Géographie historique de la Côte d’Azur et de son haut pays. Le grand retournement

1Dix ans après Thorenc, Édouard Heyraud nous livre coup sur coup deux ouvrages qui parachèvent ses réflexions sur le « retournement » -pour ainsi dire dialectique- de l’espace azuréen : triomphe du littoral et faillite du haut pays, placés en situation de concurrence objective et de complémentarité implicite. Édouard Heyraud est un géographe qui pense en historien. Son approche se fonde sur le temps long de l’occupation de l’espace et son ambition est de contribuer à la compréhension des logiques profondes de structuration des territoires. La Côte d’Azur est, en ce sens, un magnifique exemple de bouleversement des hiérarchies spatiales. Le littoral répulsif, insalubre et austère, rocheux ou marécageux, s’est transformé en zone attractive à la faveur d’un impressionnant essor touristique et urbain au tournant du 19^e siècle, tandis que le piémont préalpin dominant et le haut pays qui lui était associé entraient dans une période de profond déclin. La mutation des paysages a été radicale. Un monde paysan ancien, fermement ancré dans ses terroirs, a entièrement disparu, noyé sous une végétation conquérante. C’est à la (re)découverte de ce monde discret, loin des paillettes de Cannes et du brouhaha de la côte, qu’Édouard Heyraud nous invite.

2Les deux ouvrages, publiés simultanément, et qui constituent la trame de belles conférences auxquelles l’auteur s’adonne régulièrement, se complètent à la perfection :

• L’invention de la Côte d’Azur déploie un propos à échelle régionale. Édouard Heyraud décrit et explique les mécanismes qui ont présidé à l’émergence de la Côte d’Azur comme pôle touristique international, et les conséquences locales du phénomène. Il s’agit ici de traiter essentiellement des représentations et de leur lien avec la production des territoires. L’auteur y démontre que l’évolution des représentations précède plus qu’elle ne suit la transformation des paysages et les projets d’aménagement, d’où l’importance de la culture dans la recherche géographique, entendue non pas sous le prisme du milieu intellectuel, mais comme le fondement sociologique des pratiques individuelles ou communautaires propres à chaque territoire.

• Le volume sur les Territoires de la haute vallée du Loup et de l’Audibergue approfondit la réflexion à travers un cas d’étude : la plaine de Caille et d’Andon, lieu représentatif de ce haut pays grassois, préalpin, qui a basculé dans la crise dès le milieu du 19^e siècle. Des tentatives de redynamisation ont bien eu lieu, autour notamment de la station climatérique de Thorenc ou de la station de ski de la Moulière, mais ces projets n’ont jamais vraiment revitalisé l’arrière-pays de façon pérenne. L’exemple de Caille-Andon, analysé avec une grande précision, est représentatif de ce monde rural bouleversé et amoindri, relégué aux petites pages des guides touristiques, marginalisé par l’économie et les transports, invisible au point de quasiment disparaître des cartes.

3Cerner l’inversion de la dynamique territoriale implique de se positionner sur le temps (très) long. Certains verront dans cette approche spatio-chronologique une réminiscence des ouvrages autrefois publiés par les érudits locaux, membres de sociétés savantes, qui brillaient par leur connaissance transversale des lieux. Ne nous y trompons pas, ces écrits sont des sources essentielles. L’auteur restitue ainsi des réflexions et documents collectés pendant plusieurs décennies.

4L’aventure est risquée : redonner vie à des territoires tombés dans l’oubli est un défi difficile à relever. Entre les stations alpines et le littoral azuréen, le marchepied préalpin est un entre-deux inqualifiable, un non-lieu gagné par la friche et la forêt, entre rivages ensoleillés et sommets enneigés. Faire remonter des informations fiables est une tâche délicate. Pour parvenir à ses fins, Édouard Heyraud a dû s’engager dans un travail de fourmi.

