• 1 Wilkes 1969.
• 2 En 2006, le volume des British Archaeological Reports a proposé un premier bilan de la recherche e (...)
• 3 Voir la contribution d’I. Radman dans le présent dossier et la bibliographie mentionnée.
• 4 Voir Radman 2004.
• 5 Lipovac – Konestra 2018 ; Konestra – Lipovac – Šiljeg 2020.
• 6 Voir Jurišić 2000 et Radić 2006 pour un aperçu général.

2Cela fait désormais plus d’un demi-siècle que l’ouvrage de J.J. Wilkes a été publié1 et il est donc légitime de tenter de faire le point sur l’évolution de nos connaissances sur la Dalmatie. L’étude proposée par J.J. Wilkes constitue encore aujourd’hui un jalon historiographique incontournable et une base scientifique indispensable pour qui entend étudier cette province2. L’ouvrage offre en effet une approche historique exhaustive de l’Illyrie, avant et après la conquête romaine, où de nombreuses thématiques se croisent. Politique et économie se répondent, études religieuses et histoire militaire cohabitent, dans l’objectif de dresser un panorama aussi complet que possible de cette région qui entra en contact avec Rome au cours du III^e s. av. n.è. et devint une province sous Auguste. Soulignons pour commencer l’apport décisif que constituait l’effort bibliographique de collecte d’études locales et dispersées qui seules fournissaient les données nécessaires à une telle entreprise. D’un point de vue archéologique également, J.J. Wilkes fut le premier à offrir une grande synthèse sur la province de Dalmatie où l’exploitation indispensable des sources littéraires se trouvait enrichie de la grande variété des données apportées par les travaux de terrain, tant ceux menés dans les grandes cités régionales (Split, Salona) que ceux conduits à des échelons beaucoup plus locaux et modestes. Dans le contexte des villae qui nous intéresse ici, l’ouvrage a le grand mérite de proposer un état de la question sur les occupations urbaines et rurales, entreprise singulièrement délicate au vu de la documentation disponible à cette époque. Il faut cependant admettre que la période romaine, tout particulièrement, n’a pas reçu, sauf exception, une attention soutenue de la part des chercheurs depuis la synthèse de J.J. Wilkes. Alors que de nombreux travaux ont été réalisés sur les périodes grecque et tardo-antique de l’Adriatique orientale, les époques tardo-hellénistique et impériale, pourtant charnières, s’avèrent peu investiguées. Le tableau n’est pas entièrement sombre puisque la question de la présence militaire romaine a été bien étudiée3, y compris la vie quotidienne autour des sites où les troupes étaient stationnées4. Par ailleurs, depuis la publication Dalmatia, de réels progrès ont été réalisés sur la question de la culture matérielle, qui s’illustrent dans deux courants complémentaires. Le premier se caractérise par une étude plus poussée des contextes céramiques et a ainsi amené à une meilleure connaissance des vaisseliers et, partant, des pratiques alimentaires des populations. À ce titre, la fouille de l’atelier de Crikvenica au sud de Rijeka, qui a également permis d’identifier le propriétaire Sextus Metilius Maximus, offre une étude remarquable5. Dans un esprit parfaitement complémentaire, l’intérêt porté aux épaves depuis quelques décennies s’est traduit par l’apport de données toujours plus précises à la communauté scientifique sur les routes commerciales et la nature des marchandises qui parcouraient l’espace adriatique6.

• 7 Cette historiographie compte plusieurs représentants. En France, ce sont avant tout les travaux de (...)
• 8 Il s’agit ici de la version des événements telle que rapportée par Polybe (2, 8). Si l’on suit App (...)
• 9 Citons ainsi l’ouvrage de G. Colin (Colin 1905) au sein duquel l’intervention romaine en Adriatiqu (...)
• 10 De Sanctis 1903-1927.
• 11 Harris 1979 ; Linderski 1984.

