- 1 Istituto mantovano di storia contemporanea (IMSC), fonds Gianni Bosio, b. 116, fasc. 437. Lettre à (...)
- 2 Selon la catégorie désormais classique de Reinhard Koselleck : l’attente ne doit pas être réduite (...)
1En 1956, un sympathisant socialiste écrit dans un courrier qu’il adresse à la rédaction de l’Avanti! que les événements récents de Suez et de Budapest « nous ont replongés dans les furieuses tensions de guerre froide » et ajoute : « il me vient à l’esprit que ‟Nous vivons une époque privée d’avenir. L’attente de ce qui viendra n’est plus espérance, mais angoisseˮ1 ». À travers les mots empruntés à Simone Weil, la lettre met en évidence de manière exemplaire la relation qui unit souvent la perception des événements internationaux et l’évolution des horizons d’attente des acteurs2. Parce que les vicissitudes de la guerre froide semblent faire peser de lourdes menaces sur la stabilité du monde, elles provoquent des recompositions dans les imaginaires des acteurs et les conduisent à repenser leur rapport à l’avenir.
- 3 Voir par exemple, pour la France, Buton – Büttner – Hastings 2014.
- 4 Sur ce point, je me permets de renvoyer à Cirefice 2022, p. 171 et s.
2Que ce soit sous l’angle des cultures de guerre froide ou sous celui des réactions des Européens aux différents épisodes du conflit, l’historiographie récente a souvent souligné la sensibilité des populations d’Europe de l’Ouest aux événements internationaux des vingt années qui suivent la Seconde Guerre mondiale3. C’est d’autant plus vrai dans les pays concernés au premier chef par la guerre froide, comme l’Italie, et dans les univers militants de partis directement impliqués dans les tensions liées au conflit, produisant de nombreux discours, analyses et commentaires des événements en cours. Les recherches consacrées aux cultures socialistes que j’ai menées m’ont permis de mettre en évidence à la fois les fluctuations que les événements de guerre froide impriment aux représentations collectives des militants socialistes et la grande volatilité de ces dernières qui se reconfigurent régulièrement en fonction des événements. Si la guerre froide n’est pas la seule cause d’un mouvement qui naît aussi des déconvenues électorales de l’après-guerre, elle contribue de manière notable au flétrissement des espoirs de long terme qui avaient caractérisé la sortie de guerre4. Ces travaux ont amorcé l’étude de l’évolution des représentations de la base militante socialiste entre la Libération et la fin de la décennie 1940 : en quelques années, les espoirs de long terme quasiment sans limite qui avaient fleuri après le conflit semblent laisser place à des représentations plus sombres, sur lesquelles pèsent les défaites électorales et la menace d’une troisième guerre mondiale.
- 5 Sur le centrosinistra, la bibliographie est pléthorique. Voir par exemple le récent : Pombeni 2022 (...)
- 6 Après avoir été refondé clandestinement en 1943, le PSI croît très fortement dans les premiers moi (...)
- 7 Les listes portent alors le nom de Fronte democratico popolare (FDP) et obtiennent un peu moins de (...)
3Il s’agit ici de prolonger ces réflexions en élargissant le cadre chronologique et en s’interrogeant spécifiquement sur la façon dont la perception des événements internationaux et de leurs potentielles retombées en Italie influencent les représentations du futur des acteurs. Le Parti socialiste italien (PSI) se prête particulièrement bien à cette étude car la période le voit passer d’une adhésion quasiment sans réserve à la politique soviétique à une phase d’éloignement puis de condamnation de cette dernière au milieu des années 1950, ouvrant la voie à un renversement d’alliances qui conduit les socialistes à entrer au gouvernement au début de la décennie suivante, en 19635. Ces positions suivent en partie les vicissitudes des relations entre le PSI et le Parti communiste italien (PCI), alliés mais aussi rivaux6. Liés par une alliance à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils vont jusqu’à faire listes communes aux élections de 19487 dans une stratégie dite de frontisme qui se révèle peu concluante. L’alliance perdure ensuite jusqu’au milieu des années 1950, les militants et militantes du PSI et du PCI se retrouvant dans de nombreuses organisations communes comme l’association d’amitié Italie-URSS ou l’Union des femmes italiennes (UDI). Au milieu des années 1950, le PSI s’éloigne progressivement de son puissant allié jusqu’à rejoindre l’aire gouvernementale au début de la décennie suivante.
- 8 En janvier 1947, une scission du Parti socialiste donnait naissance au Parti socialiste italien de (...)
- 9 Canavero 1992 ; Zaslavsky 2004 ; Scirocco 2010 ; Sacco 2019.
- 10 Voir par exemple : Casalini 2010 ; Vowinckel – Payk – Lindenberger 2012 ; Hastings 2014 et certain (...)
4Cette évolution ne se fait pas sans heurt et c’est tout l’intérêt de cette étude que de montrer que la ligne du parti est loin d’être partagée par tous, ce dont témoigne l’existence de voix discordantes tout au long de la période, soit pour réclamer plus d’autonomie à l’égard des Soviétiques – malgré les scissions successives qui ont a priori vu les militants les plus hostiles à l’URSS quitter le parti8 – soit, au contraire, une plus grande fidélité à l’allié communiste. Il ne s’agit toutefois pas de faire une histoire par le haut de la politique internationale du PSI, car celle-ci existe – jugeant plus ou moins sévèrement un parti accusé d’avoir abandonné toute prérogative en la matière au PCI9 – et parce qu’elle ne permet pas de saisir les répercussions de la guerre froide sur les représentations des acteurs. On se propose plutôt de poursuivre cette veine historiographique qui s’est concentrée sur l’étude des imaginaires de la base militante et sympathisante10, avec le double objectif de percevoir l’engagement émotionnel des acteurs et la façon dont cela influe sur leurs horizons d’attente et les fait évoluer.
5Cela permet d’envisager trois hypothèses principales. La première concerne l’ambivalence de la campagne soviétique pour la paix, relayée en Italie par le PCI et le PSI. Si elle permet de dénoncer l’impérialisme américain et de se poser en défenseur de la stabilité et de la prospérité, elle produit par ailleurs des effets inopinés sur l’opinion même des militants socialistes. En effet, en accréditant l’idée d’un conflit imminent et potentiellement dévastateur, elle conduit ces derniers à adopter une attitude essentiellement défensive, visant à préserver l’existant et se privant d’une partie de la force de propulsion qu’avait constitué l’imaginaire soviétique à la Libération. Cela a ainsi contribué à faire désormais apparaître l’URSS moins comme le pays de la Révolution que comme celui de la Paix.
- 11 Les définitions classiques des cultures politiques insistent quasiment toutes sur leur très grande (...)
- 12 Sassoon 1996, p. 196-197.
