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Production symbolique de l’espace au prisme des antagonismes politiques

Alger, une capitale où la production symbolique et politique de l’espace se bousculent

Algiers, a capital where the symbolic and political production of space are jostling
Nora Semmoud

Abstracts

Like other capitals, the social and spatial morphology of Algiers offers up the strong acts of successive urban policies to be read over the long term. In order to highlight the political and social logics of the powers in place, this contribution introduces a cross-analysis between, on the one hand, town planning and the symbolic marking of space through architectural achievements and emblematic urban operations, and on the other, their social and spatial effects as well as their social reception. Major emblematic projects are connected with other urban actions in Algiers, to such a point that they allow for a better understanding of the logics driving their insertion into urban morphology and their effects on the latter. The objective is also to get into the power struggle behind these urban and architectural productions, i.e., how this largely influences their definition and practical implementation. Our focus is mainly placed on the post-colonial period.

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Full text

1À l’instar d’autres capitales, la morphologie sociale et spatiale d’Alger reflète son histoire urbaine et par conséquent, celle des politiques urbaines mises en œuvre par les régimes politiques successifs. Dans cette contribution, la compréhension des logiques politiques et sociales des pouvoirs en place (ou du rapport de force qu’elles supposent) est censée transparaître, d’un côté, à travers l’examen de l’urbanisme et du marquage symbolique de l’espace par des réalisations architecturales et des opérations urbaines emblématiques, et de l’autre, à travers leurs effets sociaux et spatiaux, ainsi que leur réception sociale.

2La démonstration s’appuiera sur la notion d’épreuve de l'espace, développée par Lefebvre (1974) où, dans un jeu complexe, les acteurs du monde politique s'affrontent dans l'espace à travers leurs pratiques spatiales. L'espace devient alors médiateur et instrument. Ainsi, les pouvoirs politiques en place doivent nécessairement produire un espace conforme aux intérêts et idéologies qu’ils portent et y opérer leur marquage symbolique. Celui-ci reflète souvent un discours idéologique qui se veut opposé à celui du régime précédent. Il y a ainsi une forme de « dialogue » entre les pouvoirs qui se sont succédé à travers leurs marquages de l’espace et les pratiques d’effacement et de rupture ou de transformation, avec, dans tous les cas, des formes de continuité et de concessions.

3Par ailleurs, en mobilisant la notion de réception sociale de l’urbanisme (Semmoud, 2007) qui suppose une confrontation entre les conditions de production et d’usage de l’espace, je propose d’examiner les effets sociaux spatiaux de ces urbanismes successifs et les oppositions et mouvements sociaux qu’ils ont générés, mais aussi les adhésions qu’ils ont suscitées auprès des classes moyennes et aisées, lesquelles se reconnaissent généralement dans un urbanisme et une architecture de prestige.

4L'objectif est également de tenter de comprendre dans quel rapport de force naissent ces productions urbaines et architecturales et comment celui-ci pèse en grande partie dans leur définition et mise en oeuvre concrète. Toutes choses égales par ailleurs, dans le contexte algérien, je retrouve la notion de « président-bâtisseur » qui assure le « leadership présidentiel » sur les projets, en s’appuyant sur les structures dédiées qu’il aura mises en place, notion développée par Helie (2017) dans son analyse des grands travaux présidentiels de Mitterand en France. Le processus décisionnel atypique et souvent dérogatoire dans le cas d’Alger traduit de la même façon les ambivalences dans les arbitrages du président qui traduisent des rapports de force au sein du pouvoir, sur lesquels pèsent plus ou moins les mouvements de protestation sociale (dans la rue, les syndicats, les organisations de masse, les universités, etc.).

5Des constantes dans les registres de légitimation des régimes politiques successifs sont mises en lumière par des auteurs de disciplines diverses (Belallouffi, Stora, etc.), celle des idéaux de la lutte pour l’indépendance (justice sociale, équité et solidarité) et celle de l’Islam. Quelles que soient les orientations économiques et sociales de ces régimes, de la perspective socialiste aux logiques néolibérales actuelles, ces deux registres ont toujours été plus ou moins instrumentalisés par les pouvoirs en place, a fortiori pour les projets symboliques. La question de la démocratisation de la société algérienne reste posée avec la même intensité pour les différents régimes qui se sont succédé. Malgré quelques ouvertures à la parole arrachées de haute lutte et circonscrites dans le temps, les libertés restent restreintes et contrôlées.

6La perspective lefebvrienne dans laquelle j’inscris ce travail suppose la politisation de la production de l’espace et par conséquent, la compréhension un tant soit peu, de la nature de l’État algérien. Il y a bien entendu de nombreuses analyses qu’il est difficile d’évoquer ici de façon exhaustive. La contribution de Blanc et Chagnollaud (2014) sur « Les systèmes autoritaires. Violence et résilience » dans les pays du Moyen-Orient permet de questionner l’idée communément admise d’un pouvoir algérien autoritaire. Les auteurs définissent l’autoritarisme « […] comme l’accaparement du pouvoir par un groupe restreint ne tolérant aucune contestation, et encore moins une quelconque forme de participation politique susceptible de fragiliser sa domination sans partage ». Or dans le cas algérien, la contestation est souvent présente, elle est tantôt réprimée, tantôt instrumentalisée, comme l’a été le soulèvement d’octobre 1988 qui a été l’occasion au Président Chadli de proposer une nouvelle constitution conforme à la politique de l’Infitah (libéralisation économique), et tantôt tolérée, comme l’a montré le Hirak de 2019.

7Ma connaissance de l’Algérie me rapproche davantage de la complexité de la notion d’hégémonie développée par Belalloufi (2012) ou encore de celle de domination chez Hibou (2011) : « La domination ne résulte pas seulement, pas principalement, d'une vision et d'un programme consciemment construits par les acteurs étatiques ; elle est plutôt un processus historique complexe largement inconscient et contradictoire, fait de conflits, de négociations et de compromis entre groupes. ». Ces deux auteurs mettent en lumière la complexité de ces deux notions et ce qu’elles recouvrent comme processus en construction dans les conflits, les négociations, les compromis.