4Comprendre quand Rome s’est tournée vers les territoires de l’Adriatique, comment elle s’y est durablement installée et les motifs qui l’y ont incitée se heurte au relatif désintérêt des auteurs antiques pour la question, qui, pour le dernier tiers du III^e s. et le début du II^e s. av. n. è., focalisent leur attention sur d’autres zones géographiques ; Carthage et l’Espagne, l’Épire, la Macédoine offrent une densité évènementielle et historique sur laquelle les sources littéraires braquent leur regard et le nôtre. Sur ce socle, un courant historiographique nourri a estimé que le Sénat n’avait guère porté d’intérêt à l’espace adriatique dans son ensemble, plaçant celui-ci en vis-à-vis de l’espace tyrrhénien, et en opposition avec lui7. Alors que la côte occidentale de l’Italie se présente comme un espace privilégié de la colonisation romaine – quatorze colonies à la fin du III^e s. – il en va différemment sur la côte orientale où l’on ne compte que sept colonies à la même époque. Parallèlement, la date jugée tardive de la première intervention de Rome au-delà de la mer Adriatique – en 229, contre la reine Teuta, épouse d’Agron d’Illyrie – et les modalités mêmes de celle-ci – une réaction défensive visant à protéger des commerçants italiens présents à Phoiniké8 – renforceraient l’impression générale d’une Rome peu attirée par les horizons adriatiques. En réalité, les travaux de Maurice Holleaux entendaient surtout prendre le contre-pied d’études historiques promptes à faire des actions romaines dans le Mare Superum la suite logique et naturelle de celles menées du côté tyrrhénien9. La question de l’intérêt de Rome pour les régions adriatiques rencontrait ainsi les débats autour de l’impérialisme romain et plus précisément les contestations de la thèse de l’impérialisme défensif notamment portée dès le début du XX^e s^. par G. De Sanctis dans sa Storia dei Romani10 et suivie, plus tard, par W. Harris et J. Linderski11.

• 12 Je ne m’arrête pas ici sur la question de la chronologie des guerres samnites, sur laquelle une bi (...)
• 13 Liv., 7, 19, 4 ; Diod. 16, 45, 8. Voir Salmon 1967, p. 187-193.
• 14 Liv., 8, 25, 3.
• 15 Liv., 8, 37, 3-6.
• 16 Liv., 8, 39, 16.
• 17 Liv., 9, 2, 1-5. Le désastre des Fourches Caudines aurait été provoqué par la volonté de Rome d’al (...)
• 18 Liv., 9, 13, 8-10 ; 9, 15, 3-11 ; 9, 20, 4-9. La localisation de Forentum n’est pas certaine (Fore (...)
• 19 Liv., 9, 20, 9 : « Apulia perdomita – nam Forento quoque, ualido oppido, Iunius potitus erat – in (...)
• 20 Nous renvoyons à l’article de Fronda 2006 pour une présentation complète et précise des activités (...)

6Le premier socle sur lequel fonder la réflexion reste cependant la narration livienne et la deuxième guerre samnite que l’on date entre 326 et 304 selon la chronologie de l’annaliste12. Les tensions militaires entre Rome et les Samnites naissent sur le versant tyrrhénien de la péninsule. Deux événements spécifiques sont à l’origine des affrontements. En 328, la déduction d’une colonie latine à Fregellae heurte sans doute aucun les Samnites, eu égard à la situation géographique de celle-ci : implantée aux confins du territoire samnite et sur la rive gauche du Liri, elle contrevenait au traité romano-samnite de 35413. Dans un même mouvement, le foedus conclu avec Naples en 326 termine de convaincre les Samnites des ambitions romaines dans la région. Très rapidement, le conflit initié aux confins du Latium, de la Campanie et du Samnium trouve des prolongements sur le versant adriatique de la péninsule. Rome se montre en effet particulièrement active sur le littoral oriental et dans les régions sud-orientales. Si l’on peut légitimement remettre en cause l’affirmation de Tite-Live selon laquelle dès 326 toutes les cités lucaniennes entrent dans la fides de Rome14, les opérations romaines dans le sud-est de la péninsule se multiplient en une décennie, de 323 à 314 : en 323 avec des interventions militaires indéterminées en Apulie15, poursuivies en 322 par M. Fabius16, puis en 32117. Après la trêve imposée par la sévère défaite des Fourches Caudines, l’activité reprend dès 320, date à partir de laquelle de nombreuses cités apuliennes passent dans l’alliance romaine, à la suite d’opérations diplomatiques ou militaires18, et, parmi elles, Arpi, Luceria, reprise en 319, Canusium, Teanum Apulum et Forentum. Selon Tite-Live, toute l’Apulie était sous domination romaine en 31719. Dans sa simplicité univoque, cette affirmation est bien entendu soumise à caution20, mais la forte implication romaine dans le sud-est de la péninsule apparaît bien réelle.

