1Un certain nombre de prisonniers parmi le quasi-million d’Allemands détenus par les Français entre 1944 et 1948 ont sans doute ressenti ce que le jésuite allemand Franz von Tattenbach décrit en bilan de son expérience d’aumônier catholique volontaire dans un camp de prisonniers de 1946 à 1948 :
- 1 BARch-MA, B 205/1346 : « Filme über Chartres » de von Tattenbach, annexe d’un rapport pour les aut (...)
Au début de la captivité, l’affluence aux cérémonies religieuses, aux conférences de l’aumônier, fut énorme. Le choc de la défaite totale, l’effondrement du nazisme et de son idéologie, l’anéantissement du Reich, c’est-à-dire de la patrie, la révélation des crimes commis par les nazis provoquent un réveil des consciences. À beaucoup de prisonniers, le christianisme, surtout l’Église catholique, apparut le seul rocher inébranlable au milieu du chaos général des valeurs et des idées […]. Ce grand réveil des consciences a causé beaucoup de bien ; les conversions et les retours de catholiques non-pratiquants ou tièdes datent de cette heure1.
- 2 Voir pour une réflexion critique sur l’humanitaire : Barnett 2011 ; Herrmann 2018.
- 3 Nous distinguons l’aide humanitaire – entendue avec Jonathan Benthall comme l’« assistance given t (...)
2Dans cette perspective, la captivité ne sanctionne pas seulement une défaite qui viendrait clore la période de la guerre et plus largement du nazisme, elle contient également la promesse d’une transformation qui ouvrirait sur de nouveaux possibles. En ce sens, elle deviendrait ce moment historique pour qui saurait la saisir, au sens propre comme figuré. À l’aune de ce basculement potentiel, l’assistance prend une ampleur considérable en ce qu’elle propose une articulation entre une idée qui engage un horizon d’attente et une pratique au présent, entre une échelle d’action qui confronte l’humanitaire à ses conditions de possibilité et une stratégie qui appréhende le réel au regard de la géopolitique européenne en sortie de guerre2. Secourir les prisonniers allemands – au total un sixième de la population allemande – ne se résume pas à soulager la misère humaine, même si le geste se justifie par un discours charitable ; cela implique une certaine représentation de celui que l’on aide (l’Allemand prisonnier), de contre quoi on l’aide (la captivité, l’influence du nazisme) et de pour quoi on l’aide (la chrétienté)3. En cela, l’humanitaire serait-il la poursuite de la politique par d’autres moyens après 1945 ?
- 4 Becker 2015.
- 5 Théofilakis 2014.
- 6 Sur cette promesse nazie, voir notamment Ingrao 2016.
3Le témoignage cité en incipit souligne l’une des spécificités de la captivité allemande alors que l’historiographie, qui s’est intéressée relativement tardivement aux prisonniers comme acteurs à part entière des guerres, a mis en évidence le lien entre foi et expérience combattante dans les guerres mondiales. Les travaux sur la Grande Guerre en effet ont souligné combien la dimension religieuse était intégrée au processus de totalisation par la nationalisation de la foi en faveur des buts de guerre4. L’historiographie s’est cependant bien moins intéressée à l’influence de la captivité de masse dans la démobilisation culturelle de l’après-guerre, notamment en cas de défaite5. Or, l’épreuve à laquelle sont confrontés les soldats de Hitler n’est pas seulement une défaite militaire qui viendrait après une guerre totale mais la fin d’une espérance portée, douze ans durant, par un régime qui promettait au peuple allemand, au prix d’une obéissance absolue et de lourds sacrifices, un nouveau monde6. La capitulation sans condition laisse un grand nombre de soldats vaincus affronter seuls les crimes commis en leur nom. Nombreux se tournent alors vers les Églises et la pratique religieuse.
- 7 Entendue comme « un moyen de satisfaire les besoins intellectuels et moraux des prisonniers de gue (...)
- 8 La Commission of the Churches on International Affairs est une structure embryonnaire du Conseil œ (...)
4Avec la captivité, l’assistance spirituelle7 devient, alors que l’Allemagne est occupée, une terre de reconquête des âmes et des corps, que se disputent plusieurs protagonistes : l’État détenteur car les Français sont responsables des conditions de captivité et élaborent un modus vivendi réglementaire qui détermine les interventions humanitaires ; le Saint-Siège qui, fort de son expérience lors de la Première Guerre mondiale, entend saisir ce moment historique pour réaliser son projet de christlisches Abendland (Occident chrétien) et apparaître comme une puissance sur l’échiquier de l’Europe à reconstruire. Contrairement à la Première Guerre mondiale, il ne se retrouve pas tant face au Comité international de la Croix-Rouge (CICR) qu’à la concurrence, sur ce terrain, des organisations protestantes : la Young Men’s Christian Association (YMCA) et la Commission œcuménique des Églises (COE)8. L’action humanitaire se mâtine aussi de rivalités pastorales qui mobilisent à l’échelle des nations les Églises de France et d’Allemagne et leurs organisations caritatives.
- 9 Terme polysémique, la métanoïa qui signifie étymologiquement « changement de vue » ou « changement (...)
- 10 Un premier repérage a permis d’ajouter aux fonds déjà librement communicables, comme l’Inter Arma (...)
5Tous – acteurs étatiques, organisations humanitaires, Églises nationales, sans oublier les prisonniers allemands – concourent à l’établissement de pratiques qui font évoluer la perception de l’ennemi et tentent de répondre aux défis posés par la captivité. Dans cette équation, le Saint-Siège occupe une place particulière par sa prétention à l’universel (catholique) comme par sa structure unitaire à l’échelle de la chrétienté que renforce une présence pluriséculaire en France. Dès lors comment le Vatican envisage-t-il son intervention auprès des prisonniers allemands en France ? Comment les intègre-t-il dans son projet européen de sortie de guerre ? Quelle articulation propose-t-il entre foi catholique et appartenance nationale ? L’étude de la réponse vaticane à la métanoïa9 que représente cette captivité constitue le cœur de cette proposition de recherche que l’ouverture des archives du pontificat de Pie XII doit venir compléter10.
- 11 Jusqu’en décembre 1944, Mgr Valerio Valeri est le nonce apostolique en France. Il est remplacé par (...)
- 12 Dont 3,3 millions détenus par les Soviétiques qui excluent toute aide humanitaire et spirituelle.
6À partir du 6 juin 1944, la libération de la France progresse à partir des plages normandes. En près de trois mois, les armées alliées reprennent une grande partie du quart nord-ouest du territoire, souvent aidées par les mouvements de résistance. Fin septembre 1944, 90 % du territoire national est libre. Cette libération participe d’un mouvement plus large à l’échelle européenne, impliquant d’autres forces militaires alliées, mais aussi des organisations humanitaires déjà à l’œuvre sur le front occidental : le CICR, présent depuis 1939 à Paris, commence à visiter les camps de prisonniers fin 1944 ; les délégués de la YMCA dès septembre 1944, ceux de la COE un an plus tard tandis que le Saint-Siège bénéficie d’un relais établi, la nonciature de Paris11. Tous sont confrontés à une captivité de masse – 11 millions d’Allemands au total12 – et doivent envisager l’après-défaite du « IIIe Reich ». Situation inédite qui transforme l’Europe en gigantesque laboratoire pour résoudre la question allemande. Le futur de l’Europe commence en partie dans les camps de prisonniers, notamment en France.
- 13 Corpus constitué à partir de 17 titres (huit nationaux et neuf régionaux) d’août 1944 à mai 1949, (...)
7Ici, la captivité allemande apparaît d’abord comme une histoire d’ordres de grandeur symboliques. Il s’agit – à lire la presse de la Libération – d’assurer que le pays fasse partie des vainqueurs en contribuant à la bataille finale : neuf articles sur dix publiés sur les prisonniers allemands entre août 1944 et le 7 mai 1945 par la presse locale sont en une, près des deux tiers dans la presse nationale13. À l’instar de l’énumération des villes libérées, l’évocation des prisonniers allemands sert d’étalon humain et spatial pour mesurer l’avancée des armées alliées et balise l’imaginaire de la reconquête, dont les titres sanctionnent l’ampleur : « Aux environs de Châteauneuf, les FFI [Forces françaises de l'Intérieur] capturent 18 000 Allemands dont un général », annonce Sud-Ouest le 12 septembre 1944. Le million de prisonniers est atteint au premier trimestre 1945, les deux millions en avril. Parce que l’Allemand vainqueur a été au cœur de ce qui a conduit au déshonneur de la France, le prisonnier doit être au centre du processus de restauration de l’estime de soi. Mais comment assurer aux vaincus un traitement conventionnel dans un pays qui sort exsangue de l’Occupation et peine déjà à assurer à sa population des lendemains qui chantent ?
- 14 Becker 2000, p. 67-78.
- 15 ACICR, G17/51, G17/Fr.XII, 120, note n° 14081 DGPG-Cab du 17/10/1945, « Entretien des prisonniers (...)
