1Annoncée le 6 juillet 1994 par le président Nursultan Nazarbaev1, la décision de déplacer la capitale du Kazakhstan d’Almaty à Akmola a pris effet le 10 décembre 1997. Rebaptisée Astana (Fauve, 2020), la ville a dès lors connu une croissance remarquable, qui contraste avec la crise subie par les régions et les villes voisines du centre et du nord du pays dans les années 1990 et 2000. Selon les données officielles, sa population comptait 1,430 million d’habitants au début de l’année 2024, contre 275 000 habitants au moment du transfert du pouvoir, cette augmentation très rapide permettant à la capitale de se hisser au second rang de la hiérarchie urbaine nationale2.
- 3 Pour les autorités kazakhstanaises, le déplacement des institutions de pouvoir était aussi pensé co (...)
2Si de très nombreux pays ont vu leur capitale être déplacée (Tarhov 2007, Djament-Tran 2010, Fauve 2020), le Kazakhstan est le seul État issu de l’URSS à avoir pris une telle initiative. Cette situation singulière a suscité des travaux examinant le processus de transfert des lieux du pouvoir et des fonctions centrales afin d’en saisir les motivations (Huttenbach 1998, Wolfel 2002), pour finalement situer ce phénomène dans l’histoire des changements de capitale liés à la dynamique de construction stato-nationale (Schatz 2003, Anacker 2004, Fauve 2009, Bissenova 2013, 2017). Entre les années 1990 et 2000, la rhétorique de l’État kazakhstanais a elle aussi glissé d’une approche d'ingénierie territoriale, fondée sur l’évaluation des contraintes et des atouts du site et de la situation d’Almaty et d’Astana, à la mise en avant de la dimension politique et idéologique du projet (Thorez 2019), tant il est vrai que les capitales peuvent incarner l’État et territorialiser le sentiment national (Ter Minassian 2007, Köppen 2013, Laporte et Montès 2015, Caron 2019)3. Elément central de la “construction territoriale de l’indépendance” (Thorez 2007) engagée par les autorités kazakhstanaises après 1991, la fabrique matérielle d’Astana devait en effet permettre “la construction symbolique du pouvoir étatique, qui [devait produire] une construction sociale, celle de la nation kazakhstanaise” (Fauve 2013a).
3La majorité des travaux portant sur Astana a décrit et analysé la ville institutionnelle produite depuis le déménagement du pouvoir, qu’ils relèvent de l’anthropologie, de la géographie, de la science politique, de l’histoire ou de la sociologie, qu’ils soient le fait de collègues kazakhstanais, européens ou nord-américains. En s’intéressant de manière privilégiée à l’“axe du pouvoir” (Fauve 2013a) au coeur duquel prend place le palais présidentiel, ils ont questionné les dimensions ostentatoires et assertives (Koch 2010) de même qu’idéologiques et politiques de la ville (Fauve 2015, Bekus et Medeuova 2017, Medeuova 2020). Leurs publications ont souvent mis en avant le caractère unique d’Astana. À la suite du travail de Victor Büchli (2007) sur les perceptions du nouvel environnement matériel, Mateusz Laszczkowski (2011, 2015, 2016) a ainsi emprunté à Michel Foucault la notion d’“hétérotopie” pour souligner l’exceptionnalité de la ville et des nouveaux quartiers construits sur la rive gauche de l’Esil [ru. Išim]. Plus récemment, des recherches ont toutefois établi qu’Astana était entrée dans une phase de normalisation, liée à l’acquisition par la ville des attributs réels ou supposés d’une capitale et à son appropriation par ses habitants et ses visiteurs kazakhstanais (Thorez 2019).
4La fabrique de la ville et la production du nouveau paysage urbain ont surtout été appréhendées depuis le nouveau centre politique, à travers l’étude de ses bâtiments remarquables (palais présidentiel, tour-emblème de Bayterek, mall Khan Shatyr, palais de la paix et de la concorde, etc.), lesquels s’inscrivent dans une approche monumentale de l’architecture et de la ville (Prokoplevic et Armstrong 2015, Meuser 2017, Trupeskova et Sharipova 2022). Mais plusieurs publications se sont également penchées sur le plan d’urbanisme mis en oeuvre : Alima Bissenova (2013, 2017) et Nari Shelekpayev (2020) ont ainsi revisité la genèse du schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme, en faisant l’histoire du concours international organisé en 1998, remporté par l’architecte et urbaniste japonais Kisho Kurokawa. De leur côté, Almagul Nurusheva (2013) et Gianni Talamini (2024) ont respectivement analysé la production spatiale des inégalités sociales et replacé le développement de la ville dans une perspective de plus long terme, depuis sa création en 1830 jusqu’à aujourd’hui.
5S’inscrivant dans le prolongement de ces différents travaux, notre article poursuit un double objectif. D’une part, il vise à affiner les analyses portant sur la fabrication de l’espace urbain, en prêtant attention aux acteurs de la municipalité, aux architectes en chef de la ville et aux promoteurs immobiliers qui, par leurs interactions, produisent la matière de la ville, alors que l’accent a jusqu’alors été mis sur l’implication du premier président de la République du Kazakhstan - N. Nazarbaev - et sur celle de plusieurs figures internationales de l’architecture et de l’urbanisme (K. Kurokawa, Norman Foster, Manfredi Nicoletti, etc.). Dès lors, nous souhaitons repenser l’articulation entre les autorités centrales, les entités municipales et les acteurs privés, qu’ils soient kazakhstanais ou étrangers. D’autre part, notre article propose une approche décentrée de l’espace produit par ces différents acteurs, qui invite à se tourner de la ville institutionnelle vers la ville résidentielle, ayant fait le constat que la construction des bâtiments officiels était largement achevée et que plusieurs centaines de complexes résidentiels [ru. žiloj kompleks] avaient été édifiés au cours des trois dernières décennies. Ce double questionnement - quels sont les acteurs de la fabrique de la ville ? quel espace urbain produisent-ils aujourd’hui ? - est nourri par des interrogations plus larges sur la circulation des pratiques urbanistiques et architecturales et sur l’inclusion d’Astana dans les dynamiques qui touchent les villes dans le cadre de la transformation post-soviétique et dans celui de la mondialisation libérale (Gentile 2004, Czaplicka, Gelazis et Ruble 2009, Kinossian 2022, Hu 2023).
- 4 L’article a été rédigé avant que nous soyons en possession de l’autobiographie de N. Nazarbaev, qui (...)
6Pour traiter ces questions, nous nous fondons sur des enquêtes de terrain, conduites collectivement et individuellement, qui s’appuient sur les méthodologies de l’analyse architecturale (P. Wolkenstein), de la science politique (A. Fauve) et de la géographie (J. Thorez). Parallèlement à des observations et des relevés de terrain, plusieurs dizaines d’entretiens, semi-directifs et informels, ont été réalisés avec des habitant-e-s, des observateurs locaux (sociologues, anthropologues) et des acteurs de la fabrique de la ville (architecte en chef de la ville et son adjoint, membres du Conseil de planification urbaine, directeurs et membres d’AstanaGenplan, responsables de la municipalité, architectes). Les plus anciens remontent au début des années 2000, les plus récents au printemps 2024. Nous avons également utilisé les entretiens donnés à la presse par les architectes et les maires [kaz. akim] de la ville, ainsi que les mémoires de certains acteurs de la production de la capitale, tels Adilbek Džaksybekov (2008) et Amanžol Čikanaev (2020)4. Nous avons enfin exploité des documents officiels relatifs à l’aménagement urbain produits par les différents échelons de l'État (schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme, lois, décrets, etc.), ainsi que des données publiées par les organismes publics (statistiques, etc.) et par les promoteurs immobiliers, qui nous ont notamment permis d’établir un corpus des principaux ensembles résidentiels édifiés.
