- 1 La municipalité de Téhéran (Shahrdâri) est divisée en 22 arrondissements (mantagheh) municipaux, di (...)
1Le schéma directeur de la métropole de Téhéran, élaboré en 2005, avait défini le 22e arrondissement de Téhéran1 comme une zone de nature et de loisirs où la construction serait limitée et fortement réglementée. Cette décision était totalement opposée aux orientations du schéma de 1968 (avant la révolution de 1979) qui prévoyait le développement de l’industrie et de la construction dans cette zone.
- 2 Iran Mall a été inauguré en 2018. Avec 21 millions de mètres carrés, il a battu le record du Dubai (...)
2Les recommandations du plan ont évolué progressivement grâce à la déréglementation des lois d’urbanisme et la possibilité à Téhéran de pouvoir changer la destination du foncier avec l’accord d’une commission spéciale au sein de la municipalité. C’est ainsi que le projet Iran Mall, considéré comme le plus grand centre commercial du Moyen-Orient par sa surface au sol, a obtenu un permis de construire dans les années 20102. Ce projet se localise dans le 22e arrondissement, à l’ouest de Téhéran, classé zone naturelle (Fig.1 et Fig.2).
Figure 1 : Les 22 arrondissements de Téhéran
Source : Les auteurs (d’après la carte de l’Atlas de Téhéran 2005)
Figure 2 : Le projet Iran Mall dans l’aire métropolitaine de Téhéran
Source : Les auteurs, Google Earth 2025
3Nous interrogeons le sens de ce projet ambitieux et la manière dont il a su s’adapter aux contraintes de l’urbanisme. Quels sont les objectifs sociopolitiques de cette gigantesque construction ? Quel est son rôle dans le développement du territoire et la valorisation foncière ?
4Nous pouvons supposer que se doter d’un si grand mall est une façon pour la capitale iranienne de manifester son pouvoir, de proposer une autre vision de la République islamique réputée « religieuse et rétrograde », et de s’affirmer dans la région comme un pays moderne, en pleine expansion. L’opération peut également renforcer la légitimité des élites politiques et financières, affectées par une baisse de crédibilité aux yeux de la population, tandis que l’Iran fait face à de grandes difficultés économiques.
- 3 A. Gharchehdaghi, co-auteur de ce texte, a travaillé comme architecte de 2017 à 2020 sur la concept (...)
5Afin d’apporter des éléments de réponses à ces questions, nous nous appuyons sur des observations de terrain effectuées ces cinq dernières années, sur des entretiens avec des usagers d’Iran Mall et en nous fondant sur le témoignage des architectes qui ont œuvré au projet3. Nous exploitons également les résultats de l’enquête menée par des sociologues iraniens, Masserat Amir Ebrahimi et Kazemi, publiée en 2018 à propos de la politique socio-spatiale des nouveaux malls à Téhéran (Amir Ebrahimi, Kazemi 2018).
6L’enquête de terrain se fonde sur des méthodes qualitatives tels les entretiens et les observations directes et participantes. Maryam A. Gharchehdaghi a passé trois ans sur place en tant qu’architecte-conseil pour le compte de l’agence Keyson (de 2017 à 2020). Elle a pu observer le déploiement du projet Iran Mall sur la durée tout en menant des entretiens informels avec les concepteurs, gérants, commerçants et locataires des espaces commerciaux.
7Depuis 2023, Mina Saïdi-Shahrouz a poursuivi l’enquête de terrain en se focalisant sur la perception et les pratiques spatiales des usagers, sous forme d’observations et d’entretiens (auprès d’une trentaine de personnes âgées de 20 à 60 ans, dont un tiers de femmes). Cette enquête a été menée sur place de manière aléatoire, à différents moments, mais aussi auprès d’un réseau de connaissances. Les entretiens ont duré en moyenne de 30 à 45 mn.
8En faisant le parallèle avec d’autres capitales de la région telles qu’Ankara ou Abu Dhabi, dans un contexte de globalisation, nous pouvons estimer à quel point les grands ouvrages architecturaux jouent un rôle important. L’architecture symbolise concrètement le pouvoir et peut constituer une ressource privilégiée pour les acteurs locaux, tant publics que privés, en quête d’image susceptible de promouvoir leurs territoires. Le constat d’une instrumentalisation de l’architecture à l’échelle internationale marque l’entrée de cette discipline dans l’économie compétitive et le système global (Renard 2013).
- 4 Quelques grands projets ont été réalisés à Téhéran lors de la dernière décennie, dont le Pont de la (...)
9Téhéran compte peu de nouvelles constructions remarquables depuis la révolution de 1979. Des décennies de crises politiques et la longue guerre Iran-Irak ont laissé Téhéran à l’écart de la compétition entre capitales régionales engagées dans la construction de bâtiments remarquables, signés par de grands architectes. Depuis la construction de la tour Milâd, une des plus hautes du Moyen-Orient dans les années 2000, et à l’exception de quelques bâtiments remarquables à l’échelle locale4, aucun projet architectural de grande envergure, de dimension internationale, n’avait vu le jour à Téhéran. Le méga projet Iran Mall a ainsi été élaboré dans la perspective de promouvoir une visibilité défaillante.
10Produire des lieux symboliques, c’est selon le géographe Jérôme Monnet (2012) une manière d’influer sur la construction des identités collectives et de légitimer l´exercice d´une autorité. De manière générale, « les relations entre l´espace, le pouvoir et l´identité sont nécessairement médiatisées par des symboles ». Un ouvrage architectural peut communiquer une valeur et provoquer chez les citoyens un sentiment d’appartenance à travers le phénomène d’identification. Le lieu du pouvoir serait ainsi par définition un lieu symbolique, à la fois « porteur de pouvoir dans l´ordre spatial et porteur de l´espace dans l´ordre du pouvoir » (Monnet 2012).