8La question connaît une actualité grandissante à l’hiver 1944-1945 à mesure que les populations libérées sont de plus en plus nombreuses à réclamer la reconstruction de leurs territoires, favorisant l’affectation de la main-d’œuvre captive dans des régions où rien n’est prévu pour la recevoir. L’écart est d’autant plus grand que, pour les autorités françaises, les conditions de captivité apparaissent secondes par rapport à l’aptitude au travail des vaincus allemands. Comme en 1918, ils « se trouvent […] au cœur de la problématique paix / réparation / punition14 », à cette différence près toutefois qu’en 1944-1945, les vainqueurs entendent tirer les leçons des réparations due par l’Allemagne après 1918. En août 1945, à la conférence de San Francisco, Georges Bidault, ministre des Affaires étrangères, négocie avant tout des bras : les premières revendications françaises s’élèvent à 2,1 millions de prisonniers, bientôt révisées à 1,75. Domine alors dans les cercles dirigeants français une perception qui réifie le vaincu à sa force économique et néglige les considérations humanitaires. En octobre 1945, le général Buisson, à la tête de la Direction générale des prisonniers de guerre (DGPG), l’énonce clairement : « il n’y a pas deux catégories de prisonniers de guerre : ceux des dépôts et ceux qui sont au travail. Il n’y en a qu’une : des machines humaines qu’il faut alimenter normalement15. »
- 16 CNAEF, 6CO146 : note d’information du 01/09/1946 de l’Aumônerie des prisonniers de guerre de l’Axe (...)
9Les prisonniers sont ainsi répartis dans des structures militaires – dépôts, camps annexes, grands kommandos – selon l’urgence de la reconstruction, beaucoup moins selon les capacités d’accueil. Avec le triplement du nombre de captifs en 1945, qui approche à l’automne les 800 000, la France se couvre de camps – 60 dépôts en janvier 1945, 140 en septembre. Les prisonniers sortent des camps pour travailler dans tous les secteurs de l’économie au sein de 20 000 kommandos16. Une telle dispersion les rapproche des populations civiles mais les éloigne des dépôts-mères et d’éventuelles interventions humanitaires, ce qu’accélère la démobilisation de l’armée française à partir de 1946 et le rapatriement des captifs de mi-1947 au 31 décembre 1948.
Fig. 1 – Carte des dépôts de prisonniers de guerre allemands en France (1946-1947).
10Dans le contexte de la Libération, ces ordres de grandeur fixent aussi une certaine distribution des rôles entre vainqueurs selon une logique patriotique plus que militaire. Les journaux distinguent alors deux grands héros : les Alliés, avant tout américains, et les forces françaises, souvent sous les traits du FFI. À l’inverse des Français, les soldats américains abordent cette captivité dans une moindre mobilisation culturelle contre un Allemand qui n’est pas synonyme d’étrange défaite et de cinq ans d’occupation. Ils disposent d’une puissance militaire et d’un leadership, qui les amènent à gérer près de trois millions de prisonniers allemands en France. Ces captures, bien supérieures aux prévisions, poussent tout de même le commandement américain à transférer aux Français près de 700 000 prisonniers.
- 17 L’Indépendant d’Eure-et-Loir, 26/10/1944 : « Main-d’œuvre ».
11Or, dans une Europe happée par les logiques de guerre froide, les États-Unis se montrent de plus en plus attentifs au sort des vaincus dont ils se considèrent responsables, et imposent un strict respect de la convention de Genève dans le traitement des prisonniers. La question de leur assistance ne se résout donc pas uniquement à l’échelle nationale ou locale mais européenne. La presse française évoque ainsi la réticence américaine à transférer des Allemands aux Français par crainte que « le cruel souvenir de ces quatre années d’occupation nazie17 » n’interdise le respect de la convention de 1929. L’observation du droit humanitaire international devient un des mantras des déclarations françaises et ménage aux acteurs humanitaires d’importantes marges de manœuvres. Dans l’Europe en sortie de guerre, l’Allemagne va certes payer mais au final moins que ce qu’escomptent les autorités françaises. Elles cultivent une lecture de l’histoire qui juge les Allemands collectivement responsables de la guerre : ils doivent réparer les dommages causés en travaillant comme main-d’œuvre, quels que soient leur adhésion personnelle au régime et leurs lieux d’engagement.
- 18 ACOE, 303.006 (3) : appel du 26/10/1946 des prisonniers du dépôt 401 au CICR.
12Approcher l’identité de ces vaincus apparaît néanmoins nécessaire pour mieux évaluer en quoi la défaite a pu brouiller leurs repères et faire de la pratique religieuse un adjuvant dans leur expérience de captivité. Rares sont toutefois les documents permettant d’éclaircir ces destins comme celui trouvé dans les archives de la COE sur le camp de Mulsanne. Établi en octobre 1946 grâce à la participation des 6 700 prisonniers, dont 6 050 officiers, il permet de saisir combien le désarroi a été grand après la défaite18. Ces hommes, relativement jeunes (57 % ont moins de 40 ans), sont d’abord des déracinés ; 79 % sont séparés de leur famille depuis plus de cinq ans. Derrière leur présentation en victimes de la guerre apparaît en filigrane le fardeau de la défaite totale allemande : inquiétude familiale (plus de 10 000 enfants attendent leur retour) ; exclusion sociale (72 % disent avoir perdu « leur existence civile ») ; expulsion géographique (18 % sont originaires des provinces orientales évacuées à partir de 1944) ; catastrophe matérielle (44 % ont perdu leurs biens). Nonobstant la question de leur représentativité, ces profils replacent la nécessité de l’action humanitaire et plus particulièrement de l’assistance spirituelle au cœur du quotidien du captif dans les premiers camps où les conditions de captivité sont telles que l’on peut mourir de faim, que l’hygiène déplorable favorise l’apparition de maladies, que la pénurie vestimentaire oblige les prisonniers à porter, un an après leur capture, les mêmes effets.
- 19 AYMCA, X 391.2 (44) : rapport général n° 23 du 01/01/1949 de la YMCA, « Activités d’aide aux priso (...)
13Cette situation de pénurie généralisée contraint la pratique religieuse. En 1945, « on manque de tout » relève la YMCA : « pas de calice, ni de patène pour la sainte cène qui est célébrée avec des objets primitifs, tels que des boites de conserves, des verres19 ». Les lieux de culte font partout défaut. À côté des services célébrés en plein air, dans un retour à un christianisme primitif, les aumôniers se voient obligés de partager avec d’autres activités l’utilisation d’espaces restreints, la cantine le plus souvent, comme au camp de Montpellier. Sur 39 lieux pour lesquels les rapports de visites comportent une indication en 1945, près des deux tiers les partagent, le plus souvent entre les deux confessions.
14Tous les protagonistes ont perçu l’opportunité historique que représente, dans leur agenda respectif, le drame de la captivité pour les aumôniers autant que pour les prisonniers. En juillet 1945, l’aumônier de camp dans la 14e Région militaire (RM) décrit son étonnement devant l’effet produit par la parole divine sur des soldats lors du service dominical :
- 20 ACOE, 303.005 (2) : lettre du 30/07/1945 de Manfred Jehle.
[…] nous eûmes peur : combien viendraient ? Et alors se produisit quelque chose d’étrange : il en vint beaucoup plus que ce que nous n’avions jamais osé espérer. Ils ne vinrent pas tous, il ne vint pas même la majorité, mais beaucoup tout de même. Ils ne vinrent pas par curiosité, car le nombre de participants augmenta de dimanche en dimanche. Dominait une attention comme je n’en avais jamais vécu20.
- 21 ACOE, 303.004 (8) : doc. du 25/03/1946 de l’aumônerie protestante, « Aperçu de la situation des PG (...)
15Pour les catholiques comme pour les protestants, l’heure de la métanoïa aurait sonné. Rapports de visites, témoignages et archives d’institutions indiquent que les premiers temps sont marqués par une forte participation aux différentes cérémonies, donnant l’impression d’un véritable retour à la foi après que la défaite a brisé la gangue nationale-socialiste. Face à l’absence de nouvelles des proches et l’incertitude sur son propre sort, face à la dureté du quotidien, les aumôniers font état, passés le choc de la défaite et l’entrée en captivité, d’un retour « aux choses de Dieu21 », notamment parmi les jeunes SS et les officiers. Sans doute une part d’opportunisme contribue-t-elle aussi à un tel élan. L’affluence semble croître en 1946, sans entraîner néanmoins l’ensemble des effectifs : seuls 20 % des lieux visités connaissent une affluence qui dépasse la moitié des effectifs chez les catholiques. Mais l’important est ailleurs : dans la manifestation admise de la présence de l’Église et du rôle de ses représentants.