7Dans une première partie, le texte aborde la production de l’espace urbain, en présentant les acteurs publics et privés engagés dans ce processus et leurs interactions, pour souligner la dimension descendante et planificatrice de l'urbanisme mis en œuvre à Astana. Il revisite, dans un second temps, la genèse du nouveau plan d’aménagement et d’urbanisme, en mettant en évidence que la rupture conceptuelle majeure que constitue le passage d’une ville linéaire à une ville radioconcentrique a été le fait des acteurs kazakhstanais. Les troisième et quatrième parties font le constat que l’implication - hautement médiatisée - des architectes étrangers et des entreprises internationales dans la fabrique urbaine, notamment celle de l’entreprise suisse Mabetex Group, se limite à la ville institutionnelle, tandis que le rôle des acteurs kazakhstanais a jusqu’alors été sous-estimé, aussi bien dans la construction de la ville résidentielle que dans celle de la ville officielle.
8La production de l’espace urbain a connu d’importants changements à Astana, depuis le tournant des années 1990. D’une part, l’élévation de la ville au rang de capitale a conduit le pouvoir politique désormais indépendant et souverain à concentrer son action en matière d’aménagement urbain sur son développement. D’autre part, l’abandon de l’économie soviétique planifiée et l’adoption des principes de l’économie de marché ont - au moins en partie - redéfini le rôle et l’action des différents acteurs publics et désormais privés dans la fabrique urbaine, ainsi que leurs relations.
9Parmi les acteurs de la fabrique urbaine, il est bien établi que le président de la République N. Nazarbaev, qui a exercé cette fonction de 1991 à 2019 après avoir été le premier secrétaire du parti communiste puis le président de la République socialiste soviétique kazakhe de 1989 à 1991, a occupé une place essentielle dans la création et dans la construction de la nouvelle capitale kazakhstanaise (Bissenova 2013, 2017, Fauve 2015, Shelekpayev 2020). Bien que la période soit très différente, l’implication de N. Nazarbaev fait écho à celle de Dinmuhamed Kunaev, premier secrétaire du parti communiste kazakh entre 1960 et 1986, dans l’aménagement de la capitale de la RSS kazakhe, Alma-Ata, selon une pratique alors commune à l’ensemble des dirigeants des républiques soviétiques d’Asie centrale et du Caucase (Bronovickaâ, Malinin et Pal’min 2018, Wolkenstein 2023b). En comparaison, la figure de Kasym-Žomart Tokaev, en poste depuis 2019, est moins directement associée au développement d’Astana, même si l’administration présidentielle continue d’être impliquée dans les principaux choix urbanistiques et architecturaux5.
10Dans la hiérarchie des acteurs publics, l’échelon suivant est celui de la municipalité d’Astana, aucun ministère n’étant chargé de la ville-capitale. À sa tête, le maire possède un rang identique à celui des gouverneurs de région [kaz. Oblys ; ru. oblast'], car la capitale, comme Almaty et, depuis 2018, Chymkent, jouit du statut de “ville d’importance républicaine” [ru. gorod respublilankogo značeniâ], le Kazakhstan s’inspirant de la hiérarchie administrative soviétique en la matière. Il est nommé par décret présidentiel, ce mode de sélection vertical impliquant qu’il n’existe aucune durée réglementaire pour ce mandat (tableau n° 1). La fonction d’akim d’Astana est en général confiée à des hommes politiques de premier plan, proches du pouvoir présidentiel et qui ont déjà exercé des responsabilités d’envergure nationale ou dirigé des administrations régionales importantes. Mais, parmi la dizaine de maires ayant gouverné Astana depuis 1997, seul Imangaly Tasmagambetov, akim de 2008 à 2014, possédait une expérience de la gouvernance urbaine, après avoir été maire d’Almaty entre 2004 et 2008.
Tableau n° 1 : Les maires d’Astana depuis le transfert de la capitale (1997 - 2024)
Maire
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Mandat
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Lieu de naissance
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Poste avant sa nomination
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Poste après son mandat
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Adilbek Džaksybekov
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Décembre 1997 – Juin 2003
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Burli, village de la région de Kostanay (Nord)
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Chef de l’administration présidentielle
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Ministre de l’industrie et du commerce
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Temirhan Dosmuhambetov
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Juin 2003 – Mars 2004
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Menislavka, village de la région de Kostanay (Nord)
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Directeur de cabinet du président
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Directeur de cabinet du président
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Umirzak Šukeev
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Mars 2004 – Août 2006
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Turkestan (Sud)
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Gouverneur de la région de Kostanay
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Gouverneur de la région du Sud-Kazakhstan
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Askar Mamin
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Septembre 2006 – Avril 2008
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Tselinograd (Centre-Nord)
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Ministre des transports et des communications
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PDG de la compagnie nationale des chemins de fer
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Imangaly Tasmagambetov
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Avril 2008 – Octobre 2014
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Novobogat, village de la région d’Atyrau (Ouest)
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Akim d’Almaty
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Ministre de la défense
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Adilbek Džaksybekov
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Octobre 2014 – Juin 2016
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Burli, village de la région de Kostanay (Nord)
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Secrétaire d’État (membre du gouvernement)
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Chef de l’administration présidentielle
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Aset Isekešev
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Juin 2016 – Septembre 2018
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Karaganda (Centre)
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Ministre de l’investissement et du développement
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Chef de l’administration présidentielle
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Bahyt Sultanov
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Septembre 2018 – Juin 2019
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Almaty (Sud-Est)
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Ministre des finances
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Ministre du commerce et de l’intégration
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Altaj Kulginov
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Juin 2019 – Décembre 2022
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Abay, village de la région du Turkestan (Sud)
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Gouverneur de la région du Kazakhstan occidental
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Vice-premier ministre
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Ženis Kasymbek
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Décembre 2022 -
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Tchou (Sud-Est)
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Gouverneur de la région de Karaganda
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-
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11Le périmètre d’action des akim en matière d’urbanisme et d’architecture a longtemps été limité par le rôle joué par N. Nazarbaev et par les liens étroits tissés entre l’administration présidentielle et les architectes-urbanistes. La municipalité n’en demeure pas moins une administration-clé dans la fabrique urbaine, à travers la Direction de l’architecture, de l’urbanisme et des relations foncières [ru. Upravlenie arhitektury, gradostroitelʹstva i zemelʹnyh otnošenij UAGiZO]6, qui pilote le développement de la ville, commandite les travaux publics et délègue les questions techniques à des prestataires. Cette structure a pris la suite de la Direction générale de l’architecture de la ville [ru. Glavnoe arhitekturnoe-planirovočnoe upravlenie GlavAPU], qui, à la fin de la période soviétique, était dirigée par l’architecte en chef de la ville. Tout comme le directeur du UAGiZO est nommé par l’akim, ce dernier était alors désigné par le chef de l’administration municipale, le premier secrétaire du Comité de la ville du parti communiste [ru. gorodskoj komitet - GorKom]. Aujourd’hui, le directeur du UAGiZO est encore identifié comme l’architecte en chef de la ville ; il officie sous l’autorité hiérarchique du maire et chaperonne la planification de la capitale. Pour ce faire, il sollicite également des organismes délégataires de statut privé, tels AstanaGenplan pour l’aménagement et l’architecture et AstanaŽarnama7 pour le mobilier urbain et l'harmonisation du paysage. Depuis le milieu des années 1990, la majorité des architectes en chef d’Astana est non seulement originaire de la ville mais y a aussi été formée, à l’Université agro-technique de Tselinograd (tableau n° 2).