8Sans être en contradiction avec les notions d’hégémonie ou de domination, Sidi Boumedine (2008), quant à lui, qualifie l’État algérien d’État néopatrimonial, notion qu’il définit ainsi : « […] les États dont la gestion s’apparente à une gestion privative ; les moyens de l’État y sont gérés comme des biens propres. La deuxième caractéristique de l’État néopatrimonial, qui fait qu’il est souvent appelé́ clientéliste, est qu’il repose sur la formation de réseaux quasi lignagers (une quasi-parentèle) dont les membres font allégeance aux dirigeants de rang supérieur, en foi de quoi, ils accèdent à une partie de la rente distribuée par les dirigeants ou d’une manière générale par les chefs des réseaux qui se sont approprié les instruments de l’État. » (p. 112). L’auteur poursuit en soulignant combien cette notion traduit parfaitement les pratiques et logiques néolibérales de l’État algérien : « Ce qui accroît l’efficacité́ sociale et politique de cette terminologie, c’est le fait qu’elle est couplée au nouveau vocabulaire incantatoire et sacralisé de l’économie, celle des IDE (investissements directs étrangers), de la privatisation, du Partenariat Public-Privé (dit PPP). Elle a le mérite de banaliser le rôle de l’État comme un acteur qui fait des affaires, qui cherche des opportunités, par opposition à son ancien rôle tutélaire et de défenseur de l’intérêt public. » (p. 119)

9Dans cette contribution, je ne traiterai pas de l’urbanisme colonial à Alger ni l’apartheid racial qu’il a organisé méthodiquement entre les quartiers dits musulmans et ceux européens, avec des frontières et des laissez-passer pour les « indigènes » car le contraste du marquage symbolique entre le pouvoir colonial et le pouvoir algérien post-indépendant a fait l’objet de nombreux travaux de la part des historiens (Grangaud, 2017, Chérif, 2018, Sgroï-Dufresne, 1986, etc.). Je ne reviendrai pas non plus sur la politique de rattrapage du Plan de Constantine du Président de Gaulle en 1958, qui était envisagée comme l’ultime tentative de régulation sociale et politique. Depuis l’indépendance (1962), les grands travaux urbains et les projets emblématiques ont concerné trois régimes politiques qui se sont succédé dont le profil des dirigeants était celui de « présidents-bâtisseurs » (Helie, 2017). Je propose dans cette réflexion d’articuler l’analyse des grands projets emblématiques (grands équipements, monuments, etc.) à celle des autres actions urbaines dans Alger, afin de mieux comprendre les logiques à la base de leur insertion dans la morphologie urbaine et leurs effets sur cette dernière (fig. 1).

Fig. 1. Alger, projets emblématiques

Fig. 1. Alger, projets emblématiques

Source : Florence Troin

1. Les projets du régime socialisant et ses opposants

Crise et coup d’État

  • 1 Ministre d'État du gouvernement provisoire de la République algérienne avant l’indépendance (19 sep (...)

10La période du président Ben Bella1 à la tête de l’État postindépendant a été trop courte (1962-1965) pour être intégrée à cette réflexion. Deux orientations foncières importantes méritent cependant d’être soulignées parce qu’elles répondaient fortement aux aspirations de justice sociale de la paysannerie, laquelle a joué un rôle fondamental dans la guerre d’indépendance, les décrets sur l’autogestion dans l’agriculture en mars 1963 et la nationalisation des terres appartenant aux colons le premier octobre 1963. Ces deux actes correspondant aux attentes de la paysannerie, dépossédée de ses terres et fortement démunie (Lacoste, Nouschi, Prenant, 1960), ne sont pas isolés des choix qui seront faits par la suite.

11L’examen de la période allant de 1965, année où le président Boumediene a pris le pouvoir à la suite d’un coup d’État, à aujourd’hui me paraît plus pertinent pour illustrer les hypothèses de cette contribution. Bien que ce coup d’État soit le résultat d’une conjonction entre différents intérêts de classe (Belalloufi, 2012), ceux de la petite bourgeoisie. « […] classe tenante des appareils d’État » (p. 73) et ceux de la bourgeoisie dominante socialement et économiquement mais sans pouvoir politique, « […] l’orientation politique générale du nouveau régime va progressivement se décanter […]. Quelles que soient ses limites, le programme petit-bourgeois de Houari Boumediene constituera une tentative de réaliser, en opposition à l’impérialisme, les tâches démocratiques au profit d’une bourgeoisie nationale : industrialisation, réforme agraire, nationalisation des richesses nationales, démocratisation de l’enseignement, de l’accès à la santé… » (p. 76). La critique fondamentale qui a concerné ce pouvoir portait sur l’abolition des quelques libertés démocratiques existantes et sur le caractère militaire du nouveau régime, deux dimensions qui constituent de fait sa fragilité à ce jour.

12La politique du président Boumediene était souvent comparée à celle du président égyptien Gamel Abdel Nasser. Les deux pays étaient considérés alors comme l’avant-garde « …du premier “éveil du sud” de l’époque de Bandoeng, du Non-alignement et du déploiement victorieux de l’affirmation nationale postcoloniale associé à d’authentiques réalisations économiques et sociales importantes et progressistes qui auguraient de belles possibilités d’avenir. Mais par la suite les deux pays se sont enlisés pour finalement accepter leur “retour au bercail” des États et des sociétés dominés par l’impérialisme » (Amin, 2012, préface de l’ouvrage de Belalloufi). Cette mise en perspective pourrait aussi intégrer pour l’Algérie l’idée selon laquelle Samir Amin (idem) considère que la dépolitisation du peuple égyptien est à l’origine de l’émergence de l’islam politique.

Politique urbaine volontariste et mécontentement des couches moyennes

  • 2 COMité permanent d'Étude, de Développement, d'ORganisation et d'aménagement de l'agglomération d'Al (...)

13En Algérie, l'année 1968 inaugure une période où les premiers effets de la politique de développement se font sentir, en même temps que les problèmes sociaux deviennent un facteur de blocage de ces dynamiques. L'exacerbation des déséquilibres sociaux et spatiaux, notamment entre l’est et l’ouest de la ville, a placé la question de la politique urbaine au centre des préoccupations de l'État. Ce dernier se dote alors d'instruments de planification, tel que le COMEDOR2, qui donne lieu à l’élaboration du Plan d'Organisation Générale (POG) d'Alger. Cet organisme qui dépendait directement de la Présidence de la République avait d'importants moyens juridiques, de larges prérogatives et les ministères y étaient représentés. Certaines attributions des collectivités locales étaient déléguées à cet organisme qui élaborait les études et programmes, définissait les modalités d'exécution des opérations et assurait le contrôle de l'urbanisation. Le COMEDOR exerçait un contrôle strict sur toute nouvelle implantation pour qu'elle se fasse en conformité avec les options du plan et surtout, il pratiquait une politique draconienne de limitation de l'habitat individuel. Afin de répondre à la fois aux besoins massifs en logements et aux impératifs de protection des terres agricoles, la forme d'occupation du sol privilégiée alors par cette instance était l'habitat collectif à forte densité. Le faible volume des logements individuels non autorisés dans la période 1966 et 1976 est significatif de cette politique de limitation de la construction de pavillons. L’extension à l’est d’Alger préconisée par le POG correspondait à un souci de rééquilibrer cette partie de la ville industrielle, ouvrière et insuffisamment équipée, vis-à-vis de l’ouest de la ville, mieux doté. L’un des protagonistes de l’aventure du COMEDOR, Sidi Boumedine (2018), justifie le choix de l’extension d’Alger vers l’est : « En plus des avantages dus au site, faiblement vallonné, ce qui est économique en termes de coûts financiers d’aménagement, l’axe Est présente des avantages particuliers tels que la possibilité de réaliser des programmes à forte densité, d’assurer une continuité avec le centre actuel, de rentabiliser un système de transport de masse (en site propre ou par le chemin de fer). Cette continuité des aménagements permettrait aussi de valoriser une restructuration des quartiers de Belcourt et Hussein Dey [quartiers populaires] et d’agir en faveur des quartiers déshérités pour effacer les ségrégations spatiales existantes. » (Sidi Boumedine, 2018, p. 51).