16Qu’on accepte leur tutelle en allant aux offices ou qu’on critique leurs faiblesses, les aumôniers réussissent à s’imposer en acteurs à part entière comme pasteurs de la communauté de fidèles et intermédiaires. Catholiques comme protestants appellent à saisir cette possibilité propice à l’évangélisation avant que les conditions qui ont contribué à la susciter ne rendent les captifs sourds à un tel discours. Se joue le destin non seulement de ces prisonniers, mais des Églises en Allemagne, de l’Allemagne et de cette Europe que le Vatican souhaite rechristianiser. L’assistance humanitaire change alors de dimension : de spirituelle, elle devient politique. La multiplicité des intervenants, concurrents, auprès des prisonniers vise le rejet du nazisme, mais aussi à empêcher la prise d’influence de l’autre confession comme une emprise communiste. Il y a urgence à agir pour le Saint-Siège. L’aumônier allemand devient dès lors un médiateur privilégié entre captifs ainsi qu’entre eux et la patrie. Il devient aussi un médiateur entre prisonniers et Français qui partagent avec les Églises allemandes et le Vatican le projet d’éliminer le national-socialisme et, progressivement, la perception de l’urgence à agir, car le découragement des vaincus signifie moins d’ardeur à la Reconstruction.
- 22 Gross 2000.
- 23 CNAEF, 6CO146 : note d’information du 01/09/1946 de l’aumônerie des PG de l’Axe, « PGA en France » (...)
17Transformer la captivité en moment historique suppose néanmoins de trouver des solutions aux problèmes matériels et spirituels posés par la captivité et de mobiliser suffisamment de troupes pour la reconquête. Or, l’assistance spirituelle des prisonniers allemands est d’autant plus contrainte que la politique antireligieuse nazie a diminué le nombre d’aumôniers militaires dans l’armée allemande22. Début 1945, on compte 40 aumôniers pour 110 000 prisonniers en mains françaises, soit un pour 2 750 captifs. En août 1946, 180 aumôniers sont en activité pour 700 000 prisonniers, soit un pour 3 900 prisonniers. Le déséquilibre est encore plus frappant par confession. Pour les catholiques qui constituent 40 % des prisonniers détenus avant le rapatriement des Autrichiens, puis un tiers en septembre après leur départ, il n’y a que 120 prêtres captifs – « dont plusieurs incapables d’un ministère très actif » – répartis en 103 dépôts et 20 hôpitaux23. Cela équivaut à desservir une paroisse principale – le dépôt avec son infirmerie, soit 500 catholiques en moyenne –, plus de 200 ou 300 villages – les détachements de travail – où se trouvent environ 2 000 autres catholiques. À l’échelle locale, les disparités peuvent donc être considérables, reflet d’une gestion chaotique des vaincus par les autorités françaises. Ces dernières ne connaissent pas la religion des captifs et la confession ne joue aucun rôle dans leur répartition.
- 24 Boniface 2001, p. 356-368.
18Ces lacunes pastorales sont défavorables aux autorités françaises qui cherchent, par l’exercice religieux, à convaincre leurs alliés de leur capacité à respecter la Convention comme à maintenir le moral de leurs travailleurs captifs. Contrairement à la Première Guerre mondiale, les captifs de la Seconde bénéficient en effet d’un cadre conventionnel révisé en 1929, assez contraignant pour la puissance détentrice, notamment en matière cultuelle. L’article 16 de la Convention de Genève garantit aux prisonniers « l’exercice de leur religion, y compris l’assistance aux offices de leur culte » et aux aumôniers prisonniers celui d’exercer leur « ministère parmi leurs coreligionnaires ». Ces disparités sont également contraires aux intérêts allemands, car elles compliquent le lien entre captifs et communauté nationale. À travers l’assistance spirituelle aux prisonniers se joue la capacité des Églises allemandes à assurer la reconstruction de l’Allemagne sur des bases chrétiennes, qui commence dans les camps avant que le rapatriement des prisonniers ne les transforme en missionnaires. Enfin, ces difficultés préoccupent fortement le Vatican et la COE dont les interventions régulières tentent de soulager les captifs, mais aussi d’affirmer leur présence spirituelle dans une concurrence confessionnelle à peine voilée. À côté des autorités françaises, les catholiques – Saint-Siège, Église de France, aumôniers prisonniers – cherchent donc des solutions aux problèmes de la captivité allemande. Le Saint-Siège dispose, pour avancer les siennes, de son influence sur les organes chargés de la captivité en France, à commencer par l’aumônerie catholique des prisonniers24.
- 25 Klein 1989 choisit d’ailleurs comme titre à son ouvrage sur l’aumônerie catholique des prisonniers (...)
- 26 Eikel 2000, p. 335-341.
- 27 CNAEF, 6CO146 : note d’information du 01/09/1946 de l‘aumônerie des PG de l’Axe, « PGA en France »
- 28 Vosskamp 2007, p. 225..
19Rattaché depuis 1944 à l’aumônerie générale, l’aumônier des prisonniers de guerre de l’Axe jouit, dans un domaine sensible, d’une surprenante latitude d’action. Sans doute car il partage avec les militaires une commune culture disciplinaire ; sans doute aussi car l’engagement en faveur des vaincus repose sur une fidélité au message chrétien en écho à l’amour des ennemis prêché par le Christ dans son sermon sur la Montagne ainsi qu’à la charité envers le prisonnier reconnu lors du Jugement dernier25. Cette filiation appelle d’autant plus à transcender les héritages politiques vengeurs qu’elle peut s’appuyer sur l’expérience de la Seconde Guerre mondiale en matière spirituelle : l’assistance religieuse des 3 600 prêtres français en captivité allemande26. » Étant d’ailleurs proportionnellement vingt fois plus nombreux parmi les prisonniers français que les prêtres allemands ne le sont parmi leurs prisonniers, ils sont – rappelle, en septembre 1946, l’abbé Le Meur, à la tête de l’aumônerie catholique des prisonniers –, les premiers à aider leurs confrères allemands ou à les remplacer parce qu’ils connaissent les difficultés et l’importance de cet apostolat27 ». La mise en avant par l’aumônerie militaire d’une communauté de foi avec les prisonniers présente l’avantage de soutenir le projet politique de réorientation de l’Allemagne poursuivi par les autorités françaises et d’afficher une commune finalité de reconstruire l’Europe sur une base chrétienne souhaitée avec le Saint-Siège. Cette idéologie d’un Occident chrétien joue un rôle structurant dans le discours des Églises et plus largement des forces conservatrices allemandes d’après-guerre. « Dans le cadre des espoirs de rechristianisation portés par l’Église catholique après 1945, l’idée d’Occident chrétien en tant qu’‟utopie de l’anti-modernité” a également pu être réactivée et rendue effective – au début des années 1950 du moins – au-delà des cercles catholiques conservateurs, avance l’historienne Sabine Vosskamp. L’idée de l’État-nation et, surtout, l’idée de l’empire semblaient être complètement discréditées, et le Zeitgeist bourgeois en quête d’orientation appelait à un concept d’ordre porteur de sens, fondé sur la religion, pour l’Europe future comme communauté chrétienne-supranationale28 »
- 29 Répondant aux souhaits de Pie XII, le supérieur général des Pères blancs à Alger crée en août 1943 (...)
20Si une prise en charge cultuelle pour les prisonniers de l’Axe en Afrique du Nord intervient dès 194329, ce n’est que le 26 décembre 1944, face au nombre d’Allemands à assister en métropole, qu’est créée une direction de l’aumônerie des prisonniers de guerre de l’Axe à Paris. L’abbé Rodhain, à la tête de l’aumônerie militaire, y nomme l’abbé Le Meur en charge des catholiques. Il est secondé par l’abbé R. Calvet. Administrativement, l’aumônerie catholique calque les différents échelons de l’organisation militaire pour s’adapter aux urgences pastorales de l’échelle nationale de la DGPG à l’échelle des camps et kommandos. Cette concordance entre échelon militaire et hiérarchie ecclésiale explique l’originalité qui consiste à faire assumer par le même service l’administratif comme le caritatif et assure au Saint-Siège une position centrale. Comment le Saint-Siège cherche-t-il à agir dans un tel cadre ?
21Assurer une assistance dans des circonstances aussi défavorables oblige détenteurs comme captifs à négocier des innovations structurelles dont le Saint-Siège ne peut se désintéresser. Quatre types de solutions sont explorées : mieux répartir les aumôniers existants à l’échelle nationale ; étendre leur liberté de circuler ; approfondir localement les relations avec le clergé français ; assurer l’approvisionnement en objets cultuels. Ces pistes contiennent une évolution des rapports entre vainqueurs et vaincus en ce qu’elles requièrent l’acceptation, voire la participation, de l’autre, à savoir l’ennemi. Leur mise en place nécessite donc de s’écarter de la logique de surveillance jusque-là pratiquée pour préférer une gestion plus libérale des prisonniers, davantage fondée sur la confiance dans le vaincu.
22L’assistance spirituelle ne revient plus seulement pour les autorités françaises à respecter la Convention à l’échelle des camps mais participe, à plus long terme, d’une conception de la captivité devenue politique dans le but de réorienter le peuple allemand – selon une expression de l’époque –, d’assurer la paix en Europe et de garantir la puissance nationale à l’heure où la guerre froide risque d’éclipser son influence. Cette prise de conscience favorise l’intervention croissante de tiers, d’Allemagne, de Genève et surtout du Vatican, comme, à l’échelle des camps, l’apparition de médiations culturelles portées par les aumôniers. Or elles n’ont d’efficacité que si le lien entre l’aumônier et les prisonniers est suffisamment étroit.
- 30 ACICR, G5/257 : note du 28/12/1944, « Service religieux dans les dépôts de PGA ».