Tableau n° 2 : Les directeurs de la Direction de l’architecture, de l’urbanisme et des relations foncières (UAGiZO) (1995 - 2024)
Architecte en chef
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Lieu de naissance
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Période
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Formation
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Poste précédent
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Vladimir Gladkih
(1956 -
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Tselinograd
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1995-1997
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Université agro-technique du Kazakhstan,
Tselinograd
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Chef du service de la construction de la ville d'Akmola
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Tohtar Eraliev
(1946-
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Chymkent
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1997-1999
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Institut polytechnique du Kazakhstan,
Almaty
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Président de l’Union des architectes
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Vladimir Laptev
(1961-
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Tselinograd
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2000-2005
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Université agro-technique du Kazakhstan,
Tselinograd
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Architecte en chef de l’oblast’ de Tselinograd
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Šohan Matajbekov
(1961-
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Taldykurgan
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2005-2007
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Institut polytechnique du Kazakhstan, Almaty
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Agence d’architecture
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Asylbek Kušenov
(1963-
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Tselinograd
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2007-2012
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Université agro-technique du Kazakhstan,
Tselinograd
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Directeur d’AstanaGenplan
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Vitalij Sileckij
(1974-
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Tselinograd
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2012-2016
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Université agro-technique du Kazakhstan, Tselinograd
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Vice-architecte en chef d’Astana
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Baktybaj Tažtaliev
(1957-
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Tselinograd
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2017-2019
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Institut polytechnique du Kazakhstan, Almaty
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Directeur d’AstanaGenplan
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Nurhan Uranhaev
(1965-
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Semey
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2019-2022
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Institut polytechnique du Kazakhstan, Almaty
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Architecte en chef d’Almaty
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Altynbek Ahmetov
(1984-
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Tselinograd
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2023-
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Université agro-technique du Kazakhstan,
Tselinograd
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Directeur des relations foncières de la ville d’Almaty
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12Comme dans l’ensemble des villes post-socialistes, l’une des principales évolutions récentes de la fabrique de la ville réside dans la participation inédite des acteurs privés à la transformation et à l’expansion du tissu urbain. Depuis les années 1990, des cabinets d’architectes, des entreprises de construction comme des promoteurs immobiliers (BI Group, Bazis A, etc.) relevant du secteur privé sont engagés dans la conception et dans l’édification matérielle de la capitale. Cette diversification des acteurs contribue à modifier les ressorts du développement urbain : les intérêts des acteurs privés jouent un rôle croissant dans la définition des politiques urbaines8. Ils font de la relation entre la puissance publique et les acteurs privés, qu’ils soient kazakhstanais ou étrangers, un élément essentiel de la production urbaine.
13Malgré cette nouvelle matrice, des conceptions héritées de la planification soviétique continuent à orienter l’action des décideurs kazakhstanais. En particulier, le développement de la ville est toujours encadré par un schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme [ru. general’nyj plan - Genplan], dont les caractéristiques et le rôle restent proches des Genplan soviétiques9. Le plan de développement d’Astana procède en effet d’une approche qui associe décision politique, savoir scientifique et prospective dans l’idée de façonner un espace urbain répondant à l’ambition politique et sociale de transformer la société10. De même qu’à la période soviétique, il relève aussi d’une démarche de planification “rationnelle” fondée sur la prise en compte de paramètres “objectifs” dans la définition de la politique urbaine et, plus largement, de l’aménagement du territoire. Aujourd’hui encore, les orientations données au Genplan tirent ainsi une grande partie de leur légitimité des nombreux indicateurs qui sont censés les avoir - au moins en partie - déterminées11.
14La nature présidentielle du régime politique kazakhstanais explique, dans une large mesure, cet attachement renouvelé à un urbanisme planificateur piloté par la puissance publique. Elle justifie notamment que le pouvoir politique incarné par N. Nazarbaev ait occupé une place centrale dans la production de la ville-capitale. La Constitution prévoyait en effet un contrôle direct ou indirect du président sur la désignation des principaux acteurs politiques et technocratiques de la planification urbaine (schéma 1). Dans la pratique, de nombreux travaux (Fauve 2015, Shelekpayev 2020) et témoignages (entretien avec N. Tokaev, responsable d’AstanaGenplan en 2006, mémoires d’A. Čikanaev (2020) et d’A. Džaksybekov (2008)) ont par ailleurs décrit l’implication personnelle du premier président dans les principales décisions prises en matière d’urbanisme et d’architecture (définition des grandes orientations, sélection des architectes et des projets, etc.). Tout au long de ses nombreux mandats, la figure du président-bâtisseur fut, à ce titre, célébrée dans les différents vecteurs de la communication étatique, depuis la presse jusqu’aux manuels scolaires, mais également dans l’espace urbain, à travers des lieux dédiés à sa figure (monuments, statues, etc.) ou nommés en son honneur (écoles, université, ville entre 2019 et 2022, etc.) (Fauve 2019). La glorification du lien entre le président et la capitale a même constitué l’un des principaux éléments du culte de la personnalité de N. Nazarbaev instauré au Kazakhstan dans les années 2000 et 2010.
Schéma n° 1 : Les acteurs de la fabrique de la ville
15Le caractère centralisé, encadré et descendant de l’urbanisme mis en oeuvre à Astana depuis le transfert du pouvoir fut d’autant plus marqué que le maire n’a jamais été élu par les citoyens et que les pouvoirs publics comme les organes de la planification urbaine n’ont pas associé les acteurs de la société civile ni les habitants au travail de conception de la politique urbaine jusqu’à une période très récente12. Une instance consultative et collégiale - le Conseil de la planification urbaine [ru. gradostroitel’nyj sovet] - avait toutefois été créée en 2004. Elle devait, d’une part, évaluer les principaux projets d’urbanisme et d’architecture et, d’autre part, veiller à la cohérence et la qualité de la production urbaine13. Mais ses membres, réunis sous la présidence de l’akim, étaient soit des représentants de l’administration municipale (directeur du UAGiZO), soit des experts, au premier rang desquels des architectes (président de l’Union des architectes, directeurs d’agence d’architecture). Les mécanismes de la fabrique urbaine restaient donc très éloignés des principes et des pratiques de l’urbanisme participatif qui s’est développé depuis les années 1970 en Amérique du Nord et en Europe (Bacqué et Gauthier 2011). Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que l’élaboration d’un nouveau plan de développement ait constitué un élément important de la fabrique de la nouvelle capitale, alors même que cet instrument avait fait, dans les années 1970 et 1980, l’objet de nombreuses critiques de la part des urbanistes soviétiques (Shaw 1983).
16Le changement de fonction de la ville, ainsi que l’inclination des autorités kazakhstanaises pour un urbanisme planificateur, ont conduit à rapidement pourvoir la capitale d’un nouveau schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme (Bissenova 2013, Čikanaev 2020, Shelekpayev 2020, Talamini 2024).