• 21 Cornell 1989, p. 371.
• 22 Liv., 9, 16, 1 : « Convenit iam inde per consules reliqua belli perfecta. Aulius cum Ferentanis un (...)
• 23 N. Terrenato a récemment souligné la nécessité de prendre en compte les « family agendas » dans le (...)

7Toutefois, reste à mieux définir le contexte politique et militaire dans lequel insérer ces opérations nombreuses et variées. Comme suggéré plus haut, l’angle d’approche livien incite fortement à les inscrire dans le cadre plus large de la deuxième guerre samnite. Le renforcement de la présence romaine en Apulie et en Lucanie s’expliquerait ainsi par la volonté de mettre en place une stratégie d’encerclement des territoires samnites21. À ce titre, la campagne militaire contre les Frentans s’inscrirait elle aussi relativement bien dans cette perspective puisqu’elle resserrerait encore un peu plus l’étau autour des ennemis de Rome et serait à considérer comme le parallèle septentrional des opérations menées chez les Dauniens22. Selon cette lecture des événements, les régions situées sur le versant adriatique de la péninsule n’apparaissent que comme des pions dans un affrontement qui, d’une certaine manière, ne les concerne pas. Rome ne s’y investit qu’en tant qu’elles participent d’un autre objectif, affronter et vaincre l’ennemi samnite pris en tenaille entre des cités et peuples passés dans l’alliance romaine. Il convient cependant de s’interroger sur cette lecture univoque tant de la politique extérieure romaine que, partant, de l’homogénéité supposée des ambitions de la classe dirigeante, dont les visées stratégiques se seraient toutes rejointes en un point, le territoire samnite23. Rappelons, comme point de départ, que la côte adriatique ouvrait sur le monde grec et envisageons alors les événements regroupés sous l’appellation deuxième et troisième guerres samnites sans borner artificiellement le regard de Rome aux rives de la péninsule. Dans cet objectif, la réflexion conduit à collecter plusieurs indices qui suggèrent que l’arrivée de Rome dans les régions littorales de l’Adriatique reflète d’autres ambitions que l’encerclement du Samnium et qu’elle révèle le rôle que le Sénat entendait jouer à l’échelle de cet espace maritime.

• 24 Humm 2006 pour le détail de l’analyse et pour la riche bibliographie antérieure.
• 25 Memn. Her. FGrHist, 434 F. 18 (ap. Phot., Bibl., cod. 224, p. 229a Bekker) ; Strab., 5, 3, 5.
• 26 Clit., FgrHist 137 F31 (ap. Plin., HN, 3, 57). Voir infra.
• 27 La déduction d’une colonie romaine à Antium en 334, et l’incendie d’une partie de la flotte volsqu (...)
• 28 Rappelons que Denys d’Halicarnasse évoque à deux reprises l’existence de la piraterie antiate au V(...)