11En dehors du symbole spatial, les malls sont une ouverture sur la société de consommation. Leur multiplication en Iran pose la question des relations que peut entretenir la société de consommation avec la religion (Sarabian 2017). Comment ces lieux de plus en plus luxueux sont-ils compatibles avec la volonté du régime de privilégier un « esprit islamique » opposé à une culture occidentale jugée pervertie, car perçue comme éloignée de la religion ?
12Nous pensons que ce méga projet, au-delà de l’opération financière, joue un rôle politique qui reflète la volonté du régime de créer des lieux de loisir et de consommation très modernes à destination de la jeunesse urbaine iranienne en s’appuyant sur le modèle des centres commerciaux luxueux des « villes mondialisées » de la région telles Dubaï et Abu Dhabi.
13Les malls, comme le constate Laure Assaf à Abu Dhabi, ont ainsi pris part aux processus de ségrégation spatiale et de privatisation croissante de l’espace urbain qui marquent l’évolution des villes émiriennes (Assaf 2017). Enfin, la construction de malls offre la possibilité de produire des espaces qui peuvent générer des revenus. Dans une économie sous sanction, accéder aux liquidités relève souvent de la gageure face aux ambitions des porteurs de projets (Des Vallières 2018). Si les cercles et les modes opératoires des promoteurs résidentiels et commerciaux se recoupent, la revente rapide d’espaces commerciaux s’explique aussi par les difficultés de financement de projets entrepris souvent sans études préliminaires. Proche de l'Iran, s'appuyant sur des ressources pétrolières qui ont fait sa richesse, Dubaï symbolise cette transformation de la ville en ville-marchandise. C’est ce qu’avance Mike Davis dans « Le stade Dubaï du Capitalisme » (Davis, 2007).
14Les fonds issus de ces équipements seront entre autres utilisés dans le processus de « financiarisation de l’urbain » (Des Vallières 2018) en transformant les espaces aménagés en produits de valeur qui augmenteront la masse des investissements dans les différents secteurs, dont la construction. La dynamique de financiarisation de l’urbain découle de l’apparition depuis une décennie de nouveaux investisseurs financiers semi-privés. Ces acteurs de premier plan dans la valorisation du foncier téhéranais – et notamment des centres commerciaux et des malls – ont pu voir le jour grâce à des aménagements juridiques (Harris, 2013).
15Les sociologues Amir-Ebrahimi et Kazemi dans leurs recherches sur les malls de Téhéran avancent qu’en 2018 Téhéran comptait déjà 360 centres commerciaux au sens large, dont une centaine de méga malls. Les auteurs distinguent les méga malls des autres centres commerciaux par leur taille et aussi par l’usage diversifié de leurs espaces constitutifs. Les méga malls, au contraire des grands supermarchés municipaux construits dans les années 1990, ne sont pas seulement des lieux d’achat, mais aussi des lieux de culture, de loisirs, de sports et de rencontres (Amir Ebrahimi et Kazemi 2018).
16Les premiers centres commerciaux construits à la fin des années 1980, après la guerre Iran-Irak, ont été très bien accueillis par la population après une période d’austérité et de conflits. Ces centres apportent non seulement un changement de mode de vie, mais ils créent aussi de nouveaux espaces urbains. Le besoin de changement fournit une légitimité à ces constructions. Très vite ces centres commerciaux ont été critiqués par les conservateurs religieux pour qui les lieux de consommation « à l’occidentale » mettent en danger les valeurs de la révolution.
17Vingt ans après, cette vision a totalement changé et les centres commerciaux font désormais partie de la vie urbaine à Téhéran. Ce changement est dû à plusieurs facteurs. Tout d’abord, les centres commerciaux ne sont pas conçus uniquement en vue de l’achat de produits de consommation, mais sont dotés de cinémas, cafés, salles d’exposition, etc. D’autre part, les institutions révolutionnaires et religieuses initialement opposées à leur édification ont fini par adhérer au projet au point d’investir elles-mêmes dans la construction dès les années 2000. Désormais, les centres commerciaux « markaze tejari », dans la continuité d’une politique de développement menée dans d’autres villes de la région comme Dubaï ou Istanbul, changent d’échelle et se transforment en méga malls. En entrant en concurrence avec les grands malls des pays voisins, autorités et investisseurs souhaitent attirer les Iraniens qui voyagent fréquemment à l’étranger dans le cadre de pratiques de « tourisme-shopping » (Saïdi-Shahrouz 2016).
18Comme dans les autres pays ouverts à la globalisation, les nouveaux malls en Iran sont construits sur le modèle des grands malls américains et suscitent l’apparition de nouveaux modes de vie. Dans quelle mesure ces malls contribueront-ils à l’émergence de nouvelles valeurs culturelles ? Peut-on imaginer que le comportement consumériste « à l’occidentale » et les nouveaux loisirs pratiqués dans ces centres ne seront progressivement plus compatibles avec les valeurs de l’Islam rigoriste ? De nombreux signes laissent déjà apparaître des changements de comportements chez les usagers. Comme la plupart des malls en Iran, les espaces d’Iran Mall deviennent progressivement des lieux de « liberté » où les femmes qui ne souhaitent pas porter le strict voile islamique sont plus facilement acceptées que dans d’autres lieux publics. Cette relative tolérance vis-à-vis de la tenue des femmes contribue à attirer la jeunesse en quête de lieux de liberté, d’où une fréquentation croissante.