- 31 Ibid.
23La première circulaire relative au service de religieux des prisonniers, émise le 28 décembre 1944, reconnaît aux aumôniers allemands un statut particulier qui les assimile au personnel sanitaire et leur garantit certains avantages : logement séparé adapté aux « causeries morales et confessionnelles », alimentation alignée sur celle reçue par le Stammlager (camp souche), autorisation du port d’insigne spécifique30. Le texte cherche à étendre la desserte pastorale en augmentant leur nombre comme en procédant à une meilleure répartition. Élaboré par la DGPG, avec l’aide des abbés Le Meur et Rodhain, il prévoit certes que le service religieux soit assuré par les aumôniers officiers (Kriegspfarrer) nommés par leur nation, mais crée, au regard de leur nombre insuffisant, une nouvelle catégorie, les « auxiliaires ministériels du culte » – ou Lagerpfarrer –, le plus souvent des religieux mobilisés comme soldats dans la Wehrmacht et nommés sur proposition de l’aumônerie des prisonniers31. Ils bénéficient des mêmes avantages que les premiers. Toutefois, le maintien du principe de surveillance par la DGPG – un gradé français doit toujours accompagner l’aumônier – en limite grandement la portée en raison de la géographie des kommandos et de la pénurie du personnel d’encadrement.
- 32 SHD, GR-1K284 (36) : doc. n° 819 PGA I/7 du 27/10/1945 du colonel commandant régional des prisonni (...)
- 33 SHD, GR-1K284 (36) : doc. du 15/12/1945 de Le Meur, « Manque d’aumôniers ».
- 34 AYMCA, Classeur [4] : rapport de Blum, n° 6036 du 31/10/1945.
24L’action humanitaire se heurte ainsi au hiatus grandissant entre la desserte spirituelle pensée selon la logique disciplinaire propre aux camps et la dynamique contraire de mise au travail des captifs. La première, militaire, continue à concevoir les relations entre Allemands et Français au prisme du rapport entre vaincus et vainqueurs ; la seconde, sécuritaire, rejette la mobilisation culturelle héritée de la guerre au profit d’une mobilisation économique fondée sur une perception de l’Allemand moins uniforme. Pour sortir de cette impasse, le commandant de la 14e RM, fin octobre 1945, suggère d’autoriser certains aumôniers prisonniers à circuler, sous conditions, sans accompagnement32. Afin de prévenir les réactions de l’opinion publique, seraient choisis des aumôniers francophones, ayant la confiance des autorités militaires et appartenant à une institution religieuse dirigée par des Français à même de prouver la finalité spirituelle de leur mission. L’abbé Le Meur considère la proposition de la Direction régionale des prisonniers de guerre (DRPG) comme une base d’expérience d’autant plus judicieuse que certains commandants de dépôts la pratiquent déjà sans incidents33. D’ailleurs, à la même époque, Emil Blum, ancien pasteur du canton de Berne et représentant en France de la COE, formule une proposition similaire34. Toutes les sollicitations auprès du directeur de la DGPG se soldent cependant par un même refus motivé par d’éventuelles réactions de la population française.
25Ces aménagements restent donc insuffisants alors que les transferts aggravent les déficits, les autorités américaines ayant libéré les aumôniers militaires allemands avant la cession des camps en France. Fin janvier 1946, il y a toujours 114 prêtres seulement pour l’ensemble des dépôts et hôpitaux en France. Le renfort doit venir de l’extérieur : s’inspirant de son expérience en faveur des prisonniers français en Allemagne35, l’abbé Le Meur fait appel aux évêques allemands pour qu’ils envoient des aumôniers volontaires. L’Église protestante d’Allemagne, sollicitée à son tour, promet l’envoi de renforts sacerdotaux. C’est le début d’une opération de mobilisation de grande envergure en faveur des « frères derrière les barbelés ». Toutefois, ces appels ne rencontrent qu’un faible écho dans l’Allemagne de la défaite : fin 1946, le nouveau directeur de l’aumônerie catholique des prisonniers indique que 26 volontaires venant de différents diocèses et des communautés religieuses sont déjà installés, trop peu en comparaison des 350 nécessaires. Le déficit, structurel, qu’accroissent les rapatriements sanitaires, ne peut être comblé, et l’objectif fixé d’au moins un aumônier par camp reste hors de portée.
- 36 SHD, GR-1K284 (46) : rapport du 22/01/1946, « Journée d’études des aumôniers régionaux ».
- 37 SHD, GR-1K284 (36) : doc. du 30/08/1945 de Le Meur à Buisson, « Culte dans les campagnes ».
- 38 Ibid.
- 39 CNAEF, 6CO146 : note n° 11598 DGPG/CAB du 17/09/1945 de la DGPG, « Service religieux ».
- 40 Selon l’aumônerie catholique, CNAEF, 6CO146 : rapport de l’aumônerie des PG, « PG de l’Axe : leur (...)
26Une troisième voie est alors explorée : le recours au clergé français. Les aumôneries catholiques et protestantes nomment des volontaires français « partout où cela était nécessaire36 ». Pour un résultat en demi-teinte, tant les obstacles sont nombreux : surcharge de travail pour ces Français qui ont tant à faire avec leur propre paroisse, impossibilité d’accéder aux kommandos, barrière linguistique, etc. Et la disposition exceptionnelle de la directive de décembre 1944 qui prévoit, en cas de service impossible au dépôt ou au détachement, un « office célébré spécialement » pour les prisonniers dans l’église paroissiale, à part de celui pour la population locale, s’avère inapplicable. Avec déjà six à sept paroisses à desservir, nombre de curés ne peuvent tenir plus de trois messes dominicales37, sans parler des paysans qui doivent se déplacer deux fois à l’église le dimanche matin – pour eux et leur captif. L’aumônier catholique propose donc de généraliser une pratique locale en autorisant les prisonniers à assister à l’unique messe du village, séparés de la population civile. Pour prévenir les réticences de la DGPG, l'abbé Le Meur plaide le double avantage d’une mesure qui « mettra fin au délaissement religieux total auquel sont condamnés de nombreux prisonniers et contribuera au maintien de leur moral et même de leur moralité, ce qui n’est pas sans importance pour la population elle-même38 ». En septembre 1945, le général Buisson accepte, sous réserve d’avis favorable des conseils municipaux39. 10 000 prêtres environ pourraient avoir participé à l’assistance spirituelle des prisonniers dans leur paroisse40.
- 41 CNAEF, 6CO146 : mémento de l’aumônerie générale aux prêtres français, « PG de l’Axe ».
27Peu à peu, l’aumônerie générale crée un cadre cultuel dans lequel les aumôniers français sont investis de pouvoirs liturgiques particuliers, tels le droit de pénitence sur les prisonniers comme celui d’absoudre les péchés. L’absolution générale en revanche ne peut être accordée qu’à titre exceptionnel. Pour les baptêmes et les réconciliations, ils doivent consulter au préalable l’aumônerie des prisonniers41. Faut-il lire ces actions comme une manifestation de l’universalité du message chrétien qui parvient à recréer l’ecclésia au-delà des frontières et des haines nationales ? Ou bien y voir un moyen pour la France de réorienter le turbulent voisin allemand sous son égide, fût-il religieux ? Difficile de départager les projets de l’Église de France de ceux de l’Église de Pierre avant d’avoir consulté plus méthodiquement les archives vaticanes nouvellement ouvertes. L’aumônerie catholique, portée par un amour christique plus fort que les réactions hostiles encore très présentes en France, cherche bien à faire bouger les lignes de front intérieur, mais sans les remettre en question au grand jour. Si la médiation envisagée par le cadre spirituel a pour finalité de préparer une Europe chrétienne, elle entend le faire dans le cadre imposé par l’institution militaire et uniquement au sein de l’ecclésia.
- 42 AYMCA, X 391.2 (44) : bulletin d’information à l’intention des secrétaires visitant les camps n° 1 (...)
28À partir de 1946, l’assistance spirituelle voit son exercice compliqué par de profonds changements : baisse du nombre de prisonniers, impact psychologique d’une captivité sans fin ; à partir d’avril 1947, rapatriement général et opérations de transformation en travailleurs civils. Au 31 décembre, les aumôneries comptent 160 aumôniers prisonniers – dont certains atteints de fatigue nerveuse et psychologique42 – et 15 français. L’extension des placements des prisonniers en kommando ou chez les particuliers rend impossible toute continuité pastorale. Sur les 190 camps visités en 1947, 90 % des lieux sont desservis, toute confession confondue ; à l’échelle des kommandos, en revanche, les protestants jamais desservis représentent plus d’un quart des 468 visités, deux fois plus que leurs compatriotes catholiques. Lacune d’autant plus fâcheuse que, début 1946 encore, l’aumônerie catholique souligne la difficulté à se procurer des livres allemands en France et en Suisse. Or, cette pénurie matérielle risque de compromettre l’élan pastoral. Les questions restées en suspens prennent une actualité pressante : comment atteindre, par le verbe ou l’écrit, des brebis de plus en plus dispersées et bientôt peut-être égarées ?
