut optimiser la territorialité étatique (ibid.). En ce sens, le choix de la capitale est particulièrement important, car pour Le Maître, il vaut mieux que cette ville soit proche du centre géométrique du pays : « Ce que le centre est à la circonférence du Cercle, la Capitale l’est envers l’État » (ibid, p. 179). Ce critère a guidé, par exemple, le choix d’Ankara pour la jeune République de Turquie et ses dirigeants. La ville est située au centre du territoire national turc dans sa forme actuelle. La capitale est donc une sorte de ville spectacle où sont mis en scène l’apanage du centre, le pouvoir et la cristallisation du sentiment national. C’est là que les symboles de la nation sont construits et exposés. L’historien Eric Hobsbawm a observé que les États-nations prétendent généralement être enracinés dans la plus haute antiquité et être des communautés humaines naturelles qui n’exigent aucune justification autre que l’affirmation de soi, mais cela n’est pas vrai (Vale 2014, p. 41). Les États-nations sont à la fois « nouveaux » et « construits », forgés par ce que Hobsbawm a appelé « l’invention de la tradition » (Hobsbawm 1983 :, p. 13-14).
11La production de chaque capitale nationale engendre une version révisée de l’histoire nationale. Architecture et paysage sont alors remodelés et mis en scène pour montrer le poids du nouveau pouvoir politique. Non seulement ils fournissent des moyens visuels et spatiaux de légitimation à un régime politique ou à une élite, mais ils constituent également de véritables actes de production de la réalité politique.
- 1 Cette thèse était virulemment défendue par le Mouvement anatolien mentionné par Lewis dans son ouvr (...)
- 2 Deux versions de ce soleil existent. Les deux ont des cadres extérieurs circulaires, mais leurs cen (...)
12L’usage des symboles hittites et sumériens dans la décoration de l’espace public à Ankara est en ce sens emblématique. Préoccupés par la consolidation de l’idée d’une nation turque dont il n’était pas question avant le xixe siècle, sous l’Empire ottoman – dont la composition empêchait précisément le développement d’une telle idée –, les fondateurs de la république ont revisité l’histoire pour faire renaître cette nation qui aurait été reléguée aux oubliettes à l’époque ottomane1. Dans cette perspective, les symboles associés aux anciennes civilisations anatoliennes ont permis d’élaborer un nouveau récit national. Ainsi, à l’entrée de Yenişehir, la nouvelle ville d’Ankara, a été installée une grande sculpture représentant un soleil hittite2. C’est un disque lié au culte du soleil auquel s’adonnaient les Hittites.
13Au sujet de cette construction nationale, C. Raffestin (1993) attire l’attention sur le pouvoir des rites et des symboles. Par exemple, rendre visite au mausolée d’Atatürk est devenu de facto un rituel obligatoire pour un Président ou un Premier ministre nouvellement nommé ainsi que pour des visiteurs officiels étrangers. Kertzer explique que « ce type de rituel est un puissant instrument de légitimation et qu’il permet d’associer une image particulière de l’univers avec une forte concentration d’émotions qui se réfèrent à cette image même » (cité par Raffestin 1993, p. 13). Rites et symboles véhiculent une vision déterminée du monde qui imprègne le peuple dans une action sociale standardisée et qui contribue ainsi au renforcement de l’imaginaire national. Cette analyse aide à « démasquer la prétendue neutralité de l’espace physique » (Harris 1999, p. 434). Nul besoin de souligner que la production de l’espace est une construction sociale. Dans le cas des villes capitales, nous pouvons observer, à travers les configurations de l’espace conçu, la construction nationale qui ajoute une nouvelle dimension d’analyse à la construction sociale de l’espace ; une dimension quasi inexistante quand il s’agit d’autres villes, métropoles ou non, du même pays. Istanbul, trois fois plus grande qu’Ankara, n’a jamais eu une telle charge symbolique relative à la construction de l’identité nationale pendant la période républicaine. Il en va de même pour Abou Dhabi comparée à Dubaï.