6À l’opposé d’une vision, à mon sens, trop immuable des cultures politiques11, il s’agira également de montrer la façon dont les espoirs et les craintes fluctuent assez rapidement, entraînant des modifications importantes des représentations de l’avenir et des objectifs que les acteurs espèrent atteindre à long terme. Cela permet de réfléchir à la fois aux évolutions de long terme sur la période et aux fluctuations plus ponctuelles qui accompagnent les fortes périodes de crise comme en 1948-1950 et en 1956. Si le reflux des espoirs de long terme que Donald Sassoon décèle au sein de la social-démocratie et du socialisme européens de l’après-guerre12 semble indéniable, il est sans doute moins linéaire qu’on a pu le dire et on peut mettre en évidence – pour une partie des acteurs au moins – des moments où l’enthousiasme et l’espoir de long terme renaissent.
7C’est ainsi particulièrement net en 1956 où se côtoient, dans le même parti, des acteurs convaincus que le combat de leur vie s’effondre et d’autres qui imaginent que commence alors, pour un PSI débarrassé de la puissante concurrence communiste, une période de succès éclatants. Ce troisième axe de recherche permet à la fois de montrer la grande diffraction des imaginaires d’acteurs appartenant pourtant à un même parti, et de prouver que l’idéal révolutionnaire d’une transformation totale de la société n’a pas disparu en 1956, chez une partie au moins des acteurs. La crise multiforme de 1956 permet alors d’observer les puissants courants centrifuges qui parcourent la base militante du parti et contribue à éclairer les dissensions qui continuent à exister au sein d’un parti qui n’a jamais cessé de s’interroger sur sa place au sein de la gauche italienne et dans les dispositifs de guerre froide.
- 13 La loi électorale, adoptée en 1952 en vue des élections législatives de 1953, donnait un bonus maj (...)
- 14 Gianni Bosio (1923-1971) : historien, éditeur et journaliste, c’est un personnage central de la ga (...)
8Si les attitudes du PSI et de ses dirigeants dans la guerre froide sont désormais bien connues, depuis une première position de subalternité à l’égard du Parti communiste d’où découle une certaine passivité en matière de politique internationale jusqu’à l’autonomisation progressive au cours de la décennie 1950, il n’en est pas de même des représentations militantes. Plus difficiles à saisir en raison des lacunes archivistiques et de difficultés méthodologiques, ces dernières ont souffert d’une sous-étude constante, faisant parfois l’objet d’une brève mention, mais sans que cela ne s’appuie souvent sur des sources bien identifiées. Celles-ci existent pourtant, et bien qu’elles nécessitent de s’accommoder de certaines limites – la représentativité sociale et géographique n’est, par exemple, pas établie –, permettent de mener une étude qui puisse prétendre à des résultats à portée générale. Le principal corpus est représenté par les courriers reçus par le secrétaire du PSI, Pietro Nenni : si les lettres d’expéditeurs célèbres ont fait l’objet d’un classement à part, d’usage facile, ce qui a conduit à leur exploitation fréquente par l’historiographie, il n’en va pas de même de celles de simples sympathisants ou militants. Classées dans d’épais dossiers sans autre élément d’inventaire que leur date, elles ne sont pas d’un maniement aisé. Leur dépouillement systématique de la Libération à 1956, donne toutefois des résultats probants et permet de se rendre aisément compte des sujets qui tourmentent l’opinion socialiste : ainsi par exemple de la question de la paix en 1949 ou du combat contre la legge truffa13 en 1952, qui se taillent la part du lion dans les fascicules de la période. L’étude de ces dossiers permet également de mettre en évidence les profondes dissensions qui traversent le monde socialiste à certains moments, dont 1956 est le meilleur exemple, comme on le verra. À ces sources centrales, s’ajoutent celles conservées à Mantoue dans le fonds Gianni Bosio14 : ce dernier a gardé un ensemble de lettres envoyées à la rubrique « Arrivi e partenze » de l’Avanti! – une sorte de courrier des lecteurs – entre 1954 et 1957. Enfin, plus ponctuellement, les sources de l’Archivio diaristico de Pieve Santo Stefano qui conservent des mémoires d’Italiens et d’Italiennes du XXe siècle, bien que souvent rédigées a posteriori par les acteurs, permettent de compléter ces observations. De même, j’ai parfois utilisé des sources liées au Parti communiste italien – il s’agit essentiellement de témoignages de l’Archivio diaristico ainsi que de sources locales liées au Parti communiste d’Émilie-Romagne conservés à l’Institut Gramsci de Bologne – permettant de mettre en évidence un certain nombre de continuités entre PCI et PSI qui sont alors alliés. Ces différents ensembles forment donc un corpus dans lequel les célébrations de l’action des dirigeants socialistes le disputent aux avertissements et aux récriminations adressées aux cadres du parti, permettant d’entrevoir l’évolution et les diffractions des horizons d’attente militants.
- 15 Pavone 2006.
- 16 Cirefice 2022, p. 101-102.
9Pour les partis de gauche marqués par la Résistance, les espoirs de changement social s’incarnaient dans le Vent du Nord, cet air de liberté soufflant sur l’Italie depuis les régions septentrionales où la Résistance à l’occupant nazi allié à la République sociale italienne (RSI) avait revêtu une triple dimension de guerre civile, de guerre patriotique et de guerre de classe15. Le poids de la Résistance dans ces régions du Nord, où elle était fortement marquée par les revendications sociales, semblait pouvoir entraîner l’Italie dans un processus de transformation profonde. Ce Vent du Nord a ainsi soufflé sur l’Italie pendant l’année 1945 et ses effets s’étaient fait sentir jusqu’au mois de juin 1946, quand le référendum institutionnel donnait – grâce au vote massif des régions du nord contrebalançant le refus des régions méridionales – une forme républicaine au nouveau régime démocratique. Les premiers mois de la Libération furent donc accompagnés d’espoirs vifs de transformation radicale de la société, même si n’était jamais absente la crainte de ne pas savoir se saisir du moment révolutionnaire et de le laisser échapper. Dans ce processus, les références sont alors fréquentes au premier après-guerre italien, où le Biennio rosso avait semblé marquer l’avènement définitif du socialisme avant une brusque défaite provoquée par la montée en puissance du fascisme16.
10Ces espoirs de la Libération s’étiolent progressivement, sous le double coup des tensions politiques internes qui croissent dès l’été 1946 et éclatent avec fracas en mai 1947 quand le PSI et le PCI sont exclus du gouvernement d’Alcide De Gasperi, et de la montée des antagonismes de guerre froide. C’est la défaite électorale, en avril 1948, de la coalition du Fronte democratico popolare (FDP), réunissant socialistes et communistes, qui scelle la vague de décrue des espoirs militants, en rendant tangible et durable la rupture de mai 1947, éloignant la perspective d’un retour des partis marxistes au pouvoir. Ce processus de désagrégation des grands espoirs de la Libération dure ainsi environ deux ans et trouve son explication dans des facteurs essentiellement internes – auxquels n’est certes pas étrangère la guerre froide naissante mais dans une moindre mesure –, la puissance démocrate-chrétienne s’imposant avec évidence.