  • 3 Révolution agraire, décret n° 71.73 du 8 novembre 1971.
  • 4 Réserves foncières communales, décret n° 74.76 de 20 février 1971.

14Par ailleurs, durant toute la période de 1974 à 1978, une législation importante a vu le jour, destinée à mieux gérer le foncier, notamment les lois concernant le permis de construire et de bâtir qui précisèrent les modalités de définition des terrains à bâtir ainsi que les ordonnances portant sur la révolution agraire3 et sur la constitution des réserves foncières communales4. Ces deux ordonnances ont radicalement transformé le régime foncier, la première régissait le milieu rural et la seconde, qui fixait les modalités de constitution des réserves foncières communales, devait permettre la gestion foncière des périmètres urbains. La révolution agraire avait pour objectif la nationalisation des biens des propriétaires n'exploitant pas directement les terres agricoles, la limitation de la grande propriété foncière et la suspension de toute transaction foncière entre vifs. L’ordonnance de 1974 portant sur la constitution des réserves foncières au profit des communes devait permettre la réalisation des programmes de développement en levant les obstacles fonciers à tout projet d'utilité publique. Les communes avaient la possibilité d'acquérir tous les terrains libres situés à l'intérieur du périmètre à urbaniser, notamment les superficies excédentaires des propriétaires privés qui ne pouvaient garder que ce qui satisfaisait strictement leurs besoins (1330 m² maximum pour l'habitat et 1500 m² pour des activités).

  • 5 Zone d’Habitat Urbain Nouvelle, procédure mise en place pour réaliser à partir de 1970 des grands e (...)

15Cette montée en puissance de la planification et de l'intervention juridique et financière a permis incontestablement la réalisation d'importants ensembles collectifs (ZHUN5) et de nombreux équipements et infrastructures, mais paradoxalement elle a généré un important marché foncier parallèle qui s'est développé à l'insu des lois censées le limiter, en jouant précisément de leurs contradictions. Cette politique urbaine faisait obstacle en fait aux pratiques urbaines de groupes sociaux qui, n'ayant pas pu construire et investir aux abords de la capitale, se reportèrent illégalement sur les terres riches de la Mitidja. Les transactions foncières se pratiquaient sous seing privé et les constructions s'édifiaient sans autorisation. À ce propos, Benachenhou (Alger, 1980, p. 124) montre comment les tentatives de la petite bourgeoisie riche d'élargir son champ d'accumulation se sont heurtées à la réglementation en matière de réserves foncières et d'urbanisme. Il va de soi que les ordonnances régissant révolution agraire et réserves foncières communales ont introduit une politique foncière fondamentalement opposée aux intérêts de la bourgeoisie foncière qui avant même la promulgation de ces lois s’organisa pour échapper aux nationalisations et limitations de son patrimoine foncier. C'est alors que les transactions sous seing privé prirent un essor sans précédent et les stratégies de riposte des propriétaires fonciers libérèrent du même coup les pratiques d'autres groupes sociaux dans leur appropriation de l'espace : la bourgeoisie et les couches sociales moyennes qui aspiraient à inscrire dans l'espace leur statut social par le biais de leur habitat et de nouveaux investissements, et de nombreux ménages des classes sociales à bas revenus, fortement touchées par la crise du logement. La périphérie connaît alors de fortes transformations sociales et spatiales, avec le développement sans précédent de quartiers non réglementaires, abritant des pôles d’activités artisanales, commerciales et de services informels. Cet espace, approprié par des classes sociales différentes, prolonge malgré tout les ségrégations entre l’ouest et l’est d’Alger -ségrégations qui seront réaffirmées lors des opérations de régularisation des quartiers non réglementaires en 1986, en défaveur des quartiers populaires.

Des réalisations universitaires emblématiques

  • 6 Université Mentouri de Constantine, 1977 ; Université des sciences et de la technologie Houari-Boum (...)

16Le POG a aussi été l’occasion d’une réflexion prospective sur la métropolisation et la modernisation de la capitale pour laquelle le pouvoir en place a fait appel à de nombreux architectes de renommée internationale. La réalisation de grands équipements publics dans les années 1970 est marquée par les œuvres du Brésilien Oscar Niemeyer6 (architecte de Brasilia) comme l’Université des Sciences et des Technologies Houari Boumediene (Fig. 2) et l’École polytechnique d’architecture et d’urbanisme d’Alger. Le président Boumediene avait fait directement appel à lui pour la réalisation de grands équipements publics universitaires. Ici le choix n’est pas fortuit, mais relève d’un fort volontarisme du président en vue du développement du savoir universitaire et de sa démocratisation. Le projet de la salle omnisport (Fig. 3) (Oscar Niemeyer) correspondait aux besoins en grands équipements olympiques pour les Jeux méditerranéens de 1975. Selon la même logique, Fernand Pouillon a été sollicité pour la réalisation de complexes touristiques (Fig. 4) qui avaient pour objectif d’asseoir le développement d’une politique touristique.

Fig. 3. Salle omnisport Oscar Niemeyer

Fig. 3. Salle omnisport Oscar Niemeyer

Source https://commons.wikimedia.org/​wiki/​File :Salle_omnisport_ %C3 %A0_Alger_-_Oscar_Niemeyer.jpg

Fig. 4. Complexe touristique Sidi Fredj

Fig. 4. Complexe touristique Sidi Fredj

Source Nora Semmoud, 05/05/2008

  • 7 Le Président Boumediene avait offert la protection de l’Algérie à Oscar Niemeyer (communiste), en e (...)

17Les architectes étaient choisis pour leur sympathie7 avec l’Algérie post-indépendante et leur renommée internationale qui permettait de promouvoir une image valorisante du pays en effaçant un tant soit peu celle du coup d’État. Cependant, à notre sens, la dimension la plus importante que revêtaient ces projets prestigieux est leur instrumentalisation politique à l’intérieur du pays. Ils devaient contribuer à rendre tangibles le discours politique du Président vis-à-vis de la population algérienne, les efforts en matière de développement et les promesses de réponse aux aspirations du plus grand nombre, notamment l’accès à l’éducation et à l’Université. Ces réalisations en seraient une sorte de cristallisation, d’emblème. Dans les faits, les grands ensembles d’habitat, l’Université de Bab Ezzouar, ainsi que d’autres équipements édifiés à l’est de la ville, ont largement conforté l’extension et la requalification de l’est d’Alger.

