• 1 En dehors de la loi des XII Tables, qui nous est parvenue à l’état de fragments épars et incomplet (...)
• 2 Le problème des sources historiques sur les débuts de la République romaine a été maintes fois étu (...)
• 3 Cornell 1995, p. 16-18 ; id. 2005 [1986], p. 61-67.

1L’histoire politique et sociale des débuts de la République romaine est à la fois un moment fondamental dans l’histoire de cette République et un épisode extrêmement flou et confus, à cause de l’absence quasi complète de sources contemporaines1 et à cause des récits largement romancés, teintés de légendes, d’anachronismes et d’idéologies nettement plus tardives contenus dans nos sources littéraires2. Cette histoire politique et sociale peut toutefois être mieux appréhendée à travers une meilleure compréhension des structures foncières et juridiques qui prédominaient alors, et des rapports sociaux que celles-ci reflétaient et déterminaient. Cette meilleure compréhension peut s’appuyer sur les rares données fournies par l’archéologie, la toponymie rurale et la numismatique, mais aussi sur les informations fournies par les sources de nature juridique, comme les nombreux fragments de la loi des XII Tables en rapport avec le régime foncier et l’organisation sociale qui en découle, ainsi que par les sources littéraires lorsque celles-ci nous transmettent des informations qui semblent remonter à une source annalistique ancienne (éventuellement d’origine pontificale). D’une manière générale, la critique historique des sources littéraires sur l’époque archaïque romaine doit s’attacher à distinguer entre les « données structurelles » fournies par leurs récits, c’est-à-dire des informations sur les structures institutionnelles, sociales et juridiques (comme les structures agraires ou les structures de la parenté), indépendantes de la tradition annalistique et qui peuvent être recoupées par des sources extérieures à cette tradition (par exemple les sources juridiques ou les données archéologiques), et la « superstructure narrative » dans laquelle ces « données structurelles » s’inscrivent. Cette dernière peut être assez aisément déterminée parce qu’elle est le fruit d’une reconstruction littéraire et rhétorique qui véhicule bien souvent des anachronismes ou des réinterprétations qui s’inspirent de réalités sociales et idéologiques bien plus tardives3.

• 4 Voir Brunt 1979 [1971], p. 71 ; Cornell 1989, p. 325-327 : une proportion importante de l’ager Rom (...)
• 5 Voir notamment Mommsen 1871 (= Mommsen 1879, p. 153-220) ; Gabba 1964 (= Gabba 2000, p. 129-139) ; (...)
• 6 Cornell 1995, p. 269-271 ; Hermon 2001, p. 105-117 ; Lanfranchi 2015, p. 372-381 : « dix-huit pléb (...)
• 7 Lanfranchi 2015, p. 244, 247 et 363-447.
• 8 Ibid., p. 363.

2Ainsi, les sources littéraires sur les premiers temps de la République romaine évoquent, sous des couleurs fortement anachroniques et marquées par l’expérience gracquienne, les débats et les conflits qui auraient opposé patriciens et plébéiens sur le contrôle de l’« ager publicus ». Pour Tite-Live et Denys d’Halicarnasse, le contrôle des terres de l’« ager publicus » constitue l’une des causes à l’origine du conflit patricio-plébéien. Dans cette représentation des conflits sociaux au début de la République, les patriciens étaient accusés par les plébéiens de contrôler de manière abusive et exclusive les terres de l’« ager publicus », ne permettant pas aux plébéiens d’avoir les moyens de subsistance nécessaires4. La tradition annalistique rapporte ce conflit social sous des couleurs fortement anachroniques et marquées par l’expérience des conflits agraires de l’époque des Gracques, comme pour le projet de loi agraire attribué à Spurius Cassius en 486 av. J.-C.5, mais c’est vrai également pour la plupart des projets de lois agraires qui émaillent l’histoire sociale du V^e et du début du IV^e siècle6. La question qui se pose à l’historien des débuts de la République romaine porte donc sur la réalité historique qui se cache derrière cet « habillage » politique et idéologique inspiré de l’expérience gracquienne. La question de l’accès à la terre et de la répartition des terres constitua en effet un thème majeur qui « préoccupa » les tribuns de la plèbe tout au long des V^e et IV^e siècles et qui ne peut avoir qu’un fond de vérité historique7. Derrière les débats sur l’existence d’un ager publicus à cette époque et les travestissements anachroniques dont celui-ci a fait l’objet par l’annalistique romaine, se cache donc une véritable « question agraire » qui pose le problème de la répartition des terres, de la question juridique de la propriété du sol, de l’existence ou non d’un ager publicus à l’époque archaïque et des rapports entre les structures d’appropriation privée des terres et les structures foncières traditionnelles liées à l’organisation gentilice8.

• 9 Dion. Hal., 2, 7, 4 : ῾Ως δὲ διεκρίθησαν ἅπαντες καὶ συνετάχθησαν εἰς φυλὰς καὶ φράτρας, διελὼν τὴ (...)
• 10 Lanfranchi 2015, p. 384. Voir Dion. Hal., 2, 62, 4 et 2, 74, 5 (Numa) ; Dion. Hal., 3, 1, 4 (Tullu (...)
• 11 Mommsen 1889, p. 23-30 ; cf. Richard 1978, p. 176-177. Voir Lex XII Tab., vii, 3a FIRA = vii, 3a R (...)
• 12 De Martino 1972, p. 26-27. Le concept de « propriété collective » est en lui-même très contestable (...)

3L’existence de terres communes à Rome, depuis les origines de la cité, est généralement admise par l’historiographie antique. En évoquant la répartition des terres organisée par Romulus, Denys d’Halicarnasse signale leur division en trois parties : la terre distribuée aux trente curies au sein desquelles était réparti l’ensemble du peuple (dont on peut imaginer qu’elle était soumise à l’appropriation privée), la terre destinée à l’édification des temples et des sanctuaires et la terre destinée à l’usage de tous9. La tradition annalistique rapporte également l’existence de terres communes sous les règnes de Numa, de Tullus Hostilius, d’Ancus Marcius et de Servius Tullius, des « témoignages [qui] démontrent l’existence incontestable, dans l’esprit des annalistes, de terres accordées à des citoyens et de terres de type public dès l’époque royale, et la possibilité que ces terres fussent perdues ou échangées10 ». Th. Mommsen imagina que ces terres communes auraient appartenu aux gentes qui auraient possédé, à titre privé (ager privatus), la propriété collective des terres cultivables qu’elles auraient périodiquement réparties entre leurs membres, à titre viager ou héréditaire. Cette propriété collective n’aurait cependant concerné que les terres de l’ager Romanus, car, en ville, les citoyens auraient été propriétaires du jardin (hortus) entourant leur maison qui correspondait, d’après la loi des XII Tables, à la plus petite propriété (50 ares) transmissible par héritage et appelée heredium11. La tradition antique faisait donc coexister, dans l’histoire des origines de la cité, la petite propriété individuelle du sol à côté de la grande « propriété collective » ou plutôt de terres disponibles pour l’usage de la communauté12.

• 13 Voir notamment Capogrossi Colognesi 1980 (= Capogrossi Colognesi 2000, p. 185-227), 1994 [1986], p (...)
• 14 Capogrossi Colognesi 1983 (= Capogrossi Colognesi 1994 [1986], p. 47-80 ; id. 2000, p. 263-303 ; i (...)
• 15 Capogrossi Colognesi 1981, p. 26-31 = id. 1994 [1986], p. 47-52 ; id. 1988, p. 267-268 ; id. 2000, (...)
• 16 Contra : Falcone 1996, p. 171-180 ; Cifani 2009, p. 312-313 ; id. 2021, p. 129-133.
• 17 Cf. Testart 2003, p. 232-233.
• 18 Cf. Mommsen 1889, p. 26 ; voir Lanfranchi 2015, p. 410.
• 19 Capogrossi Colognesi 2012, p. 68-70 ; cf. Berthelet 2015, p. 53, 61, 63, 69, 139.
• 20 Berthelet 2015, p. 60 ; Capogrossi Colognesi 1988, p. 267.

4L’idée qu’à l’époque archaïque les gentes auraient possédé ou exploité collectivement des terres communes a été abondamment reprise par beaucoup d’historiens, au point d’imaginer, pour désigner ces terres non attribuées en pleine propriété et soumises aux gentes, l’expression « ager gentilicius »13, même si celle-ci n’est attestée par aucune source antique et est une création de l’historiographie moderne14. Pour L. Capogrossi Colognesi et E. Hermon notamment, l’existence, au début de la République, de terres agricoles communautaires non sujettes à l’appropriation privée constituait une réalité économique et sociale devenue incompréhensible pour les sources littéraires d’origine annalistique ; celles-ci, fortement influencées par le conflit agraire d’époque gracquienne, les auraient réinterprétées en les remplaçant par leur équivalent contemporain le plus proche, l’ager publicus15. Dans cette perspective, le concept d’« ager publicus » traduirait, sous le calame des annalistes romains, l’idée de terres mises en commun et exploitées collectivement dans le cadre social de l’organisation gentilice archaïque16. Dans nos sources littéraires sur le V^e siècle, l’expression « ager publicus » traduirait donc de manière anachronique la réalité économique et sociale de l’époque archaïque, lorsqu’une partie au moins des terres était exploitée collectivement sous le contrôle des gentes. La structure de cette « propriété collective » gentilice aurait favorisé le rapprochement avec l’ager publicus plus tardif, c’est-à-dire avec la propriété publique dans laquelle l’État, en tant que personne morale, est le propriétaire, et où le public (les membres du populus) n’a qu’un droit d’usage (possessio), quitte à verser au propriétaire public (la res publica) une redevance (vectigal)17. Cela ne signifie pas pour autant que « les gentes auraient possédé les terres publiques » à titre privé (ager privatus)18, comme l’imaginait Th. Mommsen, car le mode de fonctionnement des gentes était irréductible aux catégories juridiques du public et du privé19. Ces « terres communes », placées sous le contrôle des gentes, peuvent être assimilées à des terres gentilices « juridiquement inassimilables à de simples terres privées », dans la mesure où « le mode d’appropriation collective des terres par les gentes échappait au cadre de la propriété privée »20. En fin de compte, plutôt que d’« appropriation » de la terre (au sens juridique), il vaudrait mieux parler de « contrôle » ou d’« exploitation » de terres disponibles (certains ont parlé d’ager vacuus), sur lesquelles les gentes exerçaient leur souveraineté ou leur patronage, sans qu’un statut juridique de « propriété » puisse s’y appliquer.

• 21 Testart 2003, p. 228-236.
• 22 Testart 2003, p. 238.
• 23 Lloyd 1962, p. 66, cité par Testart 2003, p. 238.

5En étudiant le régime foncier des sociétés précoloniales d’Afrique noire, l’anthropologue Alain Testart a montré que la commune rurale africaine connaissait le « principe de non-propriété »21. Dans cette société traditionnelle où l’organisation villageoise repose sur le lignage, c’est-à-dire la parenté, « quiconque appartient au village obtient une terre pour la cultiver » ; ce sont les « chefs de lignages localisés (ou familles étendues) » qui répartissent les terres disponibles « entre les familles restreintes (éventuellement nucléaires) dont ils ont la responsabilité » ; enfin, « toute terre abandonnée (en dehors de la jachère) peut, après une durée variable selon les sociétés (de trois à dix ans), être redistribuée ». Mais pour que ces principes généraux d’accès à la terre fonctionnent, « il faut que le village ait en réserve un certain nombre de terres à distribuer » : dans ce régime foncier, l’opposition majeure est donc entre terres cultivées et terres vacantes. Or, « ces terres en réserve, dont il ne fait pas de doute qu’elles ne sont pas en appropriation privée », ne sont pas des biens car « elles entrent dans la catégorie des res nullius », des choses qui « n’ont pas de valeur » et qui « ne sont donc pas susceptibles d’appropriation ». Autrement dit, dans la conception africaine traditionnelle, « est propriétaire du fonds celui qui le cultive » (c’est le travail qui crée la propriété) et « personne ne peut être expulsé de la terre qu’il cultive ». « C’est pourquoi, un sol non travaillé n’a pas et ne peut pas avoir de propriétaire. La terre, en elle-même, n’est pas un bien et ne peut pas être en propriété ». Ce régime foncier repose donc sur l’existence d’une réserve de terres (vacantes), non susceptibles d’appropriation et gérées dans un cadre social communautaire qui repose sur le lignage et la parenté. Or l’histoire sociale fait généralement la confusion entre propriété collective de la terre et souveraineté politique sur un territoire. Dans le cas africain, « il n’est pas nécessaire de supposer de la part du village une sorte de “propriété” communale que tout dément. Il suffit de lui reconnaître ce qui constitue une donnée ethnographique incontestable, une autonomie politique, et même, dans le cas de villages qui ne sont pas intégrés dans des royautés, une souveraineté politique22 ». La distinction entre les deux concepts tient au fait que « les droits de souveraineté sont ceux qui contrôlent l’utilisation de la terre ; les droits de propriété concernent l’utilisation elle-même de la terre23 ».

• 24 Liv. 2, 16, 4-5 : Namque Attius Clausus, cui postea Appio Claudio fuit Romae nomen, cum pacis ipse (...)
• 25 Dion. Hal. 5, 40, 3 et 5 : ἀνήρ τις ἐκ τοῦ Σαβίνων ἔθνους πόλιν οἰκῶν Ῥήγιλλον εὐγενὴς καὶ χρήμασι (...)
• 26 Ampolo 1970-1971a, p. 37-43 ; Capogrossi Colognesi 1988, p. 283-286 ; Magdelain 1990 [1991], p. 48 (...)
• 27 Humm 2018, p. 54-55 ; cf. l’indo-européen atta que l’on retrouve en hittite, en gotique ou en vieu (...)

7Le lien entre terres publiques (ager publicus) et terres gentilices apparaît nettement dans les récits que la tradition annalistique nous a laissés au sujet de l’installation des Claudii sur un « territoire public » qui leur aurait été attribué en 504 par le sénat. D’après ces récits, le chef sabin (Sabinorum dux) Atta Clausus, ancêtre quasi mythique des Claudii et chef de la gens Claudia (princeps gentis), serait arrivé à Rome à la tête d’un clan qui aurait compté 5 000 personnes, parmi lesquelles il faut compter les gentiles et surtout une grande masse de clients (magna clientium comitatus manu)24. Les gentiles auraient reçu la citoyenneté romaine et Atta Clausus, devenu Appius Claudius Inregillensis, fut admis au sénat en tant que « patricien ». Simultanément, l’ensemble du clan aurait reçu du sénat un territoire situé au-delà de l’Anio, entre Fidènes et Picetia (voir infra fig. 3), qui aurait été pris sur le « domaine public » (χώραν ἐκ τῆς δημοσίας, agrum […] publice accepit)25 : en fait, la nature soit disant « publique » du territoire alloué aux Claudii reflète sans doute davantage, dans nos sources, celle du territoire occupé et géré par le clan après son installation que celle du territoire avant son arrivée. Même si le récit de l’arrivée des Claudii à Rome est teinté de légendes, sans doute nourries par la tradition familiale « claudienne », l’événement constitue un archétype de la « mobilité sociale horizontale » (C. Ampolo) de certains clans aristocratiques à l’époque archaïque, à l’instar de l’immigration en Italie du Corinthien Démarate, et peut refléter une certaine réalité sociale et historique26. Le fait que le prénom Atta, latinisé ensuite en Attus [cf. aussi Attus Navius] puis Appius, signifie « père » en sabin, suggère non seulement que la structure gentilice de type patriarcal existait aussi ailleurs qu’à Rome, mais que c’est sur elle que reposait l’essence du patriciat, comme le montre l’apparente facilité avec laquelle ce clan gentilice fut intégré dans la cité romaine, juste après le départ de Tarquin le Superbe27.

• 28 Barry 2008, « Glossaire », s.v. « Clan », p. 767, cité par Berthelet 2015, p. 72.
• 29 Contrairement à une interprétation fréquente de l’historiographie moderne, il n’est pas possible d (...)
• 30 Isid., Orig., 9, 2, 1 : Gens est multitudo ab uno principio orta. Varr., ling., 8, 4 : Vt in homin (...)
• 31 De Martino 1972, p. 11-13 ; Franciosi 1995a, p. 299-328 ; Linke 1995, p. 40-48.
• 32 Lex XII Tab., v, 4-5 Humbert : voir infra n. 52.
• 33 Cornell 1995, p. 81-86 ; Richard 2005 [1986], p. 110-112 ; Linke 1995, p. 45-48, 70-72 ; cf. Smith (...)
• 34 Rix 1972 ; Colonna 1977 ; Heurgon 1977 ; Momigliano 1989, p. 98-99 [= id. 1984, p. 420] ; Cels-Sai (...)
• 35 Franciosi 1995, p. 87-98, 329-331 ; Linke 1995, p. 23-31 ; Smith 2006, p. 30-44.
• 36 Heurgon 1969, p. 192-196 ; voir Ernout – Meillet 2001, p. 270-273.

8Le récit sur l’arrivée des Claudii à Rome permet d’illustrer de manière exemplaire la nature et l’organisation socio-économique d’une gens à l’époque archaïque. La gens formait un groupe de parenté assez proche de ce que les anthropologues appellent un « clan », c’est-à-dire « un groupe d’individus qui considèrent descendre d’un même ancêtre (réel ou putatif) sans que le lien généalogique exact soit connu »28. Elle constituait un regroupement d’origine archaïque de plusieurs lignages agnatiques, placés sous la (patria) potestas de leurs patres familias respectifs29, dont les membres portaient collectivement le nom de l’ancêtre supposé commun30. L’organisation gentilice semble antérieure, historiquement, à l’organisation de la cité-État (civitas), qui n’est pas décelable, à Rome, avant les premières grandes constructions publiques et les travaux d’assainissement urbains du dernier quart du VII^e siècle (vers 625 av. J.-C.)31. L’existence des gentes est attestée à Rome pour le milieu du V^e siècle par la loi des XII Tables, dont un fragment évoque le droit de succession qui s’applique aux gentiles (membres d’une même gens) en cas de décès d’un intestat et s’il n’y a pas d’agnat32 (voir infra p. 157 de la version papier). L’apparition de tombes à chambres dans toute l’aire étrusco-latiale à partir des IX^e et VIII^e siècles (pendant la phase « orientalisante » de l’archaïsme centre-italique) montre la présence de groupes familiaux bien structurés et hiérarchisés qui traduisent un processus de différenciation sociale vraisemblablement lié à l’apparition du système gentilice33. Celle-ci est à peu près concomitante de la mise en place, en Italie centrale (territoire falisque, Latium, Étrurie), entre le VIII^e et le VII^e siècle av. J.-C., du système onomastique reposant sur la combinaison d’un prénom (praenomen), qui permettait de respecter la personnalité de l’individu, et du nom gentilice, qui rattachait l’individu non seulement à une lignée patrilinéaire, mais aussi à une communauté familiale liée par le culte d’un ancêtre commun34. L’indice d’appartenance à la gens était par conséquent donné par le nomen gentilicium, dont l’importance est fondamentale pour définir la structure exogamique du groupe, qui interdit aux personnes portant le même nomen gentilicium de se marier entre elles ; cela peut en partie expliquer pourquoi la femme romaine non mariée n’est nommée que par son nom gentilice (Tullia, Æmilia, Calpurnia, Iulia, etc.)35. La gens constitue donc un groupement de familles agnatiques dont les membres (les gentiles) ont entre eux un rapport de parenté, réel ou fictif, comme le suggère l’étymologie du mot36.