- 43 CNAEF, 6CO146 : note de service n° 12340 DGPG/I du 24/05/1946 de la DGPG, « Circulation des aumôni (...)
- 44 ACOE, 303.001 : rapport du 01/08/1946 de Béguin, « L’église de la captivité et la commission œcumé (...)
29Une partie de la solution doit être trouvée dans une meilleure utilisation des forces pastorales existantes : en mai 1946, un an après la fin du conflit, la DGPG finit par autoriser la circulation sans escorte des aumôniers allemands pour desservir les kommandos43. Cette autorisation ouvre l’ère d’une libération, entraînant pour les prisonniers aumôniers, notamment à l’été, une plus grande autonomie de déplacement à bicyclette. En août, la COE cherche désormais à fournir des vélos qui feront « plus pour ‟dresser l’Égliseˮ derrière les barbelés que la visite occasionnelle et rapide d’un représentant "neutre" (rien créer de durable)44 ». Mais cette nouvelle libération réglementaire bute sur le décalage entre ce qui est rendu possible à Paris et ce qui est perçu comme acceptable dans les régions : en Bretagne, en mai 1946 encore, l’accès de certains camps est interdit au clergé français. Avec le rapatriement initié en 1947, les aumôneries se heurtent au refus de la DGPG d’autoriser les aumôniers volontaires d’Allemagne dont la venue perd de son sens comme aux réticences du ministère de l’Intérieur quant à l’échange des aumôniers captifs fatigués par des forces vives venant de la Heimat.
- 45 BARch-MA, MSg 194/200 : doc. du 24/12/1947 de Karl Metzner.
30Ces crispations révèlent combien l’adaptation française à une nouvelle étape dans la sortie de guerre imposée par les États-Unis bouscule l’assistance spirituelle. Les aménagements sont d’ailleurs proposés par le ministère des Affaires étrangères, soumis aux pressions des Églises américaines notamment. En janvier 1948 est introduit un nouveau statut des aumôniers allemands, qui facilite leur rapatriement. Néanmoins, pour tempérer l’effet de généreux principes, les autorités françaises, soutenues par les aumôneries, essaient de retenir un départ précipité. En janvier 1948, quand la DGPG accepte enfin d’étendre à l’ensemble des aumôniers prisonniers le régime accordé aux travailleurs civils, l’aumônerie catholique entend maintenir un aumônier dans les hôpitaux militaires régionaux, les camps de rapatriement et les départements à forte population captive. Une majorité des aumôniers prisonniers semble avoir compris l’enjeu pastoral du rapatriement, à la fois en termes de clôture de la captivité et d’ouverture vers la réintégration en Allemagne. Sur les 87 aumôniers catholiques ayant exprimé leur vœu, seuls dix désirent être rapatriés immédiatement45. Cependant, malgré leur promesse de rester jusqu’en juin 1948, un certain nombre a été libéré plus tôt, provoquant un sentiment d’abandon chez les captifs. L’encadrement pastoral se transforme donc, la relève spirituelle étant de plus en plus assurée par des auxiliaires laïcs prisonniers.
31À rebours du début de la période, la fonction médiatrice encouragée par les autorités militaires françaises ne serait plus nécessaire à une présence allemande dont le statut militaire tend à se transformer en travailleur civil. Selon les ministères de l’Intérieur et du Travail, cette catégorie doit être guidée non par les aumôniers allemands mais, dans une perspective d’intégration, par une assistance exclusivement française. Il faut la sollicitation personnelle du nonce apostolique pour qu’en avril 1948, le ministre de l’Intérieur accepte de délivrer vingt autorisations de séjour à des aumôniers venus d’Allemagne, preuve de l’attention constante du Vatican à ces questions46.
32Le Saint-Siège cherche en effet des solutions aux manques généralisés qui mettent en péril la foi retrouvée des fidèles comme la position du pasteur : il sait que le développement de l’assistance spirituelle, base d’une reconquête religieuse par les Églises de la captivité, suppose une prise en compte des conditions de la pratique spirituelle et, au-delà, de la captivité. Les archives consultées donnent un aperçu des efforts déployés par le Vatican pour soulager les captifs et affirmer, dans une situation de concurrence complexe, entre les deux religions, entre Allemands et Français, en France et en Allemagne, sa légitimité à agir en leur nom. De par sa structure, l’Église catholique romaine fait preuve en la matière d’une remarquable efficacité, utilisant l’aumônerie militaire comme pôle de coordination et de retransmission.
- 47 Papeleux 1991.
- 48 Sur le fonctionnement de l'Ufficio Informazioni Vaticano, voir Di Giovanni – Roselli 2004.
- 49 AAV, Arch. Nunz. Parigi, b. 686, fasc. 719 : 25/06/1947, fol. 28.
- 50 CNAEF, 6CO146 : doc. « PG en France ».
33Le Saint-Siège est en effet très tôt actif par le biais du Comité catholique de secours (CCS)47 sur l’expérience et le budget duquel il peut compter. Fondé fin 1944 par l’abbé Rodhain, alors à la tête de l’aumônerie générale des prisonniers de guerre, le CCS doit en particulier apporter de l’aide aux captifs militaires par des actions de charité. Il s’installe à Paris, dans les locaux alors utilisés par l’Ufficio Informazioni Vaticano – le service d’information du Vatican en faveur des prisonniers de guerre48 – et les Missions vaticanes. Celles-ci sont initialement envoyées en Allemagne à destination des prisonniers français. La présence massive et durable de captifs allemands entraîne aussi l’apparition, à partir d’août 1945, de Missions vaticanes « d’assistance aux prisonniers de guerre malades » en France. Leur but – souligne le rapport d’activité de juin 1947 – « est de visiter au nom du Saint PERE les malades PG pour leur faire savoir que le Souverain PONTIFE pense à eux, s’intéresse à eux et veut leur procurer le soulagement de leurs malheurs » comme ceux de leurs familles49. « Intermédiaires entre les besoins des malades et les organisations d’assistance », elles distribuent les secours – alimentaires comme spirituels – provenant de leurs collectes50, des Églises catholiques américaines et du Vatican au premier rang.
- 51 CNAEF, 6CO146 : memo de l’aumônerie générale aux prêtres français s’occupant des PG de l’Axe.
34Jusqu’en juin 1946, au sein du CCS, le même personnel assure, à côté de ses tâches administratives, une mission caritative. Cette liaison permet au Comité de toucher l’ensemble de la communauté ecclésiale derrière les barbelés : aux laïcs, il fournit – grâce au concours notamment du deutschen Caritasverbandes (DCV) – une littérature adaptée ; aux prêtres, le matériel nécessaire à l’exercice de leur sacerdoce ; aux séminaristes, les fournitures indispensables à la poursuite de leurs études51.
- 52 X. Boniface mentionne une prise de contact de l’abbé Le Meur avec le Saint-Siège à l’hiver 1944 pa (...)
- 53 CNAEF, 6CO146 : note d’information du 01/09/1946 de l’aumônerie des PG de l’Axe, « PGA en France »
- 54 AAV, Comm. Soccorsi, b. 282, fasc. 959 : père Lesage, « Activité du secours catholique en faveur d (...)
35Il peut l’utiliser pour inscrire son aide dans la continuité de l’œuvre commencée par l’aumônerie générale en 1940 au profit des prisonniers en Allemagne. Il l’est aussi par l’intermédiaire de l’aumônerie catholique qu’il soutient financièrement52. Les 88 valises-chapelles remises, dès octobre 1945, à 120 prêtres captifs, la distribution mensuelle de 300 lettres de pastorale, le Monatsbrief, qui propose « tout ce qui peut aider les prêtres prisonniers dans leur vie intérieure ou dans leur apostolat53 », les 50 000 brochures envoyées aux laïcs, début 1945, pour suivre la Sainte Messe sont autant de voies pénétrables empruntées par le soft power pontifical. Faisant aussi jouer les solidarités confessionnelles, l’organisation sollicite la mission catholique suisse et le DCV pour obtenir de la littérature religieuse en allemand. L’ouverture des archives vaticanes permet de préciser l’influence du Saint-Siège sur ces diverses actions comme de mesurer le satisfecit que le Secours catholique s’attribue mi-1948 : tirant le bilan de l’aide apporté par ce dernier aux prisonniers, son directeur conclut « que si ces secours ont été de loin au-dessous des besoins, du moins le [CSC] naissant aura tenu une belle place à côté des autres organismes de bienfaisance […] et en collaboration étroite avec eux […]. Du moins désormais – ajoute-t-il – plus une seule âme sincère ne pourra ignorer ce que le SAINT-SIEGE aura fait pour les PG. Et ce que le [CSC] aura fait grâce à Lui54 ».
Fig. 2a-b – Type de valise-chapelle utilisée d’abord pour les prisonniers de guerre français en Allemagne (ici modèle de novembre 1940), puis pour les Allemands captifs en France. Lourdes, valise chapelle n° 2061, 20/11/1940.
ⓒ Propriété de la Cité Saint-Pierre de Lourdes / Secours Catholique - Caritas France.