18Malgré ces prestigieux projets qui leur étaient en partie destinés, les classes sociales moyennes ou aisées se sont fortement opposées aux politiques urbaines et foncières et ont œuvré à une remise en cause des options de collectivisation, qui ne leur permettaient pas de traduire leur ascension sociale dans l’espace. Plus généralement, ces classes sociales et leurs relais au sein du pouvoir se mobiliseront pour remettre en cause les options sociales et économiques socialisantes que de larges populations avaient adoptées, comme l’ancrage d’un secteur économique public, l’autogestion, la récupération des richesses nationales, la démocratisation de l’enseignement, la gratuité de la santé, l’accès au logement, la sécurité sociale, etc., parce qu’elles correspondent à leurs aspirations de justice sociale, d’équité et de solidarité. Cependant, comme le souligne à juste titre Belalloufi (2012, p. 346) « Les tenants du libéralisme étaient surtout conscients que leur combat politique nécessitait de remporter la bataille des idées en vue de devenir hégémoniques dans la société. Aussi travaillèrent-ils à provoquer un retournement idéologique général. Comment s’y prirent-ils ? Tout simplement en opposant l’islam au socialisme ».

2. Infitah et « effacement » du régime précédent

Un changement politique et économique implacable et sauvage

19Le rapport de force étant mûr, le décès du président Boumediene en 1978, suite à une grave maladie, et la nomination de Chadli Bendjedid à la tête de l’État en 1979 seront l’occasion d’un changement radical de régime. Suivant l’Infitah en Égypte et les conseils du cabinet américain McKinsey and Co, l’Algérie engage de façon chaotique une politique de libéralisation économique, basée pour l’essentiel sur le remembrement et la privatisation des grandes entreprises publiques et sur l’ouverture de l’économie à l’investissement privé national et international. Ces restructurations autoritaires toucheront d’autres domaines économiques (agricole, financier, législatif, etc.) et sociaux (l’enseignement, la santé, etc.), avec en toile de fond la montée de l’islamisme dans la société. Selon Belalloufi, l’Algérie avait atteint ses limites d’affrontement avec l’impérialisme : « L’Infitah constitue l’expression du renoncement de la bourgeoisie algérienne à l’ambition initiale de certaines de ses fractions d’entamer une dynamique de développement national qui impliquait un degré certain d’affrontement économique et politique avec l’impérialisme, affrontement que le régime de Houari Boumediene avait globalement assumé en son temps. » (2012, p. 346).

20Cette politique menée sous l’égide du président Chadli fera l’objet d’oppositions et de critiques acerbes de la part des syndicats, des associations, des universitaires, des journalistes, etc. Le régime est considéré comme responsable du démantèlement de l’économie nationale avec sa politique brutale d’Infitah d’essence capitaliste qui a conduit au chômage de masse et à l’appauvrissement une grande part de la population algérienne. Il a mis en place le multipartisme et légalisé les partis islamistes au prix d’une sanglante et violente répression, avec la mort de plus de 500 jeunes tués par les forces de l’ordre lors des manifestations d’octobre 1988. Son louvoiement par rapport aux islamistes et au terrorisme lui vaut d’être accusé d’être en grande partie à l’origine de la « décennie noire » avec son lot de morts par dizaines de milliers et de destructions en milliards d’euros.

Abrogation totale et brutale de la politique urbaine précédente

  • 8 Centre National d’Études et de Recherches en Urbanisme

21Dans ce contexte, le COMEDOR est dissout et le POG d’Alger abrogé en 1979. Une des périodes les plus riches en matière de réflexion urbaine sur la capitale depuis l’indépendance est effacée. Un bureau d’étude d’État (CNERU8) est chargé de mettre en place un nouveau plan d’urbanisme pour Alger, avec pour objectif d’organiser l’extension d’Alger vers l’ouest, une option opposée à la précédente. La politique urbaine des années 1980 a remis en cause les options antérieures en libéralisant le marché foncier, en encourageant de façon spectaculaire l'habitat pavillonnaire et en encourageant la promotion immobilière privée. Il fallait faire de l’Algérie un pays de propriétaires. La façon dont ces mesures ont été menées leur confère un caractère ségrégatif, davantage souligné par le désengagement de l'État de la construction de logements sociaux, par la « braderie » du patrimoine foncier et immobilier public et par la déportation manu militari de la population des bidonvilles d'Alger vers ses lieux d'origine. Paradoxalement, on assiste à la construction d’autoroutes, de rocades, et au lancement d’une première ligne de métro. Des projets dont la réalisation sera jalonnée par des malversations dans les marchés passés avec les entreprises étrangères et les clans proches du pouvoir, dont les médias se feront l’écho. On peut considérer que cette politique a contribué à creuser l’écart entre les différentes couches sociales, allant jusqu'à remettre en cause le droit à la ville des plus défavorisés. Elle est à l’origine d’un mécontentement populaire qui a sans doute servi en grande partie de terreau à l’islamisme radical.

Le projet emblématique de Makam El Chahid et Riadh El Feth, entre détestation et fierté

  • 9 Les initiateurs de ce prestigieux projet étaient gênés par sa proximité avec cette cité populaire q (...)
  • 10 Créé en 1832, son caractère exceptionnel en tant que jardin d’essai et d’acclimatation lui vaut d’ê (...)

22Le complexe mémoriel, culturel et commercial de Riadh El Feth (jardin de la victoire) sur les hauteurs de la baie d’Alger à El Madania est sans doute l’un des grands projets urbains emblématiques de cette période. Il est marqué par un monument colossal, Makam El Chahid (mémorial du Martyr) (Fig. 5), érigé en 1982 à l'occasion du 20e anniversaire de l'indépendance de l’Algérie, en mémoire des combattants morts pour la libération du pays. Il s’agit d’une stèle composée de trois palmes gigantesques, symbolisant les trois piliers de la Révolution algérienne, culturelle, industrielle et agraire et abritant la flamme du souvenir. Visité fréquemment par divers chefs d’État et délégations diplomatiques, il est prolongé par le Musée national du moudjahid et le Musée central de l’armée et intègre un important complexe commercial, culturel et de loisir, l’un des premiers du genre en Algérie. Sa hauteur de 90 mètres et sa localisation (au centre de la baie, sur les hauteurs) le rendent largement visible à partir de la ville. Il surplombe le quartier du Hamma qui abrite l’hôtel Sofitel, la Bibliothèque nationale et le célèbre Jardin d’Essai. Son implantation a été à l’origine de l’éradication d’un des plus importants bidonvilles d’Alger, celui d’El Madania. Situé à l'est de la cité populaire de Diar el Mahçoul9, le complexe se déploie sur 146 hectares et comprend à l'ouest le Bois des arcades, un espace boisé ouvert sur la mer qui accueille le Palais de la culture (inauguré en 1984). L’esplanade au nord dessert les deux grands musées et débouche ensuite sur le centre commercial, culturel et de loisirs de Riadh El Feth. Parallèlement, des études urbaines sont menées en vue de la rénovation du quartier populaire du Hamma afin d’accueillir à proximité du prestigieux Jardin d’Essai10 l’hôtel Sofitel et la bibliothèque nationale (Fig. 6), inaugurés respectivement en 1992 et 1994.