17Après que, des années 1960 aux années 1990, le développement de la ville a été régenté par un Genplan réalisé en 1962 par l’Institut de planification urbaine de Leningrad - LenGorstrojproekt - et actualisé en 1987 (Khairullina 2015), un concours a été organisé dès 1995 pour doter la capitale en devenir d’un nouvel d’outil d’aménagement (Shelekpayev 2020, Talamini 2024). Dix-sept équipes kazakhstanaises y ont participé ; un collectif regroupant des architectes d’Almaty (K. Montahaev, S. Žunusov, S. Rustambekov, T. Eraliev) et d’Akmola (V. Toskin, V. Gladkih, V. Laptev) et nommé “Akorda” l’a emporté. Après l’adoption de ce plan kazakhstanais en 1996, la présidence de la République a toutefois décidé en 1998 de procéder à un nouveau concours - cette fois-ci international -, qui a finalement retenu le projet de l’équipe dirigée par l’architecte japonais K. Kurokawa parmi les quarante-et-une propositions soumises (Bissenova 2013, Shelekpayev 2020). Ce choix, qui permettait au Kazakhstan de s’assurer les services d’un architecte reconnu, n’a pas empêché les autorités municipales de demander à une autre équipe internationale - le Saudi Bin Laden Group - de travailler en parallèle sur le Genplan de la nouvelle capitale, dans l’idée d’accélérer sa mise en œuvre (Čikanaev 2020). Avant même que son projet définitif ait été remis aux autorités, l’équipe de K. Kurokawa fut donc contrainte de composer avec le plan saoudien approuvé en 2000 par la municipalité. Malgré ce contretemps, le Genplan “japonais” fut officiellement adopté en 2001, puis amendé à quatre reprises par AstanaGenplan (en 2005, 2008, 2011 et 2017) (Abilov, Mametov 2022). Plus récemment, une nouvelle version du schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme a été officiellement présentée en novembre 2023 et adoptée en janvier 202414.
18Le processus d’élaboration et de sélection du Genplan de la nouvelle capitale fut donc l’occasion d’une prise de distance par rapport aux institutions planificatrices de Russie, qui a prolongé et accentué la dynamique d’autonomisation entamée dans les dernières décennies soviétiques - c’est le Kazgiprograd situé à Alma-Ata qui avait, à la fin des années 1980, repris le plan conçu au début des années 1960 (Khairullina 2015). Une des principales innovations réside cependant dans l’implication d’architectes et d’urbanistes internationaux. Si différents travaux ont montré l’importance des transferts entre l’Ouest et l’Est dans les domaines de l’architecture et de l’urbanisme au cours du XXe siècle (Cohen 2020, Wolkenstein 2023b), leur engagement direct dans la fabrique d’Astana constitue une rupture par rapport à la période soviétique, qui fait écho à la décision de nombreux pays nouvellement émancipés de leur tutelle impériale de faire appel à des architectes de stature internationale pour développer leur capitale (Abuja, etc.) (Shelekpayev 2020). Dans le cas d’Astana, le choix de K. Kurokawa permettait non seulement d’instrumentaliser le prestige de l’architecte-urbaniste sélectionné pour favoriser la reconnaissance internationale de la ville et du pays, mais aussi de s’approprier un répertoire idéologique promouvant une post-modernité asiatique en dissonance avec les principes architecturaux et urbains de la modernité occidentale (Bissenova 2013). Toutefois, il serait réducteur de ne considérer que la dimension politique et idéologique de ce choix, tant le soutien financier de plusieurs agences publiques japonaises - le Japanese Development Institut (JDI) et la Japan International Cooperation Agency (JICA) - à la candidature de K. Kurokawa fut essentiel dans la décision prise par N. Nazarbaev (Shelekpayev 2020). Quoiqu’il en soit, la mobilisation successive et parallèle d’acteurs kazakhstanais, japonais et saoudiens a donné au Genplan une dimension hybride, en même temps qu’elle a révélé les hésitations des pouvoirs publics, le recours au Saudi Bin Laden Group découlant d’une initiative de la municipalité en apparence contradictoire avec les décisions de la présidence de la République (Čikanaev 2020).
- 15 Composante principale du développement résidentiel urbain soviétique (Snopek 2016). Il s’agit de qu (...)
19Dès sa première ébauche, le nouveau plan de développement a adopté des principes urbanistiques nouveaux. Le changement de statut de la ville, qui a transformé un centre administratif régional appuyé sur une importante base industrielle en une capitale nationale adossée à un secteur des services de plus en plus dynamique (Iskakov 1992, Thorez 2019), a entraîné une transformation de la nature de l’espace urbain à produire. Mais surtout, l’équipe kazakhstanaise retenue en 1996 a proposé, d’une part, d’étendre la ville sur la rive gauche de l’Esil et, d’autre part, d’abandonner la conception linéaire de la ville au profit d’une approche radioconcentrique (Čikanaev 2020, Talamini 2024). Reconnu pour sa qualité et son originalité, le Genplan de Tselinograd reposait en effet sur une répartition zonale des fonctions - industrielle au Nord, résidentielle au centre, administrative et récréative au Sud, à proximité de la rivière -, en même temps qu’il proposait une approche expérimentale de la mise en oeuvre des mikrorajon (Khairullina 2015)15. La rupture avec ce schéma était d’autant plus marquée que le plan de l’équipe Akorda prévoyait également la création d’un axe Est-Ouest abritant les principales institutions du pouvoir et reliant les deux rives de l’Esil.
20Cette première proposition a largement déterminé le travail des différentes équipes impliquées par la suite dans la conception du Genplan de la nouvelle capitale. Le plan élaboré par le Saudi Bin Laden Group a ainsi été directement inspiré de celui conçu par Akorda, dont il a encore accentué la dimension radioconcentrique. De même, le plan de K. Kurokawa adopté en 2001 a repris à son compte la plupart des éléments structurants des deux propositions précédentes (abandon de l’organisation zonale, développement multifonctionnel de la rive gauche, localisation et organisation de l’axe du pouvoir, etc.). Pourtant, le projet initial de l’équipe japonaise avait été de conserver la structure linéaire de la ville, qui concordait avec la notion de métabolisme promue par K. Kurokawa, en avançant l’idée de développer la ville en sept bandes successives (Tsubokura 2015).
21Au tournant des années 2000, la contribution de K. Kurokawa à la fabrique d’Astana a fait l’objet d’une intense communication de la part des autorités kazakhstanaises, car elle concourait à légitimer, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, leur choix de déplacer la capitale. Toutefois, cette médiatisation ne doit pas masquer que ce sont bien les architectes et les urbanistes kazakhstanais qui initièrent de manière décisive la refondation conceptuelle de la nouvelle capitale.
22Les autorités kazakhstanaises n’ont pas seulement fait appel à des acteurs internationaux pour contribuer à la conception du plan d’aménagement et d’urbanisme d’Astana. Elles ont aussi mobilisé des architectes, des promoteurs et des entreprises de construction étrangères, à l’édification des bâtiments de la nouvelle capitale (carte n° 1).
23La production matérielle d’Astana a été marquée, dès le transfert du pouvoir effectif, par l’intervention de plusieurs figures de proue de la “starchitecture”, i.e. par la mobilisation de différents maîtres d’œuvre bénéficiant d’une renommée internationale (Gravari-Barbas, Renard-Delautre 2015). Confier la réalisation des bâtiments de la nouvelle ville à des architectes emblématiques devait permettre de se détacher de la période soviétique et d’insérer, ne serait-ce que symboliquement, Astana dans l’archipel métropolitain mondial, au moment où celui-ci s’ouvrait aux pays émergents. Ces architectes étrangers devaient concourir à construire l’image internationale de la ville. Ce procédé fut plutôt efficace puisque les productions médiatiques comme les travaux scientifiques portant sur Astana insistent beaucoup sur le rôle des “starchitectes” dans la production de la ville officielle et présentent, de ce fait, la capitale sous un angle moderne voire futuriste.