Fig. 2c – La préparation des valises chapelles par l l’Aumônerie militaire catholique, sous la responsabilité de Mgr Rodhain
ⓒ Propriété de la Cité Saint-Pierre de Lourdes / Secours Catholique - Caritas France.
- 55 Debons 2010, « Chapitre 2 : L’Église catholique romaine », p. 93-128.
- 56 CNAEF, 6CO151 : projet concernant le « cadeau de Noël du souverain pontife aux prisonniers de guer (...)
- 57 CNAEF, 6CO15 : projet du 04/12/1945 de Le Meur à Mgr Roncalli, « Budget pour les cadeaux de Noël o (...)
36La considération due à l’engagement du Vatican pendant la guerre en faveur des prisonniers alliés55 comme la proximité des autorités françaises avec la religion catholique, que représente le poids des démocrates-chrétiens du MRP dans le tripartisme de la IVe République, justifient le bon accueil réservé aux interventions pontificales par le nouveau pouvoir. Il profite alors pleinement de son accès aux camps français pour toucher le plus grand nombre de prisonniers et les sensibiliser à son message. Noël 1945 est ainsi l’occasion de monter de concert avec l’aumônerie catholique une opération en faveur des prisonniers : 500 000 images de Noël avec, au verso, un texte choisi parmi les messages pontificaux, sont imprimées ; les 160 prêtres allemands devraient recevoir une pyxide et les 300 séminaristes de Chartres, qui font très tôt l’objet d’une attention particulière, un vêtement chaud, sans oublier les malades des hôpitaux56, programme que le Vatican finance à hauteur de 1 350 000 francs. Il est alors assuré, par l’aumônerie militaire, que « ces différents cadeaux de Noël comporte[ront] une carte imprimée par [ses] soins [avec la mention] OFFERT PAR LE SOUVERAIN PONTIFE À L’OCCASION DE NOEL57 ». Également très inquiètes du sort des Allemands prisonniers, les instances protestantes internationales ont toutefois plus de mal à autant profiter de cette situation historique.
- 58 Maurer 1997.
- 59 DCV, Munich, 372.059(1) : exposé du 01/01/1947 de la Caritas-Kriegsgefangenenhilfe à la conférence (...)
- 60 Missionnaire jusqu’en 1941, il est ensuite envoyé comme sanitaire dans un bataillon russe de l’arm (...)
37Les deux confessions ne bénéficient pas non plus d’un même hinterland institutionnel. Alors que Saint-Siège et catholiques allemands peuvent s’appuyer sur la très puissante organisation caritative, le Deutsche Caritasverband, (DCV) qui regroupe toutes les œuvres catholiques allemandes, les organisations protestantes allemandes sont plus lentes à intervenir. Fondé en 1897 sur les structures diocésaines, le DCV, au siège à Fribourg-en-Brisgau, constitue un relai majeur pour le Saint-Siège58. Dès la fin du conflit, son service – la Caritas-Kriegsgefangenenhilfe – traite toutes les questions relatives à la situation et libération des captifs allemands, ce qui l’amène à travailler en étroite collaboration avec l’aumônerie catholique militaire française59, notamment par l’intermédiaire de son représentant à Paris à partir de décembre 1944, le père Johannes Brass60.
38Comme le Saint-Siège mais à l’échelle de l’Allemagne, le DCV aspire à être un acteur politique en ces temps de recompositions politiques. Le projet de sauver le prisonnier de guerre du désespoir et de le ramener à la bergerie qu’est l’Allemagne à rechristianiser se déploie dans un cadre plus large, celui du repositionnement de l’Église catholique dans un pays occupé, sans État ni interlocuteurs politiques. Cette œuvre de refondation qui s’adresse à toute la société allemande d’après-guerre, le DCV la poursuit en liaison, mais aussi en friction, avec d’autres organismes allemands, notamment l’Innere Mission et l’Evangelische Hilfswerk protestants. Les prisonniers militaires deviennent un enjeu fondamental pour les Églises allemandes et leurs organisations caritatives comme le DCV en ce qu’ils permettent de lier actions humanitaires et discours national de renouveau.
- 61 EZA, ADW, ZB, 112 : Rundschreiben n° 10 du 12/03/1946 du Hilfswerk der Evangelische Landeskirche i (...)
39Cette action caritative des Églises allemandes offre aussi une articulation entre Église catholique allemande et Saint-Siège par la figure du pastor pastorum qui vaut aussi bien pour l’aumônier derrière les barbelés que pour l’Église chrétienne dans l’Europe en ruines. C’est pourquoi le travail d’évangélisation est conçu comme un processus continu : il commence en captivité et s’achève, après le rapatriement, par la réintégration dans la communauté en construction. Le DCV se présente comme le « pont » entre les deux, celui qui conduit les brebis vers la bergerie et, idéalement, l’ecclésia. Dans le terrain d’expérimentation que représente l’Église des barbelés, les Lagerpfarrer aguerris à la Männerseelsorge (assistance spirituelle des hommes) seraient les mieux à même dans les diocèses et doyennés « pour ramener les hommes au Christ, à l’Église, et, ce faisant, à la plénitude de la vie véritable61 ».
- 62 DCV, 372.062 : doc. du 12/12/1946 de Kath. Caritasverband à Fribourg, « Leistungen der Caritas in (...)
- 63 DCV, 372.1 (44) : lettre manuscrite du 01/06/1946 de Brass à Höfler (phrase soulignée en rouge).
40La mobilisation sociale constitue le pivot du discours pastoral. Pour qu’elle témoigne de l’acceptation de la charité en acte sous son égide, l’Église catholique doit en effet dépasser les cercles religieux pour atteindre toute la société allemande. Elle développe alors deux grandes opérations, le parrainage de dépôts en France et les collectes en faveur des prisonniers. L’action en 1945 est suivie par huit diocèses ; celui de Munich, parrain de huit camps, parvient ainsi à réunir 73 000 colis grâce à une forte mobilisation62. Ces parrainages et ces dons n’auraient pu se réaliser sans l’aumônerie militaire française. Celle-là n’autorise pas seulement la distribution des colis aux filleuls ; en amont, elle aide également Fribourg à répartir les camps français. En retour, elle peut compter sur cette mobilisation pour soulager les corps par les collectes vestimentaires et les âmes. Même si les premiers envois réguliers de paquets de livres et du Freiburger Kirchenblatt n’arrivent à Paris que mi-1946, cela permet au père Brass de savoir quoi répondre aux lettres quotidiennes se plaignant de ce que « les protestants (YMCA) soient en la matière à une bonne longueur d’avance63 ».
- 64 AMAE, C 2.011 : synthèse d’opinion n° 10728 DAA/I du 01/10/1948 de la délégation supérieure pour l (...)
- 65 DCV, 372.062 : doc. du 01/12/1946 de l’archevêque de Fribourg.
- 66 DCV, 372.059 (1) : doc. du 01/01/1946 du DCV, Kriegsgefangenenhilfe, « Fragen der Kriegsgefangenen (...)
- 67 AAV, Arch. Nunz. Parigi, b. 686, fasc. 719 : 07/03/1947, fol. 24.
41L’horizon d’attente de ce discours pastoral qui tend à associer christianisation et refondation allemande s’inscrit alors dans le projet de christliches Abendland soutenu par le Vatican. Comme le formule l’archevêque de Fribourg, Mgr Gröber, l’attention portée aux prisonniers allemands par leur Église entre dans une entreprise pour « sauver la civilisation haute et précieuse de l’Europe64 ». Celui qui s’affirme non pas seulement comme européen, mais citoyen du monde, entend préserver de la « décadence de l’Occident65 ». La réussite à l’échelle allemande peut se comprendre comme la contribution de l’Église catholique allemande à la réalisation de la vocation universelle du christianisme, dont l’avenir se joue » dans notre peuple battu, en Europe comme dans le monde66 ». Les fonds du pontificat de Pie XII aident à comprendre comment les logiques des trois protagonistes s’ajustent les unes aux autres. Une réunion consacrée à l’« aide aux prisonniers allemands au moment de leur libération », présidée en mars 1947 par le nonce apostolique, réunit ainsi à Paris des représentants allemands et français, mais aussi de neuf autres pays. Mgr Roncalli relaie le désir du Saint-Siège que soit apportée à ces captifs « une aide aussi efficace que possible […], aussi bien dès les camps de triage en France, qu’à leur arrivée en Allemagne ». Position qui encourage les opérations binationales de prise en charge67.
- 68 CNAEF, 6CO149 : doc. du 15/11/1945 de Le Meur à Buisson, « Licht ins Dunkel ».
42Offrir une publication accessible à l’ensemble des captifs est un autre défi que le Vatican tente de relever avec Licht ins Dunkel (Lumière dans l’obscurité) qui montre combien ces supports spirituels sont également élaborés au croisement du spirituel et du politique, du national et de l’œcuménisme. À l’origine, cette revue est réalisée et imprimée à Alger par les Pères blancs pour les prisonniers allemands détenus en Afrique du Nord à partir de 1943. D’inspiration purement religieuse, elle doit remplacer l’idéologie nationale-socialiste par des principes chrétiens. Rejoignant les efforts français de dénazification, elle est soutenue par la DGPG qui la considère comme une publication interne à l’armée et la dispense d’autorisation de paraître68. À l’été 1945, l’abbé Le Meur transfère la rédaction en France libérée et en confie la gestion à l’aumônerie catholique. Il cherche aussi à associer des coreligionnaires allemands, comme l’archevêque de Fribourg et le DCV qui acceptent d’y participer. Un tel montage n’a pu se faire sans l’intervention du Vatican qui finance cette revue destinée à devenir une référence pour les prisonniers catholiques, pratiquants ou non : 32 pages en format octavo pour un tirage mensuel de 20 000 exemplaires, soit un budget annuel de 576 000 francs.