14Ainsi, les capitales nationales ont émergé comme nouveau modèle de localisation du pouvoir, une alliance de la nation, des villes et du pouvoir politique. Une telle alliance n’a été rendue possible que par la création d’une nouvelle identité nationale. Face à ces évolutions, la capitale est devenue un agent d’État spécifique, chargé par l’État de mobiliser la population et de répartir le pouvoir politique dans l’ensemble du pays (Rossman 2017). C’est une ville très particulière, qui n’est pas fermée sur elle-même, mais plutôt activement engagée dans la réorganisation de l’économie de l’État dans son ensemble – même si elle n’assume pas toujours une position de leadership économique –, ainsi que dans la relation entre les autorités politiques et le peuple, devenant ainsi un médiateur entre l’État et la nation (ibid.). Corps physique et moteur de la gouvernance, l’État y trouve son âme et sa légitimité face à la nation tandis que la nation reçoit sa représentation visuelle dans la capitale. S. Eisenstadt (1987) note que l’émergence des capitales nationales est l’un des résultats les plus importants du processus d’édification de la nation (p. 178). Il serait cependant beaucoup plus juste de considérer les capitales nationales comme des catalyseurs et des instruments majeurs de cette édification (ibid.). Dans le cas des capitales désignées et créées comme Abou Dhabi ou Astana, la capitale devient une sorte d’écran sur lequel les nations projettent des images de leur identité.
15La capitale est également le lieu d’exercice du pouvoir politique et la scène où se jouent les rapports de force au sein du champ politique. Les partis politiques s’y affrontent et réclament le pouvoir. Divers acteurs publics tentent de contribuer à leur façon à sa production et différentes visions, perceptions et intérêts entrent en conflit. C’est enfin le lieu où les décisions politiques d’un gouvernement sont contestées par la société civile, les syndicats ou les simples citoyens. C’est ici que l’on montre qui décide et gouverne.
16L’organisation des quartiers administratifs, leur architecture, leur localisation dans la ville en dit long sur l’expression spatiale du pouvoir symbolique. Il est donc important de se pencher sur cette caractéristique propre aux capitales. Comment le pouvoir s’exprime-t-il, mais aussi est-il réclamé spatialement à travers la ville-capitale ? La dimension symbolique de l’espace est à la fois un enjeu et un instrument de pouvoir : celui qui manipule les symboles peut manipuler les processus d’identification, et influer ainsi sur la constitution du groupe qui légitime l’exercice de ce pouvoir (Monnet 1998, p. 3).
17L’organisation de la ville vue sous l’angle des lieux de pouvoir fournit également des éléments de compréhension sur la nature du pouvoir politique et les principes qu’il veut mettre en avant. Minkenberg (2014) prend l’exemple du palais de l’Élysée et sa localisation dans Paris et dans son quartier pour illustrer la manière dont l’espace de la capitale symbolise la nature du pouvoir et du régime. La résidence officielle du Président français n’occupe pas une place centrale ni ne siège sur aucun des axes majeurs qui pénètrent le centre-ville. Elle est à peine visible de l’extérieur et se dérobe aux yeux du public. La seule façon dont elle se démarque est son emplacement sur la rive droite de la Seine, tandis que tous les autres bâtiments gouvernementaux (hôtel Matignon, la plupart des ministères et les deux chambres du Parlement) sont situés sur la rive gauche. On ne peut guère marquer plus clairement la séparation des pouvoirs d’un point de vue spatial. Le président de la République étant lui aussi directement élu par le peuple, incarnant ainsi la nation et revendiquant l’autorité suprême, son éloignement physique du Parlement et des membres du cabinet ainsi que sa proximité avec les anciens sièges royaux du pouvoir contribuent à sa légitimité particulière.