8Au cours du dernier tiers du IV^e s., les rapports entre Rome et Alexandre le Grand offrent un observatoire de premier plan dans la compréhension des opérations menées par la cité italienne dans la péninsule. Deux points principaux sont à prendre en compte : le premier concerne les ambassades entre l’État romain et la monarchie macédonienne, le second la réalité et les modalités potentielles de l’arrivée d’Alexandre en Italie. Objet historiographique complexe, les relations que Rome entretint avec Alexandre constituent une toile de fond nécessaire à la compréhension des événements guerriers et diplomatiques observés en Italie au temps des guerres samnites. Il a été démontré que le Sénat romain suivait de relativement près la geste d’Alexandre en Orient et que deux échanges au moins mirent en contact les deux puissances24. Le premier, daté de 335-334, voit le monarque demander à Rome de faire cesser la piraterie antiate en Méditerranée et l’Vrbs répondre l’année suivante par l’envoi d’une ambassade chargée d’offrir une couronne d’or à Alexandre25. Le second, en 324-323, aurait permis à Rome, dans le cadre d’une ambassade envoyée à Babylone, de connaître les projets du roi – et peut-être d’obtenir une conciliation – alors que se diffusait la rumeur d’une prochaine campagne militaire en Occident26. La première interrogation concerne ici l’espace maritime envisagé par la lettre d’Alexandre : si Memnon d’Héraclée ne donne pas de précision, Strabon précise que les Romains reçurent pour mission de mettre un terme à la piraterie des Antiates. Cependant, si le géographe mentionne les Tyrrhéniens, c’est-à-dire les Étrusques, ce n’est pas pour signifier que le rayon d’action antiate se limitait à la mer tyrrhénienne, mais pour rappeler que ce peuple s’adonnait lui aussi à ces mêmes activités. En outre, il rappelle que Démétrios Poliorcète réitéra une quarantaine d’années plus tard la requête faite à Rome de mieux surveiller les Antiates, preuve que les navires de l’ancienne cité volsque sévissaient jusqu’en mer Égée et ailleurs en Méditerranée27. Le phénomène n’était bien entendu pas nouveau28. On comprend donc au travers de ces contacts diplomatiques avec Alexandre le Grand dès 335-334, puis au début du III^e s. avec Démétrios, que la mer Adriatique faisait nécessairement partie de l’horizon romain puisque sa position politique à l’échelle méditerranéenne imposait que sa présence s’y fasse sentir, d’une manière ou d’une autre. Elle ne pouvait délaisser les rives orientales de la péninsule italienne, ou plus exactement assumer de s'en désintéresser et la déduction d’une colonie à Antium dès 334 démontre que Rome était décidée à endosser le rôle qu’on lui suggérait.

• 29 Diod., 18, 4, 1-2 et 4, 4.
• 30 D’après la liste fournie par Arrien (Anab., 7, 15, 4-6) : Libyens, Bruttiens, Lucaniens, Tyrrhénie (...)
• 31 La participation de Rome à cette ambassade serait confirmée si l’on rapproche le témoignage de Cli (...)
• 32 Plut., Pyrrh, 19, 2. Sur l’authenticité du discours et de son contenu, voir Humm 2005, p. 61-73.

9L’autre point à considérer concerne la réalité des projets occidentaux d’Alexandre. On a largement réévalué à la hausse la crédibilité de cette hypothèse, notamment sur la base du témoignage de Diodore relatant la découverte dans les archives du conquérant de plans militaires et routiers en lien avec cette entreprise29 et des ambassades de 323 qui virent de nombreux peuples d’Occident se rendre à Babylone30. Leur présence conjointe à la cour royale – quel que soit le détail exact de l’inventaire des peuples qui s’y rendirent31 – signale sans aucun doute que leurs intérêts étaient directement liés aux projets futurs d’Alexandre, ou tout au moins qu’ils lisaient de cette manière la situation géopolitique en Méditerranée. S’ajoute enfin le témoignage relatif au discours d’Appius Claudius prononcé en 280/279 et dans lequel il présente comme avéré le fait que l’arrivée potentielle d’Alexandre en Italie avait bien été un sujet de discussion à Rome32. On peut ainsi considérer qu’il est bien évidemment impossible d’avoir une certitude sur le fait qu’Alexandre aurait mis à exécution ses projets occidentaux s’il n’était pas mort en 323, mais que ceux-ci représentaient en revanche pour les peuples d’Occident une éventualité tout à fait réelle et qu’en tant que telle elle a pu guider leurs actions.

• 33 Liv., 8, 25, 3.
• 34 Humm 2006, p. 176-177 et 179-180.
• 35 Marta Sordi estime que les traités d’alliance passés entre Alexandre le Grand et des « Celtes rive (...)

10Cette toile de fond alexandrine et extra-péninsulaire nécessite d’être doublement prise en compte dans la compréhension de l’arrivée des Romains sur les rives orientales de l’Italie. D’abord en 326. Selon la restitution chronologique mise en relief par M. Humm, les événements relatés par Tite-Live pour l’année 32633 seraient contemporains de l’ambassade des peuples d’Occident à Babylone34. Le déclenchement de la deuxième guerre samnite et les alliances avec des cités adriatiques peuvent donc certes être mises en rapport entre eux, comme le fait explicitement l’annaliste, mais on doit créditer les Romains d’avoir eu également en tête le rôle que les régions orientales et sud-orientales de la péninsule pouvaient être appelées à jouer dans un avenir proche. Outre qu’assurer la sécurité des navires grecs en Méditerranée avait imposé aux Romains d’envisager la mer Adriatique comme un territoire sur lequel ils devaient exercer une surveillance, la possibilité d’une intervention du roi macédonien les invitait à considérer que l’Apulie et la Messapie étaient susceptibles d’accueillir sa flotte35. En 323 ensuite, et dans ce contexte général, la mort brutale d’Alexandre place Rome dans une position inédite mais à laquelle la décennie passée l’avait en quelque sorte préparée. En l’absence définitive du roi macédonien, Rome était à même de mesurer le rôle que sa puissance politique et militaire pouvait lui faire jouer en Méditerranée orientale. Au lendemain de la mort d’Alexandre le Grand, la sécurité de l’espace maritime, notamment le canal d’Otrante, n’est plus assurée et Rome se présente rapidement comme garante des échanges commerciaux transitant dans la région.

