1Les migrants de retour constituent un ensemble hétérogène d’acteurs en termes d’expérience migratoire, de durée du séjour à l’étranger, de modes de mobilisation des ressources, de statut juridique, de motifs et de projets migratoires. Au cours des cinquante dernières années, un ensemble d’études issues de différentes disciplines a tenté d’expliquer les multiples facteurs qui déterminent les modes de réinsertion des migrants dans leur pays d’origine, ainsi que leurs motifs de retour. Ces études concernent non seulement les travailleurs migrants (KUBAT, 1984 ; KING, 1986 ; STARK, 1996), les étudiants migrants (GLASER, HABERS, 1974), les migrantes de retour (KUSCHMINDER, 2014), les migrants hautement qualifiés (THORN, LAURITZ, 2006 ; MCLAUGHAN, SALT, 2002 ; LOWELL, 2001 ; VERTOVEC, 2002 ; CERVANTES, GUELLEC, 2002 ; WICKRAMASEKARA, 2003) mais aussi les entrepreneurs migrants de retour (CASSARINO, 2000 ; IREDALE, GUO, 2001 ; MCCORMICK, WAHBA, 2003).

2Les études scientifiques sur la migration de retour s’accordent sur le fait que les modes de réinsertion sont déterminés par trois éléments interdépendants : le contexte dans le pays d’origine, la durée et la nature de l’expérience migratoire, les facteurs ou conditions (favorables ou non) dans le pays d’accueil et dans le pays d’origine qui ont motivé le retour, autrement dit les conditions pré- et post- retour. Cet article s’inscrit dans le sillage de ces recherches. Toutefois, il entend proposer une double relecture du lien entre migration de retour et entrepreneuriat. D’une part, l’entreprenariat sera analysé au prisme des cycles migratoires des migrants de retour. D’autre part, l’étude mettra en exergue différents degrés d’entrepreneuriat. Cette relecture est d’autant plus nécessaire aujourd’hui que les agences gouvernementales et intergouvernementales tendent à sacraliser l’entrepreneuriat des migrants de retour tout en le présentant comme vecteur de développement et de croissance dans les pays d’origine.

3Or, sur la base d’une enquête de terrain réalisée en Tunisie auprès de plus de 700 migrants de retour, cet article entend nuancer ce lien en démontrant l’existence de plusieurs degrés d’entrepreneuriat dont l’impact sur le tissu industriel du pays s’avère fort variable, ne serait-ce qu’en termes d’activités génératrices d’emplois, de stratégies de mobilité et de modes de réinsertion socioprofessionnelle. Ces modes constituent sans aucun doute le reflet des expériences migratoires vécues par les migrants dans leur ancien pays d’immigration. Ils sont également le reflet des conditions sociales, économiques, institutionnelles et politiques post‑retour dans le pays d’origine. Ces considérations revêtent une grande importance si l’on souhaite faire la lumière sur différents degrés d’entrepreneuriat et comprendre à la fois les raisons pour lesquelles certains migrants de retour en Tunisie sont devenus entrepreneurs alors que d’autres non.

1 - Notions et cadre d’approche

4Il existe peu de données statistiques officielles permettant de mesurer et de comparer les modes de réinsertion des migrants de retour en Tunisie. En général, dans le cadre des recensements généraux, celles-ci se limitent à l’estimation de la composition et de la répartition géographique des stocks de migrants de retour. Par ailleurs, ces dernières ne permettent pas d’apporter une vision exhaustive des caractéristiques sociodémographiques et des facteurs ayant motivé le retour des migrants. Elles ne permettent pas non plus de bénéficier d’un cadre d’analyse propice à la compréhension du lien pouvant exister entre migration de retour et développement en Tunisie. Par ailleurs, en raison de leur caractère parcellaire, les sources statistiques officielles n’informent pas suffisamment sur la migration de retour dans la mesure où elles ne prennent pas en compte les circonstances dans le pays d’immigration ayant entraîné (ou motivé) le retour des migrants vers leur pays d’origine, ni les ressources mobilisées par ces derniers.

5Par conséquent, il est nécessaire d’apporter des réponses à ces questions, tout d’abord en tentant de combler le manque d’informations et en nous interrogeant sur les méthodes permettant d’appréhender l’hétérogénéité des profils de migrants de retour.