18Dans le cas de la Turquie, on observe une tout autre configuration selon les époques. Au moment de la fondation de la République, Atatürk choisit comme résidence un petit manoir situé loin du centre-ville, sur la colline de Çankaya. Le bâtiment est également discret, mais il surplombe la ville, tel un poste d’observation. Il est difficile à atteindre, mais c’est un lieu privilégié pour assurer surveillance et protection. Le manoir de Çankaya reste le haut lieu du pouvoir jusqu’en 2014 lorsqu’il est abandonné par Recep Tayyip Erdoğan, douzième Président de la République qui s’est fait construire un immense campus présidentiel, très visible et imposant, sur le terrain de la ferme forestière créée par Atatürk en 1925. Ce changement de résidence est un acte symbolique fort qui marque l’appropriation de l’espace et de la mémoire urbaine. C’est une démonstration de la puissance d’un leader qui se compare clairement au père fondateur du régime républicain et veut montrer qu’il le dépasse en s’installant sur un espace qui était cher à ce dernier.
- 3 J’ai utilisé ce mot comme l’équivalent du verbe anglais « commodify ».
19La capitale est également un lieu contesté et de contestation pour d’autres acteurs étrangers au champ politique. Pour reprendre les propos d’Henri Lefebvre dans son ouvrage La production de l’espace (1974), la ville est le lieu où l’on observe des conflits entre l’espace conçu des décideurs politiques et technocratiques et l’espace perçu des habitants. Ces deux espaces sont souvent antagonistes, notamment dans des contextes politiques autoritaires qui laissent peu de place pour la discussion et la concertation. Par exemple, dans plusieurs pays, la néolibéralisation de l’urbanisme a ouvert la voie à de nombreuses mobilisations, du niveau local au niveau international. Ce que l’on peut observer et analyser dans ces conflits n’est pas vraiment la transformation physique de l’espace, mais plutôt ce que vivre dans cet espace implique socialement et culturellement pour les humains. En Égypte et en Turquie, on observe une alliance entre le néolibéralisme et le conservatisme pour remodeler l’espace tout en véhiculant un système de valeurs islamiques (Atia 2012). Le point central de ces politiques est en effet la spatialisation de l’ordre néolibéral : pour la première fois, l’espace urbain s’est marchandisé3, devenant l’une des principales sources d’accumulation de capitaux, entraînant des déplacements et des divisions socio-spatiales flagrantes. De nombreux quartiers ont été soumis à ce processus qui a poussé les habitants à résister aux démolitions et à protéger leurs quartiers des destructions programmées. De même, les interventions du pouvoir politique dans la morphologie de la ville, notamment par la destruction de lieux ou d’édifices faisant partie de la mémoire républicaine d’Ankara, entraînent des contestations.
20Ces divers exemples témoignent des luttes politiques et symboliques qu’engendre très souvent l’appropriation de l’espace, surtout lorsqu’il s’agit de la ville-capitale. Selon Manuel Castells, la transformation de l’espace peut engendrer des conflits portant sur trois dimensions : le sens historique, la fonction urbaine et la forme spatiale (Castells 1983). Autrement dit, l’espace urbain est travaillé par des conflits portant sur la définition du sens de l’urbain, sur les performances des fonctions urbaines qui peuvent provenir de divergences d’intérêts et de valeurs et/ou de différentes approches sur la façon de réaliser un objectif commun de fonction urbaine, et enfin des conflits portant sur l’expression symbolique des fonctions urbaines (ibid, p. 303-304). Les exemples ci-dessus illustrent bien les types de conflits identifiés par Castells.
21Dans le cas des capitales, les trois dimensions de l’espace que Castells évoque jouent un rôle important dans l’organisation spatiale de la ville et contrairement à d’autres villes, la capitale, en tant que vitrine du régime politique et de l’État devient une scène particulière où s’expriment des luttes relatives au sens historique et aux fonctions qu’on lui attribue, ainsi qu’à la forme spatiale qu’on veut lui donner. Dans tous les cas, ces processus ont une forte charge symbolique et chaque transformation renvoie à des changements politiques importants, parfois dans la continuité du régime, parfois à travers des ruptures politiques. Un champ d’études sur les villes capitales permettrait de mieux cerner ces processus tout en tenant compte de la spécificité de ces villes et de leur importance symbolique dans l’imaginaire national et social de chaque pays et de sa population.