23L’argumentaire officiel des initiateurs d’une telle réalisation insiste surtout sur son registre mémoriel et identitaire : il s’agit de rendre hommage à ceux qui ont combattu pour l’indépendance de l’Algérie. La concentration spectaculaire de trois lieux mémoriels pose question, d’autant qu’ils ont été mis en œuvre sans associer les nombreux historiens qui travaillent sur la question. Certains d’entre eux contestent l’idéologie véhiculée par le travail de mémoire dans ces deux importants musées où la dimension arabo-musulmane domine, en excluant toutes les autres composantes de la lutte de libération nationale. Dans le contexte de transformation du régime algérien, ces lieux mémoriels apparaissent comme une forme d’instrumentalisation politique de la mémoire de la lutte pour l’indépendance, sachant par ailleurs l’attachement viscéral de la population à cette histoire. La volonté politique est de susciter auprès des Algériens la fierté et la reconnaissance vis-à-vis du pouvoir pour cette initiative, mais peut-être aussi un glissement vers l’acceptation sociale des restructurations menées. L’hégémonie mémorielle de la dimension arabo-musulmane dans le contenu des deux musées est sans doute aussi un message de conciliation en direction des islamistes. Dans tous les cas, la question mémorielle apparaît centralisée et contrôlée par le pouvoir, ce qui atteste d’une certaine façon des rapports de force dont elle fait l’objet.

24Il s’agissait également d’offrir une nouvelle centralité à la ville d’Alger, le centre actuel étant saturé, mais surtout le projet coïncide avec les aspirations de larges couches de la société à un espace public moderne et sécurisé, où elles peuvent se rendre en famille, où les femmes se sentent à l’aise, un espace qui offre des lieux de consommation et de loisir, des activités culturelles et des commerces de qualité. C’est aussi un lieu qui accueille de nombreux spectacles et manifestations culturelles. Les coûts étant généralement élevés, beaucoup des visiteurs se contentent de s’y promener, pendant que les classes moyennes et aisées y consomment. De ce point de vue, même si l’appropriation de cet équipement reflète les fortes hiérarchisations sociales, elle a fini par susciter l’acceptation sociale, en atteste l’afflux important de visiteurs. Selon Deluz-La Bruyère (2002) Ryadh el Feth apparaît dans ses formes, ses représentations et ses pratiques comme un espace-symbole, « […] symbole d’un nouveau pouvoir et d’une stratification sociale qui se durcit, symbole des décalages de plus en plus importants entre un espace inhérent à une certaine vision de la société et la réalité sociale, symbole enfin d’une modernité urbaine émergente ».

25Le quotidien El Moudjahid du 23 juillet 1992 ouvre sur un titre glaçant « Une bombe explose à la salle de cinéma Ibn-Zeydoun de Riadh El Feth ». Ces attentats, hélas fréquents dans cette période de crise meurtrière, ciblent l’armée, les journalistes, les intellectuels, etc. Dans ce cas, l’attentat visait, selon ses initiateurs, un lieu symbolique de la dépravation occidentale, honni au nom de l’Islam. Il s’agissait d’un attentat symptomatique du rejet par les islamistes radicaux de ce type d’équipement et d’espace. La contestation des islamistes depuis le début de ce projet considéré comme le symbole de la décadence s’est traduite par le sobriquet de « Houbel » (idole de la période antéislamique à la Mecque, détruite par le prophète). Ce sobriquet a été néanmoins largement repris, notamment par ceux qui subissaient les effets du libéralisme et qui y étaient opposés.

26Ces réalisations sont d’autant plus contestées qu’elles sont associées par la grande majorité de la population à des choix économiques et politiques qui marginalisent et appauvrissent des pans entiers de la population et font émerger et privilégient un capitalisme de connivence. Même si beaucoup d’analystes considèrent que le soulèvement populaire massif de 1988 a été provoqué pour permettre au président de faire passer en force la nouvelle constitution qui autorise l’expression partisane pluraliste, y compris celle des Frères musulmans, le mouvement s’est incontestablement affranchi de son cadre initial pour porter la colère des populations marginalisées, notamment en réponse aux difficultés sociales, négligées par le pouvoir de Chadli. Les privatisations et l’ouverture du marché aux investisseurs étrangers se sont soldées par des réductions draconiennes d’emplois. Des millions de personnes mises au chômage n’avaient pas d’autre choix que de se diriger vers le secteur informel, où les conditions salariales et de travail sont généralement médiocres. La montée du chômage est spectaculaire et, fait nouveau, elle affecte les diplômés ; des milliers de personnes titulaires de licences et de masters n’arrivent pas à trouver leur place sur le marché du travail.

  • 11 Il est important de rappeler qu’avant même l’arrêt du processus électoral, l’Algérie a connu de nom (...)

27La crise survenue au premier tour des élections législatives en 1991, où le FIS (Front Islamique du Salut) a obtenu 48 % des voix, a conduit à la démission du président Chadli le 11 janvier 1992, à l’instauration de l’état d’urgence et à l’arrêt du processus électoral. La partie la plus forte de la mouvance intégriste affirmait haut et fort son projet de mettre fin au processus de démocratisation et d’instaurer un État théocratique totalitaire qui remettrait en cause la nature républicaine de l’État algérien. Ce programme assorti d’une série d’interdictions, particulièrement en direction des femmes, préfigurait une société talibane. Cette période, prélude à la « guerre civile11 » qui opposera les groupes islamiques armés, essentiellement le GIA (Groupe Islamique Armé) et l’AIS (Armée Islamique du Salut), à l’armée algérienne et à des groupes d’autodéfense de la population, atteindra son paroxysme avec l’assassinat (1992) du président Mohammed Boudiaf, un des derniers chefs de la lutte pour l’indépendance, qui avait été sollicité pour la présidence après le départ de Chadli.