- 69 DCV, 372 (44) : lettre du 24/10/1946 de Valentin Urban, Lagerpfarrer.
- 70 ACOE, 303.003 : lettre du 07/11/1945 de Ryser pour Béguin à Müller, chancellerie de l’Église évang (...)
43Les difficultés d’élaboration en métropole dues à la nécessité de concilier impératifs politiques français, intérêts religieux allemands et contraintes économiques, en retardent cependant la publication à avril 1946. Jusqu’à 40 000 exemplaires sortent des presses fribourgeoises grâce à la synergie entre structures militaires et spirituelles : déblocage du papier sur des stocks militaires en Zone d’occupation, expédition gratuite par wagon, censure effectuée par l’aumônerie elle-même, etc. Le Vatican veille à ce que cette publication phare profite de l’articulation la plus efficace entre catholiques au-delà des frontières : elle est désormais rédigée par les séminaristes de Chartres mais imprimée en zone française d’occupation. Les lettres de remerciement expriment l’effet revigorant des premiers paquets : « Das war ja bombastisch ! », s’exclame un aumônier à la réception d’un envoi de Fribourg69. Cela marche si bien que les pasteurs protestants s’inspirent de l’action catholique pour développer le travail sur les images à partir de reproductions de Dürer, d’Holbein ou d’autres maîtres altdeutsch, sans pouvoir rivaliser avec une telle force de frappe : Die Lagergemeinde, publiée « de temps à autre70 » par la Commission œcuménique à partir de mai 1945, tire à 50 000 exemplaires.
- 71 DCV, 372.1 (44) : lettre manuscrite du 07/08/1947 de Brass à Höfler.
- 72 SHD, GR-1K284 (36) : doc. du 30/07/1948, « Aufstellung über Auflage und Auslieferung ‟Michaelˮ ».
44Toutefois, malgré le succès vanté dans les archives de l’aumônerie – et peut-être dans celles du Vatican –, la revue n’a pas réussi à respecter, depuis son rapatriement en France, les contraintes de périodicité : entre juillet 1946 et juillet 1947, un seul numéro est sorti à temps pour correspondre au calendrier liturgique. Pourquoi faut-il que la « ‟Catholica” soit toujours à la traîne » – se désespère le père Brass71 ? À partir de mi-1947, la fermeture du séminaire de Chartres et la baisse des effectifs en captivité pose la question de sa survie. De fait, aucune des solutions envisagées pour relancer le titre ne semble viable. Licht ins Dunkel s’éteint donc en juin 1947. Le Saint-Siège n’entend pas toutefois renoncer si aisément à un tel démultiplicateur d’influence : en novembre est décidée la création de son successeur, Michael. Zeitschrift junger Christen in der Fremde (Magazine des jeunes chrétiens en terre étrangère), toujours financé par le Vatican à travers le nonce apostolique qui effectue deux versements de 200 000 francs en 1947 notamment pour le périodique, dont le premier numéro de 18 pages paraît le 1er janvier 1948. Mais, avec un régime de captivité qui s’achève, l’engouement des temps premiers a définitivement passé, Michael ne survit pas au départ des prisonniers qui représentent près de 90 % des acheteurs de la dizaine de milliers d’exemplaires bimensuels72.
45La sortie de guerre en France qu’expriment la démobilisation de l’armée comme l’affectation croissante des prisonniers hors des camps, actualise l’intérêt spirituel et politique du Saint-Siège pour les Allemands captifs. Quand, en août 1946, les cardinaux et archevêques de France décident de séparer le Comité catholique de secours de l’aumônerie en créant une structure exclusivement consacrée aux questions civiles, le Secours catholique, le Saint-Siège renouvelle son soutien à l’aumônerie catholique qui, avec les commandants à l’échelle du camp, se pose en principale initiatrice de l’action spirituelle. La réorganisation, effective en septembre, entraîne un renouvellement du personnel dirigeant marqué par le départ de l’abbé Le Meur. L’aumônerie catholique est désormais dirigée par l’abbé Badré, secondé par l’aumônier Calvez et le père Brass. Le CCS est dirigé par celui qui fut l’aumônier général des prisonniers de guerre français pendant cinq ans, l’abbé Rodhain. L’abbé conçoit d’ailleurs son organisation sur le modèle du DCV, c’est-à-dire à partir des délégations diocésaines. Le CCS participe aussi à l’assistance des prisonniers en envoyant du matériel, en prodiguant des secours aux Allemands malades, en soutenant la pratique religieuse. Selon l’accord conclu avec l’aumônerie militaire, il reçoit d’elle les textes à éditer et à répartir entre les aumôniers, assumant les frais d’impression et d’acheminement. En 1947, il concourt aux efforts de l’aumônerie catholique en recherchant des prêtres en kommandos utilisés comme simples captifs pour leur confier une charge pastorale en camp.
46La transformation voulue par l’épiscopat français ne signifie donc aucunement une baisse de l’intérêt pontifical pour la condition des prisonniers. Bien au contraire, cette nouvelle répartition réaffirme l’attention, désormais hors cadre militaire, des instances vaticanes. Plus rapide que les autorités françaises et surtout que leur opinion publique dans l’évolution de la perception des prisonniers, le souverain pontife soutient aussi une représentation de l’Allemand dont l’appartenance chrétienne recouvre progressivement le passif de la guerre. Dans cette perspective, la nouvelle structuration signifie autant la réintégration des captifs dans la communauté des hommes que la victoire du christianisme sur le national-socialisme en tant que force d’avenir et de réconciliation européenne. Face à cette normalisation post-conflit qu’il promeut, le pape peut être tenté d’exercer son pouvoir temporel et spirituel, comme en atteste l’extension d’activité des Missions vaticanes.
- 73 CNAEF, 6CO146 : note, « mission vaticane en France ».
- 74 CNAEF, 6CO155 : bref rapport, « Séminaire sur les PG (Orléans) ».
47À partir de septembre 1946, la création du Secours catholique est l’occasion de relancer, à travers les Missions vaticanes, la forme traditionnelle de charité féminine pour qu’elle assume pleinement sa double finalité, « porter le témoignage de la sollicitude de l’Église […] et […] faire de l’apostolat chrétien par la charité […] même à nos anciens ennemis73 », entretenant ainsi le capital de la figure papale. Composées de femmes bénévoles, soutenues par les autorités militaires, les femmes des Missions œuvrent sous la responsabilité des aumôniers régionaux des prisonniers dépendant de l’aumônerie catholique. En novembre, sœur Granat peut ainsi préciser au révérend père dans son rapport sur sa première visite à l’hôpital militaire de Nogent-le-Rotrou : « Le but de ma visite leur a été expliqué, l’intérêt du pape à leur égard s’inquiétant de leurs besoins, compatissant à leur épreuve. Ne voulant pas que je parte les mains vides, mes compagnes avaient eu la délicatesse, de me confectionner gâteaux et bonbons. Aux catholiques en plus j’ai remis la médaille miraculeuse, tous très heureux de la recevoir. Depuis j’ai su par le médecin chef que la visite avait fait plaisir74 ».
- 75 CNAEF, 6CO151 : doc. du 24/01/1947 de RP Bayer, Rome, « Colis par les missions vaticanes ».
- 76 En mars 1951, a lieu une assemblée réunissant, à Rome, 28 nations qui sonne le réveil du Caritas C (...)
48Symbole de la vigueur missionnaire et de la charité catholique en acte, largement financées par le Saint-Siège, cette œuvre française se présentant comme « mission d’assistance du Vatican » peut joindre l’utile au charitable : ses bénévoles auraient plus facilement accès aux prisonniers qui seraient très reconnaissants envers Rome. Il faut – comme le rappelle la Mission à l’évêque de Saint-Brieuc pour le convaincre, en février 1947, de désigner une assistance aux malades du dépôt de Lamballe – agir de sorte que « le jour où [ces derniers] quitteront la France, il ne faut pas qu’ils emportent l’impression que seuls les organismes protestants tels que l’YMCA et les Quakers les ont secourus et que les catholiques par contre, se sont désintéressés de leur misère75 ». Lancée comme un mouvement national, les Missions vaticanes deviennent progressivement l’expression française d’une pensée transnationale coordonnée à l’échelle internationale, la Caritas catholique76, avec pour but d’affirmer le rôle pionnier de l’Église catholique auprès des Allemands. Participent de cette présence temporelle les visites du nonce apostolique en février 1946 aux dépôts de Noisy-le-Fort et Noisy-le-Sec, puis en mai au séminaire à Chartres, ainsi que dans un hôpital militaire parisien. Ces interventions révèlent toutefois le décalage de perception et de perspective sur les anciens occupants entre certains milieux catholiques et la majorité de la population française et peuvent provoquer des frictions avec les autorités militaires régionales. C’est ainsi que les abbés Rodhain et Le Meur publient, en septembre 1945 dans Message, un article au titre évocateur – « Les PGA et l’opinion publique » – mettant en garde contre une hypersensibilité d’après-guerre vis-à-vis de la question des prisonniers allemands qui interdirait tout geste charitable.