7L’inventaire, aussi bien statistique que documentaire, a servi à identifier les paramètres nécessaires à l’établissement d’un plan de sondage. La méthode snowball fut naturellement privilégiée compte tenu de l’absence de registres propres aux migrants de retour en Tunisie. Une fois formées à l’emploi d’un questionnaire, de nombreuses équipes d’enquêteurs ont commencé à réaliser des entretiens dans plusieurs gouvernorats. L’échantillon final se compose de 726 entretiens directs réalisés auprès des migrants de retour en Tunisie (tab. 1).

2 - Cycles migratoires et migration de retour

9Au fur et à mesure que l’analyse des données empiriques progressait, il s’est avéré que la distinction entre les migrants ayant décidé de rentrer de leur propre chef en Tunisie et ceux dont le retour a été contraint en raison de circonstances défavorables, voire adverses, constituait une variable clé dans la compréhension de leurs perspectives de réinsertion socioprofessionnelle. En l’occurrence, les entrepreneurs migrants de retour, objet de cette étude, ne font pas exception.

10Avant d’illustrer cet aspect, il est nécessaire de souligner que tout retour au pays, qu’il soit temporaire ou permanent, fait partie intégrante d’un cycle migratoire. Ce dernier se compose de trois étapes dont 1/ les conditions avant le départ, 2/ l’expérience migratoire à l’étranger et 3/ le retour au pays d’origine. La combinaison de ces trois étapes diffère en fonction des parcours migratoires.

11En effet, un cycle migratoire peut être complet lorsque le retour constitue une étape programmée par le migrant. Son choix subjectif résulte de conditions qui lui ont permis de mobiliser les ressources nécessaires à sa réinsertion au pays et de facteurs contextuels et institutionnels dans le pays d’origine qui ont motivé son choix autonome. En d’autres termes, le retour résulte d’une évaluation à la fois liée au parcours migratoire et aux changements intervenus dans le pays d’origine. En revanche, un cycle migratoire peut être incomplet si des facteurs externes contraignent le migrant à rentrer au pays, alors que ce dernier entendait demeurer à l’étranger pour une période plus longue. Il décide bien de rentrer au pays. Toutefois, son choix résulte de circonstances si défavorables qu’un séjour prolongé à l’étranger comporterait plus de coûts que d’avantages. Par conséquent, l’incomplétude du cycle migratoire résulte d’un choix formulé par défaut et ayant des conséquences directes sur la capacité à mobiliser les ressources nécessaires à la réinsertion au pays. Enfin, un cycle migratoire peut être brutalement interrompu lorsque des facteurs inattendus obligent le migrant à rentrer. Contrairement au cycle migratoire incomplet, le migrant dont le cycle migratoire est interrompu se trouve dans des conditions contraignantes ne lui permettant pas d’évaluer les coûts et les avantages liés à un séjour prolongé. Le retour ne résulte pas d’un choix par défaut, mais d’une obligation qui interrompt le cycle migratoire. Le tableau 2 illustre les différents motifs évoqués par les enquêtés au cours des entretiens, regroupés par types de cycle migratoire.

12De manière générale et au-delà de la multiplicité des profils de migrants de retour, la prise en compte des cycles migratoires (qu’ils soient complets, incomplets ou interrompus) apporte de précieux éclairages sur les facteurs influençant les modes de réinsertion des migrants de retour. Par exemple, l’enquête réalisée en Tunisie a révélé que les migrants de retour dont le cycle migratoire est complet sont plus enclins à se réinsérer professionnellement, contrairement à ceux dont le cycle migratoire était incomplet et interrompu. Ces considérations peuvent sembler évidentes à première vue. Or, dans un contexte international marqué par un regain d’intérêt vis-à-vis de la mobilité temporaire des migrants, dans le cadre des pourparlers bilatéraux et multilatéraux en matière migratoire, ce constat acquiert toute sa pertinence politique. En effet, il est important de comprendre dans quelle mesure la mise en place généralisée de programmes d’accueil temporaire des migrants dans les pays européens demeure compatible avec le besoin d’assurer la complétude de leur cycle migratoire.