28Les actions du FIS dans la ville d’Alger esquissaient dans une certaine mesure le projet urbain des intégristes : prolifération des mosquées, fermeture de lieux culturels et des débits de boissons alcoolisées, séparation sexiste dans l’espace public, injonction au port du voile, « police des mœurs » islamique et surtout développement sans précédent du commerce informel et des quartiers non réglementaires, en usant du clientélisme dans l’attribution souvent illégale de lots de terrains, de locaux commerciaux et autres avantages en nature, etc. Le foncier, inconstructible selon les plans d’urbanisme, était utilisé comme outil de consolidation de la base sociale du FIS. Dans le même objectif, les autorisations de places dans les marchés, de vente ambulante, etc. ont été massivement distribuées aux jeunes recrues. Ces pratiques ont considérablement développé les pôles commerciaux et la vente ambulante, phénomènes symptomatiques de « l’économie de bazar » des islamistes. Stora (2002) résume ici les effets de cette « décennie noire » qui ont sans doute fait considérablement régresser la société : « La tragédie algérienne actuelle dure depuis une dizaine d’années. Elle a déjà fait plus de 100 000 morts et 200 000 à 300 000 blessés. Un million de personnes ont été déplacées. Des dizaines d’écoles ont été détruites. Des dizaines de milliers de personnes se sont exilées. Des milliards, enfin, ont été engloutis. Nul doute que ces quelques chiffres pèsent lourd sur la vie et la destinée de la jeune nation algérienne. Ils sont terribles et donnent toute l’ampleur de la tragédie qui se trame aujourd’hui de l’autre côté de la Méditerranée et n’est pas terminée à ce jour ».

29La ville connaît des mouvements de population sans précédent, liés aux mobilités forcées des populations qui fuient généralement les campagnes moins sécures, gonflant ainsi les quartiers déjà existants ou s’étendant dans les périphéries et transformant dans tous les cas la morphologie urbaine algéroise. Selon Souami (2017), ces mouvements de population seraient également dus à la dégradation des conditions socio-économiques : « Sur le plan spatial, cette décennie provoque des mouvements de population inédits : près de 1,5 million de personnes auraient fui leur lieu de résidence d’origine, principalement des villages, pour rejoindre les périphéries des villes (Martinez, 1998). Ces mouvements ne s’expliquent pas nécessairement par le niveau de violence, mais par les conditions socio-économiques générales que connaît alors l’Algérie ».

30Dans tous les cas, la ville continue de croître et à la fin de la « décennie noire », la situation foncière se crispe, le sol devient rare et se fait cher. Souami (2017) illustre ces phénomènes par quelques indicateurs significatifs : « À la fin des années 1990, le territoire de vie algérois s’étend sur près de 200 kilomètres le long de la Méditerranée et atteint à certains endroits une cinquantaine de kilomètres à l’intérieur des terres, soit une métropole d’environ 6 000 km2. La sortie de crise des années 2000 ajoute un dernier problème : une inflation inédite du foncier portant le mètre carré de terrain, dans certains quartiers, à une moyenne de 1 000 euros, soit les valeurs observées aux portes de Paris ou de Londres ». 

3. « Concorde civile » et politiques de rattrapage

  • 12 « Ce dernier nourrit et alimente encore aujourd’hui à la fois les stratégies des différentes cat (...)

31En 1994, l’Algérie exsangue après la guerre contre le terrorisme signe un accord de rééchelonnement de sa dette extérieure avec le FMI. La conditionnalité consistait en un plan d’ajustement structurel qui devait achever le processus de privatisation des entreprises publiques. À partir des années 2000, le pouvoir représenté par le président Bouteflika (élu le 15 avril 1999) met en place « la concorde civile », une politique de « pacification » qui a consisté à amnistier les terroristes qui acceptaient de déposer définitivement les armes. Initiée aussi pour répondre aux pressions de la communauté internationale et en particulier de la France, cette politique a évidemment fait l’objet d’oppositions très fortes de la part de la population meurtrie et a suscité la colère des familles victimes du terrorisme. Le pouvoir en place poursuivra cependant cette politique parallèlement à sa lutte contre le terrorisme « résiduel », tout en engageant des politiques de rattrapage, notamment un programme massif de logements destinés aux couches moyennes et à des ménages modestes -le coût élevé du baril de pétrole autorisant l’opération. L’importance de ce programme de transformation du paysage urbain aboutit incontestablement à détendre de façon tangible l’accès au logement, mais les besoins des populations les plus fragiles socialement ne seront pas couverts : « […] les Taux d’Occupation par Logement (T.O.L.) connurent entre 1998 et 2008 une baisse sensible, passant de 6,3 à 5,8, mais, semble-t-il, sans grande contrepartie au niveau du desserrement de la crise du logement. Le nombre de logements sociaux locatifs livrés chaque année, qui oscille entre 35 000 et 52 000 unités, reste apparemment en deçà des besoins exprimés par les populations ciblées (…) » (Safar Zitoun, 2012). Les réalisations à Alger, tout type d’habitat confondu, hors autoconstruction (formules d’accession notamment sociale, de location-vente et de logements sociaux), totalisent plus de 200 000 logements entre 1990 et 2011 (Safar-Zitoun, 2020). Ces politiques redistributives relèvent, selon Safar Zitoun (2012), du « pacte patrimonial12 » de la décolonisation.

  • 13 Par exemple le mouvement populaire kabyle au printemps 2001 qui a fait l’objet d’une répression meu (...)

32Malgré la paix sociale recherchée par le pouvoir à travers les grands programmes de logements et la réalisation d’infrastructures et de grands équipements, les mouvements sociaux n’ont jamais cessé, autour de revendications sociales et démocratiques13, mais aussi en vue de dénoncer la corruption. La politique au cœur du système de régulation politique et sociale ne semble pas atteindre son objectif. Dès que survient une baisse des prix des hydrocarbures (50 % en moins en 2014), les difficultés économiques resurgissent. Le chômage reste fort et durable (11,6 % en 2022, selon la banque mondiale), y compris pour les diplômés, et l’absence de perspectives contraint de nombreux jeunes à l’émigration (haraga) en traversant la mer au péril de leur vie. La question de l’emploi est aggravée par l’absence ou la forte insuffisance d’investissements productifs et par leur inégale répartition géographique. Si la question de l’accès au logement connaît une relative accalmie, il n’en va pas de même pour les secteurs de la santé et de l’éducation qui se sont considérablement dégradés.

33Cependant, le mécontentement et les mouvements sociaux se focalisent généralement sur la question de la corruption et notamment sur le favoritisme manifeste dans l’octroi des marchés publics. De plus en plus les médias et les réseaux sociaux se font l’écho des malversations et des détournements de fonds publics par de hauts responsables de l’État, ce qui conduit de nombreux analystes à évoquer un capitalisme de connivence ou encore de copinage (crony capitalism), une notion spécifique : « […] Alors que le néopatrimonialisme fait référence à l’appropriation de ressources publiques dans un contexte où le secteur privé est embryonnaire, le concept de cronyism : “ décrit l’imbrication entre […] l’élite politique […] et les milieux d’affaires et leurs réseaux […]. Le copinage fait référence aux connexions politiques des entreprises qui profitent de subventions et d’avantages. […] Il repose en effet sur des intérêts mutuels et sur des incitations à entretenir le flux de ressources dans les deux sens. C’est pourquoi il est souvent fait référence au capitalisme de copinage (crony capitalism) ”  » (Bach, 2013).