• 36 Liv., Per., 11, 5.
• 37 Sur les difficultés de datation des fondations coloniales adriatiques qui suivent la victoire de S (...)
• 38 Dans une vision relativement proche, N. Terrenato propose une analyse synthétique de l’affrontemen (...)
• 39 Plin., HN, 3, 6, 6.
• 40 Liv., Per., 15, 3 ; Val. Max., 6, 6, 5 ; D.C., 10, fig. 42 ; Zon., 8, 7, 3. Plus largement, il est (...)

11Ce panorama large des relations entre Rome et Alexandre jusqu’en 323 et de la manière dont l’Adriatique entre dans l’horizon romain dès le dernier tiers du IV^e s. trouve une confirmation dans la politique coloniale que Rome met en place au lendemain de la défaite des Samnites et des Gaulois à Sentinum en 295, puis de la bataille d’Aquilonia en 293. Marquant la fin de la troisième guerre samnite, ces affrontements se trouvent naturellement avant tout mobilisés dans le récit de l’opposition au long cours entre les deux puissances de la péninsule puisqu’ils débouchent sur une demande de paix de la part des Samnites en 29036. Néanmoins, on constate que les enjeux de cette victoire romaine dépassent le conflit romano-samnite dès lors que l’on s’intéresse à ce que Rome fit de ce succès militaire. Remarquons pour commencer que les déductions coloniales en territoire samnite attendent plusieurs décennies. Beneuentum n’est en effet déduite que vingt-deux ans plus tard (268 Liv., Per., 15) et Aesernia vingt-sept ans plus tard (263 Liv., Per., 16 ; Vell., 1, 14, 8), ce qui signifie soit que l’État romain n’est pas en position d’organiser les territoires samnites, soit qu’il ne s’agit pas d’une priorité pour lui. En revanche, l’effort colonial se porte immédiatement sur la côte adriatique avec la déduction de trois colonies, Hadria, Castrum Nouum et Sena Gallica aux alentours de 289-287 (Liv., Per., 11, 7)37. Tout se passe donc comme si les victoires romaines des années 290-280 (Sentinum, Aquilonia, campagne de M’. Curius Dentatus en 290, lac Vadimon en 283) avaient avant tout été exploitées par Rome dans l’optique de construire une bande de territoire continu entre les deux rives de la péninsule38. De manière significative, lorsque Pline l’Ancien aborde la description de l’Italie au livre III de son Histoire naturelle et qu’il en donne les dimensions, il utilise la colonie de Castrum Nouum, sur la mer Adriatique, pour signaler qu’à cet endroit la péninsule est particulièrement étroite, comme si d’un point de vue romain la colonie se définissait avant tout par sa distance à la côte tyrrhénienne39 : elle serait le plus court chemin de Rome au Mare Superum. La colonisation de la côte adriatique continue régulièrement durant toute la première moitié du III^e s. Aux trois colonies pionnières succèdent Ariminum (268 Liv., Per., 15 ; Vell., 1, 14, 7; Eutr., 2 16), Firmum Picenum (264 Vell., 1, 14, 8), Aesis (247) et Brundisium (244 Liv., Per., 19; Vell., 1, 14, 8). De manière significative, dès 266, les Romains obtiennent en quelque sorte une confirmation qu’ils sont devenus, en l’espace d’un demi-siècle, la nouvelle puissance adriatique et ce bien avant l’intervention contre la reine Teuta : Apollonia, cité alors soucieuse de garantir ses activités commerciales, envoie une ambassade à Rome dont l’existence même témoigne du rôle que la cité du Latium jouait déjà dans cet espace maritime à cheval entre Orient et Occident40.