• 37 Cic., Top., 29 : Gentiles sunt inter se qui eodem nomine sunt, qui ab ingenuis oriundi sunt, quoru (...)
• 38 De Martino 1972, p. 37-41 ; Franciosi 1995a, p. 331-335. Le lien entre le patronus et le cliens re (...)
• 39 Voir Lex XII Tab., viii, 21 FIRA = viii, 10 RS = viii, 21 Humbert (ap. Serv., Aen., 6, 609) et le (...)
• 40 Cat., orat., fr. 183 Cugusi-Sblendorio (ap. Gell., noct., 5, 13, 4) [In Lentulum apud censores] : (...)
• 41 R. Fiori distingue ainsi différents « degrés » dans la citoyenneté à l’époque archaïque, qui iraie (...)
• 42 De Martino 1972, p. 40 ; Torelli 1988, p. 241-247 ; Ziolkowski 1999, p. 373 ; Hermon 2001, p. 23.
• 43 Lex XII Tab., viii, 21 FIRA = viii, 21 Humbert (cf. viii, 10 RS) : patronus si clienti fraudem fec (...)
• 44 Dion. Hal., AR, 2, 9, 2 : παρακαταθήκας δὲ ἔδωκε τοῖς πατρικίοις τοὺς δημοτικοὺς ἐπιτρέψας ἑκάστῳ (...)

9Toutefois, la gens ne comprend pas seulement les gentiles, « tous les individus qui se rattachent par les mâles à un ancêtre mâle [et libre] commun37 », mais aussi les clients (clientes), des dépendants associés aux gentiles par les liens de la fides et soumis au groupe gentilice par les procédures de la deditio ou de l’applicatio38. Le rapport de clientèle se fondait sur la fides et l’obéissance, deux notions qui expliquent que les clients des gentes ne pouvaient pas ester en justice (en disposant du ius legis actionis), où ils ne pouvaient être représentés que par leur patron39. C’est la raison pour laquelle A. Magdelain et F. De Martino estiment que les clients gentilices ne pouvaient pas être citoyens de plein droit (optimo iure) : cette interprétation est contestée, mais peut-être faut-il alors imaginer pour eux un statut de citoyens mineurs de même nature que pour les enfants des citoyens, auxquels ils étaient d’ailleurs assimilés. La terminologie archaïque considérait en effet les clients comme des liberi, en jouant sur le double sens du mot qui en faisait à la fois des « hommes libres » et des « enfants légitimes », car ils n’étaient « libres » que dans la mesure où ils avaient un patron (patronus) assimilé à un « père » (pater), « la filiation [étant] source de liberté » (A. Magdelain) ; ils étaient donc placés dans un rapport de soumission et d’obéissance analogue à celui des enfants (liberi) envers leur père40. Le fait d’être « libres » en faisait théoriquement des « citoyens », mais leur statut civique dépendait de la relation qu’ils avaient avec leur patron, sous la « protection » (fides) duquel ils étaient placés : ils n’étaient donc pas des citoyens autonomes en droit (sui iuris) puisqu’ils étaient dépendants de la fides d’autrui. Comme les autres catégories de citoyens disposant d’une fides amoindrie ou de l’absence de fides, à l’instar de l’affranchi, de l’improbus, de l’intestabilis, de l’infâme ou de l’homo sacer, les clients gentilices devaient donc disposer d’une citoyenneté amoindrie (minuto iure)41. Cette clientèle archaïque, qu’il faut distinguer de la plèbe citoyenne (voir infra), devait fournir la main-d’œuvre pour l’exploitation des terres gentilices communes, mais aussi des forces d’appoint aux armées gentilices, et constituait par conséquent « la composante défavorisée de la gens42 ». Son existence est attestée par la loi des XII Tables, qui impose au patronus un devoir de protection envers son client43 ; ce témoignage semble partiellement confirmé par le « code de la clientèle » archaïque transmis par Denys d’Halicarnasse44.

• 45 Gell., noct., 5, 13, 2 : Conveniebat autem facile constabatque ex moribus populi Romani primum iux (...)
• 46 Cat., orat., fr. 183 Cugusi-Sblendorio (ap. Gell., noct., 5, 13, 4) [In Lentulum apud censores] : (...)
• 47 Renel 1903 ; Linke 1995, p. 88-89 ; cf. Mommsen 1889, p. 69 ; Ernout – Meillet 2001, p. 127, s.v. (...)

10Dans l’échelle des relations sociales internes à la gens, les clients occupaient une place à part, située entre, d’une part, les propres enfants du pater familias ou les orphelins de ses frères et sœurs et, d’autre part, les parents (cognats) issus du côté maternel45. Selon Caton, pour la dénomination individuelle des clients, « le père avait pour eux le premier rang, le patronus le titre le plus proche de lui » : cela signifie que, pour la désignation individuelle des clients, on donnait le nom de leur patron à côté de celui de leur père46. On peut dès lors supposer que le nomen gentile du patronus devait apparaître après son nom individuel (praenomen), puisque la référence au patronus devait avoir un caractère plus performatif pour le classement du client dans la hiérarchie sociale que le nom de son propre père, qui impliquait une position inférieure dans la société. La séquence onomastique des clients suggère par conséquent l’existence d’une corrélation entre la formation de la clientèle et celle des gentes. Une étymologie antique, qui semble incontestable, rapprochait cliens du mot cluens et du verbe cluere, qui ne signifie par « obéir » (comme on le traduit parfois depuis Th. Mommsen, qui pensait que les clients sont les gens qui obéissent au patron), mais « s’entendre nommer ou appeler », « porter le nom de », « être appelé » et, par suite, « avoir un nom », « porter un nom »47. Les clients n’étaient donc pas ceux qui obéissaient à leur patron, mais ceux qui se nommaient d’après le nom de leur patronus et qui constituaient autour de lui sa gens.

• 48 Franciosi 1995a, p. 310-315 ; Hermon 2001, p. 40.
• 49 Hermon 2001, p. 22 ; Linke 1995, p. 33 ; Franciosi 1995a, p. 64-65 ; Ernout – Meillet 2001, p. 237 (...)
• 50 Hermon 2001, p. 41.
• 51 Sabinus, ap. Paul., Dig., 28, 2, 11 : In suis heredibus evidentius apparet continuationem dominii (...)

11Le cadre social de la gens ne correspond pas à celui de la famille traditionnelle (proprio iure), puisque la gens rassemble à la fois des gentiles et des clientes dans une cohésion gentilice qui « dépasse les liens de parenté pour se fonder sur la fides48 ». Cette cohésion gentilice se manifestait par l’exploitation de terres communes, comme le suggère l’étymologie du terme adfines, qui « renvoie à la fois aux voisins (vicini) et aux parents par alliance (consanguinitate coniuncti) » : cela signifie que deux groupes gentilices étaient toujours liés entre eux par des liens de parenté lorsque leurs territoires respectifs étaient limitrophes49. Pour E. Hermon, « un lien intrinsèque semble associer le territoire à la pratique des coutumes et de la solidarité gentilices et désigne par conséquent la gens comme le maître virtuel des terres50 ». La principale raison d’être de l’existence de la gens était en fait la défense et la transmission de son patrimoine foncier aux générations successives. C’est pourquoi le pater familias et ses frères n’étaient pas les propriétaires absolus du patrimoine familial, mais seulement leurs administrateurs fiduciaires. Ils ne pouvaient pas tirer de cette fonction d’administrateur de bien le droit de partager arbitrairement le patrimoine familial par testament après la mort du pater familias, puisque l’ordre de succession pour l’héritage était préétabli de manière ferme et immuable (c’est la raison d’être de la précision des termes de la parenté en latin) : au moment du décès du chef de famille, la génération suivante entrait automatiquement en possession des droits et des obligations du défunt, sans qu’il y ait besoin d’une réglementation formelle51.

• 52 Lex XII Tab., v, 4 Humbert (cf. v, 4 FIRA = v, 4 RS) : si intestato moritvr, cvi svvs heres nec es (...)
• 53 Gai., inst., 3, 154a : Est autem aliud genus societatis proprium civium Romanorum. Olim enim, mort (...)
• 54 Linke 1995, p. 36-37 ; voir aussi Ampolo 1970-1971a, p. 62-65 ; Franciosi 1995d, p. 37-39 ; contra(...)

12La loi successorale transmise par les XII Tables fournit précisément l’ordre de succession de cette suite héréditaire automatique : si un pater familias meurt intestat (si intestato moritur), le patrimoine (familia) revient d’abord à son héritier légitime (suus heres), c’est-à-dire à son fils ou à son petit-fils ; à défaut, s’il n’y a pas d’héritier direct, l’héritage est transmis à l’agnat le plus proche (adgnatus proximus), c’est-à-dire au parent le plus proche en ligne collatérale masculine : un frère ou un neveu ; mais dans le cas où il n’y aurait aucun agnat survivant, le patrimoine familial revient à l’ensemble des membres de la gens (gentiles habento)52. Cette disposition semble faire référence à la propriété indivise ercto non cito qui existait jadis dans le ius gentium, entre temps tombé en désuétude, et qui était assumée par les héritiers légitimes à la mort du pater familias53. L’existence de cette communauté d’héritage entre « frères » (consortium fratrum) montre clairement que le patrimoine familial n’était pas divisé entre les héritiers, mais qu’il existait, dans la Rome archaïque, une forme de propriété familiale collective (Verwandtschaftseigentum) régie par le système familial gentilice et ses coutumes54.

• 55 Testard 2003, p. 215-216.
• 56 Ibid., p. 211.
• 57 Ibid., 2003, p. 232-233.

13Cette « propriété collective » n’était pas, toutefois, une véritable « indivision », dans laquelle chacun des coïndivisaires serait copropriétaire d’une part ou d’un lot, en étant propriétaire individuel et privé de sa part, mais elle était celle de la gens tout entière en tant que « personne morale », c’est-à-dire en tant qu’« unité propre et distincte » : dans ce cadre, la propriété n’est « collective que par la référence qui est faite à la collectivité qu’elle représente » et « parce qu’elle est gérée au nom de cette collectivité » (ici, la gens), sans possibilité pour elle d’être partagée ou aliénée55. On peut même s’interroger sur l’utilisation de la notion de « propriété » à propos des terres gentilices, puisque la propriété implique à la fois la faculté d’utiliser (usus) le bien, le droit de tirer des revenus (fructus) de la jouissance du bien, et le droit d’en abuser (abusus) ou d’en disposer à sa guise, y compris en l’aliénant ou en le détruisant56. À l’instar des terres vacantes de la commune rurale traditionnelle africaine, il s’agirait plutôt de terres communes à l’ensemble de la gens, sur lesquelles celle-ci exerçait sa souveraineté ou son patronage, et dont l’utilisation était soumise au contrôle des patres familias constituant le clan gentilice. Cette prétendue « propriété collective » gentilice a pu favoriser le rapprochement avec l’ager publicus plus tardif, c’est-à-dire avec la propriété publique dans laquelle l’État, en tant que personne morale, est le propriétaire, et où le public n’a qu’un droit d’usage (possessio), quitte à verser au propriétaire public (la res publica) une redevance (vectigal)57.

• 58 Thomas 1980, p. 372.
• 59 Fest., p. 260 L. : Possessio est, ut definit Gallus Ælius, usus quidem agri, aut aedifici, non ips (...)
• 60 Lex XII Tab., vi, 3 Humbert (cf. vi, 3 FIRA ; vi, 3 RS) : vsvs avctoritas fvndi biennivm esto ; ce (...)
• 61 Lanfranchi 2022, p. 87.

14Le fait que la loi successorale des XII Tables indique que les terres tombées en déshérence rejoignent le patrimoine commun de l’ensemble des membres de la gens confirmerait le statut collectif des terres gentilices58. L’existence de ce statut collectif des terres gentilices trouve une confirmation ultérieure dans l’absence de terme latin, à l’époque archaïque, pour exprimer la propriété individuelle absolue, puisque le concept de dominium n’apparaîtra que plus tard, mais seulement des degrés d’intensité dans le droit d’usage tel qu’il est exprimé par les concepts de possessio et d’usucapio. La possessio n’était pas un acte juridique définitif pour définir un droit de propriété, mais seulement la prise de possession d’une terre par un groupe de parenté qui en avait l’usufruit : il s’agit donc du régime de « propriété » qui s’appliquait aux terres gentilices59. L’usucapion, institution de droit archaïque réservée aux citoyens et définie par la loi des XII Tables, s’appliquait aux biens susceptibles de propriété quiritaire et reposait sur deux conditions : l’écoulement d’un délai de deux ans pour un fonds de terre (fundus) et le fait que le bien usucapé ne fût pas volé60. La possessio et l’usucapio correspondent ainsi à deux modalités d’appropriation de la terre qui coexistèrent et qui s’affrontèrent à partir du milieu du VI^e siècle : la « propriété » gentilice et la propriété quiritaire usufondée (celle de la plèbe)61.

• 62 Fest., p. 288 L. : <Patres appe>llantur […] atque […] quia agrorum partes ad<tribuerunt tenuioribus> (...)
• 63 Plut., Popl., 21, 10 : τοὺς μὲν γὰρ οἴκους εὐθὺς ἀνέμειξε τῷ πολιτεύματι, καὶ χώραν ἀπένειμεν ἑκάσ (...)
• 64 Lanfranchi 2015, p. 385.
• 65 Paul., Exc. ex Fest., p. 89 L. : Heredium praedium parvulum. Varr., rust., 1, 10, 2 : Bina iugera, (...)
• 66 La pratique de la jachère a été introduite en Italie sous l’influence de la colonisation grecque, (...)
• 67 Plin., nat., 18, 9 : iugerum vocabatur, quod uno iugo boum in die exarari posset.

15Sous le régime de la possessio, les patres attribuaient (à titre précaire) à leurs clients (que Festus appelle tenuiores, « des gens de peu ») des parcelles de leurs terres gentilices, « comme s’ils étaient leurs propres enfants » (perinde ac liberis)62. Ainsi, dans le récit plutarchéen sur l’installation des Claudii sur leur territoire, assimilé à un ager publicus, chaque client aurait reçu une parcelle de terre de deux plèthres (qu’il faut comprendre comme deux jugères), tandis qu’Atta Clausus, le princeps gentis, en aurait reçu vingt-cinq63, ce qui « témoigne des rapports très nets entre patron et clients et d’une dissymétrie dans la répartition de la terre64 ». Ces parcelles de deux jugères (cinquante ares) distribuées aux clients de la gens constituaient ce que l’on appellera plus tard l’heredium, le plus petit lopin de terre individuel transmissible par héritage (heredium) et traditionnellement attribué en pleine propriété à chaque famille au sein des territoires coloniaux, mais qui suffisait à peine à nourrir une petite famille nucléaire pendant un an65. Les bina iugera constituaient l’unité foncière primitive qui correspondait à un système de culture à rotation biennale (ce qui explique le biennium nécessaire à l’usucapion de l’unité foncière), alternant céréaliculture et jachère66, et qui supposait nécessairement l’emploi d’un araire et de bœufs67. Le fait que l’unité foncière de base ait fini par être appelée heredium suggère que la parcelle occupée et exploitée avait fini par être transmissible par héritage et qu’elle a alors été considérée comme une forme de propriété individuelle, sans doute par usucapion. L’heredium serait ainsi devenu, à un moment donné, une forme de propriété individuelle usufondée au sein du domaine foncier placé sous la souveraineté ou le patronage d’une gens, que la tradition familiale claudienne situe, historiquement, au moment de l’installation du clan gentilice dans le territoire romain.

• 68 Momigliano 1989, p. 100 [= id. 1984, p. 422].
• 69 Ampolo 1980, p. 33-36 ; Capogrossi Colognesi 1988, p. 266-267, 273-275 ; id. 2012, p. 103-106.
• 70 Les animaux de labour semblent avoir eu une valeur extrêmement importante puisqu’on considérait co (...)
• 71 Capogrossi Colognesi 1988, p. 271.
• 72 Hermon 2001, p. 54-56 (mais pour E. Hermon, la « possessio gentilice » ne concerne que les gentile (...)
• 73 De Martino 1972, p. 27 ; Capogrossi Colognesi 1988, p. 274 ; Hermon 2001, p. 71 ; Lanfranchi 2015, (...)

16La conception qui faisait des bina iugera l’unité foncière standard ne peut être qu’une survivance d’une époque à laquelle l’activité agricole principale consistait dans l’élevage du bétail sur des terres communautaires68. L’élevage du bétail était un complément agricole indispensable pour assurer l’autosuffisance alimentaire et devait se pratiquer sur les terres communes de la gens, à l’image du futur ager compascuus de l’ager publicus tardo-républicain69. Dans ce contexte, il faudrait imaginer que le bétail aussi était propriété collective de la gens, car étant donnée la valeur importante accordée à un bovidé, et d’une manière générale au bétail (pecus)70, il paraît difficile de concevoir qu’une famille de paysans qui ne possédait qu’un heredium ait pu acquérir et entretenir une paire de bœufs pour ne labourer qu’un jugère par an… Par conséquent, au sein des domaines gentilices, à côté des parcelles de deux jugères distribuées aux clients et sans doute des parcelles plus importantes détenues par les autres gentiles, « fils de famille », existaient nécessairement des terres vacantes exploitées en commun et placées sous l’autorité de la gens et de ses coutumes (ius gentium)71. Autrement dit, l’existence, au sein des domaines gentilices, d’une exploitation individuelle de la terre, sans doute à l’origine sous la forme précaire de la possessio par usucapion des bina iugera (l’heredium)72, rendait à la fois indispensable et durable la présence en leur sein de terres communautaires consacrées à l’élevage et au droit de pâture (ius pascendi), mais aussi à la cueillette de baies et de champignons, au ramassage du bois ou au droit de glanage73. Ces grands domaines gentilices, que reflète sans doute l’organisation territoriale primitive en pagi, seront en partie à l’origine des tribus à noms gentilices, qui resteront probablement longtemps sous l’emprise des clans gentilices et de leur patronage.