Plan stratégique et grands projets sur fond de corruption

34Au même moment, on assiste à une reprise de la planification à Alger, à travers la mise en place d’un plan stratégique à l’horizon 2030 (adopté en 2011) dont l’objectif médiatique est de hisser la capitale au rang de métropole mondiale et de la rendre compétitive et attractive aux investisseurs, en particulier étrangers. Sur fond de privatisation des services urbains, ce plan se concrétise autour de grands projets urbains comme le réaménagement de la baie d’Alger, le quartier d’affaire de Bab Ezzouar à l’est de la ville ; de grandes infrastructures de transport, telles que le tramway, le métro, des autoroutes – notamment l’autoroute est-ouest de la Tunisie vers le Maroc qui reflète l’ambition maghrébine du président –, la densification et la modernisation du réseau ferroviaire régional ; des équipements publics, comme le stade Nelson Mandela (40 000 places, coût 100 millions d’euros) et la gare routière à Baraki au sud-est d’Alger, ou commerciaux avec la multiplication des grands malls. Parallèlement est inaugurée en 2008 une importante usine de dessalement et la ville nouvelle de Sidi Abdallah voit le jour à l’ouest d’Alger. Ces différentes réalisations sont menées sous forme de partenariats public/privé avec notamment l’appui d’investisseurs des pays du Golfe ou asiatiques. Ces projets et leur attractivité ont considérablement transformé les modes de faire l’urbain, notamment en internationalisant le consulting et l’ingénierie urbaine, ou encore en mettant en place des formes hybrides associant acteurs publics et internationaux. Le marché s’ouvre largement aux promoteurs orientaux (Liban, Qatar et Émirat Arabes Unis) et aux sociétés de construction étrangères (turques, portugaises, espagnoles, chinoises), après avoir encouragé le développement des promoteurs immobiliers privés algériens, à partir de l’année 2000.

La Grande Mosquée El Djazair cristallise le mécontentement

  • 14 Dotée du « plus grand minaret du monde » (265 m de hauteur), elle peut accueillir 120 000 fidèles. (...)

35La Grande Mosquée El Djazaïr14 (Fig. 7), la plus grande d’Afrique et la troisième à l’échelle mondiale, comme se plaisent à le rappeler les initiateurs, est sans doute l’un des projets les plus emblématiques de la présidence de Bouteflika. Ce projet prestigieux a été réalisé à l’extrémité est de la mythique Baie d’Alger et lui fait ainsi face. Son coût, estimé à deux milliards de dollars, fait partie des raisons du mécontentement de larges pans de la population. Ce projet qualifié de « pharaonique » par les médias cristallise aux yeux de l’opinion algérienne plusieurs motifs de rejet : d’abord le décalage scandaleux entre son coût et celui des besoins quotidiens des Algériens en matière de santé, d’éducation, de logement, d’emploi, etc. qui restent sans réponse, puis la corruption que génère systématiquement ce type de projet en Algérie à travers la passation des marchés publics. L’opposition au projet a pris de l’ampleur lorsque l’entreprise chinoise chargée de la réalisation a fait appel à une main d’œuvre venue directement de Chine (les 17 000 emplois censés être créés ont été, en majorité, attribués aux ouvriers chinois). Enfin, l’instrumentalisation à des fins de marketing politique d’un équipement cultuel est vue comme une caution donnée aux islamistes algériens et aux autres pays musulmans après la guerre civile. La mosquée reflète la volonté du président de rayonner sur le monde arabe et de reprendre une place, plus ou moins importante dans le leadership arabe et musulman.

36Si les politiques de projets de prestige se placent sur le terrain idéologique, la Mosquée El Djazaïr contribue, quant à elle, à construire le volet islamique de l’identité officielle algérienne. Cette pratique témoigne des aspirations du pouvoir à une certaine pérennité et à une affirmation de son rôle d’artisan de nouveaux symboles de cohésion identitaire et de cohésion tout court. Cependant, malgré la paix sociale recherchée par le pouvoir à travers les grands programmes de logements et la réalisation d’infrastructures et d’équipements, les mouvements sociaux autour de revendications sociales et démocratiques n’ont pas cessé. Ils ont atteint leur paroxysme à travers un mouvement de contestation inédit : « le hirak » qui s’est déclenché, lorsque le Président Bouteflika, impotent et dans l’incapacité de gouverner, a annoncé sa candidature pour un cinquième mandat : « Des milliers, voire des millions de citoyennes et de citoyens se sont mis en marche, depuis février 2019, à travers les villes algériennes, dans les métropoles comme dans les villes moyennes. Ces manifestations se sont donné le nom de hirak. Ce mot renvoie aux contestations populaires, au Yémen en 2009, en Irak en 2011, mais surtout, au Maghreb, au Maroc, dans le rif en 2016 […] » (Oussedik, 2020).

37La plupart des auteurs (Oussedik, 2020 ; Belalloufi, 2020 ; etc.) sur le hirak soulignent que ce mouvement de masse né le 22 février 2019 porte des contestations très différentes, sur la forme comme sur le fond, de toutes celles qui précédaient, où seule une frange de la société était active. « D’un point de vue sociologique, le hirak rassemble toutes les générations ; de celles qui ont vécu la guerre et l’indépendance, à celles qui sont nées pendant le règne d’Abdelaziz Bouteflika, en passant par celles qui ont subi les années de violence fratricide, dans la décennie 1990 » (Oussedik, 2020). Le caractère volontairement pacifiste du hirak (Silmya, pacifique) a sans doute pesé dans le développement de son attractivité, large et diverse, au sein de la population et en particulier auprès des femmes. Le mouvement a aussi mobilisé des citadins et des ruraux, la classe moyenne et les gens économiquement défavorisés. On y trouve des progressistes, des conservateurs et des islamistes. « Cette très grande diversité explique sa longévité et la difficulté des gouvernants à le contenir, le récupérer et à y mettre fin, contrairement à une contestation qui serait le fait d’une seule frange de la société » (idem).

38Par ailleurs, le hirak ne relève pas « d’une génération spontanée » ou « [d’] un coup de tonnerre dans un ciel serein » (Belalloufi, 2020). Il est le fruit d’une capitalisation de luttes sociales, syndicales et politiques construite depuis des décennies. Sur tout le territoire, des populations ont organisé des actions collectives pour revendiquer de meilleures conditions de vie et de travail qui ont pris plusieurs formes, des grèves aux manifestations de rue en passant par les manifestations de rejet du pouvoir dans les stades. Si, selon Belalloufi (2020) « le soulèvement réclame le droit de faire de la politique autrement et d’être gouverné autrement », les registres politiques et moraux, dominants dans les revendications, ont ouvert la voie aux critiques qui portent sur les politiques de grands projets.