- 17 L’expression est de l’historien britannique Stephen Gundle (Gundle 1995, p. 84).
- 18 Pombeni 2003 ; Lupo 2004 ; Ventrone 2006 ; Orsina – Panvini 2017.
11Dans ce processus, la campagne électorale de 1948, abondamment commentée par l’historiographie, joue un rôle central. Parce qu’elle semble revêtir un caractère de choix décisif, d’opposition entre « deux formes de civilisation17 », elle cristallise les tensions et constitue, du point de vue des imaginaires, un moment de rupture. La peur a certes toujours constitué un ressort des campagnes électorales, où il s’agit souvent de montrer le caractère aventureux d’un vote pour l’adversaire18, mais celle-ci constitue alors un élément central de la campagne de 1948, attisée par la plupart des formations politiques qui présentent souvent les élections comme les consultations de la dernière chance. La campagne est âpre, nourrie de controverses parfois brutales et semble conduire à un moment décisif ou se résoudra, d’une manière ou d’une autre, le sort futur de l’Italie.
- 19 Voir sur ce point la partie « Immagini e simboli » de l’important livre d’Angelo Ventrone [2005].
- 20 Archivio diaristico di Pieve Santo Stefano (ADPSS), témoignage de V. M., né à Palerme en 1920, com (...)
- 21 Ventrone 2005, p. 42-45.
12Guerre mondiale, famine, destruction, retour d’un pouvoir autoritaire : les fléaux annoncés ne manquent pas et contribuent à présenter la consultation électorale comme décisive. Ces tendances sont entretenues par les directions des différents partis, lesquelles cultivent cette angoisse de l’avenir, tant dans les affiches très expressives utilisées pendant la campagne que dans la rhétorique de la presse19. Les acteurs relèvent d’ailleurs ce lien très fort entre images et représentations pessimistes de l’avenir, comme un militant communiste qui participe à la campagne du Fronte en Sicile : « Les murs étaient tapissés d’affiches qui terrorisaient les gens, par la truculence des images et des symboles, sur ce qui se passait en URSS : des enfants arrachés à leurs mères et mangés vivants, des prêtres fusillés20 ». Ces représentations graphiques des désastres à venir promis à l’Italie si elle ne fait pas le bon choix électoral, ont été étudiées par Angelo Ventrone, qui montre à la fois le caractère binaire de ces représentations et la grande part que la violence y joue21. Les deux blocs cultivent alors une rhétorique de l’abîme, promettant le désastre en cas de victoire de l’adversaire, dans laquelle le rôle de l’image est central, renforçant, par sa crudité, les craintes quant à l’avenir.
13La campagne de 1948 provoque donc à la fois de grands espoirs chez les militants marxistes – les listes électorales et la stratégie de Front Populaire semblent pouvoir renforcer le PSI et le PCI qui ont obtenu environ 20 % chacun aux élections de 1946 – et, en retour, après la défaite, un abattement très perceptible dans les sources. Nombreuses sont les lettres à Pietro Nenni en 1948 et dans les années suivantes mentionnant un découragement et une angoisse quant à l’avenir dans les mois qui suivent les élections. Ainsi d’un sympathisant de Crémone qui évoque son cheminement depuis 1946 :
- 22 FPN, fonds Pietro Nenni, UA 2035. Signature illisible, Crémone, novembre 1948. [« Dopo la Repubbli (...)
Après la République, je croyais que n’était pas loin l’avènement du prolétariat dans l’histoire politique italienne, sa conquête du pouvoir politique pour l’instauration de sa dictature. Je croyais qu’avec l’unité, en accélérant les choses, on pouvait abattre le gouvernement De Gasperi et réaliser une deuxième révolution en Europe pour la conquête d’un second État socialiste… Hélas ! […] Je tombai des nues22.
14Ce témoignage montre bien la détérioration de l’optimisme et des espoirs de transformation sociale en moins de deux ans : à l’été 1946 la victoire de la République apparaît comme une première étape vers la construction du socialisme, que l’union du PCI et du PSI semble accélérer. À cet égard, le terme utilisé par le militant « forzare i tempi » est éclairant : l’expression veut dire « accélérer les choses » mais signifie littéralement « forcer les temps » : il s’agit presque d’accélérer l’histoire, c’est-à-dire de hâter la venue du socialisme par l’unité du prolétariat. Tous ces espoirs sont pourtant anéantis par la défaite électorale de 1948, qui est vécue comme un coup d’arrêt net et durable aux espoirs des militants marxistes.
- 23 Lazar 1992, p. 74 et s. ; Archambault 2012. Une tradition historiographique prolonge cette idée d’ (...)
- 24 FPN, fonds Pietro Nenni, UA 2034. Lettre de la section socialiste de l’usine Alfa Romeo de Milan, (...)
15À cela s’ajoute l’épisode du 14 juillet 1948, lorsque le secrétaire du PCI, Palmiro Togliatti, est victime d’une tentative d’assassinat. La situation s’embrase alors rapidement et la grève générale conduit à un climat quasi-insurrectionnel : on signale des groupements armés dans plusieurs grandes villes italiennes et la situation semble sur le point de dégénérer. Les partis de gauche réussissent finalement à ramener le calme, assurant parfois qu’une révolution ne saurait s’improviser23. L’épisode laisse toutefois des traces dans les mémoires militantes, comme en témoigne une lettre collective envoyée à Pietro Nenni par la section socialiste de l’usine Alfa Romeo de Milan. Si les militants conviennent que les opportunités révolutionnaires sont celles que « la classe ouvrière prépare consciemment », ils concluent leur lettre en précisant au secrétaire du PSI que « l’angoisse envahit de nombreux travailleurs qui sont aux prises avec la misère et le découragement envahit de nombreux camarades qui croient avoir perdu aujourd’hui une excellente occasion24 ». On voit dans cette position nuancée le reflet d’un encadrement socialiste qui applique – et sans doute approuve – la position modératrice de la direction du parti mais qui rend compte, dans le même temps, des effets psychologiques que l’épisode a eu sur la masse des militants.
- 25 Outre l’occurrence précédente, par exemple : FPN, fonds Pietro Nenni, UA 2039. Lettre de G. Tonini (...)
16Ainsi, en quelques mois, d’avril à juillet 1948, la perspective de prise de pouvoir rapide par les partis marxistes, que ce soit par la voie légale ou par la voie insurrectionnelle, semble s’éloigner rapidement. Cela conduit à un nouvel état d’esprit militant bien souvent qualifié par les inscrits eux-mêmes de « découragement25 ».