19Les constructions luxueuses, inspirées en partie des pays du golfe, créent un « style » de plus en plus éloigné des valeurs révolutionnaires et religieuses de la République islamique qui prône la simplicité et la sobriété des apparences. Le luxe est un moyen d’enrichissement et de spéculation pour les investisseurs iraniens à la recherche d’opportunités pour placer leurs fonds dans un contexte d’inflation de plus en plus forte. Mais ce « goût du luxe » est en même temps pour les consommateurs iraniens, écartés du marché international, une forme de désir d’appartenance à la communauté mondiale (Khosrokhavar 2009). Ainsi, l’architecture et les décors deviennent aussi importants que les produits mis en vente (Fig.3).
Figure 3 : Le site d’Iran Mall, entre Téhéran et Karaj
Source : https://www.shoppingcenters.ir/
- 5 L'accord de 2015 définit les règles de surveillance du programme nucléaire iranien et ouvre la voie (...)
- 6 L’arrondissement 1 est considéré comme le plus riche de Téhéran.
20La construction d’Iran Mall correspond à la période de négociation des accords nucléaires de 2015 en vue de la levée des sanctions de l’ONU contre l’Iran5. Le gouvernement iranien est alors favorable à l’ouverture du pays aux échanges commerciaux internationaux. L'un des principaux objectifs d'Iran Mall était d'attirer les marques commerciales les plus luxueuses et les investisseurs internationaux de haut niveau en vue de créer, à l’instar du Dubaï Mall, un espace non seulement pour la classe moyenne, mais aussi à destination des personnes très riches de la capitale, en leur offrant toutes les commodités et marques désirées, afin qu'elles n'aient plus besoin de voyager à l'étranger pour réaliser leurs achats et investissements. L'objectif était également de créer une zone urbaine riche susceptible de rivaliser avec le premier arrondissement de Téhéran6, incitant les résidents aisés à intégrer les tours et résidences les plus luxueuses du secteur. La tour du « Commerce Mondial » devait être construite dans l’enceinte d’Iran Mall à cette fin. Cependant, après l'annulation de l'accord sur le nucléaire et le début des sanctions, aucun de ces objectifs n'a été réalisé (Fig.4). Actuellement, Iran Mall propose des activités plus populaires et, au lieu de devenir un pôle commercial et économique, le centre est devenu un espace de loisirs et de tourisme familial.
Figure 4 : Iran Mall en construction
Nous pouvons voir sur cette photo le lac artificiel Chitgar et les nouvelles opérations immobilières au nord d’Iran Mall.
Source : https://www.shoppingcenters.ir/2017
- 7 Initialement, ce centre s'appelait Tat Mall, du nom du principal investisseur, la Banque Tat. Plus (...)
21Les travaux de construction d'Iran Mall ont débuté en 2010. La première phase de réalisation de ce complexe, d'une superficie de 1 950 000 mètres carrés, a été inaugurée en 2018. La deuxième phase a été mise en service en 2020. L'emplacement du projet a été défini afin qu’Iran Mall se positionne entre Téhéran et Karaj, et que les habitants des deux villes puissent profiter des aménités du centre commercial7.
- 8 Le budget de construction de ce complexe a dépassé 22 000 milliards de tomans. Le maître d'ouvrage (...)
- 9 Fondée en 1975 par M. Mohammadreza Ansari, Kayson est une société anonyme internationale de constru (...)
22Iran Mall est une société privée8. Le concepteur initial du projet était la société canadienne NORR. Par la suite, l’entreprise iranienne Amoodrah a œuvré en tant que consultant pour le maître d'ouvrage et s’est chargée de la supervision générale des travaux. L’entreprise Kayson9 a rejoint le projet en 2014 en tant que promoteur principal.
- 10 Ainsi, l'entrepreneur chargé des structures spatiales, tel l'espace d'exposition, a été la société (...)
23Le BET (Bureau d’Études Techniques) principal couvrant l’ensemble des expertises a été la société française Perlite, tandis que chaque domaine spécifique du bâtiment a été confié à une entreprise iranienne spécialisée10. Par exemple, la conception et la réalisation du toit du jardin Mâhân, du toit du jardin du livre et la conception intérieure de la galerie automobile ont été portées par les ingénieurs de la société Diba Structures. La conception et la réalisation de la section food court ont été confiées à Zhalkeh, un bureau d’études local et la conception du décor, qui reprend l’architecture traditionnelle, à l’agence iranienne Emarat Khorshid, spécialisée dans l’architecture traditionnelle et le patrimoine bâti. L’objectif des concepteurs était de reproduire plusieurs chefs-d’œuvre architecturaux nationaux à l’intérieur d’Iran Mall. Ainsi, les hommes d’affaires étrangers supposés séjourner quelques jours seulement en Iran auraient pu visiter les joyaux architecturaux sans avoir à se déplacer dans d’autres villes. La manœuvre aurait permis d’attirer les investisseurs étrangers et de les maintenir sur place en leur offrant quantité de services, hébergement hôtelier, divertissements et visites touristiques patrimoniales. Mais après l’annulation des accords nucléaires et le retour des sanctions, les relations avec l’occident se sont interrompues et le projet d’accueil des investisseurs et touristes étrangers a échoué.
- 11 Foroughi et Amanat sont deux architectes qui ont mobilisé les codes modernes dans la conception des (...)