• 74 Romulus aurait choisi les premiers patres parmi les principaux citoyens (principes) qui ont partic (...)
• 75 D’après les historiens anciens, les patriciens (patricii) étaient les fils ou les descendants de c (...)
• 76 Sur la formation du patriciat, il faut distinguer entre, d’une part, une réalité sociale très anci (...)
• 77 Richard 1978, p. 181-184 ; Lanfranchi 2015, p. 208-209.
• 78 Liv., 10, 8, 9 : semper ista audita sunt […] vos solos gentem habere ; voir Falcone 1994 ; Schiavo (...)
• 79 Berthelet 2015, p. 58 ; Humm 2018, p. 53-56 ; cf. Baudry 2007 ; id. 2008, p. 115-153.
• 80 Liv., 6, 41, 4-6 : Penes quos igitur sunt auspicia more maiorum ? Nempe penes patres ; nam plebeiu (...)
• 81 Berthelet 2015, p. 63-69 ; cf. Labeo, dans Fest., s.v. Popularia sacra, p. 298 L.
• 82 Pour J.-C. Richard, la plèbe ne peut se définir que négativement, comme la somme de tous les éléme (...)
• 83 Ampolo 1970-1971b, p. 92.
• 84 Humm 2018, p. 49-60.

17L’organisation gentilice, dont les origines remontent aux premiers temps de la cité, semble étroitement liée à la nature et à l’identité des patres de l’époque archaïque. À l’instar d’Atta Clausus, ces patres représentaient, au sein des gentes, l’ensemble des patres familias, c’est-à-dire des individus sui iuris à la tête d’un lignage agnatique74. À partir du début de la République, leurs descendants se définirent comme patricii75, terme qui désignait les individus et leurs familles qui prétendaient avoir un droit héréditaire de nature quasi religieuse à diriger l’État et à siéger au sein du sénat de la République76. Même si d’autres, avec le temps, s’organisèrent en gentes77, les patriciens prétendaient être les seuls à pouvoir se rattacher légitimement à une gens78, c’est-à-dire à pouvoir appartenir à un clan familial dont l’origine remontait aux origines de la cité et dont l’existence était reconnue par les dieux et la collectivité, et à constituer ainsi une forme de « noblesse gentilice par excellence »79. Leurs prétentions au monopole gentilice rejoignaient ainsi leurs prétentions auspiciales, puisqu’ils estimaient que les auspices qu’ils utilisaient dans le cadre de leurs gentes pouvaient s’appliquer à toute la communauté civique et que ceux-ci étaient par conséquent les seuls religieusement valables pour toute la collectivité80. De même, certaines gentes avaient la capacité d’accomplir, au nom du peuple romain (pro populo), des sacra qui se trouvaient, comme les terres gentilices, « irréductibles aux catégories du “public” et du “privé”81 ». Par conséquent, si le patriciat romain était intimement associé à l’existence des gentes, son origine sociale pourrait être directement liée à la formation et à l’affirmation de cette structure sociale et familiale, entre le VIII^e et la fin du VI^e siècle av. J.-C. Inversement, les individus qui n’ont pas participé au mouvement d’agrégation gentilice à l’époque archaïque, et qui n’appartenaient donc pas aux gentes (patriciae) (ni comme gentiles, ni comme clients), constitueraient le « noyau » d’origine de la future « plèbe82 » : cela n’exclut pas que des gentes plébéiennes aient pu se former par la suite, à l’image des gentes patriciennes, mais elles sont plus récentes et se sont probablement formées sur le modèle de la famille patriarcale plutôt que du clan, dans une perspective d’affirmation sociale face aux patricii qui revendiqueront, de leur côté, le monopole de l’organisation gentilice légitime (voir infra)83. En tout cas, le contrôle des gentes (patriciae) sur une partie du territoire agricole ainsi que les prérogatives religieuses détenues par les patres au sein de leurs gentes ont permis à ceux qui se sont alors définis comme des patricii d’affirmer et d’imposer leurs prétentions politiques après le départ des Tarquins84.

• 85 Liv. 2, 21, 7 (voir infra et n. 180).
• 86 Le nom Romilia semble dérivé de la forme étrusque Rumelna, attestée dans deux inscriptions étrusqu (...)
• 87 Taylor 1960, p. 35.
• 88 Ibid., p. 6, n. 13.
• 89 Pour le juriste C. Ateius Capito, fr. 25 Strzelecki (ap. Gell., noct., 10, 20, 5) : plebes vero ea (...)
• 90 Les gentes maiores rassemblent les clans familiaux censés descendre des cent premiers patres chois (...)
• 91 Mommsen 1844, p. 7 ; id. 1861, p. 346-348 (= Mommsen 1864, p. 107-110) ; plus circonspect : Smith  (...)
• 92 Cf. le personnage Marce Camitlnas, mentionné par une didascalie de la fresque de la tombe François (...)
• 93 Coarelli 1983 = Coarelli 1996, p. 138-178 ; cf. Cels-Saint-Hilaire 1995, p. 121-122 ; Bruun 2000, (...)
• 94 CIL I², 3396 (C. Galerius) et 3359 (Galeri). Voir aussi Franciosi 1995c, p. 22.
• 95 CIE 5447 (Velθur Lemni), 5692 (lemni θana), 8415a (lemausnas) ; CIL V, 2974 (C. Lemonius), 3026 (L (...)
• 96 CIE 5430 = TLE 131 = CIE 5431, 5432.
• 97 CIL I², 83, 251-255, 1549, 1556, 1711, 2211, 2390 ; CIL XIV 3220-3223. Un Pullius est même attesté (...)
• 98 CIE 2612 (pupainei) ; CIE 94 (Pupaini) ; CIE 1607, 2506 (Pupaina[l]) ; CIE 2612 (Pupainei) ; AS 1, (...)
• 99 Voir aussi Franciosi 1995c, p. 21.

18L’origine archaïque de cette « noblesse gentilice » est assurée par les noms gentilices portés par la plupart des plus anciennes tribus de l’ager Romanus, instituées en 49585 (fig. 1). Sur les dix-sept tribus rurales qui furent alors créées, seize portent des noms gentilices : ce sont les tribus Æmilia, Camilia, Claudia, Fabia, Galeria, Horatia, Lemonia, Menenia, Papiria, Pollia, Pupinia, Romilia86, Sergia, Voltinia et Voturia (en caractères romains, les tribus dont le nom ne se rattache pas à une gens connue)87. Parmi elles, dix portent les noms de gentes représentées parmi les principaux magistrats du premier siècle de la République et qui figurent dans les Fastes consulaires88 : elles se rattachent donc incontestablement à des gentes patriciae89. Quatre d’entre elles, l’Æmilia, la Claudia, la Cornelia et la Fabia se rattachent aux six grandes familles patriciennes connues comme des gentes maiores, c’est-à-dire des gentes réputées parmi les plus anciennes de la cité et qui appartenaient, au sein du sénat, aux dix décuries de patres parmi lesquels étaient choisis les interrois90. L’éventuelle appartenance gentilice des tribus Camilia, Galeria, Lemonia, Pollia, Pupinia et Voltinia, que Th. Mommsen voyait déjà comme des Tribusgeschlechte, est toutefois moins claire, car leurs noms ne se rattachent pas à des gentes connues au sein de l’aristocratie romaine91. M. Rieger a toutefois démontré que ces six tribus, qui portent des noms qui ne se retrouvent pas dans la liste des magistrats des débuts de la République, ne se rattachent pas pour autant à des toponymes : la tribu Camilia porte un nom attesté en Étrurie à l’époque archaïque92, mais dont la forme étrusque Camitlnas pourrait aussi dériver du nom latin Camillius, peut-être originaire de la cité latine de Tibur93 ; la tribu Galeria, dont le nom est généralement rapproché de l’actuel toponyme Fosso Galeria, semble porter un nom gentilice d’origine étrusque qu’on peut rapprocher de plusieurs inscriptions découvertes en Étrurie, et qui trouve une correspondance dans des noms gentilices latins attestés par deux inscriptions d’époque républicaine retrouvées à Ariminium94 ; la tribu Lemonia semble également porter un nom gentilice d’origine étrusque (de Tarquinies) ou falisque (de Faléries), mais le gentilice latin Lemonius est également attesté par plusieurs inscriptions95 ; la tribu Pollia porte un nom gentilice à la fois attesté sous la forme étrusque Pulena(s) à Tarquinies et à Clusium96 et sous la forme latine Pullius ou Pollius97 ; la tribu Pupinia semble également tirer son origine d’une gens étrusque disparue98 ; enfin, la tribu Voltinia tire probablement l’origine de son nom du prénom gentilice étrusque velθie, qui se serait développé sous la forme du nom gentilice velθiena/velθina et sous la forme latine Voltin(i)a ou Voltinius99.

• 100 Taylor 1960, p. 6, 35 ; Rieger 2007, p. 382-440.
• 101 Liv. 2, 19, 2. Cf. Paul., Exc. ex Fest., p. 48 L. Sur le problème de la datation de la création de (...)
• 102 Taylor 1960, p. 6, 35 ; Capogrossi Colognesi 1988, p. 280 ; cf. Tarpin 2002, p. 43-46. Selon M. Ri (...)
• 103 Voir Tarpin 2002, p. 183-191 ; Rieger 2007, p. 324-343.
• 104 Fab. Pict., fr. 13 Chassignet = 1 F 9 Cornell (ap. Dion. Hal., 4, 15, 1) : Διεῖλε δὲ καὶ τὴν χώραν (...)
• 105 Varr., De vita pop. Rom., fr. 8 Riposati = 287 Salvadore (ap. Non., p. 62 L.) : et extra urbem in (...)
• 106 Mommsen 1889, p. 189, n. 1, 2 et 3 ; Taylor 1960, p. 5.
• 107 Dion. Hal. 4, 15, 2 : διελὼν δ’ οὖν ὁ Τύλλιος εἰς ὁπόσας δήποτε μοίρας τὴν γῆν κατὰ τοὺς ὀρεινοὺς (...)
• 108 Pap. Oxyrh., 17 (1927), 2088 : …]u perdito divisit pagosque in tribu[s (distribuit ?) / …post]ea i (...)
• 109 Dion. Hal., 2, 76, 1. Voir Tarpin 2002, p. 43-46, 183-191.
• 110 Dion. Hal., 4, 15, 3 : βωμοὺς ἐκέλευσεν αὐτοῖς ἱδρύσασθαι θεῶν ἐπισκόπων τε καὶ φυλάκων τοῦ πάγου, (...)
• 111 Voir Humm 2001 ; id. 2005, p. 345-372 (sur l’origine de la confusion entre pagi et tribus, voir ib (...)

19Les noms portés par les tribus rurales créées en 495 au plus tard sont donc, pour la quasi-totalité d’entre eux, d’origine gentilice100. La seule exception à cette éponymie est représentée par la tribu Clustumina dont le nom dérive, de manière assez évidente, de celui de la cité latine Crustumeria ou Crustumerium, conquise en 499 av. J.-C.101. Le fait que toutes ces gentes, y compris et surtout les gentes d’origine étrusque qui n’ont pas pu s’imposer à la tête des magistratures de la République romaine et qu’on ne retrouve pas dans les Fastes, aient laissé leurs noms aux premières tribus rustiques qui ont été créées suggère que leur empreinte sociale et leur domination économique sur ces territoires devaient être, pour la plupart, nettement antérieures à leur création102. Or, avant la création des tribus rustiques, les terres qui étaient placées sous le contrôle des gentes et qui constituaient l’ager Romanus archaïque auraient été subdivisées en circonscriptions territoriales appelées pagi, dont la tradition annalistique remontant à Fabius Pictor et les recherches antiquaires de Varron attribuent la création au roi Numa ou à Servius Tullius103. Fabius Pictor attribue à ce dernier la création de vingt-six circonscriptions qu’il appelle des tribus104, un nombre repris par Varron, qui se contente pour sa part de parler de regiones105. Par contre, Denys d’Halicarnasse, dont la source est vraisemblablement l’ouvrage de Varron sur les tribus106, affirme que ce roi appela pagi les circonscriptions entre lesquelles il répartit la terre de l’ager Romanus107, une information qui semble confirmée par le Papyrus d’Oxyrhynchos108. Auparavant, Denys avait attribué à Numa la division du territoire romain en pagi, à la tête de chacun desquels le roi aurait placé un magistrat chargé de parcourir ces districts et d’en surveiller les cultures109. La tradition attribue aussi à Servius Tullius l’institution de la fête annuelle des Paganalia, qui réunissaient tous les habitants d’un même pagus110. L’attribution à Servius Tullius de la création des pagi est vraisemblablement due à la confusion, ancienne, entre pagi et tribus, et à la tradition, tout aussi ancienne, qui fait de ce roi le prototype des censeurs et le fondateur du système des tribus territoriales à Rome111.

• 112 De Martino 1972, p. 93-94 ; Franciosi 1995a, p. 307.
• 113 Mommsen 1889, p. 130-134 ; Taylor 1960, p. 6 ; Capogrossi Colognesi 1988, p. 276-283 ; Hermon 2001 (...)
• 114 Paul., Exc. ex Fest., p. 102 L. : Lemonia tribus a pago Lemonio appellata, qui est a porta Capena (...)
• 115 Mommsen 1889, p. 131, 190.
• 116 Sur une inscription retrouvée devant la porte Esquiline, un sénatus-consulte républicain mentionne (...)
• 117 La tribu Papiria porte le nom d’une gens minor, donc plus récente, tandis que la tribu Claudia por (...)
• 118 Hermon 2001, p. 53 ; cf. Taylor 1960, p. 6.
• 119 Hermon 2001, p. 53.
• 120 Capogrossi Colognesi 1988, p. 273-274 ; id. 1994 [1986], p. 89-92 ; Hermon 2001, p. 46.
• 121 Capogrossi Colognesi 1988, p. 273-275 ; Laffi 1998, 1999 ; cf. Lanfranchi 2015, p. 412-413.

20À travers la mémoire reconstruite de la figure de Servius Tullius, les sources littéraires se souvenaient que les pagi avaient été la première subdivision du territoire romain, antérieure au système des tribus et peut-être même antérieure à l’existence de la cité comme organisation étatique112. L’organisation du territoire par pagi semble avoir été commune aux peuples italiques et avoir été, à Rome, sous le contrôle des gentes113. Les noms gentilices portés par les tribus rurales créées en 495 pourraient donc provenir, pour certaines d’entre elles, de noms de pagi, puisqu’on sait, par exemple, que la tribu Lemonia tire son nom d’un pagus Lemonius114. Th. Mommsen soulignait toutefois que « le nombre des pagi était sans doute beaucoup plus faible que celui des gentes patriciennes primitives » et que, si le pagus et la tribu rustique pouvaient parfois coïncider, « ils ne le faisaient pas nécessairement et les deux divisions ne se correspondaient pas en principe »115. De plus, certains pagi portaient des noms toponymiques116, tandis que certaines gentes, qui ont donné leur nom à une tribu, sont trop récentes pour avoir donné leur nom à un pagus117. Par ailleurs, les premières tribus rustiques créées au début du V^e siècle n’intégraient sans doute pas la totalité des terres gentilices, puisqu’« on constate une disproportion entre le nombre des pagi archaïques (26) et celui des premières tribus rustiques » à noms gentilices (16)118. Selon E. Hermon, cette disproportion cache une grande variété de situations : « des pagi entiers dominés par des gentes puissantes ; des gentes mineures qui se partagent plusieurs pagi ; un territoire tribal exigu pour les gentiles, d’une part, et des terres gentilices, sujettes à des appropriations et travaillées par des clients, de l’autre119 ». L. Capogrossi Colognesi a souligné que le système d’organisation villageoise en pagi était propice à l’organisation de formes communautaires d’exploitation du sol qui pouvaient se traduire par la mise à disposition de terres considérées comme libres (ager vacuus) ou par la vaine pâture (compascuum)120. Au sein des pagi qui précéderont les futures premières tribus territoriales rustiques, l’organisation sociale gentilice semble donc avoir longtemps maintenu des formes d’exploitation communautaire, particulièrement pour les terres laissées vacantes et vouées à des activités agropastorales, sous la forme qu’on retrouvera encore plus tard dans l’ager compascuus121. Le maintien de ce mode d’exploitation collective d’origine patriarcale dans les terres restées sous domination gentilice expliquerait, au moins en partie, la violence du conflit agraire qui opposa patriciens et plébéiens tout au long du Ve siècle.

• 122 Richard 1978, p. 103-110 ; Cornell 1995, p. 256-257.
• 123 Capito, fr. 25 Strzelecki (ap. Gell, noct., 10, 20, 5) : « Plebem » autem Capito in eadem definiti (...)

21À l’instar du patriciat, les origines de la plèbe romaine plongent leurs racines dans la période archaïque, à l’époque « royale », même s’il est douteux que la plèbe ait alors représenté un groupe social homogène et conscient de sa propre existence. Étymologiquement, le mot « plèbe » (plebs) désigne d’abord la multitude ou la foule (en grec : plèthos) et renvoie à l’idée du grand nombre, avec une forte connotation péjorative, ce qui suppose que le terme a d’abord été créé et utilisé par ceux qui se considéraient comme l’élite pour désigner la masse (avec sans doute un sentiment de mépris), avant d’être repris et revendiqué par ceux-là mêmes qu’il désignait, puisqu’ils s’en sont servis pour désigner leurs propres institutions (tribunus plebis, concilium plebis, plebiscitum)122. Cette idée de « masse » ou de « grand nombre » (multitudo) ne correspond sans doute pas à une réalité originelle, mais à celle qui émergea au début du V^e siècle avec les luttes de la plèbe et l’affirmation de son identité sociale et politique. Contrairement à ce que pensait Th. Mommsen, les individus qui la composaient ne peuvent en aucun cas être confondus avec les clients des gentes : à la différence des clients, les plébéiens, extérieurs aux gentes, étaient des citoyens à part entière (optimo iure)123.

• 124 De Martino 1972, p. 66-79 ; Torelli 1988, p. 257-260 ; Cels-Saint-Hilaire 1995, p. 68-72.
• 125 Richard 1978, p. 187-189.
• 126 Denys d’Halicarnasse rapporte un discours très « gracquien » de Servius Tullius devant l’assemblée (...)
• 127 Romulus et Titus Tatius auraient été les premiers à distribuer aux citoyens des terres prises à l’ (...)
• 128 Cels-Saint-Hilaire 1995, p. 119.