Carte n° 1 : Fonctions et architectes des bâtiments recensés par Ph. Meuser (2017) dans son guide architectural d’Astana
24Depuis la fin des années 1990, les autorités kazakhstanaises ont collaboré avec le Britannique N. Foster, l’Italien M. Nicoletti, le Canadien E. Zeidler, en même temps qu’elles ont travaillé avec K. Kurokawa, qui n’a toutefois construit qu’un bâtiment à Astana, le nouveau terminal de l’aéroport. Le plus actif et le plus célèbre des quatre, N. Foster, est l’auteur du palais de la paix et de la concorde (2006), du centre commercial Khan Shatyr (2010) et du Fonds Nazarbaev (2013) qui accueille une bibliothèque16. De leur côté, les agences de l’architecte italien et de l’architecte canadien ont respectivement signé la salle de concert Kazakhstan (2009) et les tours Émeraude (2013) (Meuser 2017). Plus récemment, l’agence pétersbourgeoise Studio 44, fondée par N. Yaveyn, a livré le palais des Écoliers en 2011 et le centre chorégraphique national en 2016, tandis que les Stambouliotes de l’agence Tabanlioglu étaient à l’origine de l’Astana Arena (2009) et de la nouvelle gare Nurly Zhol (2017).
25L’architecture produite par les agences étrangères est marquée par la volonté de produire un effet original et impressionnant sur les habitants comme sur les visiteurs, qui rappelle que la capitale “spectaculaire” (Adams 2010) qu’est Astana a été pensée par ses promoteurs comme un outil de projection de la nation kazakhstanaise dans le futur (Laszczkowski 2016). Alors que N. Foster dessine une pyramide pour le palais de la paix et de la concorde, un chapiteau néo-futuriste pour Khan Shatyr censé s’inspirer de la yourte et une lentille oculaire tournée vers le ciel pour le Centre Nazarbaev, M. Nicoletti choisit une allégorie de la fleur des steppes pour sa salle de concert, tandis que E. Zeidler impressionne par l’incurvation de ses tours. Depuis peu, certaines agences étrangères s’efforcent néanmoins d’adapter de manière critique le style international du XXIe siècle au contexte kazakhstanais par l’utilisation d’un vocabulaire architectural local. C’est notamment le cas de Studio 44 dont le palais des écoliers est orné de motifs traditionnels kazakhs.
26Parmi les acteurs internationaux, l’entreprise de travaux publics Mabetex Group17, basée en Suisse, occupe une place particulière, au regard du nombre de projets qu’elle a réalisés à Astana et de leur nature. Fondée en 1991 par Behgjet Pacolli, ministre des affaires étrangères (2017-2020) puis président (2011) du Kosovo, elle est l’un des principaux bâtisseurs de la ville institutionnelle.
27L’activité de Mabetex Group à Astana a débuté, avant même que la ville ne s’étende sur la rive gauche de l’Esil, par la rénovation des bâtiments administratifs soviétiques qui ont accueilli la présidence de la République, l’administration présidentielle et le parlement au moment du déplacement de la capitale18. Elle s’est prolongée par l'édification du nouveau palais présidentiel Akorda, du ministère des affaires étrangères et, plus récemment, de la cour constitutionnelle. Parallèlement, les pouvoirs publics kazakhstanais ont confié à Mabetex Group la construction d’importants équipements culturels - opéra national, salle de concert Kazakhstan, musée de l’énergie ouvert à l’occasion de l’exposition internationale qui s’est tenue en 201719 -, mais aussi sportifs - patinoire nationale, vélodrome national, centre olympique national - et hospitaliers - centre hospitalier mère-enfant, centre national de recherche en cardiologie, centre national de cancérologie. Alors que Mabetex Group n’a réalisé à Astana que deux programmes de logements, dont l’un a été commandé par l’entreprise nationale des chemins de fer (Kazakstan Temir Žoly - KTŽ), ces différents projets témoignent du choix de l’État kazakhstanais de faire du groupe de la famille Pacolli un partenaire majeur de l’édification de la composante institutionnelle de la nouvelle ville du pouvoir. Cette relation privilégiée, qui est révélatrice du renouvellement des mécanismes de la production de l’espace urbain qui a suivi la disparition de l’URSS, explique pourquoi l’entreprise suisse a aussi été retenue pour construire dans la ville de Turkestan un théâtre et un centre de congrès, dans le cadre de la vaste opération d’aménagement engagée, depuis la fin des années 2010, à l’initiative de N. Nazarbaev dans ce qui est présenté par les autorités comme le “centre culturel et spirituel” [ru. duhovnno-kul’turnyj centr] du pays et, plus largement du “monde turc”20.
28En faisant appel à Mabetex Group au milieu des années 1990, les autorités kazakhstanaises ont décidé de collaborer avec une entreprise déjà présente sur le marché post-soviétique des bâtiments officiels. Avant d’opérer au Kazakhstan, la société suisse nouvellement créée avait en effet travaillé pour l’État russe à Moscou à la rénovation du Kremlin et à celle de la Maison blanche, qui abritent respectivement la présidence et le gouvernement de la Fédération de Russie21. Elle avait également tissé des liens avec les autorités ouzbékistanaises, assurant la restauration de la mairie de Tachkent. Si le groupe a aussi restauré la Fenice, après l’incendie ayant touché l’opéra de Venise en 1996, cette géographie des chantiers réalisés par l’entreprise dirigée par B. Pacolli indique la dimension profondément post-soviétique de la présence de Mabetex Group au Kazakhstan.
29En 1998, Mabetex Group a été mis en cause par le procureur général de la Russie, Yuri Skuratov, dans le cadre d’une enquête portant sur des détournements de fonds au profit de l’entourage du président Boris Eltsine (famille, proches collaborateurs) (Favarel-Garrigues 2018). La justice soupçonne alors le groupe de Lugano d’avoir versé des dessous-de-table pour remporter les contrats de rénovation des bâtiments officiels à Moscou22. L’enquête qui menace un B. Eltsine déjà affaibli a toutefois été rapidement interrompue. Un film à caractère sexuel compromettant le procureur général, authentifié par le FSB, alors dirigé par Vladimir Poutine, est diffusé à la télévision russe, en mars 1999. Quelques jours plus tard, Yu. Skuratov est démis de ses fonctions ; l’affaire enterrée. Cet épisode renvoyant aux pratiques de corruption qui, dans des contextes politiques, économiques et sociaux variés, impliquent souvent le secteur du BTP (Arewa, Farrell 2015), n’a pas empêché les autorités kazakhstanaises de continuer à confier à Mabetex Group la construction de nombreux édifices publics. Il est même possible que, dans le cadre du présidentialisme clientélaire kazakhstanais, ce secteur ait pu être un instrument de captation des ressources par les élites politiques et économiques liées à N. Nazarbaev, son mode de fonctionnement permettant le détournement de fonds publics à des fins privées (Laruelle 2013).
30Mabetex Group n’est pas le seul groupe international à contribuer à la fabrique d’Astana. Des entreprises turques (Sembol Construction) mais aussi émiriennes ont mené des chantiers d’importance dans la nouvelle capitale. Ainsi, Aldar, qui est détenu par le Fonds d’investissement du gouvernement d’Abu Dhabi, a construit au coeur de la nouvelle ville, un vaste complexe multifonctionnel (centre commercial, hôtel, bureaux, logements) appelé Abu Dhabi Plaza et surmonté du plus haut gratte-ciel d’Asie centrale, en vertu d’un accord inter-gouvernemental signé en 200923. Pour mener à bien ce projet initialement dessiné par N. Foster, Aldar a largement reproduit en Asie centrale les méthodes de travail que l’entreprise applique aux Emirats arabes unis, employant des ouvriers et des contremaîtres originaires du sous-continent indien mais aussi de Jordanie ou de Turquie logés dans un camp de travailleurs à proximité du chantier (Thorez 2019). Par comparaison, Mabetex Group recourt davantage à de la main d'œuvre locale et présente notamment la caractéristique de travailler depuis longtemps avec des architectes kazakhstanais. C’est par exemple le cas de Bajgutty Tortaev24 qui est le co-auteur du palais présidentiel à Astana, mais aussi celui du projet de Mabetex Group pour le Centre islamique de Pristina, la capitale du Kosovo.