• 41 Cabanes 2001, p. 75-76
• 42 Pol., 2, 8.
• 43 Appien (Ill., 7-8) ; D.C., fr. 49 = Zon., 8, 19.
• 44 Lamboley 1996, p. 487-488.
• 45 Heurgon 1969, p. 336.
• 46 Aprosio 2008, p. 88-89.

12Inscrire l’intervention romaine de 229 en Illyrie contre la reine Teuta dans le temps long montre que celle-ci se comprend dans la continuité d’une politique qui s’était progressivement développée depuis un siècle. Pour Pierre Cabanes, la simultanéité du vote de la construction de la via Flaminia et des opérations militaires lancées sur la côte illyrienne révèle que Rome envisageait cet espace maritime comme un tout41. Par ailleurs, dans la lignée de ce que suggèrent la lettre d’Alexandre de 334 et l’ambassade d’Apollonia de 266, les enjeux commerciaux apparaissent centraux en 229. Selon Polybe en effet, le Sénat décide d’intervenir contre la reine Teuta à la suite de l’appel de marchands italiens actifs dans la région du canal d’Otrante et présents dans la zone autour de Phoiniké42. Appien et Dion Cassius signalent de leur côté l’appel d’Issa à Rome – sans mentionner spécifiquement la présence d’Italiens – preuve là encore que la cité du Latium est bien vue comme une puissance capable, et désireuse, de contrôler l’espace adriatique43. Au-delà d’une mission de surveillance, il est moins aisé de définir les ambitions commerciales de Rome et des Italiens, ou, plus exactement, l’intensité des activités économiques conduites en mer Adriatique et sur la côte orientale de celle-ci. Sans en être la condition nécessaire, les fondations coloniales de la première moitié du III^e s., à l’instar des cités et peuples qui entrent dans l’alliance romaine durant cette même période, ont pu jouer le rôle de points d’appui privilégiés pour les marchands romains désireux de commercer vers l’Orient. Sur ce point, le cas de la colonie de Brundisium (244) a été particulièrement débattu. S’appuyant sur Polybe essentiellement (2, 11, 7), J.-L. Lamboley assigne à la colonie des objectifs avant tout militaires dans la mesure où Rome y aurait vu un port d’embarquement vers l’Orient44. J. Heurgon avait au contraire insisté sur les pressions exercées par les Italiques sur Rome afin qu’elle prenne le contrôle des ports de l’Italie méridionale dans l’optique de faciliter les échanges commerciaux en Méditerranée orientale45. Refusant de considérer ces deux hypothèses comme exclusives l’une de l’autre, M. Aprosio estime que la déduction d’une colonie à Brundisium s’inscrivait dans la continuité du processus colonial sur le littoral adriatique entamé en 290 et visait à marquer la présence romaine dans la région. Parallèlement selon elle, Rome entendait aussi faciliter l’accès de ses commerçants aux routes orientales, en profitant des pratiques indigènes antérieures46.

• 47 Sur cette question voir Lepore 1983, p. 145 et Carre, Pesavento Mattioli 2003, p. 268.
• 48 Sur le royaume de Gentius, voir Šašel Kos 2005, p. 283, citant Patsch 1929, p. 102. Pour le détail (...)

13Le témoignage de Polybe indique clairement la présence de marchands venus de la péninsule à Phoiniké. Qu’en est-il dans les îles de Dalmatie centrale et en Illyrie, avant et après l’intervention de 229 ? Peut-on y envisager l’installation durable de Romains et d’Italiens ? Des données précisent manquent encore à ce jour pour diverses raisons. Outre le désintérêt qu’elles manifestent pour les activités économiques, les sources littéraires à disposition se focalisent essentiellement sur d’autres espaces géographiques et en particulier la Macédoine, terrain d’affrontements à venir, et délaissent largement la Dalmatie. D’un point de vue archéologique, il manque à ce jour des travaux de synthèse sur le matériel amphorique et sur les découvertes d’épaves dans la zone, qui seuls sont susceptibles d’apporter des informations précises47. Mentionnons en revanche les événements relatés par Tite-Live durant les années 180-178. L’historien rapporte les plaintes de citoyens romains et d’alliés latins devant le Sénat et relatives à des exactions commises à leur encontre au sein du royaume de Gentius et sur l’île de Corcyra Negra. Bien qu'assez imprécises d'un point de vue géographique, les indications de Tite-Live signalent clairement que des marchands venus d’Italie fréquentent les rivages de la Dalmatie centrale et méridionale, entre le fleuve Naro au nord et le fleuve Drilo au sud, dont les cours dessinent grossièrement les limites du royaume illyrien48.