22Il existait donc, depuis une époque qui doit remonter aux origines de la cité, des individus qui étaient extérieurs à l’organisation gentilice, en ce sens qu’ils n’étaient membres d’aucune gens, ni n’appartenaient à leurs clientèles. Selon une hypothèse ancienne, il se serait d’abord agi d’étrangers installés dans la cité à la faveur des mutations économiques et sociales que connaissaient l’Italie et le monde méditerranéen depuis le VIII^e siècle : des marchands, des artisans, mais aussi des ruraux et des agriculteurs qui avaient rejoint la cité sans pouvoir (ou vouloir ?) s’intégrer aux gentes124. On peut aussi imaginer qu’il s’agissait d’individus dont les familles avaient depuis toujours résidé sur place, mais qui ont refusé de s’agréger à l’organisation gentilice lorsque celle-ci s’est formée. Ces individus extérieurs aux structures gentilices et qui constituent sans doute le noyau primitif de la future « plèbe » (« son plus ancien noyau »125) avaient vu leur situation socio-économique se renforcer, grâce peut-être au soutien de certains des « tyrans » qui ont dirigé la cité à l’époque archaïque (dont la tradition a surtout retenu le nom de Servius Tullius), ce qui leur a progressivement permis d’accéder à la propriété privée de la terre et à se rendre, ainsi, économiquement et socialement autonomes par rapport aux structures gentilices archaïques et à leur organisation économique126. La tradition antique fait en effet des rois, en particulier Servius Tullius, des protecteurs de la plèbe à laquelle ils auraient régulièrement distribué des terres127. En effet, si le mode normal d’exploitation de la terre se pratiquait pour l’essentiel dans le cadre de l’organisation gentilice, les individus qui n’appartenaient pas à cette organisation et qui ne se rattachaient pas à une gens ne pouvaient avoir de véritables moyens de subsistance que par l’accession à la propriété privée du sol128. À défaut du patronage gentilice, cette accession à la propriété privée du sol a pu, de manière plausible, se placer sous la protection du pouvoir politique qui dominait alors la cité, indépendamment de la domination sociale des gentes.

• 129 Voir supra n. 60.
• 130 De Martino 1972, p. 33-37, 70-71 ; Ampolo 1980, p. 30-34, 36-38 ; Lanfranchi 2015, p. 401-404.
• 131 Franciosi 1995a, p. 263-298 ; id. 1995d, p. 88-92 ; Lanfranchi 2022, p. 84-87.
• 132 Cifani 2008, p. 278-287 ; id. 2009, p. 315-324 ; Carandini 2009 ; Egidi 2009, p. 502, 505-512 ; Te (...)
• 133 Cifani 2009, p. 321.
• 134 Terrenato 2001 ; Carandini – D’Alessio – Di Giuseppe 2006 ; Pavolini 2006 ; Cifani 2008, p. 189-19 (...)
• 135 Cf. Lex XII Tab., i, 4 FIRA = i, 4 RS = i, 4 Humbert (ap. Gell., noct., 16, 10, 5) : infra n. 241. (...)
• 136 Heurgon 1969, p. 249-255 ; Fraccaro 1975 ; Kienast 1975, p. 96 ; Richard 1978, p. 353-359 ; Thomse (...)
• 137 Humbert 2005, p. 8.

23Parallèlement, au cours du VI^e et au début du V^e siècle, le modèle foncier gentilice s’effrita à cause du succès grandissant de la propriété privée de la terre. Cette forme de propriété, à distinguer de la propriété fundiaire plus tardive, reposait en droit sur l’usucapion, c’est-à-dire sur le travail individuel de la même parcelle de terre pendant la durée d’au moins un biennium, le temps d’une jachère129. La propriété individuelle usufondée constitue une structure foncière plus adaptée aux nouvelles cultures qui commencèrent alors à se développer (blé, vigne, olivier) et qui étaient stimulées par l’accroissement démographique continu de la population pendant cette période : le développement de ces nouvelles productions agricoles, en exigeant des travaux de longue durée (notamment des travaux de drainage ou d’irrigation), favorisait de nouveaux rapports à la terre et le partage du sol en propriétés privées130. Simultanément, la propriété privée de la terre semble également mieux adaptée aux nouvelles structures familiales, organisées autour de la famille patriarcale agnatique, qui s’imposent alors face aux structures gentilices archaïques131. Les recherches archéologiques récentes ont révélé l’existence d’un réseau assez dense d’exploitations agricoles autour de Rome, attestées à partir de la fin du VI^e siècle132. Parmi celles-ci, l’une des mieux connues est la villa dite de l’Auditorium, située au nord de Rome (dans la région où l’on situe la tribu Claudia133) et mise au jour en 1995. Les deux premières périodes de la villa présentent les caractéristiques d’une ferme aux dimensions d’abord moyennes (environ 330 m² de 550 à 500 av. J.-C.), puis beaucoup plus imposantes (environ 600 m²), avec une structure de bâtiments plus complexe qui la rapproche de la villa romaine catonienne (de 500 à 350/300 av. J.-C.)134. Or, le renforcement de la (petite) propriété privée plébéienne à partir du VI^e siècle est à la base de l’affirmation politique et militaire d’une classe de citoyens-propriétaires-soldats (adsidui)135, dont l’apparition correspond à la « révolution hoplitique » qui permit l’introduction à Rome de la phalange de fantassins équipés d’un armement lourd en bronze (la classis clipeata), et dont l’expression politique et institutionnelle se retrouvera plus tard dans l’assemblée centuriate (comitia centuriata) que la tradition attribue aux réformes de Servius Tullius (avec une répartition des citoyens entre classis et infra classem)136. Le noyau initial de la plèbe est donc formé par la minorité de citoyens suffisamment riches, par leur patrimoine foncier, pour constituer les centuries de l’armée civique (par opposition sans doute aux milices gentilices constituées par les gentiles et leurs clients)137.

• 138 Sur le « dualisme » du régime foncier romain à l’époque archaïque, voir Capogrossi Colognesi 1988, (...)
• 139 Humbert 2005, p. 11 ; Lanfranchi 2015, p. 399.

24Au début du V^e siècle, le dualisme du régime foncier romain opposait par conséquent deux modes d’appropriation et de contrôle des structures agraires : le contrôle gentilice sur les terres dominées par les patres, sur lesquelles les gentes exerçaient collectivement leur souveraineté ou leur patronage et dont une partie au moins était à usage communautaire, et la propriété individuelle usufondée extérieure aux domaines gentilices, qui s’est développée au sein de la population qui constituerait le noyau d’origine de la future « plèbe »138. C’est dans ce contexte qu’est né le « conflit des ordres », qui était peut-être moins une lutte pour le pouvoir que contre la structure de ce pouvoir, dans laquelle la répartition des terres semble avoir joué un rôle essentiel139.

• 140 Voir supra p. 160 de la version papier..
• 141 Heurgon 1969, p. 273-275 ; Cornell 1995, p. 252-256 ; Cels-Saint-Hilaire 1995, p. 295-298 ; Raafla (...)
• 142 Dans la première sécession, le combat de la plèbe fut d’abord celui des adsidui : Richard 1978, p. (...)
• 143 Lanfranchi 2015, p. 152-156, 210-211 ; cf. Varr., ling., 5, 81 ; voir aussi Mommsen 1893, p. 314-3 (...)
• 144 Humbert – Kremer 2017, p. 245 ; Lanfranchi 2015, p. 208-211 ; cf. Raaflaub 2005b, p. 196-197.

25À partir du milieu du VI^e siècle, le développement de la propriété privée « plébéienne » (c’est-à-dire extérieure au système d’exploitation collective dominé par les gentes patriciae) avait favorisé l’émergence d’une classe de grands propriétaires terriens dont certains semblent avoir réussi, peut-être dans une perspective de compétition sociale, à prendre la tête de gentes non patriciennes, structurées à l’image des gentes patriciae, mais plus récentes et sans doute moins puissantes140. Après le départ de Tarquin le Superbe et la fin de sa « tyrannie », ces primores plebis purent probablement, dans un premier temps, disputer aux patres le partage des magistratures à la tête de la cité : c’est sans doute ainsi que doit être expliquée la présence de noms plébéiens dans les premières années des Fastes consulaires, avant la « serrata del patriziato » et l’affirmation des magistratures plébéiennes141. Ces primores plebis semblent d’ailleurs avoir été les officiers (tribuni militum) d’une armée alors essentiellement composée de « plébéiens », c’est-à-dire d’individus extérieurs au système des gentes patriciennes et de leurs clientèles tout en étant propriétaires (adsidui) de leurs terres, et ce sont eux que l’on retrouve parmi les premiers tribuns de la plèbe créés à la suite de la sécession de la plèbe, en 494142. Au début du V^e siècle, le milieu social de ces premiers tribuns de la plèbe paraît en effet avoir eu un « arrière-fond militaire important », et Th. Lanfranchi a considéré comme « incontestable » « la dimension militaire du tribunat primitif »143. Ce sont donc ces primores plebis, cadres d’une armée essentiellement plébéienne, qui amenèrent l’armée, alors en campagne, à faire la « grève de la guerre » (M. Humbert) afin de s’opposer aux « tentatives d’accaparement du pouvoir par le patriciat naissant » (Th. Lanfranchi)144.

• 145 Lanfranchi 2015, p. 208 ; voir aussi Richard 1978, p. 593-596, sur la « naissance » de la plèbe co (...)

26C’est ainsi que serait né le conflit patricio-plébéien : celui-ci opposa d’une part l’élite des patres – qui profitaient de l’ascendant que leur donnaient leur noblesse gentilice et leur autorité en matière de religion pour essayer de confisquer le pouvoir laissé vacant après le départ de Tarquin – et d’autre part l’élite de la plèbe – qui refusait de se laisser marginaliser politiquement et qui sut s’appuyer sur les revendications sociales des catégories moins favorisées de la plèbe pour imposer la création du tribunat de la plèbe et contester le monopole politique naissant de ceux qui commencèrent peut-être alors à se dire patricii. C’est alors en effet qu’a dû apparaître la « revendication patricienne du gentem habere » (Th. Lanfranchi), à laquelle répondit la revendication par la plèbe de sa propre identité politique et culturelle (à travers ses propres magistratures et ses propres cultes)145. De même que le patriciat, alors en formation, affirmait ses ambitions politiques et ses valeurs culturelles (contrôle des richesses foncières et succession héréditaire), de même la « plèbe » (plebs) commença alors à revendiquer son nom, pour affirmer un mouvement politique de nature révolutionnaire et « démocratique » qui s’opposait au modèle patriarcal et autoritaire que les patriciens cherchaient à imposer à la société. C’est dans ce contexte que seraient nées les premières tribus « rustiques ».

• 146 Voir supra n. 60.
• 147 Fab. Pict., fr. 13 Chassignet = 1 F 9 Cornell (ap. Dion. Hal., 4, 15, 1) : Διεῖλε δὲ καὶ τὴν χώραν (...)

27L’accession, au cours du VI^e siècle, d’un nombre croissant d’individus à la propriété privée de la terre a nécessairement dû trouver une traduction juridique dans la société romaine. À une époque où le droit de propriété reposait encore essentiellement sur l’usucapion et la capacité de chacun d’exploiter pendant au moins deux ans la terre dont il s’était rendu maître146, et devant la pression sociale que devaient exercer les grands clans gentilices appuyés sur de nombreux gentiles et surtout de très nombreux clients, il fallait une reconnaissance officielle (publique ?) pour garantir le droit de propriété des individus extérieurs au système gentilice. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la tradition sur la création des premières tribus territoriales, attribuée à l’œuvre institutionnelle de Servius Tullius. Les traditions annalistique et antiquaire, qui remontent à Fabius Pictor, Caton l’Ancien et Vennonius, attribuent la création des premières tribus territoriales au « roi » Servius Tullius (578-535 av. J.-C.)147. Selon ces auteurs, Servius Tullius aurait créé les quatre tribus à nom toponymique situées à l’intérieur du pomerium (les futures tribus dites « urbaines » : Collina, Esquilina, Palatina et Suburana) et éventuellement aussi un nombre indéterminé de tribus qui auraient divisé l’ager Romanus (les premières tribus dites « rustiques »).

• 148 Sur la question très débattue de la création des premières tribus romaines, voir la synthèse établ (...)
• 149 Last 1945 ; Taylor 1960, p. 7-9 ; De Martino 1972, p. 167 ; Richard 1978, p. 400-415 ; Cels-Saint- (...)
• 150 Mommsen 1844, p. 72-74, 209-210 ; id. 1889, p. 24-25, 276-284.
• 151 Magdelain [1971] 1990, p. 445-448 ; cf. Richard 1978, p. 358-382 ; Ampolo 1988, p. 230.
• 152 Last 1945, p. 38-42 ; Richard 1978, p. 407-416 ; Cornell 1995, p. 192-194 ; Cels-Saint-Hilaire 199 (...)
• 153 Humm 2001 ; id. 2005, p. 345-372. Approche très critique sur nos connaissances historiques réelles (...)

28En général, depuis les travaux de Th. Mommsen, seules les quatre tribus dites « urbaines » sont attribuées de manière relativement assurée à l’œuvre de Servius Tullius par l’historiographie moderne148. La création de ces tribus « serviennes » est généralement expliquée par la politique favorable à la plèbe attribuée à ce roi et par sa volonté d’affaiblir les structures gentilices traditionnelles en renforçant l’assise économique des plébéiens, notamment en leur distribuant des terres en pleine propriété et en les intégrant dans les structures civiques de l’organisation centuriate149. Ainsi, pour Th. Mommsen, les quatre tribus primitives auraient été constituées à partir des heredia de deux jugères possédés en pleine propriété par les citoyens à côté de leurs domus urbaines150. Leur création est également rapportée à la « révolution hoplitique » du VI^e siècle, notamment parce que les quatre tribus « serviennes » sont mises en relation avec les quarante centuries de iuniores et les quarante centuries de seniores de la classis (clipeata)151, mais aussi avec la mise en place d’un recensement des biens et des personnes (census), l’organisation centuriate, la création de la monnaie et l’institution du tributum152. Mais l’image de Servius Tullius comme « premier censeur », fondateur du census et de l’organisation centuriate, est une construction idéologique, probablement véhiculée par les tabulae censoriae, qui remonte au IV^e siècle et sur laquelle on ne peut rien fonder pour reconstituer l’histoire institutionnelle des tribus au VI^e siècle et en comprendre la signification153. Et de fait, l’historiographie moderne a eu tendance à attribuer aux tribus territoriales créées par Servius Tullius des fonctions administratives, politiques et civiques qui ne lui ont été données que plus tard et qui n’avaient rien à voir avec leurs fonctions originelles.

• 154 Mommsen 1844, p. 2-4 ; id. 1889, p. 184-186.
• 155 Voir Humm 2005, p. 411-414.
• 156 Mommsen 1844, p. 150-166 ; id. 1894, p. 71-73 et p. 82-86 : les aerarii auraient été, selon lui, l (...)
• 157 Mommsen 1889, p. 184.
• 158 Capogrossi Colognesi 1988, p. 278-281 ; Hermon 2001, p. 50-53 ; Lo Cascio 2001, p. 580-581 ; Humm  (...)
• 159 Lex XII Tab., viii, 12-17 FIRA = i, 17-22 RS = viii, 12-17 Humbert ; v, 4-5 FIRA = RS v, 4-5 = Hum (...)

29En réalité, pour comprendre pleinement la signification de la création des tribus « serviennes », il faut revenir sur la nature originelle de la tribu territoriale, telle qu’elle existait à l’époque archaïque ou au début de la République. Th. Mommsen estimait qu’à l’origine, seuls les propriétaires fonciers (adsidui) étaient enregistrés dans les tribus territoriales (Bodentribus), ce qui définissait leur qualité de citoyens optimo iure, tandis que le reste de la population, constitué de non-propriétaires qu’il identifiait aux aerarii, était exclu des tribus et du droit de vote154. Les tribus, fondées sur la propriété foncière individuelle, auraient donc d’abord été des « tribus réelles », avant de devenir des « tribus personnelles », lorsque le censeur Appius Claudius Caecus en 312 procéda pour la première fois au recensement de tous les citoyens par tribu, qu’ils fussent propriétaires ou non155. L’analyse erronée de Th. Mommsen sur les aerarii, qui lui avait permis d’expliquer la réforme de 312 par l’intégration des non-propriétaires fonciers dans les tribus156, ne remet toutefois pas en cause sa définition de la tribu territoriale primitive comme un « fonds de terre qui est ou peut faire l’objet d’une propriété quiritaire157 ». Les recherches menées depuis Th. Mommsen sur l’histoire agraire de la Rome archaïque ont en effet montré qu’à l’origine, les tribus territoriales constituaient le cadre administratif à l’intérieur duquel les citoyens pouvaient acquérir la terre en pleine propriété et voir leur propriété reconnue par le droit romain (dominium ex iure Quiritium)158. Autrement dit, à l’origine, c’est-à-dire avant l’évolution juridique et institutionnelle qu’elles connurent au cours du IV^e siècle, les tribus territoriales ne servaient pas encore de cadre pour le recensement de l’ensemble des citoyens, ou pour la levée du tributum et l’organisation du dilectus, même si elles ont pu commencer à servir de base censitaire à l’organisation de la classis (clipeata) dans le cadre de la mise en place d’une armée civique fondée sur la phalange hoplitique. Au VI^e et au V^e siècle, la fonction de la tribu territoriale était d’offrir aux citoyens adsidui et sui iuris le cadre juridique qui leur garantissait, selon le droit quiritaire, la propriété privée du sol, ce qui les rendait mobilisables et leur donnait par conséquent le statut de citoyens optimo iure. La création des premières tribus territoriales montre par conséquent l’existence de la propriété quiritaire fundiaire, d’ailleurs attestée par une série de dispositions de la loi des XII Tables, comme les sanctions prévues contre le vol, les dispositions relatives à la transmission du patrimoine ou à la délimitation de la propriété159. On peut même estimer que c’est l’existence de l’exploitation collective des terres au sein des grandes gentes qui rendit nécessaire, pour ceux qui étaient exclus de l’organisation gentilice, la création des premières tribus territoriales afin de leur garantir la propriété privée de la terre. Il est dès lors logique que les premières tribus territoriales soient apparues avec le développement de la propriété privée individuelle, sans doute favorisé par certains « rois » ou « tyrans » du VI^e siècle.