- 26 Vodovar 2004, p. 198-199.
17C’est dès lors un motif défensif qui prévaut dans les imaginaires socialistes, articulant enjeux internes et externes. Associant étroitement la Démocratie chrétienne à son atlantisme, les discours publics du PSI visent à lier défense de la démocratie en Italie et préservation de la paix dans le monde. La géopolitique est alors pensée sous l’angle social, opposant nations prolétariennes à nations capitalistes26, quand ce n’est pas tout bonnement antifascistes à fascistes. Dans un même mouvement, on associe ainsi défense d’une constitution issue de la Résistance – qu’on estime menacée par un État démocrate-chrétien régulièrement accusé de vouloir réinstaurer une dictature – et défense de la paix, laquelle semble mise en péril par les menées impérialistes américaines.
18Cinq ans plus tard, lors de la campagne électorale de 1953, ces éléments se matérialisent de nouveau. Après l’instauration de la contestée legge truffa qui crée un système d’apparentements permettant de donner au parti arrivé en tête une importante prime majoritaire s’il atteint, avec ses alliés, 50 % des voix, la campagne électorale tourne autour des volontés hégémoniques de la Démocratie chrétienne et du positionnement international de l’Italie. Un correspondant milanais de Nenni analyse ainsi le vote démocrate-chrétien en termes de « craintes » et de peur de l’avenir :
- 27 FPN, fonds Pietro Nenni, UA 2051. Lettre non signée, Milan, 21 avril 1953. [« Che cosa temono le m (...)
Que craignent les femmes au foyer ? elles craignent que si les démocrates-chrétiens ne gagnent pas, les aides américaines cessent et qu’elles n’aient alors plus assez à manger. […] À quoi les femmes en général ne pensent-elles pas ? Eh bien à la plus terrible des choses : avec un gouvernement démocrate-chrétien leurs maris et leurs fils seraient enrôlés par les Américains27.
- 28 Sur la mise en scène de l’aide américaine apportée à l’Italie juste avant les élections de 1948 vo (...)
- 29 FPN, fonds Pietro Nenni, UA 2051. Lettre d’Angelo Paccino, Turin, 13 juin 1953. [« immensa vittori (...)
19Dès 1948, les partis de gauche dénoncent en effet un chantage à l’aide américaine, ce qui n’est d’ailleurs pas sans fondement28. Le correspondant de Nenni s’en ressaisit ici dans un témoignage qui montre à la fois la place des questions géopolitiques dans la campagne en cours et la puissance mobilisatrice de la peur. Il déplore également, en miroir, l’incapacité des partis de gauche à imposer la crainte de la guerre impérialiste. Ces derniers auraient, en somme, eu le dessous dans la campagne électorale, ne réussissant pas à montrer les périls que courent les Italiens à cause de l’engagement atlantiste du pays. La campagne électorale, loin de promettre des lendemains qui chantent, met alors face à face deux représentations les plus noires de l’avenir. De même, quand la DC ne réussit pas à obtenir la prime majoritaire – même si elle demeure le premier parti et conserve une majorité –, un correspondant de Nenni se félicite de « l’immense victoire obtenue sur la réaction et les fauteurs de guerre, semeurs de discorde et de l’esclavage américain29 », laissant entrevoir l’enchevêtrement des thématiques internes et externes dans les campagnes électorales de la période ainsi que la centralité du motif de la paix, qui devient prépondérant dans les discours militants.
- 30 Sur ce point voir : Marcou 1977, p. 289 ; Pietrangeli 1999 ; Scirocco 2010, p. 122.
20Ce motif défensif culmine en 1949, alimenté par les débats nourris qu’entraînent l’entrée de l’Italie dans l’OTAN et la campagne féroce que mènent les partis marxistes pour s’y opposer. Dans le même temps, le premier Congrès mondial des partisans de la paix, tenu à Paris, lance la campagne pour la paix inspirée par l’Union soviétique et prolongée l’année suivante par l’Appel de Stockholm demandant l’interdiction de l’arme atomique30. En Italie, socialistes comme communistes s’engagent activement dans ces différentes initiatives et les militants sont régulièrement mobilisés au profit d’actions diverses allant de la collecte de signatures pour des pétitions à des campagnes d’affichage massives. La direction du parti socialiste insiste lourdement sur cette thématique d’une paix menacée et défendue par la seule URSS : la presse lui donne un écho régulier, le parti en fait le thème de son congrès de l’année 1949 – un grand « Non à la guerre » barrant l’affiche annonçant l’événement – et il diffuse une brochure intitulée Mozione socialista per la pace qui doit accréditer l’idée que le PSI est le dernier rempart devant la catastrophe imminente.
- 31 Les exemples sont très nombreux dans les fascicules UA 2039 et 2040 qui rassemblent les lettres re (...)
- 32 Cirefice 2022, p. 303 et s.
- 33 FPN, fonds Pietro Nenni, UA 2049. Lettre de Milan, signature illisible, 4 août 1952. [« nobile san (...)
21Ces différents éléments ne sont pas sans conséquences sur les imaginaires militants et la correspondance de Pietro Nenni pour l’année 1949 montre la très grande prévalence de ces thématiques31. Rares sont les lettres qui n’évoquent pas, de près ou de loin, la question de la paix et de la neutralité, entendue comme refus de l’entrée de l’Italie dans l’Alliance atlantique. Dès l’année suivante, l’éclatement de la guerre de Corée, bien que lointain, semble donner raison aux augures annonçant le déclenchement d’une prochaine guerre mondiale. La crainte de la guerre paraît alors raviver un vocabulaire religieux qui avait eu largement cours au sein du socialisme italien à la Libération, révélant le lien qui semble unir imaginaires de guerre et représentations héritées du christianisme32. Laissant entrevoir leurs angoisses quant à l’avenir, certains correspondants de Pietro Nenni renouent alors avec un vocabulaire faisant du dirigeant un apôtre ou un prophète : un sympathisant milanais loue ainsi « la sainte et noble peine pour la conservation de la paix dans le monde » que se donne le secrétaire du parti, quand un militant de Pavie vante la brochure Mozione socialista per la pace, qu’il qualifie de « chef-d’œuvre pour la paix », ajoutant qu’« on y trouve l’affection sincère pour le peuple des travailleurs d’un véritable apôtre du socialisme33 ». Comme à la Libération, le vocabulaire religieux semble alors apparaître à certains socialistes comme le seul à même d’exprimer des angoisses profondes quant à l’avenir.
- 34 FPN, fonds Pietro Nenni, UA 2051. Lettre de Ferdinando Bonora, Gênes, 27 juillet 1953. [« una sott (...)