24Iran Mall a tenté de mettre en avant les joyaux de l'architecture iranienne : la mosquée Hazrat-e-Rasoul, le hall des miroirs et le Timcheh Haj Ali-Akbar, voisin du jardin-restaurant des Nations, l'exposition automobile et le food court qui affichent une architecture ludique et moderne. La juxtaposition de ces styles exubérants suscite de vives critiques. Des architectes locaux regrettent la conception hétéroclite et n’approuvent pas cette combinaison de styles, qui exprime un manque de créativité, sans parvenir à accommoder de manière inventive les formes traditionnelles et modernes (Fig.5), contrairement à des structures telles que la Tour Azadi, construite dans les années 1970 par Amanat à Téhéran, ou le Mausolée du poète Saadi à Shiraz érigé en 1952 par Mohsen Foroughi11. En revanche, la municipalité de Téhéran considère cette fusion de l'architecture iranienne, islamique et moderne comme « créative et équilibrée ». Le projet est de plus en plus critiqué par les médias qui lui reprochent d’être une commercialisation du patrimoine à travers une mise en scène artificielle. La revue Eghtesad shahrvand (Economie citoyenne) parle d’un « spectacle au décor orgueilleux » et de « mise en scène surfaite d’une grandeur et d’un savoir-faire industrialisé » (Eghtesad shahrvand, mai 2019).
25Afin de contrer les critiques et de promouvoir une image positive dans les médias, la cérémonie d’inauguration a eu lieu le 1er mai 2018, journée mondiale des travailleurs, coïncidant avec la naissance de l'Imam Mahdi, en présence de grandes personnalités du monde économique, culturel, commercial et médiatique iranien. Cette manifestation avait pour objectif d’attirer à la fois les familles traditionnelles et les populations plus modernes, aux comportements plus libres. D’autres cérémonies destinées à récompenser les ouvriers du bâtiment et les artisans sont organisées chaque année par la direction d’Iran Mall, afin de dynamiser la dimension humaniste du projet et de gagner en popularité. Chaque année des prix sont attribués aux artisans d’art et plus particulièrement aux femmes (tisseuses de tapis, couturières, etc.).
26En contradiction avec sa promotion du luxe, Iran Mall cherche à gagner en popularité en investissant dans les actions caritatives et religieuses. Par exemple, en période de pandémie de COVID-19, Iran Mall s’est transformé en un gigantesque hôpital entièrement équipé, pouvant accueillir et soigner jusqu'à 3 000 patients atteints du virus. Le complexe a ainsi démontré sa polyvalence et sa capacité à répondre aux besoins urgents de la société Téhéranaise, à la satisfaction des autorités.
Figure 5 : Façade intérieure d’Iran Mall, vue sur le grand square
Source : Mina Saïdi 2023.
27Iran Mall abrite sous le même toit des espaces très diversifiés (Fig.6 et Fig.7) : 1 000 boutiques, deux hôtels ainsi que de nombreuses infrastructures de loisir -y compris patinoire et complexe cinématographique, un hypermarché de 20 000 m2, des espaces sportifs avec courts de tennis et piscine, des aires de restauration, un centre de divertissement familial, des galeries d’art, un salon de mode, un atrium de cristal et des aires de restauration gastronomique, une salle de spectacle de 2 000 places et un parking prévu pour 20 000 véhicules. Iran Mall a envisagé également la mise à disposition d’espaces réservés aux services médicaux.
Figure 6 : Plan d’Iran Mall (étage 1)
Source : Site internet d’Iran Mall, retravaillé par les auteurs.
Figure 7 : Iran Mall dans son environnement immédiat
Source : Les auteurs, Google Earth 2025.
28Parmi les originalités d’Iran Mall, nous pouvons citer le Jondishapur Book Garden, le jardin Didâr (union) inspiré du Mâhân Garden de Kerman, un jardin traditionnel iranien, une maison de Sherbet (sirop iranien), un tâlâr (figure 8), le Tīmchehé Hāj Ālī Akbar (Fig.9), Tâlâré Ayeneh (salon du miroir) (Fig. 10), et un café cinéma. La conception architecturale fait référence au patrimoine iranien.
Figure 8 : Tâlâr
Source : Mina Saïdi 2023.
Figure 9 : Tīmchehé Hāj Ālī Akbar
Source : Mina Saïdi 2023.
Figure 10 : Tâlâré Ayeneh
(Source : Mina Saïdi 2023)
29Iran Mall a également souhaité faire référence à l’héritage littéraire iranien en construisant une énorme bibliothèque qui met en scène les livres anciens et les personnages mythiques de la littérature persane (Fig. 11). Cette grande bibliothèque est entièrement tapissée de bois et de marqueterie, et elle sert de décor idéal pour les visiteurs qui s’y prennent abondamment en photo.
30Le cinéma est un autre atout d’Iran Mall. Au troisième étage de la structure, nous découvrons un centre de documentation sur le cinéma et un centre de divertissement pour les familles, un amphithéâtre ainsi qu’une salle de grande réception. Le complexe cinématographique est constitué de douze salles (dont 3 salles VIP et 9 autres salles). Toutes sont équipées des dernières technologies audiovisuelles et offrent une expérience de visionnage exceptionnelle. Le plus grand écran du cinéma iranien se trouve également dans ce complexe cinématographique.
Figure 11 : La grande bibliothèque Jondishapour (Iran Mall)
Source : Mina Saïdi 2023
31Iran Mall accueille une grande bibliothèque, la plus grande d’Iran après la grande bibliothèque nationale. Elle contient 67 000 livres qui couvrent divers domaines. Une partie est réservée aux archives écrites en persan et en latin. La bibliothèque est ouverte au public de 10 h du matin à minuit, comme les autres parties d’Iran Mall.