• 160 Le détail des hypothèses qui ont été avancées à leur sujet par l’historiographie moderne est donné (...)
• 161 Liv., 2, 21, 7. Plusieurs manuscrits indiquent una et triginta, mais la lecture viginti est assuré (...)
• 162 La mention de la dédicace du temple de Mercure, qui suit immédiatement la notice sur l’existence d (...)
• 163 La phrase ne signifie pas « à Rome, on créa vingt et une tribus » (G. Baillet, Paris, 1941), mais, (...)
• 164 Richard 1978, p. 397-398 ; Rieger 2007, p. 354, 358 ; Lanfranchi 2015, p. 292.
• 165 Les dates de création des tribus Claudia et Clustumina sont controversées et fortement débattues p (...)
• 166 Rieger 2007, p. 353-361 ; Lanfranchi 2015, p. 291-293.

30La question est toutefois plus complexe en ce qui concerne la création des tribus dites « rustiques », c’est-à-dire des tribus qui s’étendaient dans l’ager Romanus (fig. 1)160. Une notice, isolée, de Tite-Live donne une information capitale, datée de 495 av. J.-C. : Romae tribus una et viginti factae161. La notice est présentée sous une forme particulièrement lapidaire qui peut faire penser à une origine annalistique ancienne, voire à une notice des annales pontificales ou de la tabula dealbata162. La phrase, dont le sens est ambigu, signifie que les tribus sont devenues vingt et une en 495, c’est-à-dire que leur nombre atteint cette année-là englobe les tribus créées précédemment163. Cette interprétation semble corroborée par la periocha du livre 2 de Tite-Live, qui associe la création des nouvelles tribus à l’ajout de la tribu Claudia : Ob hoc Claudia tribus adiecta est numerusque tribuum ampliatus est, ut essent XXI (per. 2, 17). Pour l’abréviateur, la tribu Claudia est venue s’ajouter aux tribus déjà existantes (Claudia tribus adiecta est) et le nombre total de tribus fut ainsi porté à vingt et un : cela confirme bien l’existence de tribus antérieures164. Il est certain que la tribu Claudia, créée à partir du territoire que les Claudii ont partagé avec leurs clients en 504, ainsi que la tribu Clustumina, créée à partir du territoire de Crustumerium conquis en 499, figurent parmi les nouvelles tribus dont l’existence est attestée en 495165. Comme beaucoup d’auteurs estiment probable la création de tribus rustiques dès l’époque royale, soit simultanément à la création des quatre tribus « urbaines », soit de manière échelonnée dans le temps entre l’époque de Servius Tullius et 495, cette date est généralement considérée comme un terminus ante quem pour l’existence de vingt et une tribus à Rome166.

• 167 Varr., ling., 5, 56 : tribus dictae ab locis Suburana, Palatina, Esquilina, Collina.
• 168 Voir Magdelain [1971] 1990, p. 437-438.
• 169 Cels-Saint-Hilaire 1995, p. 110, 122 ; contra : Rieger 2007, p. 382-440 ; Lanfranchi 2015, p. 292- (...)
• 170 M. Rieger estime que les tribus rustiques n’ont pas été créées simultanément, mais par étapes succ (...)
• 171 Voir supra n. 101.
• 172 Voir infra, p. 180 de la version papier

31Toutefois, les quatre tribus « serviennes » portent des noms exclusivement toponymiques167, ce qui traduit sans doute la volonté expresse de marquer leur indépendance, au moins relative, à l’égard des structures gentilices, alors que seize des dix-sept tribus « rustiques » dont l’existence est assurée en 495 portent des noms gentilices, en lien avec les principaux domaines gentilices sur lesquels celles-ci ont été créées, qui montrent que le territoire rural était encore dominé par les gentes au moment de leur création168 : cette différence dans l’appellation des tribus à l’époque archaïque ne peut pas être sans signification et suggère deux types de structures sociales, relevant sans doute de deux époques différentes169. Si l’on considère que les « rois » ou « tyrans » du VI^e siècle ont effectivement favorisé l’accès à la propriété privée des individus extérieurs aux gentes et que les noms toponymiques des quatre tribus « serviennes » traduisent précisément leur indépendance à l’égard des structures gentilices, on ne voit pas pourquoi la même volonté d’indépendance ne se serait pas manifestée à propos des tribus « rustiques » si celles-ci avaient été créées à l’époque « royale ». Manifestement, depuis Servius Tullius, la création des tribus était un acte public fort qui émanait toujours du pouvoir politique : les tribus « rustiques » ont donc dû être créées quand les gentes avaient le pouvoir politique à Rome, ce qui n’était manifestement pas le cas avant le départ des Tarquins. Il est par conséquent fort probable que les seize tribus rustiques à noms gentilices aient été créées en même temps, après le départ des Tarquins, et que la date de leur création corresponde à la notice d’origine pontificale fournie par Tite-Live pour 495170. L’année 495 est par contre certainement un terminus ante quem pour la création de la tribu Clustumina, puisque celle-ci a été créée sur un territoire qui n’a été conquis qu’en 499171 ; en même temps, c’est la seule parmi les dix-sept tribus rustiques créées au début du V^e siècle qui porte un nom toponymique, ce qui traduit sans doute une histoire différente de celle des seize autres172.

• 173 Voir supra, p. 161-162 de la version papier.
• 174 Alföldi 1963, p. 304-318 (cf. Humbert 1978, p. 58-84 ; Cels-Saint-Hilaire 1995, p. 104-112) ; Humb (...)
• 175 Plut., Popl., 21, 10 (supra n. 63) ; Hermon 2001, p. 67 ; voir Fest. p. 288 L. (supra n. 62).
• 176 Liv., 2, 16, 5 : His civitas data agerque trans Anienem. Vetus Claudia tribus – additis postea nov (...)
• 177 Voir aussi Dion. Hal., 4, 9, 8 (supra n. 126).
• 178 Cf. Rieger 2007, p. 381.

32Comme « le texte de Tite-Live est le plus sûr de tous » (Th. Lanfranchi), il est impossible de dater la création des dix-sept tribus rustiques d’une année postérieure à 495. Celles-ci portent presque toutes des noms gentilices173 (à l’exception de la Clustumina), ce qui semble montrer qu’elles proviennent pour l’essentiel de domaines auparavant contrôlés par les gentes. Si l’on retient que la nature de la tribu territoriale à cette époque consistait en un cadre juridique pour garantir la propriété privée de la terre, la création des tribus rustiques en 495 ne traduirait aucunement une quelconque expansion territoriale, comme le pensaient A. Alföldi et M. Humbert, mais uniquement un changement de statut de la terre, au moment où celle-ci est devenue propriété privée174. L’apparition des tribus territoriales à noms gentilices refléterait l’accession à la propriété privée des clients des gentes qui exploitaient antérieurement leurs tenures dans le cadre des domaines gentilices. Les gentes auraient donc transformé en propriétés privées (ager privatus) les petites parcelles (agrorum partes) qu’elles attribuaient à titre précaire à leurs clients au sein de leurs domaines, comme le montre l’exemple des parcelles de deux arpents (bina iugera) distribuées aux clients des Claudii dans le territoire qui deviendrait ensuite la tribu Claudia175. Les témoignages de Tite-Live et de Denys vont dans le même sens et indiquent clairement que la distribution des lots de terre précéda la formation de la tribu territoriale176. Le terme grec utilisé par Denys, κλῆρος, évoque aussi bien le lot de terre distribué après tirage au sort aux habitants des colonies que la part d’héritage, ce qui rappelle le terme latin heredium177. Denys précise que le territoire sur lequel se trouvaient ces lots était tiré du domaine public (χώραν ἐκ τῆς δημοσίας), ce qui correspond sans doute au domaine appartenant collectivement au clan gentilice, assimilé par la tradition annalistique à l’ager publicus. En devenant propriétaires de leurs lots, les clients gentilices qui étaient issus de ce territoire (qui ex eo venirent agro) purent, ensuite (postea), être rajoutés à une tribu et en devenir membres (tribules)178.

• 179 Taylor 1960, p. 37 ; Hermon 2001, p. 65-67. Si cette hypothèse est exacte, on aurait pour ainsi di (...)

33Seize des dix-sept tribus rustiques créées en 495 portent des noms gentilices, ce qui signifie que les parcelles des clients gentilices y avaient été transformées en propriétés privées individuelles : c’est sans doute à ce moment-là que leurs bina iugera sont devenus des heredia, propriétés transmissibles par héritage et condition minimale pour faire de leurs propriétaires des adsidui. Le fait qu’une telle mesure de transformation des petites tenures, traditionnellement allouées à titre précaire aux clients sur les terres gentilices, en propriétés privées fût prise simultanément par plusieurs gentes et que seize domaines gentilices fussent, au moins partiellement, « privatisés » en même temps pour devenir des tribus territoriales, suppose une concertation et une décision commune de la part des gentes concernées, et évidemment un intérêt commun. Vu le contexte, on peut imaginer que l’initiative soit venue d’Appius Claudius Inregillensis, le dernier à avoir distribué des parcelles de terre à ses clients après la récente arrivée de son clan dans la cité romaine, et précisément l’un des « consuls » (ou praetores) de l’année 495179. Ce faisant, les clients des gentes devenaient à la fois des adsidui et des citoyens optimo iure, augmentant ainsi à la fois les ressources politiques (opes) de leur gens et le nombre de mobilisables pour l’armée de la cité. Le mouvement de « privatisation » de la terre, entamé à l’époque de Servius Tullius, se trouvait ainsi relancé et allait progressivement détacher ces clientèles des patres et renforcer la conscience politique collective de la plèbe.

• 180 Liv. 2, 21, 7 : Romae tribus una et uiginti factae. Aedes Mercuri dedicata est idibus Maiis. L’ass (...)
• 181 Paul., Exc. ex Fest., p. 111 L. : Mercurius a mercibus est dictus. Hunc etenim negotiorum omnium a (...)
• 182 Voir aussi Gagé 1976, p. 120-122, 132-133.
• 183 Liv., 2, 27, 5 ; voir Combet-Farnoux 1980, p. 47-51.
• 184 Le Bonniec 1958, p. 108-164, 213-276 ; Cazanove 1990.

34La création simultanée de dix-sept tribus rustiques en 495, dont seize tribus à noms gentilices, traduit par conséquent l’accession à la propriété privée individuelle de la terre d’un nombre très important de clients des gentes, qui acquéraient ainsi le statut de propriétaire possédant (adsiduus) déjà détenu par les individus dont les propriétés étaient enregistrées dans les quatre tribus « urbaines » et qui formaient le « noyau » d’origine de la plèbe. Un événement religieux paraît confirmer cette évolution économique et sociale qui bouleversa la société romaine archaïque : la dédicace du temple de Mercure, que Tite-Live mentionne aussitôt après la notice sur les vingt et une tribus, semble être le témoignage direct de l’affirmation du droit à la propriété quiritaire pour les plébéiens180. La « marchandise » (merx) à laquelle se serait primitivement identifié Mercure aurait d’abord été la terre à laquelle le dieu apportait sa garantie pour les transactions immobilières, ce qui démontre que celle-ci a alors pu obtenir le statut de propriété privée pour un grand nombre de plébéiens181. Si cette interprétation est juste, il y aurait donc un lien direct entre la création de nouvelles tribus territoriales et la dédicace du temple de Mercure, ce que suggère d’ailleurs le rapprochement des deux événements effectué par la notice d’origine pontificale transmise par Tite-Live182. Plus précisément, l’apparition simultanée des premières tribus rustiques et du culte de Mercure sous-entend que la terre est alors devenue une valeur marchande, qui s’achète et qui se vend, pour un nombre bien plus important de citoyens qu’auparavant. Lors de la dédicace du temple, un collegium mercatorum a été institué, qu’il faudrait plutôt comprendre comme un collegium Mercurialium, un collège sacerdotal de Mercuriales choisis au sein de la plèbe et chargés d’effectuer pro pontifice, c’est-à-dire à la place du pontife (alors encore patricien), les rites du culte public de Mercure : ce culte semble donc traduire, dans le domaine de la religion publique, la volonté d’affirmation politique et sociale de la plèbe face aux patriciat183. Par ailleurs, le culte de Cérès, déesse agraire, ainsi que le patrimoine foncier géré par le temple de la triade plébéienne sur l’Aventin, soulignent les rapports établis au début du V^e siècle entre la plèbe et la propriété foncière agricole184.

• 185 Capogrossi Colognesi 1988, p. 284-286 ; voir aussi P. Barbina dans Amoroso – Barbina 2003, p. 29.
• 186 Beloch 1926, p. 620 ; cf. Taylor 1960, p. 38.
• 187 Rieger 2008, p. 547-564.
• 188 De même, les Mucii possédaient un bienfonds situé sur la rive droite du Tibre, les prata Mucia, qu (...)
• 189   Liv., 2, 48, 8 – 50, 11 ; Dion. Hal., 9, 15, 2-6 (479) ; 9, 16, 6 – 17, 1 (478) ; 9, 18, 5 (477)  (...)

36La première conséquence de l’accession des clients gentilices à la propriété privée individuelle et de leur appartenance à une tribu en tant que tribules a été qu’ils se sont trouvés exclus de l’exploitation « gratuite » des terres collectives dont les gentes ont conservé le contrôle. En effet, seule une partie des domaines gentilices a fait l’objet d’une appropriation privée de la terre. Selon une hypothèse suggestive avancée par L. Capogrossi Colognesi, dans le récit sur l’arrivée des Claudii à Rome à la fin du VI^e siècle, le nombre de cinq mille clients auxquels auraient été distribuées des parcelles de deux jugères pour chacun aurait été calculé en tenant compte de la dimension de 25 km² du territoire romain qu’ils occupaient au nord de l’Anio, « entre Fidènes et Picetia »185. Mais comme la taille moyenne des premières tribus rustiques créées au début du V^e siècle est estimée, d’après les calculs de J. Beloch186, à environ 50 km², le savant italien suppose « una sostanziale parità fra terre in proprietà individuale e terre restate indivise », et estime que les terres restées indivises et placées sous le contrôle de la gens n’ont pas été intégrées dans la tribu Claudia au moment de sa création en 495, puisque celle-ci ne pouvait concerner que les terres soumises à appropriation. De même les Fabii, qui disposaient également de quatre ou cinq mille clients, étaient à l’origine de la tribu qui porte leur nom et qui s’étendait au sud de Rome, entre la via Appia et la via Laurentina (jusqu’à Lavinium)187, mais ils pourraient aussi avoir possédé des terres communautaires gentilices sur la rive droite du Tibre188 : ces possessions gentilices, extérieures à la tribu Fabia, pourraient expliquer la décision de la gens de les défendre militairement contre les convoitises de Véies, en menant contre la cité voisine un familiare bellum avec des privata arma, à la suite d’un décret gentilice pris sans l’accord de la cité189.

• 190 App., Ital., fr. 9 Goukowsky : προϊὼν δὲ τῇ δόξῃ καὶ ὑπὲρ ἄλλων ἀπεδίδου καὶ ταῖς δημοκοπίαις ἐπαι (...)

37Au début de la République, une partie des terres encore non soumises à des appropriations serait donc demeuré sous le contrôle des gentes les plus puissantes : ces terres sont restées en dehors du cadre des tribus territoriales, tout en appartenant à l’ager Romanus. D’ailleurs, la mise en vente de « terres encore indivises » par M. Manlius Capitolinus en 380 av. J.-C., pour pouvoir faire remise de leurs dettes aux citoyens endettés, indique qu’au début du IV^e siècle existaient encore des terres non attribuées à la propriété privée et qui devaient faire partie des terres gentilices190. Dans ces domaines gentilices, que la tradition annalistique a assimilés à l’ager publicus archaïque, les gentes patriciennes avaient longtemps réussi à maintenir l’ancien système de l’exploitation collective des terres. Ce sont ces terres qui commencèrent à faire l’objet d’une forte contestation sociale dès lors que le système de la propriété privée avait commencé à se généraliser à une large fraction de la population civique.

• 191 Cass. Hem., fr. 20 Chassignet = 6 F 41 Cornell (ap. Non., p. 217 L.) : Plebitatem, ignobilitatem [ (...)
• 192 Cornell 1995, p. 451, n. 106 ; Smith 2006, p. 240-241 ; cf. Forsythe 1990, p. 332. La majeure part (...)
• 193 Falcone 1996, p. 180-183 ; cf. Lanfranchi 2015, p. 415-417 ; id. 2022, p. 87-88.
• 194 Sall., Hist., 1, fr. 11 Maurenbrecher (ap. Aug., civ., 2, 18 ; cf. aussi 3, 17 et 5, 12) : Dein, i (...)
• 195 Voir aussi Lerouxel 2015, p. 128.
• 196 Cf. Capogrossi Colognesi 1988, p. 278-281 ; id. 2012, p. 72-73 ; Lanfranchi 2015, p. 417-418.
• 197 Lanfranchi 2015, p. 417 (mais reporte cette situation à la fin du VI^e siècle).

38Un fragment controversé de l’annaliste Cassius Hemina (milieu du II^e siècle) évoque, dans un contexte indéterminé, « ceux qui ont été chassés de l’ager publicus à cause de leur condition de plébéien (propter plebitatem)191 ». Il n’est pas possible de voir dans le problème agraire évoqué par l’annaliste un écho des conflits autour de l’ager publicus à l’époque des Gracques, car l’œuvre de Cassius Hemina leur est antérieure et il n’a jamais été question, à la fin du II^e siècle, d’exclure des plébéiens de l’ager publicus : il s’agit donc d’un problème bien plus ancien, qui devait concerner les terres communautaires exploitées collectivement par les gentes au début de la République192. Selon G. Falcone, la plebitas ne renverrait pas à la condition juridique du plébéien, mais à sa condition sociale de « pauvre », selon un sens qui lui aurait été donné par Caton, puisque la partie la plus riche de la plèbe jouissait de possessiones dans l’ager publicus : l’historien met par conséquent la notice de Cassius Hemina en rapport avec une très ancienne pratique de contrôle de la valorisation des terres publiques par les censeurs qui interdisait l’accès à la possessio de parcelles de l’ager publicus aux plébéiens qui n’avaient pas les moyens suffisants pour mettre ces terres en valeur et les exploiter193. Toutefois, un fragment des Histoires de Salluste, cité à plusieurs reprises par Augustin, met explicitement en rapport l’exclusion des plébéiens de terres contrôlées par les patriciens avec le contexte du conflit des ordres : les patriciens auraient chassé les plébéiens de leur domaine, amenant ceux-ci, accablés de violences et surtout de dettes, et devant de surcroît supporter à la fois les impôts et le service militaire en raison de guerres continuelles, à faire sécession sur le mont Sacré et sur l’Aventin194. Le contexte est indiscutablement celui de la lutte des ordres et se trouve être le même que dans le fragment de Cassius Hemina, puisque, dans les deux cas, les plébéiens sont chassés par les patriciens de terres qu’ils occupaient : la plebitas ne peut donc désigner ici que l’appartenance à la plèbe195. Il est par contre difficile de voir dans les terres récemment conquises celles dont les plébéiens auraient été chassés, puisque les textes de Cassius Hemina et de Salluste supposent une occupation ou au moins une exploitation préalable de ces terres par les plébéiens196. Par conséquent, le seul ager publicus d’où les patriciens ont pu chasser des plébéiens en raison de leur statut ne peut concerner que les terres gentilices dont les gentes avaient conservé le contrôle après la création des tribus rustiques : en devenant propriétaires de leurs parcelles de terre et membres des tribus (tribules), leurs anciens clients gentilices rejoignaient le statut des autres plébéiens propriétaires de terre et membres des premières tribus « serviennes », et se sont vu interdire l’accès gratuit aux terres communes, probablement aux pâtures, restées sous le contrôle des gentes197.