31L’intervention multiforme des acteurs étrangers dans la fabrique urbaine constitue une innovation de la période contemporaine, qui, par rapport aux autres villes post-soviétiques d’Asie centrale, a pris à Astana une dimension particulière, liée notamment à la réputation internationale des architectes invités. Malgré sa mise en avant dans la communication officielle, elle ne doit cependant pas être surestimée. D’une part, les acteurs étrangers n’ont construit qu’une très faible proportion des édifices réalisés depuis le milieu des années 1990. Les “starchitectes” n’ont en effet édifié qu’une dizaine de bâtiments sur les centaines érigés. D’autre part, l’intervention des architectes internationaux a été limitée à la ville institutionnelle, de sorte qu’elle apparaît secondaire par rapport à l’empreinte des protagonistes kazakhstanais dans la production matérielle de la nouvelle capitale.
32A l’exception de celui de N. Nazarbaev et de quelques figures de l’architecture et de l’urbanisme, tel A. Čikanaev, qui occupa longtemps la fonction de directeur-adjoint du UAGiZO (Fauve 2013b, Shelekpayev 2020), le rôle des acteurs kazakhstanais dans la fabrique d’Astana est rarement valorisé dans les publications portant sur la ville. Pourtant, leur implication est essentielle dans la rénovation et dans la production du tissu urbain depuis le milieu des années 1990.
33Les architectes kazakhstanais ont tenu une place majeure dans la construction des bâtiments de la ville institutionnelle, i.e. dans l’édification des quartiers officiels de “leur” capitale (carte n° 1). Parmi ces derniers, les membres de l’équipe Akorda ont, sans surprise, joué, dans un premier temps, un rôle central. D’une part, de 1995 à 2005, l’architecte en chef de la ville a été systématiquement choisi au sein de ce collectif. Vladimir Gladkih a ainsi exercé cette fonction de 1995 à 1997, Tohtar Eraliev de 1997 à 1999 et Vladimir Laptev de 2000 à 2005 (tableau n° 2). D’autre part, les architectes de l’équipe Akorda ont conçu de nombreux bâtiments emblématiques de la nouvelle capitale. Disposant d’une agence commune, V. Laptev et V. Gladkih ont réalisé le Ministère des finances en 1998, le Ministère de l’agriculture en 2004, de même que le complexe sportif Kazakhstan en 2001 et le Musée national en 2014. T. Eraliev a contribué à la conception du Sénat et de l’Assemblée nationale en 2001 et a signé en 2010 un tribunal dont l’esthétique s’inspire des édifices gouvernementaux de la période brejnévienne (marbre blanc, rationalisme et monumentalité). Parmi les autres membres d’Akorda, K. Montahaev, qui dirigeait l’équipe en même temps qu’il présidait l’Union des architectes du Kazakhstan25, est le co-auteur du palais présidentiel, tandis que les frères A. et S. Rustembekov sont respectivement à l’origine de la tour-emblème de la ville Bayterek (2002) et du complexe dédié à la mémoire des femmes détenues pendant la période stalinienne à ALZhIR [ru. Akmolinskij lager’ žen izmennikov rodiny - Camp des femmes des ennemis de la patrie d’Akmola], qui est situé à la périphérie de l’agglomération (2007).
34D’autres architectes liés aux membres d’Akorda ont également, à cette période, activement participé au façonnement de la nouvelle capitale (Meuser 2017). Sur l’axe du pouvoir, la tour du ministère des Transports (2003) et le siège de la compagnie nationale de gaz et de pétrole KazMunayGas (2003) ont été dessinés par Aleksandr Belovič et Nikolaj Boriskin dans un style post-moderne. Parallèlement, les frères A. et B. Tortaev réalisaient, à l’immédiate proximité de la présidence de la république, le bâtiment abritant les services du Premier ministre (2004), le siège de la Cour suprême (2003), en même temps qu’ils collaboraient avec T. Eraliev à la construction de la chambre basse et de la chambre haute du Parlement kazakhstanais (voir ci-dessus).
35Une deuxième vague de projets incarnée par l’agence d’architecture créée par Šohan Matajbekov a pris forme au milieu des années 2000, au moment où ce dernier exerçait la fonction d’architecte en chef d’Astana (2005-2007). Š. Matajbekov a alors imprimé sa marque dans la ville institutionnelle en réalisant le spectaculaire bâtiment des Ministères (2007) [ru. dom ministerstv], qui dessine un arc de cercle autour du palais présidentiel. Proche des frères Rustembekov, il travaille à une esthétique nationale singulière, apparentée à « l’ethno-architecture », qui est censée être caractéristique de la manière dont on conçoit l’espace dans la culture nomade (Yessenova 2009).
36Les différents architectes kazakhstanais investis dans la fabrique de la ville officielle emploient un vocabulaire architectural composite qui emprunte à la fois à des références classiques (utilisation de coupoles, de frontons et de colonnes), modernes (héritées de l’esthétique soviétique tardive) et post-modernes (recours à une ornementation ostentatoire à travers les formes et les couleurs employées, utilisation privilégiée du verre et du métal), se réclamant des conceptions promues par K. Kurokawa (Thorez 2019, Čikanaev 2020). Ce parti-pris aboutit à un style innovant, les théories post-modernes étant notamment restées marginales en URSS avant la perestroïka (Cohen 2020).
- 26 L’hybridité stylistique s’observe aussi à l’échelle des bâtiments : le palais présidentiel conjugue (...)
- 27 La catégorie “population russophone” [ru. russkoâzyčnoe naselenie] fait l’objet de plusieurs défini (...)
37Cette orientation donne également à la ville institutionnelle une esthétique hybride, qui se traduit dans le paysage urbain par la coexistence de formes architecturales kazakhes, russes, soviétiques mais également turques ou nord-américaines (Trupeskova et Sharipova 2022). En effet, de nombreux projets réalisés depuis le milieu des années 1990 reproduisent de manière fidèle des modèles architecturaux préexistants ou exogènes (Vinolo, 2006). Le palais présidentiel est ainsi inspiré de la Maison blanche de Washington, la colonnade qui orne Akorda calquant le célèbre portique circulaire de la façade méridionale de la présidence des États-Unis26. Signe de l’éclectisme qui caractérise Astana, l’opéra national (2012) rappelle, de son côté, le théâtre du Bolchoï à Moscou ; le cirque (2005) est un bâtiment à l’allure d’une soucoupe volante dessiné par Tolegen Abilda, inspiré des cirques construits en URSS dans les années 1970 et 1980. D’autres bâtiments récemment construits empruntent également à l’architecture soviétique, notamment stalinienne : réalisé par N. Boriskin, le complexe résidentiel Triumf Astany [ru. Le triomphe d’Astana] évoque sans détour les gratte-ciel édifiés à Moscou, ainsi que dans plusieurs capitales soviétiques (Kiev, Riga) et socialistes (Varsovie, Prague) dans les années 1950 ; l’université juridique nationale [KazGÛU] est implantée dans un bâtiment néo-stalinien (frontons, colonnades, etc.) ; la place au centre de laquelle est situé l’arc de triomphe Mangilik El [kaz. le pays éternel] tient son inspiration de l’urbanisme soviétique de la même époque. Cette période est pourtant associée à plusieurs épisodes de violence de masse ayant directement touché le Kazakhstan : la campagne de répression des élites lignagères et la famine dont furent victimes les Kazakhs ; la dékoulakisation et la déportation qui touchèrent les populations “russophones”27 (Ohayon 2006). Dans un registre différent, la mosquée Khazret Sultan (2012) et la mosquée centrale (2022) présentent un plan ottoman.