5L’exercice de micro-géographie et d’archéologie spatiale porte sur des localités minuscules. Caille ne comptait que 450 habitants en 2015 et Andon 560. Avant la résurgence démographique post-2000 et l’intégration dans le périurbain de la communauté d’agglomération de Grasse, le maximum démographique avait été relevé à Caille en 1831 (210 habitants) et à Andon en 1841 (360 habitants). C’est dire la précision du travail de l’auteur. Pour renseigner des territoires si réduits, il a fallu fouiller des monceaux d’archives publiques et privées, user ses chaussures et mobiliser la mémoire des vivants. Les informations recueillies sont le plus souvent nominatives. Par petites touches, l’auteur fait parler les recensements, actes notariés, cartes historiques, rapports archéologiques. Il faut un talent certain pour commenter des documents aussi précis, parfois colorés d’anecdotes. Pourtant, la vie des communautés villageoises, très endogames et hiérarchisées, resurgit. La logique d’organisation des territoires, les conflits interpersonnels, les ambitions régionales et les grands intérêts nationaux s’entremêlent. Ce travail permet ainsi de faire remonter à la surface le substrat géographique et historique provençal et azuréen sans lequel nombre de mutations majeures, actuelles, restent difficilement compréhensibles.

6Les volumes sont organisés sous forme de planches constituées de pages en vis-à-vis. Chaque planche est pratiquement autonome, ce qui autorise une consultation aléatoire en fonction des centres d’intérêt du lecteur. Les commentaires, riches et détaillés, viennent à l’appui de multiples illustrations couleur. Le corpus convoqué est très vaste. Il inclut cartes anciennes et récentes, tableaux et graphiques, affiches publicitaires, peintures sur toile, arbres généalogiques, et manuscrits d’archives. Cartes postales anciennes et photographies donnent matière à l’analyse des paysages. Bref, c’est un travail très complet qui nous est livré. Soulignons en particulier la finesse de l’auteur dans sa capacité à appréhender le partitionnement des territoires à travers l’identification des frontières internes aux collectivités, communautés villageoises, paroisses et domaines seigneuriaux. Sans oublier le rôle indirect de la frontière externe, aux marges de la Provence historique, de la France, du Piémont et de l’Italie.

7Avec l’abandon quasi complet des recherches régionales par la géographie académique, nous sommes heureux de retrouver ici une grammaire de lecture actualisée de cet espace sous haute tension et complexe qu’est la Côte d’Azur. Derrière la monographie sur Caille et Andon, c’est bien du sort de centaines de collectivités territoriales de l’arrière-pays azuréen dont il est question. Une large fenêtre est ouverte sur ces espaces anonymes voués aux grandes installations militaires et scientifiques, à la chasse, aux incendies, ou aux balades champêtres dans des périmètres protégés.

8En filigrane, la violence géographique qu’emportent le développement frénétique du bas pays (lieux) et la léthargie mortifère des hautes terres (non-lieux) transparaît. Les contrastes sont rudes, et les conflits potentiels nombreux. La pratique de la diachronie profonde est en soi périlleuse dans sa dimension micro-géographique : les informations manquantes sont tellement nombreuses que les hypothèses émergent souvent des lacunes. Le risque scientifique est assumé, page après page, position finalement bien plus audacieuse que les discours généraux autorisés, difficilement réfutables.

9On notera l’importance accordée aux lieux dans leur dimension physique, en lien avec les sociétés paysannes qui se sont structurées autour de terroirs différenciés, agricoles ou pastoraux, souvent ingrats. Dans ces lieux improbables, la terre a focalisé l’attention des paysans, rentiers et bourgeois, résidents ou propriétaires à distance, jusqu’à l’obsession. Survie, visibilité sociale et valorisation économique sont au cœur des discordes et justifient toutes les ambitions. Il est loin le temps où la ressource foncière était définie davantage par les contraintes du milieu (polje, forte érosion), la productivité des sols et l’accès à l’eau plutôt que par les dispositifs d’exemption fiscale, le temps de trajet routier et la variation des taux bancaires. Loin du marché volatil du bas pays et de la spéculation immobilière récente, les temps anciens opposaient une « faim de terres » bien différente, un enchevêtrement du devenir des hommes et des biens.

10Nous pouvons ainsi établir, avec Édouard Heyraud, un étonnant parallèle entre le sort funeste du haut pays et l’arrogante réussite du bas pays en référence au Dit des trois Morts et des trois Vifs que l’on retrouvait au frontispice du cimetière de Caille : « Nous avons été ce que vous êtes, vous serez ce que nous sommes ». La géographie peut opérer de profonds retournements. La réussite d’hier annonce l’insuccès de demain. Le littoral azuréen saturé et dénaturé n’a-t-il pas déjà amorcé son déclin ? Les impasses du surdéveloppement urbain et touristique pourraient-elles susciter l’émergence de territoires alternatifs ? À quand le prochain retournement ?