• 198 Liv., 2, 23, 1 : Civitas secum ipsa discors intestino inter patres plebemque flagrabat odio, maxim (...)
• 199 Meunier 2016 ; cf. Forsythe 2005, p. 219 ; Lanfranchi 2022, p. 90-91.
• 200 Cornell 1995, p. 266-267.

39La deuxième conséquence de l’accession des clients gentilices à la propriété privée, également évoquée dans le fragment cité de Salluste, est le lourd endettement que ces « nouveaux » plébéiens subirent, et qui est régulièrement mentionné comme l’une des causes de la première sécession de la plèbe en 494. Le problème de l’endettement de la plèbe et de son corollaire, le nexum, est en effet apparu la même année que la création des dix-sept tribus rustiques, en 495198. Certains auteurs ont relevé que la question des dettes et des troubles sociaux qu’elle provoqua n’est évoquée dans nos sources d’origine annalistique (en fait, Tite-Live et Denys d’Halicarnasse) que pour le début du V^e siècle, puis de nouveau au IV^e siècle après plusieurs décennies de silence sur le sujet : ils en ont déduit une « réélaboration narrative » de l’époque la plus ancienne, inspirée de situations historiques bien plus tardives, et une apparition du problème des dettes seulement à partir du début du IV^e siècle199. Sans contester la part indéniable de reconstruction narrative contenue dans nos sources littéraires, notamment dans la mise en scène de certaines situations dramatiques destinées à émouvoir leur public, la question des dettes et celle de leur corollaire, le nexum, sont toutefois attestées par plusieurs dispositions essentielles de la loi des XII Tables, ce qui confirme l’existence de ces pratiques pour le V^e siècle et rend plausible l’apparition de l’endettement de la plèbe dès le début du siècle200.

• 201 Lex XII Tab., vi, 1 FIRA = vi, 1 Humbert (cf. vi, 1 RS) : cvm nexvm faciet mancipivmque, vti lingv (...)
• 202 Varr., ling., 5, 183 : Per trutinam solvi solitum : vestigium etiam nunc manet in aede Saturni, qu (...)
• 203 De Martino 1980, p. 45-47 ; Crawford 1985, p. 19-22 ; Zehnacker 1990, p. 310 ; Lerouxel 2015, p. 1 (...)
• 204 Plin., nat., 33, 43 : Populus Romanus ne argento quidem signato ante Phyrrhum regem devictum usus (...)
• 205 C’est pourquoi les prêts à l’origine du nexum étaient des prêts en bronze pesé, et non en nature c (...)
• 206 Varr., ling., 5, 163 ; 7, 105 ; Fest., p. 321-322 L. ; voir Magdelain 1990 [1986], p. 27-31.
• 207 Liv., 6, 14, 5 : Inde rem creditori palam populo soluit libraque et aere liberatum emittit. Gai., (...)
• 208 D’après les juristes, il existait en fait deux formes de nexum, suivant sa fonction : une forme pr (...)
• 209 Varr., ling., 7, 105 : Liber qui suas operas in servitutem pro pecunia quam debebat nectebat, dum (...)

40À l’époque archaïque, les citoyens romains qui étaient dans l’incapacité de payer leurs dettes se trouvaient dans l’obligation de rembourser leurs créanciers en leur vendant leur force de travail201. L’apparition du problème de l’endettement (aes alienum) et de l’usure (fenus) à l’époque archaïque est liée à la naissance d’une économie prémonétaire, marquée par l’apparition des premiers lingots de bronze dont la valeur était estimée au poids à l’aide d’une balance (fig. 2)202. Ces lingots de bronze ont parfois été assimilés à « des paléomonnaies ou des objets paléomonétaires » (H. Zehnacker), servant simplement d’unités de compte lors des transactions, mais sont aujourd’hui considérés comme une « monnaie à part entière » (F. Lerouxel), puisqu’ils en remplissent toutes les fonctions203. C’est pourquoi la livre de bronze pesée (aes librale) remplaça l’estimation de la richesse mobilière (pecunia) en bétail (pecus) comme moyen de paiement et favorisa le développement de l’endettement d’une population paysanne qui avait insuffisamment accès à ce nouveau moyen de paiement204. Le recours à l’emprunt consistait à faire appel au « bronze d’autrui » (aes alienum), c’est-à-dire aux réserves métalliques d’une autre famille205. La procédure archaïque du prêt « par le bronze et la balance » (per aes et libram) passait par la pesée de la quantité de bronze qui faisait l’objet du prêt ; elle permettait au créancier (fenerator) d’hypothéquer la personne de son débiteur, en lui remettant un petit lingot symbolique (aes nexum ou raudusculum) qui restait attaché (obligatum) à son cou par un collier et qui représentait la créance qui restait matériellement liée (obligatur) à son corps ; c’est pourquoi l’homme qui accepte ce type de prêt se trouve « lié » (nexus), « comme étant accablé (obaeratus) par le bronze qu’il doit »206. Cette pesée était de nouveau effectuée lors du remboursement de la dette : chez Tite-Live, Manlius Capitolinus rembourse publiquement, sur le Forum, le créancier d’un centurion endetté en libérant le débiteur « par la balance et le bronze » (libra et aere)207. Par son étymologie, le nexum exprime l’idée d’un lien (cf. nectere, « lier »), donc d’une obligation : il était un procédé d’assujettissement, volontaire ou non, par lequel un débiteur, devenu un nexus, se mettait à la disposition de son créancier (ou d’un autre citoyen) en travaillant pour lui afin d’obtenir la somme nécessaire au remboursement de sa dette, tout en restant citoyen romain208. Celui qui était endetté pour de l’argent qu’il avait dû emprunter se trouvait nexus ob aes alienum. Dans une économie agraire qui en était encore au stade prémonétaire, le remboursement s’effectuait généralement en nature sous la forme de journées de travail : d’après la définition donnée par Varron, le nexus était un homme libre, donc un citoyen, contraint de fournir un travail dans un état de dépendance imposée (in servitutem) pour rembourser sa dette209. C’est pourquoi le nexum n’est pas la peine encourue par celui qui n’arriverait pas à rembourser sa dette, mais l’obligation (de travail) liée à cette dette.

• 210 Lerouxel 2015, p. 109.
• 211 Ibid., p. 111-112.
• 212 Lex XII Tab., viii, 18a-b FIRA = viii, 7a-b RS = viii, 18a-b Humbert ; Liv., 7, 16, 1 ; 7, 27, 3 ; (...)
• 213 Il n’est pas impossible que la situation pour les débiteurs ait été pire avant la loi des XII Tabl (...)
• 214 Lerouxel 2015, p. 133. Voir aussi Zehnacker 1980, p. 361.

41F. Lerouxel a démontré de manière très convaincante que « l’institution du nexum, l’esclavage pour dettes, [était] la source principale de main-d’œuvre agricole pour les riches aristocrates » du VI^e au IV^e siècle av. J.-C.210 ». Alors qu’à partir du III^e siècle, avec le prêt sous forme de monnaie frappée, les créanciers accordaient des prêts dans l’espoir d’en tirer des revenus financiers – ce qui les conduisait à modérer leurs taux d’intérêt –, à l’époque archaïque, l’institution du nexum avait pour principal objectif, sinon le seul, d’obtenir des journées de travail du débiteur dès la contraction du prêt : « Le prêt n’a alors pas d’autre fonction que de créer une dette qui permet au créancier de faire entrer le débiteur dans sa dépendance » (F. Lerouxel, ibid.). Autrement dit, l’asservissement du débiteur à une forme de travail forcé n’est pas la conséquence malencontreuse d’un défaut de remboursement à l’échéance du prêt, mais l’objectif même du prêt, « conçu pour créer un état de dépendance qui permette d’obtenir le travail des débiteurs », c’est pourquoi « le taux d’intérêt a pour fonction première de rendre le remboursement le plus difficile possible, pour faire entrer le débiteur dans la dépendance du créancier et la prolonger le plus longtemps possible211 ». F. Lerouxel reprend une interprétation de H. Zehnacker à propos du taux d’intérêt d’un douxième (fenus unciarium), que la loi des XII Tables, suivie par un plébiscite de 357 av. J.-C., avait prescrit de ne pas dépasser212 : il est probable qu’il se soit en fait agi d’un taux d’intérêt prohibitif de 100 % sur une année (soit un douzième du capital emprunté par mois), visant à organiser sciemment l’insolvabilité des débiteurs213. Les créanciers auraient donc voulu « créer le plus rapidement possible les conditions de l’insolvabilité de leurs débiteurs pour pouvoir disposer de leur force de travail214 ».

• 215 Günther 1959. Sur la loi Poetelia Papiria de nexis, voir infra n. 281.
• 216 Lerouxel 2015, p. 130-131.
• 217 Ibid., p. 128.

42Si donc ceux qui disposaient de grands domaines fonciers avaient tout intérêt à voir se développer le nexum, de manière à trouver à bon compte une main-d’œuvre nombreuse et docile, il reste à comprendre les raisons profondes et structurelles de cet endettement massif d’une partie de la plèbe. Autrement dit, qu’est-ce qui a poussé des milliers de plébéiens à s’endetter aussi massivement ? Il ne peut en aucun cas s’agir de problèmes de semailles ou de soudure, typiques selon certains historiens « primitivistes » de l’économie agraire de la Rome archaïque : le bronze pesé (aes librale) ne servait pas à financer les biens de consommation, et l’achat de ces derniers ne permettrait pas d’expliquer l’endettement massif et chronique de nombreuses générations de plébéiens pendant au moins un siècle et demi. Selon R. Günther, le recours aux nexi s’expliquerait par les difficultés extérieures rencontrées par Rome à partir de la fin du VI^e et tout au long du V^e siècle. Le ralentissement des conquêtes romaines et la diminution du nombre de prisonniers de guerre auraient poussé les patriciens à se tourner vers une nouvelle source de main-d’œuvre pour cultiver leurs terres sous la forme du travail contraint. Inversement, la reprise des conquêtes impérialistes à partir de la deuxième moitié du IV^e siècle provoqua l’afflux de nouveaux prisonniers de guerre et d’une main-d’œuvre servile étrangère qui rendit inutile le maintien du nexum, aboli par la loi Poetelia Papiria de 326 ou 313215. Cette analyse a le mérite de donner une explication à la naissance de l’esclavage pour dettes au début du V^e siècle et à sa disparition au IV^e siècle, mais elle ne convainc pas vraiment, car les esclaves-marchandises d’origine étrangère étaient sans doute relativement rares au VI^e siècle et il ne semble pas possible « d’analyser le nexum comme une simple parenthèse dans l’histoire de la main-d’œuvre servile dans l’agriculture romaine216 ». F. Lerouxel propose d’expliquer l’apparition du nexum au début du V^e siècle par le problème agraire évoqué par les fragments de Cassius Hemina et de Salluste : au début de la République, les patriciens seraient revenus sur les distributions de terres à la plèbe qu’avait effectuées Servius Tullius, afin d’accaparer « l’essentiel de la terre publique à leur profit exclusif après le changement de régime217 ». Mais cela suppose d’imaginer pour l’époque archaïque un ager publicus similaire à celui que l’on connaissait à la fin de la République, ou que les patriciens aient exproprié les plébéiens en les chassant de leurs terres privées (alors que Cassius Hemina parle d’ager publicus), et l’on ne comprend pas davantage quel aurait été l’objet de la transaction aboutissant à un endettement massif de la plèbe (en échange de quoi les plébéiens se seraient-ils endettés, s’ils avaient été chassés de leurs terres ou du domaine public ?).

• 218 Dion. Hal., 6, 23, 2-3.
• 219 Hermon 2001, p. 72.

43D’après les récits de l’annalistique, cet endettement concernait en premier lieu ceux qui étaient mobilisés pour la guerre au sein de l’armée de la cité : ces nexi auraient refusé de prêter le serment militaire tant qu’ils n’auraient pas bénéficié d’une remise de leurs dettes218. S’agissant d’individus mobilisés ou mobilisables, les individus endettés étaient donc des adsidui, c’est-à-dire des propriétaires fonciers. Or, la seule acquisition qui permet d’expliquer à la fois l’endettement massif d’une partie de la population et son apparition soudaine l’année de la création des dix-sept premières tribus rustiques est la terre. Les clients des gentes ne sont sans doute pas devenus propriétaires de leurs parcelles à titre gratuit, mais à la suite d’un endettement (aes alienum) payé en échange d’un travail contraint (le nexum), sans qu’il n’y ait, d’ailleurs, de véritable circulation monétaire entre eux et leurs créanciers, les patres des gentes auxquelles avaient appartenu leurs parcelles : en devenant propriétaires de leurs parcelles, les clients gentilices seraient devenus des nexi219. Il ne leur était sans doute pas possible de refuser une telle transaction, d’autant qu’ils gagnaient en échange le statut d’adsidui et donc de mobilisables.

• 220 Liv., 2, 24, 6 : Contioni deinde edicto addidit fidem, quo edixit « ne quis civem Romanum vinctum (...)
• 221 Liv., 2, 24, 7-8 : Hoc proposito edicto, et qui aderant nexi profiteri extemplo nomina, et undique (...)
• 222 Meunier 2021, p. 178-179, 189-191. N. Meunier propose de reconnaître dans les nexi non des dépenda (...)

44Toutefois, leur double statut de clients gentilices et de nexi, contraints au travail forcé sur les terres des patres, leur interdisait, concrètement, de pouvoir être mobilisés dans l’armée civique et de devenir ainsi des citoyens romains optimo iure. Leur mobilisation dans l’armée de la cité était cependant devenue juridiquement possible, puisqu’ils étaient désormais des adsidui, et devait en même temps être une nécessité militaire pour la cité, menacée par les Volsques, ce qui expliquerait l’édit (edictum) publié par le « consul » P. Servilius en 495, « par lequel il interdit de tenir un citoyen romain enchaîné ou emprisonné de façon à l’empêcher de se faire enrôler par les consuls, de saisir ou de vendre les biens d’un soldat tant qu’il est à l’armée, d’arrêter ses enfants ou ses petits-enfants220 ». Aussitôt après la publication de cet édit, « les nexi présents se firent enrôler sur-le-champ, et, de tous les côtés de la ville, se précipitant hors des maisons, puisque leurs créanciers n’avaient pas le droit de les retenir, d’autres accour[urent]ent au Forum pour prêter serment. Ils formèrent une troupe nombreuse » qui remporta, dans la foulée, un brillant succès militaire dans la guerre contre les Volsques221. Comme l’a récemment montré N. Meunier, l’édit de Servilius a conféré aux nexi le droit de s’enrôler dans l’armée de la cité, une armée qui échappait au contrôle gentilice et qui leur permettait d’accéder au statut de mobilisables et donc de citoyens optimo iure. Les nexi, qui étaient au départ des « dépendants gentilices » extérieurs au « noyau plébéien initial », obligés de servir dans la milice clanique de leur gens, rejoignaient ainsi le statut des plébéiens qui avaient déjà pu devenir propriétaires précédemment et qui étaient enregistrés dans les quatre tribus « urbaines » attribuées à Servius Tullius222.

• 223 A. Ziołkowski explique également la disparition de la clientèle archaïque par l’accession des clie (...)
• 224 D’après le récit de Tite-Live, le « consul » Appius Claudius prononça « des sentences aussi dures (...)
• 225 La cause profonde de cette « grève de la guerre » est bien liée au problème des dettes et du nexum(...)

45Le statut plébéien (plebitas) nouvellement acquis par ceux qui avaient été jusque-là les clients des gentes les détacha progressivement des liens de dépendance qu’ils avaient eu avec les patres, ce qui pourrait expliquer la disparition mystérieuse de la clientèle archaïque au cours du V^e siècle223. En rejoignant les rangs de la plèbe alors en formation et en devenant des citoyens à part entière, ces anciens clients gentilices durent en effet se libérer des obligations sociales qui les liaient aux gentes et perdirent probablement, par la même occasion, le droit de continuer à utiliser à titre gratuit les terres collectives que celles-ci avaient réussi à conserver après la création des premières tribus rustiques : ils s’en virent donc « chassés », comme semblent l’évoquer les fragments de Cassius Hemina et de Salluste. Cela expliquerait aussi les revendications incessantes de la « plèbe », au V^e siècle, du droit d’exploiter les terres de l’« ager publicus » contrôlé par les patres, que beaucoup devaient avoir l’habitude d’utiliser jusque-là. En même temps, leur nouveau statut de citoyens, munis de droits et de devoirs, mobilisables dans l’armée civique comme tous les adsidui, entrait en conflit avec leur double statut de clients gentilices et de nexi, contraints au travail forcé sur les terres des patres, leurs (anciens) patrons devenus leurs créanciers. L’édit de Servilius n’avait en effet été qu’un moratoire, puisqu’il fut rejeté l’année suivante par une partie des patres, à la tête desquels la tradition place Appius Claudius Inregillensis224, ce qui signifie que, une fois la campagne militaire terminée, les nexi étaient retombés dans leur situation de dépendance qui leur imposait un travail contraint (nexum). Ce fut sans doute là le principal mobile qui déclencha leur révolte et qui déboucha sur la première sécession de la plèbe l’année suivante, en 494225.

• 226 Lanfranchi 2015, p. 61-62.
• 227 Tite-Live indique que, selon la tradition la plus répandue, « l’armée se retira sur le mont Sacré, (...)
• 228 Lanfranchi 2015, p. 65.
• 229 La date de la création de la tribu Clustumina est fortement disputée par l’historiographie moderne (...)
• 230 Voir supra n. 101.
• 231 Voir supra n. 147 et 167.
• 232 Rieger 2007, p. 379 ; voir aussi A. Amoroso dans Amoroso – Barbina 2003, p. 31.
• 233 Rieger 2007, p. 381-382.
• 234 Martínez-Pinna 2020, p. 340-342. Les recherches archéologiques menées sur place ont révélé une réo (...)
• 235 Dans ce cas, seules les seize tribus rustiques à noms gentilices auraient été créées en 495, et la (...)
• 236 Peppe 1981, p. 52 : alors que Tite-Live n’évoque le problème de l’endettement de la plèbe qu’en 49 (...)
• 237 Martínez-Pinna 2020, p. 335 ; Lanfranchi 2022, p. 32.
• 238 Bernard 2016, p. 322-323 ; Lanfranchi 2022, p. 91.