38La diversité des styles architecturaux est aujourd’hui une caractéristique majeure de l’espace produit à Astana depuis le déménagement des institutions étatiques. N. Bekus et K. Medeuova (2017) considèrent que cette hétérogénéité paysagère résulte d’un manque de continuité dans la politique urbaine, tandis que K. Trupeskova et D. Sharipova (2022) avancent que ce parti-pris, qui permet de créer l’image d’une capitale moderne et d’un pays prospère, découle de l’intention de reproduire à Astana les “bonnes pratiques” architecturales mises en œuvre ailleurs dans le monde, notamment en matière de technologie. De leur côté, A. Fauve (2013) et J. Thorez (2019) estiment que la coexistence de ces différents styles renvoie avant tout à la volonté des acteurs pilotant la fabrique urbaine - les autorités politiques - de faire d’Astana une capitale englobante et plurielle, répondant aux enjeux de la construction de l’identité étatique kazakhstanaise dans le contexte pluri-ethnique du pays nouvellement indépendant et s’inscrivant dans les principes urbanistiques portés par K. Kurokawa. Le choix de ne pas construire Astana dans le seul registre ethno-national permet en effet d’utiliser des formes architecturales et urbaines comprises par le plus grand nombre, ce qui facilite la lecture de la ville, l’identification à la capitale et, plus largement, à l’État-nation-territoire kazakhstanais en construction.
39Plus encore que la ville institutionnelle, dont la forte portée symbolique ne doit pas occulter la faible étendue au regard de la superficie totale de l’agglomération (carte n° 2), la ville résidentielle est construite par les acteurs kazakhstanais. Près de trente ans après le déménagement du pouvoir, elle constitue désormais l’essentiel de l’espace produit par les architectes, les constructeurs et les promoteurs dans la capitale. Cette évolution de la fabrique urbaine inscrit Astana dans une trajectoire auparavant empruntée par d’autres capitales récentes comme Ankara (Pérouse 1997) ou Brasilia (Théry 2002, 2004), où la place des quartiers résidentiels n’a cessé de croître dans l’espace urbanisé.
Carte n° 2 : Dynamiques et formes du développement urbain à Astana
40Les acteurs kazakhstanais de la production urbaine déploient leur activité partout dans l’agglomération, édifiant aussi bien des unités d’habitation dans la steppe, sur le front d’urbanisation, que des ensembles résidentiels encastrés dans le centre politique et administratif. Si des quartiers de maisons individuelles [ru. kottedžnyj gorodok] font l’objet d’aménagements planifiés, la majorité des opérations immobilières consiste en la construction de bâtiments collectifs d’habitation, c’est-à-dire de complexes résidentiels désignés par l’acronyme russe ZhK [ru. žiloj kompleks]. Ces derniers sont généralement constitués de plusieurs immeubles d'habitation au style architectural homogène aménagés sur un unique îlot urbain de manière à former une seule entité spatiale. Selon leur taille et leur standing, les ZhK comportent des dizaines ou des centaines d’appartements mais aussi des commerces, des installations sportives, des centres médicaux et des jardins d’enfants, dans le but d’offrir des services de proximité à leurs habitants tout en mélangeant les fonctions.
41Les ZhK ne sont pas propres au contexte astanien ni même kazakhstanais puisque des unités d’habitation similaires sont présentes dans toutes les grandes villes post-soviétiques, notamment en Russie et en Ukraine. Tout en empruntant certaines de leurs caractéristiques à des formes urbaines globalisées, les ZhK constituent une forme évolutive du mikrorajon qui était l’élément structurel principal de la ville d’avant la chute de l’URSS (Burgel 1998, Engel 2024). À Astana, ils représentent désormais le “système résidentiel majoritaire” (Haeringer 2002) : plus de 700 ensembles résidentiels ont été construits depuis le transfert de la capitale (carte n° 3). Réservés au début des années 2000 à une frange de la population aux revenus élevés, les ZhK sont aussi habités aujourd’hui par des familles des classes moyennes et populaires (Ryabova 2014). Comme en Russie ou en Ukraine, les ZhK sont ainsi officiellement répartis au Kazakhstan en quatre classes - économique, confort, business et élite -, en fonction de nombreux critères de qualité et de confort (techniques et matériaux de construction, taille et aménagement des appartements, qualité des équipements et des infrastructures collectives, etc.)28.
Carte n° 3 : Les complexes résidentiels (ZhK) édifiés à Astana jusqu’en 2024
42À l’exception de quelques ensembles réalisés par la Direction du logement de la municipalité, la construction des ZhK est assurée par des entreprises privées kazakhstanaises, au premier rang desquelles on compte BI Group, Bazis A, Nur Astana Kurylys, Orda Invest, G Park ou Sensata Group qui, au printemps 2024, avaient respectivement livré 99, 23, 18, 17, 15 et 14 complexes résidentiels. Ces dernières entretiennent des relations étroites avec les acteurs politiques étatiques et municipaux, de même qu’avec les administrations en charge du développement urbain. D’une part, le partage du foncier entre les différents promoteurs des complexes résidentiels, qui s’inscrit théoriquement dans les orientations définies par le Genplan, repose sur une négociation avec l’administration municipale (schéma n° 1). D’autre part, les dirigeants et les actionnaires des entreprises qui produisent la ville ont, depuis longtemps, tissé des liens interpersonnels avec les acteurs politiques et avec les responsables administratifs pilotant la fabrique urbaine, quand ils ne sont pas eux-mêmes impliqués directement dans ce champ.
43C’est ainsi qu’au milieu des années 2000, l’entreprise de promotion immobilière KUAT a connu une intense période d’activité, lorsque son fondateur Žeksen Ajnabekov a pu s’appuyer sur ses relations avec Š. Matajbekov, alors architecte en chef de la ville, qui était comme lui étudiant à l’Institut polytechnique du Kazakhstan au début des années 1980. De même, certains architectes comme Nurlan Kamitov, fondateur de INK Architects, et Anton Maksimov, fondateur de l’agence AstanaGraždanProekt, ont tiré profit de leur nomination au UAGiZO pour nouer des liens durables avec les grandes holdings de la promotion immobilière.
44Dans un registre différent, le PDG de Nur Astana Kurylys, Salamat Ahmetov, le PDG de G-Park, Gabit Satmagambetov, le PDG de Stroiklass, Taglat Ergaliev, et le vice-président de BI Group, Talgat Kožahmetov, sont devenus membres du conseil municipal [kaz. mäslihat] de la ville d’Astana, en 2021, où ils représentent Amanat, le parti présidentiel, malgré le conflit d’intérêt que cette charge peut constituer. De la même manière, A. Belovič, ingénieur diplômé de l’Institut polytechnique du Kazakhstan, s’est inséré dans les arcanes du pouvoir lorsqu’il a été nommé maire-adjoint d’Almaty en 1994, après avoir fondé Bazis-A en 1991. Inversement, plusieurs dirigeants d’entreprises privées ont réalisé une carrière politique avant de s’engager dans une voie entrepreneuriale. Le PDG de Tumar, Serik Taukebaev a ainsi auparavant occupé la fonction d’akim d’Öskemen, entre 2012 et 2013.