32Un autre espace largement utilisé à Iran Mall est son centre d'exposition, premier équipement en Iran conçu pour accueillir des salons spécialisés et divers événements nationaux et internationaux. Ce centre d'exposition, réparti sur cinq étages, couvre environ 45 000 m2. Un exemple d'espace impacté par les sanctions est l'actuel salon d'exposition de voitures, initialement prévu pour accueillir un très grand aquarium. En raison des sanctions, les constructeurs n'ont pu importer les grandes plaques de verre prévues et le projet d'aquarium a été annulé, transformant l'espace en un salon de l'automobile. De nombreux autres projets ont été pris sous les feux des projecteurs en raison des sanctions et annulés. Des marques commerciales se sont retirées, et des espaces requérant des matériaux spéciaux pour leur construction n’ont pu voir le jour. Les plans ont dû être modifiés.
33Enfin, les installations sportives telles que le club de billard, la patinoire, le bowling, le squash, la salle de musculation et le centre de médecine sportive (IFMARC), ainsi que les terrains de tennis et les sentiers de promenade sur le toit, sont parmi les principales attractions d'Iran Mall. Le plus grand stade de tennis du pays, d’une capacité d’accueil de 15 000 spectateurs, a été inauguré en juin 2024. Un circuit destiné à la course à pied et au cyclisme sur piste est en cours de construction. Cet équipement privé doit voir le jour pour combler en partie le manque de lieux publics dédiés aux pratiques sportives masculines et féminines en ville.
34Les espaces de loisir et de détente créés à Iran Mall renforcent non seulement la tendance actuelle à la privatisation des espaces urbains et des équipements publics dans une logique de rentabilité économique et financière à court terme (Lefèvre 1968, Erdi-Lelandais 2014), mais il centralise les activités de loisir et de sociabilité en pacifiant leur rôle politique.
35Dans nos travaux précédents, nous avions démontré comment la présence massive des femmes dans la ville influe sur leur statut et leur mobilité sociale et comment le développement urbain et la croissance de la population rendent le contrôle dans la très grande métropole de Téhéran (Saïdi Shahrouz 2017) de plus en plus difficile. Nous avons également constaté comment depuis les manifestations de 2022 contre le voile obligatoire, les espaces privés et commerciaux sont soumis à davantage de contrôles.
36Les nombreuses activités ludiques, sportives et culturelles dans un centre commercial tel qu’Iran Mall peuvent être vues comme une tentative d’« avaler » dans son enceinte les espaces publics extérieurs fonctionnant sur un principe d’anonymat et d’usage spontané. Les espaces publics de la grande ville (Petonnet 1987) ont un rôle émancipateur pour les femmes, car ils leur permettent de rester anonymes et d’échapper au contrôle à la fois du voisinage et des autorités. Ils leur offrent la possibilité d’expérimenter la ville et leur ouvrent des opportunités de rencontres (Saïdi-Shahrouz 2024). Iran Mall offre des espaces de liberté, notamment en ce qui concerne les tenues vestimentaires, mais les usagers sont soumis à un contrôle permanent à travers la présence de policiers et la multiplication des caméras surveillance.
37Différents témoignages soulignent la volonté d’Iran Mall d’attirer de nombreux usagers, mais le niveau de fréquentation quotidienne reste assez limité. Nos entretiens avec la clientèle féminine indiquent la prédominance de visites ponctuelles qui ne peuvent se substituer à la fréquentation habituelle du centre de Téhéran. Parmi les femmes interrogées, la plupart disent se rendre à Iran Mall juste pour « regarder », car les marchandises sont trop chères. Les visites se font une ou deux fois par an, entre amies ou à l’occasion de rencontres familiales, par exemple lorsqu’elles reçoivent de la famille originaire d’autres villes du pays. Certaines femmes se donnent rendez-vous pour déjeuner dans le food-court, à des tarifs très abordables. Une des femmes interrogées nous raconte qu’elle vient régulièrement pour des répétitions de chant folklorique avec ses amies, car Iran Mall leur met à disposition un espace de répétition gratuit.
38Les familles habitant dans la partie ouest de Téhéran fréquentent Iran Mall plus assidûment, car elles sont géographiquement plus proches du centre commercial que du centre de Téhéran. Une partie importante de la clientèle provient de la ville de Karaj située à 15 km et reliée par autoroute. Les visiteurs originaires d’autres villes iraniennes représentent une proportion significative de la clientèle. Les agences de voyages ont inscrit Iran Mall dans leur catalogue de sites remarquables. Les brochures vantent les avantages d’un voyage unique, sans fatigue ni contrainte, qui permet de découvrir à Iran Mall « toute la beauté de l’architecture iranienne […] en un seul lieu ».
- 12 Les sanctions contre l'Iran consistent en une série d’embargos mis en place par les États-Unis à pa (...)
39Avant les sanctions économiques12 (Haidar 2017), le projet Iran Mall visait la constitution d’un centre commercial largement achalandé en produits étrangers afin d’attirer une clientèle iranienne très friande de produits occidentaux qu’elle allait chercher dans les pays voisins, notamment en Turquie ou aux Émirats arabes unis. Il était donc prévu que de nombreuses marques étrangères se fixent dans le pays et ouvrent des succursales à Iran Mall. Adidas, Nike, Puma et Geox étaient attendues, mais presque toutes ont annulé leurs contrats immédiatement après la mise en œuvre des sanctions. La marque « Under Armour » avait ouvert une boutique à Iran Mall, mais les sanctions économiques ont imposé un changement radical de la gamme de produits. En revanche, les produits chinois et quelques marques américaines comme Skechers, dont les articles proviennent Chine, ont continué à alimenter les étals. Les marques occidentales comme Mango ou Zara sont importées via la Turquie à travers des circuits informels (Saïdi Shahrouz 2016).