- 35 FPN, fonds Pietro Nenni, UA 2050. Lettre des Falchi rossi à en-tête du PSI de Catane, 20 décembre (...)
- 36 FPN, fonds Pietro Nenni, UA 2054. Lettre de Giovanni Barone, Gênes, 28 mars 1954. [« È dovere del (...)
22Le début des années 1950 montre également cette grande préoccupation à l’égard de la paix menacée, obscurcissant toute autre thématique et rendant compte du rétrécissement des espoirs de long terme. La guerre de Corée trouve alors une place importante dans les préoccupations des militants qui écrivent à Nenni, montrant une nouvelle fois la sensibilité des bases militantes aux thématiques de guerre froide. Les suggestions sont nombreuses et prennent les formes les plus diverses, depuis des prises de position générales contre la guerre jusqu’à des propositions d’action très concrètes. Un sympathisant de Gênes suggère ainsi à Nenni de lancer, en tant que vice-président des Partisans de la Paix une « souscription mondiale pour la reconstruction de l’héroïque Corée qui a lutté avec son sang, combattu et gagné pour nous aussi34 ». Les Faucons rouges – association de jeunesse socialiste réservée aux enfants de 8 à 14 ans – de Catane écrivent au secrétaire du PSI pour lui réclamer le droit d’« étudier, de jouer, et de nous considérer les frères des enfants du monde entier. Pour cela nous demandons qu’il n’y ait plus de guerres et qu’il y ait la paix pour les enfants du monde entier35 ». Enfin, un militant de Gênes signale à Pietro Nenni l’initiative de députés travaillistes qui demandent la dénucléarisation des armées du monde entier et lui suggère de relayer leur motion : « c’est le devoir du PSI – écrit-il – de s’emparer de cette requête, présentant à la Chambre une motion analogue, pour pouvoir préserver les peuples, y compris le peuple américain, des cataclysmes36 ». Cette lettre, qui résume à elle seule beaucoup des préoccupations militantes de la période, montre à la fois la volonté de maintenir une solidarité internationale entre les peuples et celle de lutter contre un avenir qui, si on ne s’oppose pas aux processus qui y mènent irrémédiablement, a la semblance de la catastrophe. La fréquente utilisation du terme « préserver », comme ici, montre ce repli défensif qui consiste à sauver l’existant, sous peine de devoir affronter des « cataclysmes » : l’avenir semble alors obscurci et le statu quo apparaît comme la solution la plus enviable. Ces trois exemples et la diversité des scripteurs – diversité géographique, de statut à la fois dans et hors du parti ou encore d’âge – montrent donc à la fois la sensibilité de la base sympathisante et militante à la thématique de la paix, la vigueur du sentiment pacifiste au sein du socialisme italien et la grande actualité de cette thématique défensive devant une catastrophe qu’on craint imminente.
- 37 Pietrangeli 1999, p. 686.
23On peut toutefois s’interroger sur les résultats de cette campagne pour la paix menée par le PSI et le PCI. Cette centralité des discours pacifistes dans les lettres de militants constitue certes un succès pour ces partis qui ont su imposer la thématique de la paix, largement relayée par la presse et les discours publics de leurs dirigeants depuis 1948 et plus encore l’année suivante. S’il est difficile d’estimer les effets électoraux directs de cette campagne, l’omniprésence de la thématique montre au moins sa pénétration dans les milieux militants et sympathisants. Mais la réussite de cette opération ne cache-t-elle pas un envers moins brillant ? En effet, en s’imposant comme la principale clé de lecture de la période – faisant le pendant, sur le versant interne, de la défense de la démocratie face aux tentatives hégémoniques de la Démocratie chrétienne – la question de la paix n’a-t-elle pas imprimé à l’avenir l’image de la catastrophe plus que d’un futur désirable ? Les partis marxistes – assez semblables dans leur approche sur ce point – ont certes pu compter sur l’aspect mobilisateur de la thématique pacifiste comme le prouvent les succès de la campagne pour la paix ou de grandes manifestations publiques – ainsi de celle s’opposant au débarquement d’armes américaines dans les grands ports italiens au printemps 195037 – mais il semble qu’imposer la thématique de la paix menacée, et donc de la crainte de la guerre, dans le débat public a sans doute contribué à reléguer les espoirs de long terme au second plan. Dès lors, c’est la crainte de la catastrophe et la volonté de préserver l’existant qui semblent dominer les imaginaires militants au sein de l’alliance PSI-PCI, ce qui n’exclut toutefois pas de brefs mouvements d’enthousiasme. Un cadre local du Parti communiste note ainsi la très rapide fluctuation de l’état d’esprit de ses camarades pendant le conflit en Corée :
- 38 Fondazione Gramsci Emilia-Romagna, fonds Fédération provinciale du PCI, congressi provinciali, b.1 (...)
Récemment, on a pu remarquer que l’humeur de certains camarades oscille chaque jour en fonction de l’évolution des opérations militaires en Corée. Ils s’enthousiasment puis tombent dans le découragement le plus total puis se réenthousiasment de nouveau et ainsi de suite38.
24Cet exemple témoigne du lien étroit qu’entretiennent le rapport au futur et les émotions, à travers la fluctuation du ressenti des militants. Le rapport à l’avenir se teinte alors d’enthousiasme, de craintes, de pessimisme, en fonction des événements internationaux, qui semblent faire peser une menace durable sur l’avenir de l’Italie. Le PSI et le PCI n’ont certes pas fait naître cette tendance qui est bien réelle dès 1948, mais ils l’ont accompagnée et renforcée, contribuant sans doute à ancrer dans la durée ce motif défensif qui conduit militants et sympathisants à se satisfaire de sauver l’existant face à des menaces perçues comme terribles, et donc à redimensionner les espoirs de long terme.
- 39 Amato 1981, p. 415-419 ; Evangelisti – Sechi 1981, p. 18-28 ; Mattera 2004, p. 266-268.
- 40 Voir par exemple, pour les effets en France comme en Italie : Lazar 1992, p. 89-96.
- 41 Mattera 2004, p. 268. Sur la réaction de la direction du PSI aux événements de l’année 1956 voir l (...)