46Un passage fortement débattu du De lingua Latina (5, 81) de Varron établit un rapport à la fois entre le tribunat militaire et l’origine du tribunat de la plèbe, et entre la première sécession de la plèbe et une révolte de l’armée sur le territoire de Crustumerium226 : Tribuni plebei, quod ex tribunis militum primum tribuni plebei facti, qui plebem defenderent, in secessione Crustumerina (« Les tribuns de la plèbe <sont ainsi nommés> parce que, pendant la sécession de Crustumerium, les premiers tribuns de la plèbe créés pour défendre la plèbe furent choisis parmi les tribuns militaires »). Le passage de l’antiquaire confirme le rôle joué par les officiers de l’armée – des tribuns militaires issus probablement des primores plebis – dans cette sécession militaire, puisque c’est l’armée civique qui fit la « grève de la guerre ». Mais surtout, l’expression in secessione Crustumerina indique que la révolte se déroula sur le territoire de Crustumerium227, transformé en tribu peu auparavant (fig. 3). Tout indique en effet que « la création de la tribu Clustumina avait précédé de peu la sécession de 494228 » et qu’elle a eu lieu au plus tard en 495229, peu de temps après la conquête de Crustumerium en 499230. Contrairement aux autres tribus rustiques créées la même année, la Clustumina n’emprunte pas son nom à celui d’une gens (patricienne), mais à un toponyme, comme les quatre tribus « urbaines231 ». Mais à la différence des tribus « urbaines », dont les noms dérivent de toponymes liés à des espaces intérieurs à la ville (Esquilin, Palatin, Subure et les colles), la tribu Clustumina a été nommée d’après une localité étrangère dont le territoire fut incorporé à l’ager Romanus antiquus après avoir été conquis : cela signifie, selon M. Rieger, l’introduction d’un nouveau modèle qu’il faut mettre en relation avec la naissance du conflit entre patriciens et plébéiens et qui est devenu constitutif de l’organisation de la conquête romaine à l’époque républicaine, puisque, par la suite, presque toutes les nouvelles tribus romaines (à l’exception de la Publilia, en 358, et de la Quirina, en 241) prendront un nom toponymique provenant du territoire conquis232. Autrement dit, le fait que les seize autres tribus rustiques créées en 495 portent des noms gentilices fournit un contexte particulier à la création de la Clustumina qui doit sans doute être mis en relation avec le souhait de la plèbe d’obtenir des distributions de terres233. L’originalité de la dénomination toponymique de la Clustumina, au début du V^e siècle, pourrait par conséquent signifier que, contrairement aux autres tribus rustiques, et notamment de la voisine Claudia, la tribu n’a pas été créée à partir des parcelles (bina iugera) des clients gentilices transformées en propriétés privées individuelles (heredia), mais à partir des lots de terre distribués et assignés à partir du territoire conquis, et acquis en propriétés individuelles par des citoyens romains aussitôt après la conquête234. L’originalité de sa dénomination toponymique peut également laisser penser que la tribu Clustumina ait été la toute première tribu rustique, créée aussitôt après la conquête du territoire de Crustumerium en 499 et la distribution ou la vente des terres conquises aux soldats de l’armée : la force du modèle ainsi créé et l’attraction que ces nouvelles propriétés « plébéiennes » (c’est-à-dire non gentilices et donc non « patriciennes ») ont pu exercer sur les clients des gentes ont pu pousser les patres, à l’instigation du « consul » Appius Claudius Inregillensis, à transformer en 495 les tenures de deux jugères de leurs clients en propriétés privées et leurs pagi en tribus rustiques235. Quoi qu’il en soit, le choix du lieu par les organisateurs de la sécession militaire de 494, les tribuns militaires issus de l’élite de la plèbe, probables grands propriétaires terriens, n’a pas seulement été déterminé par les opérations militaires en cours, mais aussi parce que c’est là que les primores plebis, et peut-être aussi une partie de la plèbe « urbaine », avaient acquis des terres et se trouvaient en position de force. Ces « plébéiens » reçurent alors le renfort des anciens clients gentilices, nouveaux propriétaires (adsidui) et nouveaux mobilisables issus des seize tribus rustiques à noms gentilices, qui se fondirent dans la plebs en formation et lui donnèrent le poids décisif du nombre. Le problème des dettes et celui de l’accès à de nouvelles terres agricoles disponibles allaient désormais se conjuguer dans les revendications sociales de la plèbe jusqu’au IV^e siècle236. J. Martínez-Pinna a toutefois relevé que l’auxilium des tribuns de la plèbe était inefficace contre le nexum, ce qui laisse supposer que la défense sociale des nexi n’était pas la priorité des primores plebis, du moins au moment de la création du tribunat au début du V^e siècle, et que leurs préoccupations étaient davantage politiques qu’économiques et sociales237. On peut aussi imaginer, avec S. Bernard, que les tribuns n’intervinrent pas contre la pratique du nexum parce que celle-ci pouvait également profiter aux primores plebis, qui étaient avant tout des grands propriétaires terriens, et que leur relative passivité à l’égard de ce problème relevait d’une stratégie délibérée pour échanger le travail contre la terre238.

• 239 Musti 1988, p. 375-376.
• 240 Humm 2005, p. 429-430 ; id. 2006, p. 44-48.
• 241 Lex XII Tab., i, 4 Humbert (cf. i, 4 FIRA = i, 4 RS) : adsidvo vindex adsidvvs esto ; proletario c (...)
• 242 Humm 2005, p. 260-262, 313-314.
• 243 Lex XII Tab., ix, 1-2 FIRA = ix, 2a Humbert (cf. ix, 2 RS) : de capite civis nisi per maximvm comi (...)
• 244 Humm 2018, p. 69-76.

47Les plébéiens révoltés en 494 semblent donc d’abord avoir été des propriétaires fonciers (adsidui), membres de l’armée, extérieurs aux gentes patriciae ou en rupture de ban avec elles, et leurs leaders, devenus leurs premiers tribuns, de grands propriétaires fonciers opposés à la vieille aristocratie gentilice des patres239. L’assise foncière de la richesse plébéienne (et donc de l’identité sociale de la plèbe) explique par conséquent que la tribu fut choisie par la plèbe pour servir de cadre à l’organisation de sa propre assemblée et au choix de ses magistrats, même s’il ne faut pas nécessairement voir dans le concile de la plèbe une « assemblée de propriétaires » (les plébéiens non propriétaires n’en ont certainement pas été exclus). Les tribus territoriales, au départ de simples regroupements de propriétés privées, ont dû fournir les cadres géographiques au sein desquels les habitants ont pris l’habitude de se réunir, dès la naissance du concile de la plèbe. L’assemblée plébéienne devait par conséquent réunir les citoyens en dehors de tout principe timocratique, donc uniquement d’après leur lieu de résidence240. En réalité, la distinction entre plébéiens propriétaires et plébéiens non propriétaires existait bien, puisque le droit romain archaïque opposait ceux qui avaient du bien et dont la fortune reposait sur la richesse foncière (adsidui) et ceux qui n’avaient pas de résidence stable parce qu’ils étaient non-propriétaires (proletarii)241. Cette distinction statutaire de nature à la fois sociale et juridique se retrouvait, au moins partiellement, dans l’organisation militaire archaïque, puisque les membres de la classis devaient être à l’origine des adsidui, même si tous les infra classem n’étaient pas nécessairement des proletarii242. L’existence d’obligations militaires différentes en fonction du statut social et juridique trouvera sa traduction politique non pas dans l’assemblée plébéienne, mais dans l’organisation centuriate, expression politique du populus en armes dont l’existence commence à être attestée à partir du milieu du V^e siècle. La dimension politique de l’assemblée centuriate est en effet signalée pour la première fois par la loi des XII Tables, sous le nom de comitiatus maximus, comme la seule assemblée apte à juger de la peine capitale d’un citoyen243. Cette distinction statutaire de certains citoyens en fonction de leur richesse et de la nature de celle-ci portait en germes la société d’« ordres » qui émergera à l’époque médio-républicaine244.

• 245 Ibid., p. 49-60.
• 246 Caprogrossi Colognesi 1988, p. 267-271 ; id. 2012, p. 68-71 ; cf. Lanfranchi 2015, p. 411, 417.
• 247 Capogrossi Colognesi 1988, p. 281, 287-288 ; id. 2012, p. 72-73 ; Lanfranchi 2015, p. 366-371.
• 248 Liv., 2, 41 ; Dion. Hal., 8, 69 – 70 ; 8, 71, 5-6 ; 8, 72, 2-3 ; 8, 74, 2-3. Voir Lanfranchi 2015, (...)

48La tribu Clustumina, créée au début du V^e siècle à partir du territoire conquis par les soldats de l’armée de la cité et avec les propriétés que ces « plébéiens » y avaient obtenues, constitua probablement pendant longtemps un modèle pour les revendications agraires de la plèbe : les territoires conquis devaient être partagés et redistribués au profit de tous les citoyens mobilisés dans l’armée civique. Mais il est fort probable aussi que ceux qui commencèrent alors à se définir comme les « patriciens » (patricii), terme qui englobait les patres, leurs familles proches et l’ensemble de leurs gentiles245, tâchèrent de conserver pour leur propre usage l’exploitation des terres conquises, en profitant de la situation de monopole que leur procurait leur domination politique à la tête des affaires de la cité. Pour L. Capogrossi Colognesi, les patres auraient réussi à étendre le système d’appropriation collective gentilice aux nouvelles terres conquises à partir du début de la République, et c’est dans ce contexte que se serait développée la « lutte des ordres » autour du partage de l’« ager publicus » pendant tout le V^e et les premières décennies du IV^e siècle246. Dès l’époque de Spurius Cassius, le conflit agraire ne semble pas tant s’être porté sur les anciennes terres gentilices, dont les patres et leurs gentes avaient réussi à conserver le contrôle, que sur les nouveaux territoires conquis sur les voisins. D’ailleurs, la volonté de distribuer à la plèbe des terres « publiques » provenant de territoires conquis serait à l’origine de la rogatio Cassia de 486247. La crise politique liée à cet épisode ainsi que la ruine de Spurius Cassius semblent liées à l’offensive menée contre lui par les patres à la suite de sa proposition de partager, avec les nouveaux alliés, les Herniques, les terres agraires récemment conquises par les Romains248.

• 249 Capogrossi Colognesi 2012, p. 73, n. 32.
• 250 Liv., 4, 48, 1-4 : Turbatores volgi erant Sp. Maecilius quartum et M. Metilius tertium tribuni ple (...)
• 251 Falcone 1996 p. 172, 212-213 ; Lanfranchi 2015, p. 417.
• 252 Le terme κληρουχία est fréquemment employé chez Denys avec les verbes νέμω (distribuer), διανέμω ( (...)
• 253 Capogrossi Colognesi 2012, p. 74-75.

49Mais c’est surtout à partir de la fin du V^e siècle, lorsque les succès militaires permirent à Rome de commencer à étendre son territoire, que cette nouvelle perspective s’ouvrit. L. Capogrossi Colognesi remarque que dans certains passages de nos sources littéraires, une « polarité » semble se dégager entre les terres possédées en propriété légitime par les plébéiens et celles qui ont été enlevées aux ennemis et qui sont possédées par les patriciens249. En 416, une rogatio agraria présentée par les tribuns Spurius Maecilius et Marcus Metilius proposait que « tout territoire pris aux ennemis serait partagé par tête (viritim) », en argumentant que, dans une cité comme Rome, « il n’y avait presque pas de terre qui n’eût été prise par les armes » et que « la terre qu’on y avait vendue ou assignée publiquement, seule la plèbe la possédait en pleine propriété »250. Une étude attentive du vocabulaire utilisé par Tite-Live et par Denys d’Halicarnasse à propos des terres distribuées à la plèbe à partir des territoires conquis au V^e siècle donne l’image, selon L. Capogrossi Colognesi, de petits lots de terre acquis en pleine propriété. Selon lui, la terminologie utilisée par les auteurs anciens montre, par l’emploi de formules stéréotypées qui évoquent le schéma de la divisio et de l’adsignatio, que la plèbe poussait à la division et à l’assignation des terres conquises, des concepts qui supposent une médiation publique dans la distribution des terres251 et qui seraient intimement liés à la notion de dominium ex iure Quiritium. Il note que le terme latin le plus utilisé chez Tite-Live pour marquer la demande de terre de la plèbe est dividi (souvent associé à viritim), tandis que Denys d’Halicarnasse utilise souvent le mot κληρουχία, qui ferait directement référence aux notions latines de divisio et d’adsignatio252. Bref, il s’agirait d’une terminologie relative à la propriété individuelle, non à la possession de parcelles de l’ager publicus253. Autrement dit, la propriété privée individuelle serait, à Rome, un mode d’exploitation agraire propre à la plèbe qui remonterait au moins au V^e siècle.

• 254 Liv., 4, 47, 7 [à Labici, en 418] ; 6, 16, 6 [à Satricum, en 385] ; 8, 11, 14 [dans les futures tr (...)
• 255 Varr., rust., 1, 10, 2 (supra n. 65). Voir Wiseman 1995 ; Humm 2023.
• 256 Dion. Hal., 2, 7, 4 (supra n. 9).
• 257 Plut., Popl., 21, 10 (supra n. 63).
• 258 Liv., 6, 36, 11 : « Auderentne postulare ut, cum bina iugera agri plebi dividerentur, ipsis plus q (...)

50La tension agraire était d’autant plus forte que le module traditionnel de la petite propriété paysanne semble être resté figé aux dimensions de l’heredium de deux jugères, rendant indispensable soit l’exploitation complémentaire des terres communes qui avaient été conservées par les gentes (et qui étaient probablement exploitées sous la forme de l’ager compascuus), soit le partage des terres qui avaient été conquises sur les voisins. La tradition annalistique a conservé le souvenir de ces bina iugera tout au long du V^e siècle et jusqu’en plein IV^e siècle, notamment dans un contexte colonial254. Les colonies romaines fondées à cette époque semblent avoir suivi le « modèle romuléen » des petites propriétés foncières de deux jugères (bina iugera), à moins qu’il ne faille plutôt imaginer que le « modèle romuléen » ait été forgé à cette époque, comme d’ailleurs en grande partie la légende romuléenne elle-même, à partir de l’expérience coloniale contemporaine255. En tout cas, le partage foncier du territoire d’une cité entre terres distribuées viritim en pleine propriété, terres destinées à l’édification des temples et des sanctuaires, et terres destinées à une exploitation collective, comme le présente Denys d’Halicarnasse dans sa « constitution de Romulus », continuerait à être pratiqué dans les colonies fondées à l’époque républicaine en se revendiquant du « modèle romuléen » des origines256. Mais il est probable surtout que ce modèle foncier soit avant tout un héritage historique réel des bina iugera pratiqués au sein des grands domaines gentilices à l’époque archaïque et au début de la République, comme l’indique la tradition sur les deux arpents distribués aux clients des Claudii dans la future tribu Claudia257. On retrouve enfin les bina iugera dans l’argumentaire rhétorique des tribuns Caius Licinius et Lucius Sextius, en 369, pour défendre leur projet de loi (rogatio) visant à limiter la taille des très grandes propriétés (voir infra)258.

• 259 Liv., 5, 30, 8 : Adeoque ea victoria laeta patribus fuit, ut postero die referentibus consulibus s (...)
• 260 L’annexion de l’ager Veientanus ajouta 562 km² à la superficie de l’ager Romanus, qui passa de 948 (...)
• 261 Liv., 6, 5, 8.
• 262 Capogrossi Colognesi 1988, p. 289 ; id. 2012, p. 73 ; voir aussi Bernard 2018, p. 71-72.
• 263 Liv., 5, 49, 8. C’est dans ce contexte qu’il faudrait comprendre les nombreuses statuettes en terr (...)

51Finalement, ce fut la conquête du territoire de Véies, en 396, qui débloqua la situation et qui permit, en 393, la distribution viritim à la plèbe de parcelles selon un nouveau module de sept jugères259. L’annexion du territoire de Véies et d’une partie de ceux de Faléries et de Capène avait en effet abouti à une forte augmentation du territoire romain (ager Romanus)260. Les terres confisquées à Véies furent distribuées par lots individuels à la plèbe romaine, qui se voyait ainsi récompensée du rôle joué dans la victoire finale. En même temps, les Véiens survivants furent intégrés dans la citoyenneté romaine, si bien que cette région, peuplée de nouveaux citoyens d’origine étrusque et de plébéiens romains nouvellement installés, finit par être divisée en quatre nouvelles tribus créées en 387 (Stellatina, Tromentina, Arniensis et Sabatina), faisant passer leur nombre de vingt et une à vingt-cinq261. La distribution à titre individuel (viritim) à la plèbe des terres de l’ager Veientanus renforça la petite propriété foncière plébéienne car, selon L. Capogrossi Colognesi, l’unité foncière de sept jugères devint un nouveau « modèle » de propriété pour les citoyens romains qui rendit obsolètes les bina iugera qui constituaient la petite propriété privée traditionnelle262. Cet exemple eut un effet disrupteur sur le modèle traditionnel de la propriété privée, car mieux valait partir à Véies et y exploiter des parcelles de sept jugères prises sur le territoire conquis, et en être le propriétaire sans servitude, que de continuer à survivre sur des parcelles de deux jugères, de surcroît soumises à la charge d’un travail contraint (nexum) sur les terres gentilices des patres. Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que la tradition annalistique se soit souvenue de la volonté de la plèbe de quitter massivement Rome pour aller s’installer sur le territoire conquis de Véies263.

• 264 Liv., 6, 5, 1-3.

52L’assignation individuelle des terres du territoire de Véies, en favorisant le développement et le succès définitif de la petite propriété privée (plébéienne), a également provoqué le déclin définitif des anciennes formes d’exploitation communautaire sur les terres gentilices. Mais l’assignation, ouverte à tous les citoyens, des terres conquises en propriétés individuelles fit naître par la suite le souhait d’un partage plus équitable et d’une limitation de la taille des grandes propriétés afin de rendre possible l’accès à la propriété privée pour le plus grand nombre. Après la création des quatre tribus de 387, le souhait de limiter la taille des parcelles distribuées fut clairement exprimé après la conquête de l’ager Pomptinus, en 386, par une nouvelle rogatio agraria présentée par des tribuns de la plèbe : celle-ci proposait un partage du territoire Pontin au bénéfice de la plèbe, avant que les « nobles » n’aient tout pris264.