- 77 CNAEF, 6CO158 : note du 07/11/1947, « Création d’un bureau des cultes au sein du CICR ».
49On ne trouve rien d’ampleur comparable dans les institutions protestantes. Les relations parfois conflictuelles entre le CICR, la YMCA et les Quakers compliquent en effet les synergies possibles et amoindrit la diffusion du message protestant. Ce que constate, à demi-mot, le CICR qui confesse s’être « laissé distancer dans l’affection et dans la reconnaissance des prisonniers de guerre par ceux qui avaient un contact plus intime avec eux », à savoir l’Église catholique via ses aumôniers régionaux et son clergé local et la YMCA avec ses délégués plus nombreux et disponibles. S’interrogeant sur la raison de la crise de confiance constatée lors de la réunion mensuelle des aumôniers de la 8e RM, le délégué du CICR local souligne son erreur d’appréciation institutionnelle : « parce qu’en relations plus directes et plus profondes avec les hommes de confiance et les médecins prisonniers de guerre, nous délégués n’avons peut-être pas non plus accordé toute l’importance qu’ils méritaient aux aumôniers. Tant par leur action directe sur les individus que dans leurs sermons, les aumôniers ont une grosse influence sur les meilleurs éléments des prisonniers de guerre77 ». Aveu étonnant pour une institution réputée connaître si finement la sociabilité des camps et qui conduit l’Église de France à proposer en novembre 1947 la création d’un bureau des cultes au sein du CICR.
- 78 CNAEF, 6CO152 : rapport de répartition n° MV/375 du 31/12/1947 des Missions vaticanes près des cap (...)
50La fin annoncée de la captivité ne remet pas en cause l’engagement spirituel et politique du Vatican. Fin 1948, les 124 collaborateurs des Missions vaticanes sont remerciés. Mais, plus l’échéance approche, plus se décide la finalité de la reconquête, comme le montre l’activité de sa nonciature à Paris. Mgr Roncalli se rend à nouveau, en janvier 1948, auprès de prisonniers, en visitant, à Douai, des mineurs et des malades. En décembre 1947, il a versé au Secours catholique 500 000 francs pour le dernier Noël derrière les barbelés qui permettent aux Missions vaticanes de distribuer dons du Saint Père et autres signes matériels de la charité catholique. Après tout, « il s’agit non seulement de soulager la misère, mais aussi de prouver par des gestes efficaces qu’il n’y a pas que les œuvres protestantes, juives ou neutres qui songent aux pauvres prisonniers de guerre78 ».
- 79 AYMCA, X 391.2 (44), Bulletin d’information, à l’intention des secrétaires visitant les camps, n° (...)
51Avec le rapatriement et la transformation en travailleurs libres, avec l’amélioration de la condition prisonnière, le projet chrétien promu par les catholiques, dont l’aumônier devait constituer le fer de lance, devient presque caduc au sein des captifs. Le retour à l’Église ne leur apparaît plus comme une condition de celui dans la mère-patrie. Face à une diaspora prisonnière, de plus en plus sécularisée, face à des Allemands entièrement tendus vers le grand retour, le prestige attaché au national-religieux incarné par l’aumônier décline. Hans Meyer, aumônier volontaire affecté au dépôt de Lens, exprime la déception d’une occasion historique manquée : pas seulement en raison des contraintes matérielles du régime de captivité, mais aussi d’un projet de refondation allemande qui n’a pas commencé là où il aurait dû, derrière les barbelés. Son rapport d’août 1948, peut se lire comme une perte du crédit du christianisme auprès des prisonniers, négativement impressionnés par le traitement de l’Allemagne par les nations chrétiennes et démocratiques79 :
- 80 ACICR, G17/51, G17/Fr. XX, 130, doc. du 22/08/1948 de Hans Meyer, aumônier protestant.
Sur le plan moral, humain, politique et social, [la situation dans les camps] a eu une funeste influence, une influence destructrice et négative sur le rapprochement entre les peuples – et elle l’a toujours. […] La captivité des anciens soldats de Hitler constitue une occasion unique de les rééduquer, et ils en ont bien besoin, surtout les jeunes. Je crois que la France aurait ici la possibilité de les initier à ses grandes idées sur la révolution, à son socialisme, à son mode de vie. Mais je suis convaincu que la situation générale dans les camps ne sert, au contraire, que les idées opposées et qu’elle les prépare à la propagande russo-communiste80.
- 81 Voir Kissener 2010, p. 89-98.
- 82 SHD, GR-1K284 (38), doc. du 11/04/1948 du Deutschen Caritasverband, Kriegsgefangenenhilfe à l’aumô (...)
52Si le pastorat en captivité n’a pas fait de miracle, l’assistance spirituelle promue par le Saint-Siège n’a-t-elle pour autant eu aucun effet sur les prisonniers de guerre ? L’interprétation produite par l’institution religieuse à partir 1948 a tendance à exagérer le processus vertueux de transformation pour ne retenir que les expériences heureuses. En considérant la coopération entre les deux communautés religieuses comme une étape du rapprochement franco-allemand elle politise la portée de la foi qui serait plus forte que la haine des nations81. Les résultats de l’assistance spirituelle sont également valorisés par les aumôniers allemands et perçus positivement par les Églises allemandes. La déclaration de l’épiscopat français en 1948 en faveur des prisonniers est perçue ainsi comme « une contribution à ne pas sous-estimer dans la compréhension des deux peuples, une preuve de la pensée catholique, qui agira de façon curative et pacificatrice82 ».
53Mais cette interprétation positive néglige la diversité des relations interpersonnelles pourtant à la racine de ces actions. Les quelques témoignages d’aumôniers français et allemands des derniers mois de captivité font entendre combien la foi, précisément parce qu’elle a guidé leurs engagements, en a assuré la réussite, aux dépens néanmoins d’un rapprochement au-delà des appartenances politiques. Revenant sur ses rapports très limités avec le prisonnier qu’il parraine, un aumônier de Marseille distingue les deux niveaux :
- 83 SHD, GR-1K284 (37) : doc. du 25/10/1947 de l’aumônier Cognac, IXe RM, Marseille, à l’abbé de Cambo (...)
je sais par ailleurs qu’il garde son tempérament d’Allemand et que plus on fait pour eux (ce qu’il ne faut pas regretter, loin de là) plus ils le prennent pour un dû (ils sont de la race des Seigneurs, ne l’oublions pas, et ils le croiront longtemps). Ils sont donc d’autant plus exigeants qu’ils reçoivent davantage. Mon jugement vous paraîtra dur, croyez que je les ai vus de près, et que cependant je ne pense pas que ce qui est fait pour eux prisonniers de guerre par nous Français, et prêtres, ne doit pas être fait. Ce n’est pas pour eux, pour un merci que nous le faisons mais pour le Christ prisonnier en eux83.
- 84 AAV, Comm. Soccorsi, b. 242, fasc. 203 : doc. de la nonciature, 14/02/1947, fol. 25.
54La conclusion, provisoire, de notre proposition de recherche se situe sans doute ailleurs si l’on adopte le point de vue du Saint-Siège. En février 1947, alors que les autorités françaises préparent le rapatriement, le nonce Mgr Roncalli à Paris écrit à Mgr Montini, responsable du Bureau d’informations sur les prisonniers de guerre – soit de l’action humanitaire du Vatican – et futur Paul VI, afin que chacun des 600 000 prisonniers à rapatrier reçoivent un présent du pape. « Il me semble – suggère-t-il – qu’une mission pontificale chargée d’assister les prisonniers au départ et surtout à l’arrivée aurait un vaste champ d’action d’une relative facilité d’exécution et aux bénéfices incalculables. […] Il suffirait que les différentes organisations caritatives (Secours Catholique, Caritas internationalis, Missions vaticanes, NCWC [National Catholic Welfare Conference]) acceptent d’unir et de coordonner leurs efforts pour apporter une aide efficace84 », proposition qui devient, sous la plume de Montini, une « nécessité d’une collaboration de toutes les organisations » caritatives. Au-delà de l’effectivité du projet politique du Saint-Siège, la captivité a sans doute contribué à faire comprendre au Vatican que l’assistance, pour toucher les âmes, doit aussi améliorer le quotidien ; le rapatriement des Allemands après le conflit à lui faire envisager une synergie systématique des échelles de la chrétienté en Europe. En cela, la question de l’assistance humanitaire apparaît moins comme une modalité de sa sortie de guerre qu’elle ne reflèterait une nouvelle modalité de mobilisation du Saint-Siège pour reconquérir l’Europe. Hypothèse à tester à petite échelle dans les nouvelles archives vaticanes.