25Les imaginaires de guerre froide et les représentations de l’avenir subissent enfin de nouvelles mutations au milieu de la décennie 1950. Le processus qui mena à la rupture de l’alliance entre le PCI et le PSI est désormais bien connu depuis les premiers doutes exprimés à mots couverts pendant l’année 1954, les prises de distances plus nettes de l’année suivante, jusqu’à la rupture de 1956 sanctionnée au congrès de Venise du début de l’année 195739. Dans ce développement, on connaît le choc que constitua le rapport Khrouchtchev, sa révélation plus ou moins complète et le désarroi ou le déni qu’il provoqua dans les milieux militants communistes mais aussi socialistes40. On sait aussi le dilemme et les affres dans lesquels l’épisode de Budapest plongea toute une partie de la gauche et les mille difficultés qu’eurent les thuriféraires des démocraties populaires et du socialisme réalisé à justifier l’intervention soviétique. L’année 1956 est celle d’une crise multiforme qui unit, une nouvelle fois, imaginaires de guerre froide et politique intérieure. Pour le PSI, la crise internationale intervient dans un moment de grande tension, où la question de l’alliance communiste divise profondément le parti. Si les socialistes condamnent très majoritairement l’intervention soviétique en Hongrie – au sein de la direction, seul Ferdinando Targetti, très philosoviétique, prend la défense de l’URSS – tous n’en tirent pas les mêmes conséquences en politique intérieure. Certains se prononcent pour la rupture de l’alliance avec le PCI, convaincus que ce dernier est incapable de se réformer et de prendre ses distances avec Moscou, quand d’autres considèrent que l’alliance peut et doit perdurer, par-delà les différents positionnements internationaux41. Ces positions tranchées laissent voir des imaginaires très différents qui reflètent deux façons opposées d’affronter l’événement.
- 42 Lazar 1992, p. 89.
- 43 Mattera 2010, p. 166. [« Un intero sistema di valori, che aveva alimentato grandi speranze e sorre (...)
- 44 Sur le processus heurté qui mena à l’éphémère unité socialiste : Donno 2014.
26L’abattement passager ou durable et les hésitations, doutes et colères des militants se perçoivent clairement dans l’examen de leurs correspondances. L’Union soviétique qui incarnait, depuis quarante ans – et plus encore depuis la victoire contre le nazisme – les espoirs de nombre de militants, subit une crise politique majeure tout autant qu’une crise de sens. Dès lors, « la dimension téléologique du communisme s’affaiblit42 ». Pour de nombreux socialistes aussi, « d’un seul coup, tout un système de valeurs, qui avait alimenté de grandes espérances et qui avait soutenu des vies marquées par les difficultés, semblait s’effondrer43 ». Je voudrais toutefois montrer que pour d’autres militants, c’est au contraire un moment où les espérances sont très vives : on espère pouvoir enfin se libérer d’une alliance dans laquelle le PCI s’était souvent montré hégémonique et reconstituer, en se rapprochant du PSDI – le Parti social-démocrate italien de Giuseppe Saragat –, l’unité socialiste44. La lecture des sources montre en effet la coexistence, au sein du même parti, d’états d’esprits radicalement opposés. À côté de la masse, nombreuse, de ceux qui, égarés, ne prennent pas position et demandent des lumières à Pietro Nenni ou à l’Avanti!, s’affrontent deux camps bien délimités. Ceux qui manifestent tout leur enthousiasme, considérant que « l’heure du socialisme a sonné » font face à ceux qui estiment à l’inverse que Budapest a condamné les espoirs de victoire, précipitant le socialisme et le mouvement ouvrier dans une longue nuit dont ils mettront longtemps à sortir.
27L’année 1956 produit ainsi un bouleversement des imaginaires militants dont le chambardement du rapport au futur n’est pas le moindre. Le désarroi ou la colère qui se lisent dans les témoignages ou, au contraire, l’espoir que, les masques tombés, l’unité du socialisme démocratique permette la réalisation d’un socialisme adapté aux réalités occidentales, balayent la période et contribuent à en faire un moment de redéfinition des discours sur l’avenir. La crise conduit, plus que dans d’autres contextes, à la formulation de certains espoirs – parfois déçus – et permet donc d’observer avec plus de précision les recompositions en cours.
28En revanche, malgré les tonalités très différentes des lettres qui parviennent à Nenni ou à l’Avanti!, allant du désespoir le plus complet jusqu’à un franc enthousiasme, celles-ci mettent paradoxalement presque toutes en avant l’idée d’urgence, d’accélération de l’histoire ou de moment décisif. Tout se passe comme si les acteurs concevaient, dans le flot des événements et malgré les informations parcellaires qui leur parviennent, qu’ils vivent un moment de bascule, un moment historique. Ce qui diffère, c’est l’interprétation qu’ils en donnent et, plus encore, l’enthousiasme qu’ils lui accordent.
29Ainsi du témoignage de Gino Mearelli, responsable syndical socialiste de Savone qui écrit à Nenni les mots suivants à la fin de l’année :
- 45 FPN, fonds Pietro Nenni, UA 2060. Lettre de Gino Mearelli, Savone, 1956. [« L’anno 1956, ormai avv (...)
L’année 1956, désormais à son terme, a été caractérisée par un rythme vertigineux, tant et tant d’événements politiques, économiques et sociaux qui semblent rendre impossible l’identification d’un fil conducteur qui puisse nous donner une idée exacte des véritables causes ayant conduit à une telle densité de faits45.
- 46 Ce qui n’est pas sans rapport avec l’observation que fait François Hartog d’une perception de l’hi (...)
30Ces quelques mots montrent bien la perception par une partie des acteurs au moins des changements du moment : l’année 1956 est ainsi perçue en termes d’accélération46 en même temps qu’elle semble provoquer une crise du sens, le militant peinant à interpréter les événements et à les replacer dans une histoire. En ce sens, ce sont bien les régimes d’historicités socialistes qui sortent transformés de cette crise.
- 47 Elles ne sont cependant pas inexistantes : ainsi par exemple d’un militant qui écrit à l’Avanti! e (...)
- 48 Cœuré 2017, p. 121-122.
31Il est évident que l’URSS apparaissait, pour certains militants, comme la société idéale qu’il s’agissait d’importer et de copier en Europe occidentale. Il me semble pourtant que cette représentation n’était pas majoritaire et les demandes d’émigration demeurent somme toute limitées47. En effet, l’URSS plus qu’un modèle à proprement parler, constitue un garant qu’un autre futur est possible. C’est-à-dire que pour une série de raisons – spécificités russes, sociétés peu comparables – le modèle soviétique n’est pas perçu comme directement exportable en Europe occidentale, selon un mécanisme qui existe d’ailleurs déjà dans l’entre-deux-guerres48. Les attaques de leurs adversaires ont du reste bien souvent contraint socialistes et communistes à admettre que beaucoup restait à faire en Russie et que celle-ci avait engagé un long processus qui n’en était qu’à ses débuts.