40De nombreuses marques occidentales - Galeries Lafayette, Hermès et Paris Galerie-, qui avaient signé des accords pour ouvrir des succursales, ont été contraintes d'annuler leurs contrats. Le grand magasin Galeries Lafayette, qui avait réservé trois étages et prévu l'installation d'un escalier mécanique spécifique, a vu son projet annulé immédiatement après les sanctions. L'escalier mécanique était presque achevé et a dû être démonté, bloquant la connexion entre les étages. De nouveaux espaces ont été aménagés afin de diviser chaque étage en plusieurs boutiques investies par des marques locales.
41L'espace prévu pour les marques de luxe, telles Cartier et Bvlgari, Nœud Cristal, a été entièrement remplacé par des joailleries iraniennes (Parastoo, Sanjagh, Kia Gallery, etc.). Les marques commerciales plus courantes telles Zara, Mango, Paris Hilton, Nine West, Pepe Jeans d'Espagne, Pablosky d'Angleterre, et beaucoup d'autres ont également annulé leurs contrats. La décoration intérieure de ces magasins avait été pensée dans les moindres détails. À l'heure actuelle, la plupart des enseignes sont iraniennes, à l'exception d'un petit nombre de marques turques. Ainsi, la marque Koton, est devenue Springfield, et tous ses produits sont désormais fabriqués localement. Il n'y a plus d'articles importés, car les sanctions ont coupé propriétaires et exploitants de leurs fournisseurs.
- 13 Tapis nomades tissés et brodés à la main.
42Le projet initial de « vieux passage de Téhéran » (Gozaré Tehrané ghadim) à Iran Mall prévoyait la création d’un espace public « à l’européenne ». En raison des décisions de la maîtrise d’ouvrage et des circonstances politiques, le projet s’est transformé en un espace touristique de style persan. Actuellement, le « vieux passage de Téhéran » couvre une superficie de plus de 1 450 m2 constituée de 18 pièces au cœur d'Iran Mall, divisées en quatre cours : Gulistan, Gulzar, Gulshan et Golnoush. Ces pièces abritent divers métiers et professions tels que bijoutiers, herboristes, cafés et salons de thé, et mettent en avant la poterie et la céramique, la peinture et l'émaillage, la broderie et la tapisserie, la marqueterie et la sculpture sur bois ainsi que le travail du cuir et divers types de tapis, kilims et gabbehs13 (Fig. 12). Ce lieu, en raison de son architecture persane, est l'une des principales attractions d'Iran Mall.
43Un autre élément essentiel du complexe est l'Hôtel Fairmon, qui n'a pas encore ouvert ses portes et dont le chantier est actuellement très avancé. Cette immense structure de 18 étages, située dans la partie est d'Iran Mall, compte plus de 300 chambres. La façade orientale offre une vue panoramique sur le lac Chitgar, tandis que les chambres orientées vers l’ouest bénéficient d’une vue imprenable sur Iran Mall, en particulier sur le toit végétalisé et la fontaine musicale. Avant les sanctions, cet hôtel était destiné à l’accueil de nationaux et d’étrangers, investisseurs et touristes, mais comme mentionné précédemment, le projet a été suspendu.
Figure 12 : Le café Manche box
Source : Mina Saïdi 2023
44La « nature » est présente partout dans le centre, mais elle est « domptée », transformée en objet de consommation au même titre que les autres produits exposés. Les célèbres jardins persans de Mâhân (Fig. 13) sont reproduits dans les couloirs qui bordent les nombreuses boutiques. Ces jardins très visités rappellent la grandeur de l’Iran et le génie de ses créateurs.
Figure 13 : Jardin Mâhân
Source : Mina Saïdi 2023.
45Dans la partie ouest d'Iran Mall était également prévue la construction d'une tour commerciale et administrative dénommée World Trade Tower Iran Mall. Les fondations ont été réalisées et une quantité record de béton, 18 000 mètres cubes en cinq jours, a été coulée, exploit qui a été inscrit dans le livre Guinness des records. Cependant, par manque de fonds, ce projet est actuellement à l'arrêt.
46Ce complexe commercial et de loisir était initialement conçu pour la classe moyenne urbaine. Mais la situation économique et la baisse de pouvoir d’achat des familles ont érodé le développement du projet. C’est ainsi que le centre s’est spécialisé dans les produits iraniens. Les vendeurs confirment enregistrer des ventes relativement faibles, bien inférieures à celles de leurs autres succursales dans d'autres centres commerciaux.
47Depuis la réouverture du centre, après les années COVID, la plupart des magasins se sont mis à exposer, paradoxalement, des tapis parmi les plus précieux d’Iran, des bijoux de valeur, des antiquités, des vêtements sur mesure, etc. Nous constatons que les visiteurs sont très nombreux à se rendre à Iran Mall pour flâner plutôt que pour acheter. Les visiteurs viennent contempler le majestueux décor et les objets de luxe qu’ils n’auront pas forcément les moyens d’acheter (Fig.14, 15 & 16).
48Lors de notre dernière visite en juin 2024, nous avons remarqué que le centre s’apparente désormais davantage à un espace d’exposition et à un marché de l’art qu’à un lieu de vente de produits quotidiens.
« En créant un espace d’exposition et de vente d’objets d’art, nous aimons créer un espace où les Iraniens peuvent profiter de la beauté et renouer avec leur passé … ». Un responsable gestionnaire du centre.