3 - Différents degrés d’entrepreneuriat

13Sur 726 entretiens directs effectués en Tunisie, 227 ont été réalisés auprès d’entrepreneurs migrants de retour, soit 31 % de l’ensemble de l’échantillon. Ce pourcentage élevé provient du fait que nous avons adopté une définition de l’entrepreneur englobant aussi bien les employeurs que les travailleurs indépendants, dont les professions libérales et les auto-entrepreneurs. Par ailleurs, établir une distinction entre les employeurs et les travailleurs indépendants exerçant exclusivement dans le secteur formel aurait été biaisé, compte tenu de l’importance non négligeable de l’économie informelle sur le marché dual de l’emploi tunisien (SBOUI, 2006 ; ABIDI, 2006). En l’occurrence, l’enquête a révélé que 16 % des entrepreneurs migrants tunisiens de retour étaient actifs dans le secteur informel au moment de l’enquête ; ces derniers exerçaient leurs activités en tant que travailleurs indépendants. Être travailleur indépendant dans le secteur informel se réfère à une situation professionnelle mentionnée par les enquêtés au cours des entretiens. Ces derniers ne sont pas employeurs car ils n’exercent pas une activité créatrice d’emplois. Ils ne sont pas non plus chômeurs ou à la recherche d’un emploi après le retour. Ils exercent une activité, dans différents secteurs, afin de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille.

14Le choix de cette définition émane de la volonté d’illustrer, autant que possible, des trajectoires entrepreneuriales dont la diversité varie en fonction de l’expérience migratoire passée et des stratégies de réinsertion en Tunisie, après le retour. Le tableau 3 confronte les trois degrés d’entrepreneuriat, mentionnés ci-dessus, aux types de cycle migratoire. Les données de terrain permettent de remarquer que les employeurs se distinguent fortement des autres entrepreneurs migrants de retour (et des migrants de retour en général) dans la mesure où plus de 77 % d’entre eux avaient un cycle migratoire complet, contre 39 % et 25 % chez les travailleurs indépendants dans le secteur formel et informel respectivement.

15Ce constat confirme une nouvelle fois que la complétude du cycle migratoire constitue une variable explicative de la propension des migrants de retour à créer des activités génératrices d’emplois en Tunisie. Les employeurs se distinguent des autres entrepreneurs migrants de retour (et de l’échantillon plus généralement) non seulement par la durée moyenne plus élevée de leur expérience migratoire vécue à l’étranger (14,9 ans contre 9,1 ans pour les travailleurs indépendants), mais aussi par les conditions favorables ayant motivé leur retour au pays (à savoir, la prise de décision autonome de rentrer au pays, un séjour assez long afin de préparer le retour et d’évaluer le contexte institutionnel en Tunisie, la mobilisation d’un capital humain et financier adéquat). En l’occurrence, si l’on analyse les cycles migratoires de tous les migrants tunisiens de retour, en fonction de leur première période d’émigration, on observe une graduelle progression du nombre de migrants de retour dont les cycles migratoires sont incomplets et interrompus (fig. 1).

16Ce résultat démontre que les jeunes générations d’émigrants tunisiens sont plus exposées que leurs aînés à des conditions entravant la complétude du cycle migratoire. Ces conditions sont liées au type d’expérience migratoire vécue à l’étranger par les enquêtés. Elles ne relèvent pas uniquement de la durée de celle-ci, mais aussi et surtout de facteurs institutionnels et politiques de plus en plus contraignants dans le pays d’immigration qui, au fil des décennies passées, ont motivé le retour au pays. En d’autres termes, contrairement à leurs aînés, les jeunes générations de migrants tunisiens semblent plus défavorisées en termes de mobilité internationale et de perspectives professionnelles à l’étranger. Si l’on applique ce même raisonnement aux entrepreneurs migrants de retour, on remarquera une tendance analogue au fur et à mesure que la période de premier départ à l’étranger devient de plus en plus récente.

17Non seulement le nombre des employeurs migrants de retour diminue progressivement, mais la part des entrepreneurs migrants de retour (employeurs plus travailleurs indépendants) décline fortement pour atteindre 27 % de l’échantillon total des migrants tunisiens partis à l’étranger entre 2000 et 2009 (fig. 2).

18En revanche, le nombre d’entrepreneurs indépendants, dans le secteur aussi bien formel qu’informel, augmente sensiblement chez les migrants partis à l’étranger au cours des récentes décennies.