32En revanche, le rôle de l’URSS est fondamental car il garantit qu’un futur désirable marxiste – quelle que soit la forme qu’il pourra prendre – est possible, permettant ainsi de distinguer l’utopie marxiste de la chimère. Il existe en effet un pays où cette utopie s’est incarnée et a pris forme. Comme garant de la faisabilité du projet marxiste, l’Union soviétique joue un rôle central dans la possibilité de conserver des espoirs de long terme de transformation radicale de l’organisation sociale. Or, quand le mythe soviétique s’effrite, quand l’armée intervient en Hongrie, quand il apparaît qu’on y emprisonne autant qu’on y souffre parfois de la faim, la perspective change. Ce qui est en jeu, c’est l’affaiblissement de ce qui apparaissait comme le garant de la construction militante et collective du futur, l’URSS idéalisée, le socialisme réalisé. Dès lors, rien ne distingue plus la société idéale imaginée de la chimère.
- 49 Canovi et al. 1995, p. 388. [« Una cultura politica diffusa ed una cultura locale da essa permeata (...)
33Ce qui entre alors en crise c’est ce que Marco Fincardi, Antonio Canovi, Marco Mietto et Maria-Grazia Ruggerini avaient relevé dans un article stimulant sur les représentations de l’URSS dans une province rouge par excellence, celle de Reggio-Emilia. Ils y avaient identifié « une culture politique diffuse et une culture locale qui en était imprégnée [qui] ont nommé Russie le futur au nom duquel ils analysaient, jugeaient et transformaient le présent49 ». Il ne s’agit pas tant de construire l’URSS en Italie, tant on sait les conditions politiques, sociales, économiques différentes. En revanche, il s’agit de dire que ce que la Russie a fait signifie qu’il est possible, ici, de transformer le futur. Ces piccole Russie, dont l’Italie était constellée, montrent que l’URSS, peut-être davantage qu’un guide de la révolution mondiale ou un modèle à reproduire, est un « système de sens », c’est à dire
- 50 Ibid. p. 403. [« Un tale sistema così pervasivo che […] alimenta addirittura la “prospettiva a tem (...)
Un système si puissant qu’il […] alimente « la perspective à temps indéterminée » [les « horizons d’attente », pourrait-on dire] : celle en fonction de laquelle les acteurs déterminent les aspects les plus stables de leur personnalité, leurs valeurs et les objectifs à poursuive pendant toute leur vie50.
- 51 En 1981, Enrico Berlinguer parle de « l’épuisement de la force de propulsion » [« esaurimento dell (...)
- 52 Cf. supra, le début de l’article.
34En 1956, c’est ce système qui entre progressivement en crise. Certaines fissures apparaissaient sans doute déjà dans les années précédentes mais la double crise du rapport Khrouchtchev et de l’intervention soviétique à Budapest remet en question un certain nombre des certitudes des militants, précipitant la crise de cette Russie « système de sens » qui avait si étroitement lié la possibilité d’un autre futur à l’existence, à l’est, d’une puissance amie. Les militants perçoivent alors ce que le secrétaire du Parti communiste Enrico Berlinguer qualifie plus tard de « fin de la force de propulsion » des régimes de l’Est51. L’expression déjà évoquée du sympathisant socialiste qui, écrivant à l’Avanti! en décembre 1956, empruntait les mots de Simone Weil, rend bien compte de la crise des représentations de l’avenir chez une partie des socialistes : « Nous vivons une époque privée d’avenir. L’attente de ce qui viendra n’est plus espérance, mais angoisse52 ». De même, une lettre collective de socialistes de Caltagirone (Catane) qui écrivent en mars 1956 à Pietro Nenni à propos de la déstalinisation montre bien cette perte d’enthousiasme et l’éloignement des perspectives de changements rapides :
Alors que se profilait à l’horizon un nette amélioration de l’organisation et une sympathie croissante à l’égard du PSI, voilà qu’une catastrophe terrible s’est abattue sur les organisations démocratiques, qui éloignera pour une décennie les réalisations qui nous semblaient les plus imminentes.
- 53 FPN, fonds Pietro Nenni, UA 2059. Lettre des socialistes de Caltagirone, 24 mars 1956. [« Quando s (...)
35Ils poursuivent en déplorant : « la démobilisation des camarades qualifiés, leur mauvaise humeur, qui conduit les camarades les moins prêts vers l’apathie et l’abandon de l’idée socialiste. La jeunesse se sent trompée et ne résiste pas à l’ironie et aux insultes des activistes des partis réactionnaires53 ». L’année 1956 a donc un effet net sur les perceptions du futur, ce que les acteurs eux-mêmes perçoivent et formulent. Ces témoignages traduisent la désorientation des militants en même temps que leur inquiétude quant à l’avenir du mouvement ouvrier et sa capacité à incarner les espoirs d’avenir.
36Ces phénomènes conduisent certains militants à fustiger l’attitude de leur direction : ils considèrent qu’en endossant trop rapidement la déstalinisation et surtout la critique de l’intervention soviétique à Budapest, celle-ci a ouvert la voie aux critiques des partis bourgeois et amplifié les effets de phénomènes délétères pour l’avenir du mouvement ouvrier. La critique du positionnement de la direction socialiste à l’égard de l’attitude soviétique repose sur deux arguments. On pointe généralement l’absence de force alternative crédible au pouvoir communiste en Hongrie et on souligne en parallèle l’existence d’autres terrains conflictuels internationaux où l’intervention des gouvernements occidentaux prouverait bien qu’ils ne sont pas les mieux placés pour critiquer l’URSS.
- 54 IMSC, fonds Gianni Bosio, b. 116, fasc. 437. Lettre de Primo Guarin, 13 décembre 1956. [« gente da (...)
37Les lettres alors adressées à l’Avanti! portent presque toutes cette double marque. Ainsi d’un militant qui reproche au journal socialiste d’adopter le même ton à l’égard des Soviétiques que toute la presse bourgeoise. Il s’étonne qu’on n’évoque pas les nombreux pays dans lesquels la pression américaine ou européenne empêche l’émancipation des peuples, citant l’Espagne, Chypre, l’Algérie et le Vietnam. Il conclut en accusant les journalistes de l’Avanti! de fréquenter « des gens dans les cafés, électeurs de la Démocratie chrétienne » et non « ceux qui travaillent avec leurs bras et qui n’ont pas le même avis que vous54 ». Dans la même lettre, il affirme ne pas comprendre l’appel à l’espoir lancé par Pietro Nenni, que la perspective d’un rapprochement avec le PSDI semble galvaniser. Se font alors face, au sein du même parti, deux tendances parfaitement opposées : ceux qui avec le secrétaire croient que le moment est potentiellement fécond, quand d’autres, comme c’est le cas ici, voient s’étioler leurs espoirs politiques.
- 55 IMSC, fonds Gianni Bosio, b. 116, fasc. 437. Lettre d’A. Cruciani, militant de Milan, 23 mars 1957 (...)
- 56 IMSC, fonds Gianni Bosio, b. 116, fasc. 437. Lettre de Giuseppe Zaninetti, Quarona Sesia (Vercelli (...)