« Au contraire d’autres centres commerciaux à Téhéran qui sont fréquentés uniquement par la classe favorisée, Iran Mall vise à devenir un lieu de mixité sociale. Les gens de toutes classes sociales peuvent venir ici. Ils n’achètent pas forcément des marchandises, mais viennent pour d’autres activités, pour visiter les différents espaces comme l’espace des expositions, des spectacles de marionnettes ou des événements sportifs comme l’athlétisme sur le toit du centre. Ils peuvent consommer des fast foods à des prix abordables ». Propos tirés d’un entretien avec un des architectes de l’agence Keyson, chargée de la conception.
Figures 14 et 15 : Couloir des antiquaires
Source : Mina Saïdi 2023
Figure 16 : Exposition-vente de bijoux précieux fabriqués en Iran
Source : Mina Saïdi 2023
49La communication d’Iran Mall souligne l’impact positif du projet sur le territoire du 22e arrondissement. De même, certains journaux officiels mettent en avant le succès de l’opération : les autorités la considèrent comme une victoire de la République Islamique sur les pays occidentaux « qui lui barrent la route vers le progrès ». Selon le rapport annuel d’Iran Mall de 2021, « le centre attire quotidiennement un grand nombre de visiteurs, et suscite une augmentation substantielle des revenus pour les commerces, les restaurants et les services associés situés dans la zone ». Le rapport cite des estimations fournies par la Chambre de commerce de Téhéran (Impact économique d'Iran Mall 2020) et prétend que les commerces locaux ont enregistré une augmentation de 20% de leurs revenus depuis l'ouverture du centre. Les gestionnaires précisent enfin qu'Iran Mall a également joué un rôle crucial dans la création d'emplois.
« Le centre commercial emploie directement environ 10 000 personnes. En outre, les activités annexes liées à la construction, la logistique, la sécurité et divers services ont généré environ 20 000 emplois supplémentaires. Cette création massive d'emplois a eu des répercussions positives sur l'économie locale, contribuant à une réduction du taux de chômage et à une augmentation du pouvoir d'achat des résidents ». (Rapport annuel d’Iran Mall 2021)
50Pourtant, ce méga projet a créé des contradictions notables à l’échelle urbaine. Malgré le succès déclaré par les premiers intéressés -municipalité, sociétés de transports et banques d’investissements-, la fréquentation du centre reste assez faible par rapport aux objectifs initiaux.
51Nous avons enquêté auprès des différents organismes chargés des infrastructures urbaines, qui doivent fournir les services indispensables à la mise en activité du complexe. L’estimation prévisionnelle du nombre de visiteurs attendus a exercé une pression considérable sur les partenaires en charge des infrastructures. Selon la Société du métro de Téhéran,
« pour répondre à cette demande, des améliorations significatives ont été entreprises dans le domaine des routes, du système de transport public, des réseaux d'eau et d'électricité, ainsi que d'autres infrastructures essentielles. Afin de soutenir ce développement infrastructurel, environ 2 milliards de dollars ont été investis par le gouvernement iranien et des investisseurs privés. Cet investissement a permis de rénover et de construire de nouvelles routes, améliorant ainsi l'accessibilité de la zone. Par exemple, l'extension de la ligne 5 du métro a entraîné une augmentation de 15 % du nombre de passagers » (Société du métro de Téhéran, "Rapport sur l'extension de la ligne 5", 2021 »
52Pour la chambre de commerce
« les infrastructures de services publics, telles que les réseaux d'eau et d'électricité, ont été élargies et modernisées pour répondre à la demande accrue. Ces améliorations étaient cruciales non seulement pour soutenir Iran Mall, mais aussi pour préparer l’urbanisation de la zone ». (Chambre de commerce de Téhéran, "Impact économique de l'Iran Mall", 2020).
- 14 Shorâyâri sont des conseils de quartiers élus par la population, dont le rôle est d’assurer une méd (...)
- 15 Entretien du journal ISNA avec Mohammad Salari, représentant du conseil citoyen de la ville de Téhé (...)
53L’impact positif mis en avant par les investisseurs, la municipalité et les banques oblitère cependant des effets néfastes liés au développement durable de la capitale -étalement urbain et extension sans limites de la métropole. Iran Mall, en créant une nouvelle centralité, contribue à changer la structure de la métropole et à déplacer le centre-ville compact de Téhéran vers des territoires de plus en plus éloignés, théâtres d’opérations immobilières rentables. Selon le conseil des citoyens (Shorâyâri)14 Iran Mall crée des problèmes sérieux au niveau des déplacements et des infrastructures urbaines. Le conseil reproche aux gestionnaires du centre et aux responsables municipaux d’avoir privilégié les rendements financiers sans avoir mené d’enquête sur les besoins des citoyens15.
54En créant les infrastructures et des services urbains essentiels, ce méga projet a contribué à viabiliser un secteur peu développé de Téhéran. Le processus a favorisé une hausse significative du prix de l’immobilier. L’ancienne zone industrielle des années 1970 qui devait loger les ouvriers est devenue aujourd’hui un secteur résidentiel pour la classe moyenne aisée.
- 16 Bamland est un grand complexe touristique et commercial très moderne, construit dans les années 201 (...)
55Avant la construction de ce méga mall et d’autres grands centres commerciaux (projet Bamland16), ce secteur de la ville était peu cher et sans dynamisme économique. À travers la prise de possession de la majeure partie des terres par des organismes gouvernementaux, les institutions publiques ont pu créer des coopératives de logements et construire des complexes résidentiels destinés à accueillir leurs employés. Des petits commerces de proximité destinés aux résidents des coopératives ont également vu le jour.