19L’examen des données empiriques analysées jusqu’à présent apporte des éléments nouveaux sur le lien entre migration de retour et degrés d’entrepreneuriat dans la mesure où il démontre que la propension à devenir employeurs, après le retour, tend à diminuer chez les jeunes générations de migrants tunisiens, alors que l’incomplétude – voire l’interruption – de leur cycle migratoire augmente progressivement. Certes, la baisse notable du nombre des employeurs ne peut être comprise sans tenir compte des facteurs institutionnels et structurels propres au système économique tunisien. L’accès restreint au crédit bancaire et aux sources d’informations commerciales, les lourdeurs administratives et douanières, l’agressivité fiscale dont certains acteurs économiques pouvaient être la cible sous la dictature, l’imbrication du politique et de l’économique, sont autant d’éléments permettant de décrire le dirigisme libéral et l’expansion contrôlée du secteur privé en Tunisie (DENIEUIL, 1992 ; CASSARINO, 2000 ; BELLIN, 2003 ; HIBOU, 2006). Tous ces facteurs institutionnels et politiques expliquent, sans aucun doute, les tendances évoquées ci-dessus, dont les différences intergénérationnelles, d’autant plus qu’elles reflètent probablement l’existence de contraintes structurelles propres au secteur privé en Tunisie. Dès lors, il n’est pas surprenant que l’autofinancement et le recours au soutien familial constituent des dénominateurs communs partagés par l’ensemble des entrepreneurs migrants de retour enquêtés ou que ces derniers évoquent unanimement le besoin d’adopter des mesures visant, entre autres, à faciliter les formalités administratives et douanières afin de stimuler l’investissement privé (tab. 4).

20La prise en compte du cadre institutionnel du secteur privé en Tunisie est nécessaire afin de comprendre les différences intergénérationnelles évoquées précédemment (fig. 2).

21Toutefois, ce chapitre a tenté de démontrer que la pleine compréhension des différences intergénérationnelles passe également par l’examen approfondi des conditions vécues à l’étranger par les migrants. Ces conditions déterminent, à leur tour, le type de cycle migratoire et, partant, le degré d’entrepreneuriat des migrants de retour en Tunisie.

Conclusion : enjeux politiques d’une relecture

22Faire une distinction entre différents cycles migratoires et degrés d’entrepreneuriat permet de nuancer le lien entre migration de retour et entrepreneuriat dans les pays d’origine. L’enquête démontre non seulement qu’un cycle migratoire complet augmente la probabilité de devenir employeur migrant de retour en Tunisie (tab. 3), mais également que les jeunes générations de migrants tunisiens sont de moins en moins enclines à investir dans des activités créatrices d’emplois à leur retour en Tunisie, alors qu’elles s’orientent progressivement vers le travail indépendant dans le secteur formel et informel plus que leurs aînés (fig. 2).

23Aujourd’hui, cette relecture à la lumière des cycles migratoires apparaît d’autant plus pertinente que le caractère temporaire des migrations internationales acquiert une importance croissante dans le cadre des pourparlers en matière migratoire entre la Tunisie et les pays européens. Depuis presque deux décennies, des mécanismes de gestion des flux migratoires temporaires ont vu le jour à l’échelle bilatérale. L’exemple le plus récent concerne le partenariat pour la mobilité signé au mois de mars 2014, entre la Tunisie et l’Union européenne. Le point 18 de cet accord propose de « soutenir, lors de leur séjour dans l’UE, l’acquisition par des étudiants et travailleurs tunisiens de compétences professionnelles ou académiques leur permettant, de retour en Tunisie, de développer des activités économiques rentables ». L’accord ne précise pas comment atteindre cet objectif. Cela dit, les enseignements tirés de l’enquête réalisée en Tunisie confirment que l’enjeu majeur des politiques actuelles en matière de « mobilité » (temporaire) sera de rendre compatible le caractère éminemment temporaire du séjour des migrants tunisiens à l’étranger avec la complétude de leur cycle migratoire. Ce degré de compatibilité ne dépendra pas seulement de la durée optimale de l’expérience migratoire, mais aussi et surtout des conditions socioprofessionnelles leur permettant d’atteindre leurs objectifs migratoires et de mobiliser les ressources nécessaires à leur réinsertion. Par conséquent, la complétude du cycle migratoire des migrants tunisiens de retour apparaît comme une priorité à laquelle les décideurs politiques en Tunisie comme en Europe devront répondre...