• 49 Bowden 2018.

15Du point de vue archéologique, mesurer la présence de Rome en Adriatique ne peut se faire que par des fenêtres d’observation dont nous ne sommes pas les inventeurs. Nous ne pouvons tenir compte des épaves car elles n’illustrent que des relations commerciales et ne constituent pas un témoignage assuré que des comptoirs romains étaient implantés sur les rives de l’Adriatique orientale. À ce jour, l’élément le plus pertinent pour observer les marqueurs de cette présence romaine est basé sur les formes d’occupation de ce territoire. Parmi elles, le développement de la villa est sans aucun doute l’une des pistes les plus fiables à suivre. La question de la villa, si elle a déjà abondamment été traitée pour l’Istrie, n’a pas constitué un véritable sujet d’étude en Dalmatie. Pour exemple, dans le volume récemment publié par A. Marzano et G. Métraux, consacré au phénomène de la villa en Méditerranée, la seule contribution dédiée à l’Adriatique orientale, que l’on doit à W. Bowden49, traite les zones au nord (Istrie) et au sud (Épire) mais n’accorde qu’une page au territoire de la Dalmatie.

• 50 Pour un aperçu des différentes campagnes de fouilles menées sur le site, voir en dernier lieu Bott (...)

16Le projet que nous dirigeons vise donc à combler, en restant parfaitement conscients de la lenteur du processus et du fait que seule une mise en série sera en mesure de fournir une base solide de réflexion, les lacunes sur la connaissance que nous avons des modes d’occupation de ce territoire à l’époque romaine (fig. 1). Il a porté depuis 2015 sur l’île de Brač et permet aujourd’hui, malgré un retard dû à la crise sanitaire qui nous a privé d’accès au terrain en 2020 et 2021, d’entrevoir dans les grandes lignes la situation sur cette île, sans présager de ce qui se déroule sur les îles voisines ou sur le continent50. Les observations qui suivent sont basées sur les résultats d’opérations de prospection menées sur l’île et surtout sur ceux de la fouille de la villa romaine de Bunje que nous avons menée dans la partie orientale de l’île.

• 51 Bulić 1914, Vrsalović 1960 et Fisković 1981.

17Bien que le site de Bunje soit connu depuis plus d’un siècle51, les travaux que nous y avons menés nous ont permis de comprendre l’histoire du site depuis sa première occupation jusqu’à l’Antiquité tardive.

• 52 Au sujet des carrières de l’île de Brač, voir Russell – Glicksman 2015, et sur la question de l’éc (...)

19Cet écart chronologique entre la fondation des colonies et l’installation du site n’est pas surprenant outre mesure. En effet, l’île de Brač n’est pas la plus accueillante des îles dalmates en ce qui concerne son potentiel agricole (fig. 3). Face à des rivales comme Hvar (Pharos), déjà occupée par les Grecs bien avant les Romains, Brač représentait surtout une immense carrière de calcaire d’excellente qualité qui a permis d’y puiser les blocs nécessaires à la construction de cités comme Salona et Split (fig. 4)52. Ce n’est vraisemblablement qu’après une à deux générations de présence romaine que l'on observe l'appartition de villae sur cette île. Néanmoins, sa « surface agricole utile » est tellement faible par rapport à sa superficie (près de 400 km²), que le nombre de villae romaines l’est tout autant.

• 53 Brun 1986 et 2004.
• 54 Mattingly 1988.
• 55 Tassaux – Matijašić – Kovačić 2001.