56Les premiers projets de construction menés par les coopératives gouvernementales de logement (Ta’avoni) n'étaient pas réalisés avec des matériaux et des équipements de haute qualité, mais ils étaient structurellement solides et surtout financièrement accessibles aux populations peu fortunées. Finalement, avec l'arrivée du centre commercial de luxe, promoteurs privés, entreprises et particuliers aisés se sont intéressés au quartier et ont investi dans des constructions de haute qualité. Des tours ont été bâties et des appartements de luxe ont été conçus, de nouvelles rues ont vu le jour ainsi que des constructions modernes telles les tours d’habitation « Sadaf », Negin », Arya, et Nargess à l’est et au sud d’Iran Mall.17
57Iran Mall a également encouragé le réaménagement des anciennes friches industrielles en espaces résidentiels et commerciaux. Des projets de revitalisation urbaine ont été lancés, incluant la création de parcs, d'espaces verts et d'installations récréatives pour répondre aux besoins croissants de la population. Avec le lancement des chantiers de construction, entre 2015 et 2020, la population a augmenté de manière significative dans le secteur, avec une croissance estimée à 25% selon les informations diffusées par le centre de statistique et de planification de la région de Téhéran18.
58À travers l’espoir d’une amélioration de la qualité de vie, les familles ont acheté en prévente des appartements dans les tours, entraînant une hausse significative du prix des terrains et des maisons. Avec le temps, cette zone, autrefois éloignée et périphérique, est devenue une ville nouvelle dédiée au bien-être d’une population aisée, ce qui a contribué à la fragmentation sociale de la capitale.
59Iran Mall a su s’adapter aux changements et reconsidérer plusieurs fois ses objectifs et fonctions. Le projet a pu tirer parti du choc des sanctions économiques et de l’échec des accords commerciaux avec l’Occident. Les stratégies d’adaptation n’ont jamais remis en question le rêve collectif de voir l’Iran rayonner sur la scène internationale. Depuis les sanctions économiques, les espaces ont changé de vocation et Iran Mall est maintenant bien plus qu'un simple centre commercial : c'est un centre de divertissement qui met davantage l'accent sur le loisir et le tourisme. Certes, le public s’y rend plus par curiosité que dans l'intention d'acheter, mais le complexe continue d’attirer d’importants flux de visiteurs.
60La construction d’Iran Mall a radicalement transformé les quartiers ouest de Téhéran, autrefois semi-urbains, en une région dense et urbanisée. Les investissements dans les infrastructures ont attiré promoteurs, entreprises et bureaux. Ce projet dépasse les recommandations du plan directeur des années 2000 et contribue à un étalement urbain que voulait éviter le plan. Comment cette méga construction a-t-elle pu répondre aux injonctions du schéma directeur ? C’est en grande partie grâce à ses fonctions de loisirs. Iran Mall est considéré comme un lieu touristique proposant une large gamme d’activités de loisirs. La fonction commerciale y devient secondaire.
61En combinant espaces de loisirs, de sport, de culture et de consommation, Iran Mall vise à créer une nouvelle centralité urbaine. Le complexe cherche à attirer les citoyens, quitte à laisser les jeunes à la recherche d’espaces de « liberté » enfreindre certains interdits. Mais Iran Mall, espace privé et sous surveillance permanente, peut-il vraiment prétendre devenir un espace public urbain inclusif, ouvert à toutes les catégories sociales ? Nous constatons au contraire qu’en regroupant quasiment toutes les activités que l’on peut retrouver ailleurs en ville, Iran Mall risque d’affaiblir les espaces publics extérieurs. Nous concevons ce phénomène comme un processus de « phagocytage » des espaces publics par un centre privé.
62Iran Mall construit chaque année de nouveaux espaces culturels et sportifs, de plus en plus équipés et modernes, et devient ainsi une gigantesque structure privée qui se substitue progressivement aux équipements publics que la municipalité-capitale a le devoir d’offrir à ses citoyens. L’accès plus difficile des classes populaires aux équipements collectifs et aux commerces participe, selon certains auteurs, d’une ségrégation de la classe populaire (Pinçon-Charlot et al., 1986). Il a été démontré que ce type de lieux où une puissante aliénation s’exerce (Baudrillard 1996) peut être paradoxalement assimilé à un espace public par les jeunes, notamment par les jeunes filles, en quête d’émancipation comme en Amérique du Sud (Cary 2012), en Arabie Saoudite (Renard 2013) ou dans les pays du golfe (Asaf 2017).
63Mais dans le cas précis d’Iran Mall, c’est surtout à travers sa dimension symbolique que le public iranien s’approprie le projet, pourtant géographiquement excentré. Ainsi, la mise en scène du patrimoine et de la culture iranienne et la volonté de réveiller chez les usagers le sentiment d’« iranité » et l’appartenance à la vieille civilisation perse laissent peu de visiteurs indifférents.
64Si beaucoup d’Iraniens critiquent Iran Mall -spectacle fastueux révélateur d’un sentiment d’inégalité sociale-, ils n’hésitent pourtant pas à s’y rendre pour observer de près les signes ostentatoires de la puissance nationale. Les visiteurs s’associent à une imagerie commune et sont fiers de voir une réalisation hors du commun dans leur capitale, tandis que le pays s’épuise sous le poids des sanctions et reste en marge de la globalisation. Entre sentiments patriotiques, action caritative et éclat du luxe, Iran Mall est le reflet de contradictions fortes qui dominent l’Iran actuel (Fig. 17).