• 1 Nous évitons volontairement le terme d’artisanat, faisant nôtre l’appel lancé par Monteix 2011 à n (...)

1Les contributions rassemblées dans ce dossier sont issues d’une rencontre organisée à Poitiers sous l’égide du laboratoire HeRMA (EA 3811) et du centre Camille Jullian (UMR 7299). L’objectif de la journée d’étude était de concentrer en un questionnement spécifique des problématiques issues de divers domaines de la recherche actuelle : histoire des métiers urbains1, histoire des sens et de la perception, histoire urbaine, histoire de l’environnement. Dans les années qui séparent la rencontre de la publication, ces champs n’ont fait que confirmer leur vitalité, tout comme l’importance des enjeux entourant les conséquences des productions artisanales sur la vie urbaine.

• 2 Tarr 1996, p. 7.
• 3 Jarrige – Le Roux 2017, p. 15. Sur les difficultés, y compris très récentes, à parvenir à une défi (...)
• 4 McConnell et al. 2018.
• 5 Bernhardt – Massard-Guilbaud 2002, p. 10‑11 sur cette définition des « trois environnements ».
• 6 Nutton 2000. Voir également Cordovana – Chiai 2017a sur l’idée d’une conscience commune de l’envir (...)
• 7 Sur la rupture d’échelle induite par la révolution industrielle voir par exemple Bernhardt – Massa (...)

2Le terme le plus évident pour désigner ces effets induits par la production est celui de pollution, que l’on peut concevoir selon les termes de Joel Tarr, comme le résultat de l’interaction entre technologie, connaissance scientifique, culture et valeurs humaines, et environnement2. Depuis l’époque contemporaine le sens du terme s’est figé autour de l’idée de dégradation d’un environnement par l’introduction de substances qui lui sont extérieures3. La récente mise en évidence de traces de plomb antique dans les glaces du Groenland en des taux strictement corrélés avec les cycles d’exploitation du métal par les Romains, semble justifier pleinement l’idée selon laquelle on peut parler de pollution dès l’Antiquité4. Les trois environnements (eau, air, sol) pris en compte dans les définitions actuelles pouvaient bien être concernés par les effets induits des productions artisanales antiques5. Comme l’a relevé Vivian Nutton l’analyse des écrits médicaux montre par ailleurs que les Anciens avaient conscience des effets de la pollution urbaine sur la santé des habitants6. Bien avant que la révolution industrielle ne vienne changer l’échelle des conséquences environnementales de l’activité manufacturière, le monde antique connaissait donc les effets directs d’une augmentation de la production7.

• 8 Sur la division entre approches emic et etic des sources en anthropologie et anthropologie histori (...)
• 9 Fournier 2002, p. 33. Copeland Nagle 2009, p. 7 date pour sa part au XIV^e siècle ce même phénomène (...)
• 10 Lennon 2014, particulièrement le ch. 1. La démarche de J. Lennon est tributaire des recherches de (...)

3Néanmoins, plus que sur la pollution, c’est sur les nuisances que nous souhaitons mettre l’accent dans le présent dossier, en accord avec une approche emic des sources8. La différence entre les deux n’est pas une question d’intensité et ce choix de termes pour désigner les effets de la production antique mérite que l’on s’y arrête. En effet, lorsqu’il est introduit pour la première fois dans une langue vernaculaire, l’ancien français, au XII^e siècle, le concept de « pollution » se rapproche alors bien davantage qu’aujourd’hui de sa racine latine polluere9. En latin le terme ne se réfère pas à une contamination matérielle de l’environnement, mais plutôt à une contagion morale, en opposition à la pureté. L’enquête lexicologique menée par Jack Lennon dans le cadre de son ouvrage sur la pollution et la religion à Rome a montré la diversité du vocabulaire de la pureté rituelle, insistant sur l’importance du changement d’état induit par le verbe polluere, signifiant la contamination et la souillure10. Dans l’Antiquité toute pollution, au sens strictement étymologique (pollutio), aurait donc été marquée par une dimension religieuse et morale, un fait largement maintenu et amplifié postérieurement par la christianisation de la société occidentale. La pollution devient alors une marque de la faiblesse humaine et du démon, qu’il convient de combattre afin de permettre l’avènement de la cité de Dieu. Parler de « pollution » pour désigner les conséquences matérielles de l’action des métiers urbains antiques (contamination de l’eau, du sol ou de l’air, bruits, odeurs, etc.) reviendrait donc à faire un anachronisme ou, a minima, à choisir une approche etic des sources, peu adaptée à la démarche historienne.

• 11 Monteix – Tran 2011.
• 12 Voir par exemple Dupré i Raventós – Remolà Vallverdú 2000 ou encore un précédent colloque poitevin (...)
• 13 Nous reprenons là les notions mises en avant par Monteix 2011, part. p. 10-12, comme alternatives (...)
• 14 Wolman 1968, repris par Bernhardt – Massard-Guilbaud 2002. Plus récemment Kennedy – Cuddihy – Enge (...)

4Pas de pollution, donc, mais pour autant une conscience claire des effets matériels engendrés au quotidien par les activités ressortissant du monde des métiers urbains. Les contributions ici rassemblées, dans la continuité des recherches actuelles sur le monde des métiers11, sur l’histoire des sens mais aussi des déchets dans le monde romain12, veulent démontrer combien les auteurs antiques témoignent au contraire d’une acuité quant aux conséquences des activités urbaines, y compris dans leur dimension matérielle. Les virtualités des matériaux, les gestes des artisans, les énergies utilisées, les déchets produits avaient un impact sur leur environnement immédiat13. Le « métabolisme des cités », pour reprendre la métaphore organiciste créée par Abel Wolman14, suscitait dans sa phase catabolique une série d’effets recensés par les Anciens, parfois positivement mais le plus souvent négativement, sous la forme de perturbations, de troubles, de désagréments ressentis par les contemporains. C’est cet ensemble de données, qui supposent la conscience par les Anciens d’un désagrément, formalisée par une mention dans les sources, que l’on regroupera ici sous le chapeau de « nuisances ». On se contentera à ce stade d’un témoignage, celui de Galien, quant aux effets de la concentration des activités humaines à Rome sur l’eau du Tibre. Le médecin du II^e siècle ap. J.-C. assortit ainsi son développement sur les poissons à chair molle d’un long excursus sur la particularité des « Tiberinoi », ces poissons pêchés dans la capitale.

• 16 Douglas 1971, p. 55. Sur la pertinence et l’héritage de la pensée de Mary Douglas, particulièremen (...)

6L’intérêt de l’enquête ouverte dans ce dossier est de souligner la définition contextuelle des nuisances. Définies dans un cadre perceptif précis, elles révèlent, en plein ou en creux, ce qui gênait ou non les contemporains. Elles doivent être interrogées pour ce qu’elles sont, mais aussi pour ce qu’elles ne sont pas, obligeant à chercher hors de nos pensées contemporaines ce qui ne gênait pas les Anciens. On rejoint ainsi l’approche anthropologique de la souillure développée par Mary Douglas : si un élément polluant est « quelque chose qui n’est pas à sa place (a matter out of place) », c’est bien que tout est question de frontières et de dépassement de ces dernières16. Ainsi envisagée la nuisance de la production urbaine est révélatrice de logiques structurant les relations dans les cités qui les engendraient : logiques spatiales à l’œuvre dans la localisation des espaces productifs, logiques sociales et politiques dans les relations entre producteurs et récepteurs des gênes.