• 265 Liv., 6, 35, 4-5 : Creatique tribuni C. Licinius et L. Sextius promulgauere leges omnes aduersus o (...)
• 266 Contrairement à ce que laissent généralement entendre nos sources, en particulier Tite-Live, les p (...)
• 267 Liv., 6, 35, 4 ; cf. 6, 36, 12. Au début du IV^e siècle encore, quelques années à peine après la sé (...)
• 268 Cette disposition se retrouve également dans les usages publics (Liv., 29, 16, 3 ; 31, 13, 8).
• 269 Liv., 6, 35, 5 ; cf. 7, 16, 9. Voir aussi Cat., Orig., fr. 5, 3e Chassignet = 104 Cugusi-Sblendori (...)
• 270 Niese 1888, par exemple, considéra ce plébiscite comme apocryphe à cause du silence de Polybe et d (...)
• 271 Voir De Martino 1972, p. 396-405.
• 272 Pour certains auteurs, le plébiscite de modo agrorum visait à limiter le nombre de jugères aussi b (...)
• 273 Capogrossi Colognesi 1988, p. 269, 275, 289 ; id. 1994 [1986], p. 28-31 ; id. 2012, p. 77-83 ; voi (...)
• 274 Voir Rathbone 2003 ; Roselaar 2010.

53Les mesures décisives furent prises avec les plébiscites licinio-sextiens de 367265. Il s’agissait de trois « résolutions de la plèbe » (plebis scita) qui présentaient les revendications plébéiennes avancées par les tribuns C. Licinius Stolo et L. Sextius Lateranus et votées par la plèbe réunie en concile (concilium plebis), avant d’obtenir l’auctoritas des patres au terme de débats apparemment assez rudes266. De manière significative, le premier plébiscite portait « sur le bronze emprunté » (de aere alieno) afin de régler la question des nexi, sur lesquels pesait toujours le problème des dettes267 ; la résolution aurait établi le principe selon lequel les intérêts payés seraient décomptés du capital à rembourser et les débiteurs pourraient satisfaire leurs créanciers en trois annuités identiques268. Le deuxième plébiscite portait « sur l’étendue des terres agricoles » (de modo agrorum), « afin que personne ne puisse occuper plus de cinq cents jugères [125 ha] de terre agricole » (ne quis plus quingenta iugera agri possideret)269. De manière quasi unanime, l’historiographie moderne, quand elle n’a pas carrément rejeté le témoignage de Tite-Live270, y a vu une limitation de l’occupation de l’ager publicus, parce qu’une telle mesure fut fréquemment reprise par la suite, et notamment par les Gracques : cette limitation aurait été imposée aux patriciens de manière à permettre aux plébéiens, qui n’auraient pas eu accès à l’ager publicus auparavant, de commencer à le faire271. Toutefois, l’expression ager publicus n’est pas utilisée par le texte du plébiscite transmis par Tite-Live, qui a toutes les chances d’être rigoureusement exact. Il serait par ailleurs peu vraisemblable que le concept d'ager publicus ait déjà existé en droit auparavant. Il est donc plus probable que la mesure ait visé à limiter la taille des très grandes propriétés, celles qui s’étendaient sur plus de cinq cents jugères, ce qui pouvait d’ailleurs difficilement concerner des occupations de l’ager publicus en Italie avant 367 av. J.-C.272. Comme l’a bien montré L. Capogrossi Colognesi, le plébiscite de modo agrorum s’appliquait aussi bien aux terres gentilices encore possédées par les patriciens qu’aux terres agricoles récemment conquises, et concernait à la fois le régime de la possessio que celui de la propriété privée. Ce faisant, le plébiscite faisait bien plus que limiter la taille de la propriété individuelle, puisqu’il interdisait de facto la propriété collective de la terre par les gentes (patriciennes), ce qui revenait à abolir l’exclusivité patricienne sur ce type de terres et autorisait ceux qui n’avaient pas de gens à acquérir des propriétés sur les terres en excédent des anciens domaines gentilices273. Cette mesure provoqua par conséquent la disparition de l’antique « ager gentilicius », assimilé de facto à l’ager publicus, et les vieilles formes d’appropriation gentilice et d’exploitation collective des terres furent remplacées par le régime de la possessio sur les terres détenues par l’État (res publica), qui purent alors seulement être définies véritablement comme ager publicus274.

• 275 Liv., 6, 35, 5 ; 6, 37, 4-10 ; 6, 42, 9-11 ; Val. Max., 8, 6, 3 ; Gell., noct., 17, 21, 27 ; Dig., (...)
• 276 Liv., 6, 37, 2. Voir Cornell 1995, p. 333-340 ; Hölkeskamp 2011, p. 39-40.

54Les deux premiers plébiscites licinio-sextiens concernaient la grande masse de la plèbe, ceux qui avaient à souffrir de l’endettement et du manque de terre, tandis que le troisième intéressait principalement les primores plebis : il demandait en effet le partage de l’imperium entre patriciens et plébéiens, afin que « des deux consuls, l’un, au moins, fût pris parmi la plèbe » (consulum utique alter ex plebe crearetur)275. En associant, dans le même élan, la question politique du partage de l’imperium aux thèmes sociaux fédérateurs portant sur la dette et les terres, l’élite de la plèbe sut rallier à sa cause la grande masse des petits paysans pauvres ou modestes qui se trouvaient sous la domination ou le patronage des grands clans gentilices patriciens, et fit des « lois licinio-sextiennes » un moment fondateur dans l’histoire de la République romaine276.

• 277 Gabba 1984.

55Le problème agraire que rencontraient les plébéiens depuis le début de la République, sans doute accru par la pression démographique, fut momentanément réglé, puisque la question ne reviendra pas à l’ordre du jour avant le II^e siècle. En mettant fin, de facto, aux grands domaines gentilices, le plébiscite de modo agrorum de 367 faisait définitivement disparaître la base économique et sociale sur laquelle reposait l’organisation gentilice archaïque, en même temps qu’il ouvrait à la plèbe l’accès à de nouvelles terres. Cette mesure s’inscrivait également dans le contexte marqué par le début de la conquête impérialiste de l’Italie : en ce sens, l’annexion pure et simple du territoire de Véies avait constitué à la fois une étape remarquable et un modèle. La distribution à la plèbe du territoire conquis sous forme de propriétés individuelles constitue le prototype du « modèle impérialiste » qui a été suivi par Rome tout au long du processus de conquête. Ce « modèle » créait de fait une solidarité d’intérêts entre la grande masse de la population citoyenne et sa classe dirigeante, et se trouve à la base du « consensus républicain » qui poussait les Romains à conquérir ensemble toujours davantage de nouveaux territoires, dans lesquels la plèbe trouvait de nouveaux moyens de subsistance et son aristocratie une source de gloire et de prestige supplémentaires, donnant à ses prétentions politiques un surcroît de légitimité, ainsi que de nouvelles sources de richesses pour consolider sa puissance sociale et politique277.

• 278 Liv., 7, 21, 5-8.
• 279 Liv., 7, 27, 3.
• 280 Liv., 7, 42, 1.
• 281 Sur la lex Poetelia Papiria de nexis, voir Rotondi 1912, p. 230-231 ; Peppe 1981, p. 85-181 ; Corn (...)

56Le problème des dettes mit par contre plus de temps à disparaître, sans doute parce qu’il était plus difficile à résoudre. Le problème ne commença à trouver un début de solution qu’avec la réapparition des consulats mixtes patricio-plébéiens, à partir de 352 : la liquidation de la dette devint alors une « charge publique », et le sénat accepta la création d’une commission de cinq membres, composée de trois plébéiens et deux patriciens, chargée de rembourser les créanciers avec de l’argent public pour libérer les plébéiens insolvables de leurs dettes278. En 347, un autre consulat mixte permit de réduire le taux de l’usure du douzième (ex unciario) au vingt-quatrième seulement (semunciarium tantum), et on étala le remboursement des dettes, réparti en quatre paiements égaux, sur une durée de trois ans279. En 342, un plébiscite proposé par le tribun de la plèbe Lucius Genucius réclama l’interdiction absolue du prêt à intérêt, mais cette revendication plébéienne ne semble pas avoir été suivie d’effet280. L’événement décisif fut le vote, en 326 ou 313, de la loi Poetelia Papiria qui supprima officiellement le nexum (et par conséquent la servitude du travail contraint pour dettes)281 : pour Tite-Live, « ce fut, pour la plèbe romaine, comme si la liberté avait été établie une seconde fois » (8, 28, 1), puisque cette mesure garantissait désormais la liberté individuelle du citoyen romain qui « ne pourrait plus être maintenu dans les liens ni dans les fers » à cause de ses dettes (8, 28, 8) ; d’après Denys d’Halicarnasse, elle prononçait expressément la « liberté » pour les anciens nexi (16, 5, 3).

• 282 Schol. Bob. in Cic. Sest., 18. Coarelli 1985, p. 91-122 ; id. 1999 ; id. 2020, p. 181-186.
• 283 La statue de Marsyas est représentée sur un denier de L. Marcius Censorinus (RRC 363/1), mais auss (...)
• 284 Gai., inst. 4, 23 ; la lex Marcia est mentionnée sans précision chronologique, d’où des incertitud (...)
• 285 Liv., 10, 9, 2 (cf. Broughton 1951, p. 172) ; voir Münzer 1930 ; Storchi Marino 1999, p. 131 ; Hum (...)
• 286 Liv. 9, 46, 6 ; Plin., nat., 33, 19 [en 304] ; Liv., 10, 23, 11-12 [en 296]. Voir Ferroni 1993b ; (...)
• 287 Coarelli 1985, p. 91-123 ; id. 2020, p. 183-191 ; David 1995, p. 375-376 ; id. 2000, p. 72-73 ; Hu (...)

57Le symbole de cette libertas plebeia fut l’érection de la statue de Marsyas au pied de la colonne de Caius Maenius, sur le Forum : c’est là en effet que les usuriers affichaient les listes des personnes endettées, à proximité de la prison (carcer) et à côté du Comitium et du tribunal du préteur, où les créanciers prononçaient la manus iniectio contre les nexi282. Le silène, placé sous la protection du dieu Liber (Bacchus), était représenté ivre, portant une outre de vin sur l’épaule, la main droite levée, et surtout avec des entraves (compedes) brisées aux pieds qui symbolisaient la libération du nexum pour les débiteurs283 : d’après F. Coarelli, la statue pourrait être la « traduction figurative » de la loi Marcia qui interdisait l’usure et permettait de poursuivre les usuriers en justice284 ; l’auteur de ce nouveau plébiscite pourrait être Caius Marcius Rutilus Censorinus, tribun de la plèbe en 311, dont la mesure favorable à la plèbe a pu être commémorée par l’un de ses descendants, Lucius Marcius Censorinus, qui fit représenter la statue de Marsyas sur un denier frappé en 82 av. J.-C. (fig. 4) ; le choix de ce silène comme ancêtre mythique des Marcii a pu être déterminé par son homonymie avec le nom de cette gens plébéienne. Censorinus fut l’un des principaux dirigeants de la noblesse plébéienne de la fin du IV^e siècle, consul en 310 et censeur à deux reprises (en 294 et en 265), seul plébéien à avoir pu accéder aux deux collèges sacerdotaux ouverts à la plèbe par le plébiscite de Cnaeus Ogulnius en 300 et à devenir à la fois pontife et augure285. Or, les exemples de poursuites judiciaires à l’encontre des usuriers se multiplièrent à partir de ces années-là, ce qui suggère l’application des termes prévus par la loi Marcia : les amendes qui leur furent imposées par les édiles permirent l’érection d’une chapelle en bronze, dédiée à Concordia par l’édile curule Cnaeus Flavius en 304, ainsi que des statues des enfants fondateurs, placées « sous les mamelles de la louve » par les édiles Cnaeus et Quintus Ogulnius en 296286. Ces statues et monuments, tous situés au Comitium ou dans sa proximité immédiate, semblent avoir constitué des avertissements lancés à la fois à l’intention des usuriers, pour qu’ils respectassent la loi qui protégeait les débiteurs, ainsi que du préteur, pour qu’il la fît respecter afin de maintenir la concorde entre les citoyens287, en même temps qu’ils manifestaient à tous la victoire de la libertas plebeia.

• 288 En. Tact., Poliorc., 14, 1 : Τὸ δὲ πλῆθος τῶν πολιτῶν εἰς ὁμόνοιαν τέως μάλιστα χρὴ προάγειν, ἄλλο (...)
• 289 Humm 2005, p. 587 ; id. 2017, p. 60-61.

58Le règlement du problème des dettes vers la fin du IV^e siècle pouvait s’appuyer sur un enrichissement global de la communauté civique, grâce aux guerres de conquête et au butin (praeda), ainsi que sur un arsenal législatif qui a progressivement mis fin aux pratiques de l’usure, tout en trouvant un relai dans un discours idéologique d’inspiration philosophique qui mettait en exergue le thème de la concordia et de la réconciliation civique. Le sort réservé aux feneratores à Rome à la fin du IVe siècle évoque très précisément le témoignage presque contemporain d’Énée le Tacticien qui proposait, dans son traité sur la Poliorcétique, une série de mesures visant à assurer la sécurité des villes menacées par un ennemi extérieur : il engageait notamment les gouvernants, dans les moments critiques, « à pousser la masse des citoyens le plus possible à la concorde [homonoia] […] en soulageant les débiteurs par la modicité des intérêts, voire en les supprimant totalement » ; il recommandait même, quand la situation devenait trop périlleuse, de supprimer une partie des dettes ou leur totalité, car, écrivait-il, « les hommes ainsi endettés sont de loin les plus dangereux à avoir auprès de soi288 ». Il y a donc de fortes chances pour que le sens politique et social à donner à la concordia honorée par Cnaeus Flavius soit très semblable à celui de l’homonoia évoquée par les documents grecs contemporains289.

• 290 Finley 1964 ; Bernard 2018, p. 73.
• 291 Voir Humm 2005 ; Hölkeskamp 2011.

59Quant à l’abolition du nexum, on y a vu, en général, une conséquence du développement de l’esclavage allogène, provoqué par les débuts de la conquête impérialiste en Italie290. L’arrivée à Rome d’esclaves extérieurs à la cité et issus des guerres menées en Italie à partir du IV^e siècle a pu effectivement combler à point nommé la raréfaction de la main-d’œuvre agricole bon marché dans les grandes villae à la suite de l’abolition du nexum. Mais au-delà de ces circonstances conjoncturelles, l’abolition du travail contraint pour les citoyens romains semble plus directement en lien avec la fin de sa cause structurelle, à savoir la disparition des terres d’exploitation collective au sein des grands domaines gentilices. Grâce aux conquêtes impérialistes et au plébiscite de modo agrorum, une grande masse de plébéiens avaient pu devenir propriétaires de leurs terres sur des domaines agricoles plus grands et plus viables que par le passé, avec des modules de sept jugères au moins au lieu des traditionnels bina iugera, sans n’avoir plus de redevance à verser aux patres ou de travail contraint à leur fournir. Le « consensus » politique auquel a abouti cette évolution économique et sociale se trouve au cœur des réformes politiques et institutionnelles menées à Rome à la fin du IV^e siècle291.

• 292 Lanfranchi 2015, p. 304-308 ; id. 2022, p. 34-39.

62La disparition du pouvoir « tyrannique » incarné par les Tarquins mit face à face les deux catégories socio-économiques, organisées et structurées socialement de manière antithétique autour de deux modes de production et d’exploitation de la terre. La conquête du territoire de Crustumerium permit toutefois à la plèbe d’imposer son modèle par l’appropriation privée des terres conquises et leur intégration dans une nouvelle tribu (la Clustumina), aussitôt imitée par l’aristocratie gentilice, qui créa à sa suite les premières tribus rustiques gentilices (495 av. J.-C.) en transformant les petites tenures de deux jugères qu’elle accordait traditionnellement à ses clients en petites propriétés privées. Cette évolution de la propriété foncière a provoqué une véritable révolution sociale et politique : une grande masse d’individus accédèrent à la propriété privée de la terre, ce qui leur permit d’accéder pleinement au statut de citoyens adsidui et mobilisables. Cette accession à la propriété privée affaiblit de manière irréversible les structures économiques et sociales de l’organisation gentilice primitive sur laquelle s’appuyaient les patres, devenus les patricii au début de la République. Elle renforça socialement et politiquement les individus qui constituaient la plèbe, née avec la première sécession qui suivit la création des tribus rustiques (494 av. J.-C.). Le cadre institutionnel qui permit à la fois de garantir la propriété individuelle et l’affirmation politique de la plèbe a été la tribu territoriale : c’est dans ce cadre que, à partir de la loi Publilia Voleronis (471 av. J.-C.), les plébéiens décidèrent d’élire leurs propres magistrats292.

• 293 Cat., agr., praef., 2 et 4 : Et virum bonum quom laudabant, ita laudabant, bonum agricolam bonumqu (...)

63Toutefois, l’accession de la clientèle gentilice à la propriété privée de la terre, si elle lui permit de se détacher de l’organisation gentilice et de rejoindre la plèbe alors en formation, se fit au prix de son endettement auprès de ses anciens patrons et du maintien d’un travail contraint (nexum) sur leurs terres gentilices. C’est cette contrainte sociale liée au maintien de terres gentilices, assimilées par nos sources à l’ager publicus archaïque, qui explique la violence du conflit patricio-plébéien ainsi que les revendications sociales de la plèbe jusqu’au IV^e siècle. Finalement, le conflit patricio-plébéien ne se résoudrait pas tant par le partage des magistratures avec les patriciens, qui n’intéressait que l’élite sociale de la plèbe (les primores plebis), que par la résolution du problème de l’endettement des plébéiens et par la disparition des terres gentilices : c’est le sens des deux premières « lois » licinio-sextiennes (367 av. J.-C.). La disparition des terres gentilices fut favorisée par les annexions territoriales dues aux premières conquêtes impérialistes, permises par une mobilisation militaire sans précédent de la plèbe. Quant au travail contraint (nexum), il finirait par disparaître, non pas tant grâce à une législation de plus en plus contraignante au cours du IV^e siècle, ou à cause des esclaves amenés par les premières guerres impérialistes menées en Italie, mais en raison de la disparition irréversible des terres gentilices. C’est ainsi qu’a fini par s’affirmer la figure idéale du citoyen romain, vir bonus, colendi peritus : un homme libre, dégagé de toute entrave et propriétaire de sa terre293.