Conclusion

39Les autres villes algériennes ne sont pas en reste vis-à-vis de cette politique de grands projets initiés par les pouvoirs successifs. Elles ont par exemple été bénéficiaires des grands programmes d’habitat engagés dans les années 2000, des équipements et des infrastructures ferroviaires, routières et de transport (tramway à Oran, Constantine, Annaba, etc.). L’Université des Frères Mentouri de Constantine (1968) est considérée comme l’un des chefs-d’œuvre d’Oscar Niemeyer et l’Université Mohamed Boudiaf à Oran (1986) est un projet signé par l’architecte japonais Kenzo Tange. Les « archistars » ont été mis au service de la promotion d’une image de modernité au sein du pays et à l’extérieur.

40Outre les différentes logiques qui sous-tendent ces grands projets, notamment la construction officielle d’une identité nationale mémorielle et religieuse, la volonté de promouvoir une image de modernité transparaît dans l’ensemble de ces prestigieuses réalisations. La modernité, al hadatha ou al hadara, implicite ou explicite dans les discours officiels, s’avère être une des fortes aspirations du pouvoir. Toutefois, la signification de ce mot peut être pour le moins multiple, confuse ou relevée d’une forme de « fantasmagorie », comme le souligne Stadnicki (2020) pour les grands projets des villes du Golfe. La notion se confond souvent avec une certaine idée du développement et du progrès qui, généralement, s’appuie sur les modèles urbains dominants et surtout, constitue un étendard contre « l’archaïsme » de la ville informelle, pourtant structurelle dans l’urbanisation des pays du sud.

41Installé récemment, le pouvoir actuel semble s’inscrire dans une sorte de continuité. En témoigne la répression du Hirak et des figures qui l’ont porté. Ce qui accrédite l’idée du Hirak, selon laquelle rien n’a véritablement changé. Par ailleurs, les revendications formulées par des associations d’étudiants, d’universitaires ou plus généralement de citoyens au sein de quartiers, qui ont émergé à l’occasion du Hirak, pointent pour beaucoup d’entre elles vers une demande sociale en matière de ville et sur les décalages avec la politique officielle portée par les pouvoirs. Les aspirations anticipent la mise en place d’une ville ouverte offrant des espaces de débats démocratiques et d’actions collectives libérant la créativité et le pouvoir d’agir.

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Notes

1 Ministre d'État du gouvernement provisoire de la République algérienne avant l’indépendance (19 septembre 1958 au 22 juillet 1962)

2 COMité permanent d'Étude, de Développement, d'ORganisation et d'aménagement de l'agglomération d'Alger.

3 Révolution agraire, décret n° 71.73 du 8 novembre 1971.

4 Réserves foncières communales, décret n° 74.76 de 20 février 1971.

5 Zone d’Habitat Urbain Nouvelle, procédure mise en place pour réaliser à partir de 1970 des grands ensembles destinés généralement aux couches moyennes émergentes.

6 Université Mentouri de Constantine, 1977 ; Université des sciences et de la technologie Houari-Boumédiene (USTHB), 1974 ; Salle omnisports « La coupole » du complexe olympique Mohamed-Boudiaf, 1975, pour les jeux méditerranéens ; École polytechnique d’architecture et d’Urbanisme (EPAU), 1970 ; Université Mouloud Mammeri à Tizi-Ouzou.

7 Le Président Boumediene avait offert la protection de l’Algérie à Oscar Niemeyer (communiste), en exil en France après l'arrivée au pouvoir de la dictature militaire au Brésil le 31 mars 1964.

8 Centre National d’Études et de Recherches en Urbanisme

9 Les initiateurs de ce prestigieux projet étaient gênés par sa proximité avec cette cité populaire qui constitue heureusement un patrimoine de fait. Elle a été réalisée en 1954 par Fernand Pouillon, avec des similitudes de l’opération de reconstruction du Vieux-Port à Marseille de 1945-1960.

10 Créé en 1832, son caractère exceptionnel en tant que jardin d’essai et d’acclimatation lui vaut d’être actuellement l’objet d’une procédure de classement au patrimoine universel de l’humanité.

11 Il est important de rappeler qu’avant même l’arrêt du processus électoral, l’Algérie a connu de nombreux attentats terroristes meurtriers contre les femmes, les étudiants, les intellectuels, les journalistes et l’armée.

12 « Ce dernier nourrit et alimente encore aujourd’hui à la fois les stratégies des différentes catégories de populations bénéficiaires de leurs retombées en termes d’accès aux rentes urbaines et les nouvelles pratiques de gestion du front social par la distribution gratuite des biens résidentiels cristallisant la rente pétrolière de la part des autorités publiques. » (Safar Zitoun, 2012).

13 Par exemple le mouvement populaire kabyle au printemps 2001 qui a fait l’objet d’une répression meurtrière (127 morts et 1500 blessés).

14 Dotée du « plus grand minaret du monde » (265 m de hauteur), elle peut accueillir 120 000 fidèles. Elle couvre 20 hectares et comprend plusieurs bâtiments indépendants (400 000 m2), une bibliothèque de 2 000 places, un centre de recherches sur l’histoire de l’Algérie, un musée d'art et d'histoire islamiques, une salle de conférences et un parking de 6 000 véhicules. La mosquée abrite aussi une esplanade et plusieurs jardins, un amphithéâtre, un hôtel de 300 chambres, plusieurs salles de séminaires, des espaces dits scientifiques, un centre commercial, des restaurants, un parc de loisirs et des bâtiments administratifs. La maîtrise d’œuvre a été assurée par deux bureaux d’études allemands, KSP Jürgen Engel Architekten et Krebs und Kiefer et la réalisation par l'entreprise chinoise China State Construction Engineering (CSCEC).

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List of illustrations

Title Fig. 1. Alger, projets emblématiques
Credits Source : Florence Troin
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Title Fig. 2. Université des Sciences et des Technologies Houari Boumédiène
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Title Fig. 3. Salle omnisport Oscar Niemeyer
Credits Source https://commons.wikimedia.org/​wiki/​File :Salle_omnisport_ %C3 %A0_Alger_-_Oscar_Niemeyer.jpg
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Title Fig. 4. Complexe touristique Sidi Fredj
Credits Source Nora Semmoud, 05/05/2008
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Title Fig. 5. Mémorial du Martyr Maquam Chahid
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Title Fig. 6. Bibliothèque nationale
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Title Fig. 7. La Grande Mosquée El Djazaïr
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References

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Nora Semmoud, “Alger, une capitale où la production symbolique et politique de l’espace se bousculent”Méditerranée [Online], 135 | 2025, Online since 01 June 2025, connection on 20 July 2025. URL: http://journals.openedition.org/mediterranee/15871; DOI: https://doi.org/10.4000/148hb

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About the author

Nora Semmoud

Professeure Département de géographie, UFR Droit Économie et sciences sociales, Université de Tours, UMR 7324 CITERES (EMAM Équipe Monde Arabe et Méditerranée), ORCID uYDB7B2RhXZV6rQ

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