22Si la partie résidentielle de la villa est très abîmée, au sens où malgré la présence des élévations, très peu de stratigraphie est encore en place, nous pouvons proposer une vue d’ensemble du potentiel économique du domaine à cette époque. Il semble désormais presque assuré, d’après les structures en place mais également d’après les résultats des analyses chimiques menées par le laboratoire Nicolas Garnier sur les différents bassins mis au jour sur le site, que l’huile d’olive est la raison même de la présence de cette villa. Si du vin a bien été produit sur le domaine, il n’avait pour seule fonction que de satisfaire la demande du propriétaire et de ses esclaves, et il n’a vraisemblablement jamais fait l’objet d’une production intensive générant un surplus destiné à la vente. En se basant sur les travaux de J.-P. Brun53 et D. Mattingly54, il nous reste à effectuer les calculs sur les volumes de productions qui ont pu être réalisés sur les deux grands pressoirs mis au jour. Une autre inconnue demeure la détermination du conteneur qui a servi au transport et au commerce de cette huile. Au II^e siècle de notre ère, les amphores Dressel 6B, dont l’atelier de Loron en Istrie est le plus fameux55, sont toujours produites mais rien n’atteste qu’elles l’étaient au sud de l’Istrie. Il n’est pas improbable que la demande venant sans doute de Salona et Split, l’huile ait voyagé dans des outres comme c’était encore le cas dans le courant du XX^e siècle.

• 56 Jelinčić et al. 2021.

24D’autre part, grâce aux découvertes que nous avons pu faire en quantités importantes, il est assuré que la production de miel fait partie intégrante de l’économie du domaine. Nous avons en effet découvert sur le site plusieurs dizaines de ruches en céramique, dont la destination a été confirmée par les analyses chimiques, révélant que les parois portaient à plus de 90 % les marqueurs chimiques de la cire d’abeille56. Ces récipients en céramique, sortes de cylindre de forme allongée (fig. 6), étaient sans doute disposés de manière groupée à un ou plusieurs endroits du domaine comme le préconisent les textes des agronomes antiques.

• 57 Voir notamment Hatzfeld 1919, p. 22 et Daicovici 1932, n° 1784, 1785, 1820, 1821. Concernant cet a (...)

27Le choix de proposer conjointement un panorama historique des modalités d’entrée de l’Adriatique dans l’horizon romain et un cas d’étude circonscrit à une villa de production reflète les conditions actuelles de la recherche sur la Dalmatie romaine, pour laquelle de futures explorations archéologiques s’avèrent nécessaires. Elles seules apparaissent en mesure de combler le décalage chronologique entre les premières attestations littéraires de contacts entre Rome et la côte orientale de l’Adriatique, puis de la présence d’Italiens d’un côté et les témoignages matériels d’une exploitation des territoires par ceux-ci de l’autre. La porte d’entrée réduite qu’offre l’analyse de l’occupation d’une villa romaine sur l’île de Brač présente une séquence chronologique complète mais il n’y a qu’en développant les recherches sur les autres îles et sur le continent que nous serons en mesure d’avoir une vision plus aboutie des modalités d’occupation du sol dalmate au lendemain de la conquête. L’île en question se révèle en effet un cas plutôt particulier du fait de sa nature peu favorable au développement d’une agriculture intensive. La ferme du I^er s. de n.è. identifiée à Bunje, probablement occupée par des Italiens dès sa phase initiale, ne constitue pas un document relatif aux premiers pas de Rome sur la côte dalmate si l’on songe que les sources littéraires et épigraphiques permettent de faire l’hypothèse de l’établissement d’un conventus civium Romanorum à Salona et à Narona antérieurement à la moitié du I^er s. av. n.è. et que la présence stable d’Italiens à Narona est attestée par quelques inscriptions dès la fin du II^e s.57. L’analyse de la villa participe cependant à une réflexion visant à une meilleure prise en compte de la complexité des chronologies à agencer dans la reconstitution des modalités d’exploitation des ressources économiques des futures provinces. Au triptyque « conquête – organisation politique et administrative des territoires – exploitation des ressources » qui émerge de l’étude des grandes villae de production doivent être superposées d’autres séquences où l’exploitation de nouveaux territoires précède la présence politique de Rome, où l’organisation administrative des terres vient donner un cadre à des activités commerciales et économiques antérieures. La première phase de la villa, caractérisée par la modestie des structures observées, rappelle que les fermes ont précédé les grands domaines et que ces premières formes d’exploitation peuvent être difficiles à identifier. Le risque serait alors de voir toujours dans l’exploitation économique des territoires outre-mer une simple répercussion de l’expansion romaine.