45À un échelon plus élevé, il faut aussi noter qu’à travers des placements de Halyk Bank qu’il détient, Timur Kulibaev, gendre de l’ancien président N. Nazarbaev qui est aujourd'hui l’un des principaux hommes d’affaires du Kazakhstan et dont la fortune est estimée au printemps 2024 à 5 milliards de dollars29, serait l’un des principaux actionnaires de Sensata Group30. Cette implication indirecte d’un membre de la famille du premier président dans l’édification de la nouvelle capitale renvoie à la nature du système politico-économique façonné sous l’égide de N. Nazarbaev, qui a permis à l’élite politique de s’approprier les richesses économiques (Laruelle 2013). Elle confirme aussi que le secteur de la construction est une activité très lucrative pour la dizaine d’entreprises qui se partagent le foncier d’Astana, la croissance démographique rapide de la ville soutenant la demande en logements et stimulant l’expansion du parc immobilier. Leurs dirigeants et actionnaires comptent ainsi parmi les principaux entrepreneurs kazakhstanais, à côté de ceux impliqués dans l’exploitation et la transformation des ressources du sous-sol (hydrocarbures, minerais, etc.) et dans le secteur des services (finance, grande distribution, etc.) : si l’on se limite aux deux principaux promoteurs immobiliers engagés dans la construction de la ville résidentielle, le fondateur et actionnaire majoritaire de BI Group, Ajdyn Rahimbaev, se hisse à la onzième place du classement des hommes d’affaires les plus riches du pays avec une fortune estimée à 886 millions de dollars, tandis que son homologue de Bazis A, A. Belovič, possède près de 750 millions de dollars, se plaçant à la quatorzième place du classement établi par Forbes au printemps 202431.
46Plusieurs centaines de sociétés sont officiellement engagées sur le marché de la production immobilière à Astana. Toutefois, un petit nombre d’entre elles présentent une activité régulière à moyen et long terme. Celles qui ont une activité temporaire ou irrégulière témoignent de la volonté de certains entrepreneurs de réaliser un “coup” dans l’immobilier en réalisant un projet unique32, du souhait de certains gros promoteurs de séparer leurs opérations pour limiter les risques financiers, ainsi que de la fragilité de certaines entreprises, incapables de s’inscrire durablement sur ce marché ou même de mener à leur terme les projets entamés33. Fondée sur l’intrication des champs politiques et économiques, la position dominante d’un nombre limité d’acteurs, pour lesquels la fabrique de la ville résidentielle est très profitable, laisse finalement entrevoir un système oligopolistique.
47Depuis le transfert du pouvoir, Astana a enregistré une croissance très soutenue, qui s’est traduite concrètement par une augmentation de la surface bâtie et une expansion de l’espace urbanisé. D’après les statistiques officielles, au cours des vingt dernières années, entre 2003 et 2023, la surface totale du parc immobilier a été multipliée par cinq, passant de 5,8 à 27 millions de m², tandis que le nombre d’immeubles recensés dans la ville doublait. On comptait ainsi, en 2023, 4916 immeubles comprenant 378 100 logements. Bien que la rhétorique étatique, le discours médiatique et de nombreux travaux scientifiques aient valorisé le rôle - inédit - des acteurs étrangers dans la fabrique urbaine, ce rapide développement est avant tout le fait des acteurs kazakhstanais, depuis la conception de la ville jusqu’à la construction des bâtiments qui la constituent. Alors que l’intervention des acteurs étrangers s’est concentrée dans la ville institutionnelle, où ils ont livré plusieurs bâtiments emblématiques, les urbanistes et les architectes, comme les promoteurs et les constructeurs kazakhstanais, ont œuvré à la production matérielle de la nouvelle capitale sous toutes ses facettes, assurant aussi bien l’édification de la ville institutionnelle que celle de la ville résidentielle. Bien que cette dernière constitue l’essentiel du tissu urbain et qu’elle abrite surtout des fonctions “banales”, elle diffère toutefois de la “ville ordinaire” telle qu’elle est définie par A.-S. Clémençon (2015), dans la mesure où son développement est entièrement planifié par les autorités, ce qui distingue Astana d’Ankara ou de Brasilia où l’essor de la ville s’est accompagné de la construction de nombreux quartiers d’habitat informel (Pérouse 1997, Théry 2002, 2004). De surcroît, contrairement à la “ville ordinaire”, la ville résidentielle fait à Astana l’objet de grandes opérations urbaines, des projets immobiliers pouvant prévoir la production de plusieurs milliers de logements.
48Qu’ils assurent des fonctions de dirigeant politique, de responsable administratif, d’architecte, d’urbaniste, d’entrepreneur, ou de constructeur, les acteurs kazakhstanais de la fabrique d’Astana sont presque exclusivement des hommes. En revanche, ils présentent une grande diversité ethnique et régionale, puisque la nouvelle capitale n’a pas été seulement produite par des Kazakhs mais également par des “Russophones” du Kazakhstan qui n’étaient pas tous des résidents d’Astana.
49Leur activité a été encadrée et pilotée par la puissance publique qui a conservé un rôle central dans la fabrique urbaine, en raison de la nature du système politique kazakhstanais et de la place d’Astana dans la construction étatique et nationale. Il faut, à ce sujet, souligner que la figure de N. Nazarbaev, à juste titre mise en avant pour son implication dans la construction de la nouvelle capitale, ne doit pas éclipser l’action des différents échelons du pouvoir dans la conception et dans l’exécution du projet urbain. Cet urbanisme planificateur s’inscrit dans le prolongement des pratiques soviétiques d’aménagement. Mais, la fabrique d’Astana a, dans le même temps, pris des formes résolument nouvelles, en raison de la place désormais éminente des entreprises privées dans ce processus. Leur relation avec le pouvoir politique, d’ordre professionnel ou personnel, est même aujourd’hui au cœur de la production de l’espace urbain.
50Le Kazakhstan conserve un modèle d’urbanisme descendant mais le développement d’Astana s’est en partie détaché du schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme adopté au moment du transfert de la capitale. D’une part, la ville a connu une expansion plus rapide qu’initialement prévue. Le Genplan conçu par K. Kurokawa prévoyait que la population d’Astana atteindrait un million d’habitants en 2030, alors que ce seuil a été franchi à la fin des années 2010. Dès le milieu des années 2000, ce décalage entre la croissance attendue et la croissance réelle de la ville a d’ailleurs été l’un des arguments avancés par les architectes-urbanistes kazakhstanais pour réviser le plan de K. Kurokawa (Bissenova 2013). D’autre part, des projets ont été réalisés sans se conformer au Genplan, tout en ayant été planifiés et approuvés par les autorités - c’est ainsi que l’espace bâti s’étend désormais au sud-ouest de la ville, à l’ouest de l’avenue Turan et au sud de l’avenue Sarayshyq, contrairement au plan japonais qui prévoyait de préserver les lacs et les marais aujourd’hui disparus ou menacés, tel le petit Taldykol. Plus fondamentalement, il semble aussi que le développement de la ville soit aujourd’hui moins porté par une ambition urbanistique et architecturale que par les intérêts économiques et financiers des promoteurs immobiliers, ce que regrette notamment V. Toskin, ancien architecte en chef de la ville et co-auteur du premier Genplan d’Astana, qui estime que la fabrique de l’urbain est devenue un “pur business” [ru. čistyj biznes]34. Ce constat invite à questionner le possible glissement d’un urbanisme planificateur vers un urbanisme entrepreneurial ou leur fusion dans une logique de partenariat public-privé.