38De même, un autre militant qui affirme pourtant n’avoir pas été favorable à l’intervention soviétique, fait part de sa stupéfaction sur la place qu’occupe l’argument dans les pages de l’Avanti!. Il commente : « Tout cela fait du mal aux camarades, surtout à ceux qui militent depuis des années dans nos rangs et qui ont conduit de dures luttes pour la réalisation de ses idéaux ». Faisant lui aussi le parallèle avec les événements chypriotes et algériens de l’année 1956, il s’étonne que le PSI continue d’attiser les braises de la polémique alors que d’autres situations internationales sont tout aussi tragiques55. La position de ces militants est bien résumée par une formule adressée par un adhérent de la province de Vercelli qui écrit au journal : « Vous condamnez l’intervention russe dont nous sommes tous, honnêtement, attristés, mais dites-moi, s’il vous plaît qui aurait pris le pouvoir sans cette intervention ? Les travailleurs socialistes et communistes honnêtes, peut-être56 ? ». Accusés de démoraliser les troupes et de ternir l’image socialiste, la campagne de l’Avanti! est vue comme désastreuse en termes politiques car elle risque d’avaliser les thèses des partis réactionnaires tout en privant les militants de perspective.
- 57 FPN, fonds Pietro Nenni, UA 2060. Lettre de N.M., Rome, 27 septembre 1956. [L’unità socialista « p (...)
- 58 FPN, fonds Pietro Nenni, UA 2060. Lettre de Vincenzo Carlo Sternini, Turin, 29 août 1956. [« Ora c (...)
- 59 FPN, fonds Pietro Nenni, UA 2060. Lettre d’un militant, Vincenzino, province de Catanzaro, 15 août (...)
39À l’inverse du découragement profond qui s’empare de certains militants, les événements de l’année 1956 et la prise de distance de la direction du PSI à l’égard du stalinisme et de l’alliance avec le Parti communiste trouvent parmi les militants socialistes de fervents défenseurs. La lecture de la correspondance de Pietro Nenni pour l’année 1956 permet de se rendre compte de cette fracture profonde qui divise les militants et l’électorat socialistes entre ceux qui voient s’effondrer l’unité d’action avec horreur tant l’unité ouvrière avait incarné depuis la fin de la guerre les espoirs de conquête du pouvoir et de futur socialiste, et ceux qui voient dans l’épisode l’occasion de réaliser une unité tout aussi mythique, celle du socialisme. Un ancien militant de 64 ans, écrit ainsi au dirigeant qu’il avait rendu sa carte car il n’avait plus d’espoir mais que la possibilité de l’unité socialiste lui semble permettre « d’amener les socialistes au gouvernement et de faire changer profondément la situation ». Il ajoute que plusieurs de ses amis sont de son avis et « attendent finalement, un rayon de soleil, au milieu des ténèbres57 ». De même, un socialiste turinois, très favorable à la réunification écrit tout son enthousiasme et voit dans l’unité socialiste le moyen de changer enfin les choses : « Maintenant que la République est faite, tu dois la conduire à son terme, non pas en changeant seulement les enseignes des bureaux de tabac mais en la transformant en une République socialiste58 ». Les espoirs sont parfois plus concrets encore, comme dans cette lettre d’un militant de la province de Catanzaro, qui espère que l’alliance avec le PSDI permettra « de soulager les masses du chômage qui nous afflige, de la misère qui nous entoure et de porter l’Italie à un niveau qui lui permettre de vivre et de rivaliser avec les autres pays les plus développés du globe59 ».
40On voit ainsi se dessiner, dans ces nombreux courriers, un état d’esprit absolument opposé à celui des défenseurs de l’alliance communiste qui voyaient s’effondrer leurs espoirs liés au cheminement commun depuis les années 1930. Ici, c’est un autre mythe unitaire, non plus l’unité du prolétariat, mais l’unité du socialisme, refermant les divisions et les scissions de 1947 et des années suivantes, qui permet de réenchanter le futur, à la fois de court terme – la lutte contre le chômage, contre la pauvreté – et de plus longue haleine – la construction d’une République socialiste.
41On peut toutefois noter une autre similitude, par-delà les divisions politiques : tous ont l’impression de vivre un moment décisif qui appelle une prompte décision et une action décidée. On se souvient que les socialistes de Caltagirone, favorables au PCI, déploraient des événements hongrois qui tombaient, selon eux, au plus mauvais des moments, alors que les objectifs du mouvement ouvrier semblaient enfin atteignables. Du côté des contempteurs de cette alliance, on trouve la même idée d’urgence, depuis la base jusqu’au sommet du parti. Pietro Nenni lui-même, écrit à un de ses correspondants qu’il faut
- 60 FPN, fonds Pietro Nenni, UA 2060. Signature illisible, 16 Septembre 1956. [« bisogna sbloccare pre (...)
débloquer rapidement la situation parce qu’il n’y a pas de temps à perdre si nous ne voulons pas que la DC mette sous sa coupe la nation et si nous ne voulons pas répéter l’erreur de 1922. L’évolution politique des forces du socialisme etc. doit tenir compte de façon déterminante de ce facteur temps60.
- 61 FPN, fonds Pietro Nenni, UA 2059. Lettre de Santi Cicalini, Follonica, 13 juin 1956. [« Mi permett (...)
- 62 FPN, fonds Pietro Nenni, UA 2060. Lettre de Mario Franzone, Milan, section centre, 30 octobre 1956 (...)
42Ces préoccupations et cette obsession du « facteur temps » se retrouvent également dans les lettres de militants. Ici, c’est un militant de Follonica (Grosseto) qui écrit que « l’heure du socialisme sonne à la volée et qu’il ne faut donc pas arrêter le quadrant de l’heure socialiste61 » ; là, c’est un adhérent milanais qui affirme « Cher Nenni, c’est vraiment l’heure du socialisme […] mais cette heure pourrait devenir très dangereuse pour le socialisme si nous ne proclamons pas solennellement au pays que nous n’avons rien à voir avec le communisme62 ».
43On voit donc, au-delà des divergences très profondes qui lacèrent le PSI en cette année 1956, émerger un certain nombre de traits communs des historicités socialistes. Il y a d’abord une notion très forte de l’urgence : qu’il s’agisse des espoirs déçus de ceux qui étaient favorables à l’alliance avec le PCI ou, au contraire, des grandes espérances des adeptes de l’unité socialiste, on voit que le moment est perçu comme décisif. Le moment opportun, extrêmement fugace, doit être saisi au vol, sous peine de cruelles déceptions. C’est le constat amer que font les premiers qui, on l’a vu, considèrent que les évènements de Hongrie surgissent au plus mauvais moment, alors même que le socialisme semblait pouvoir triompher. Leurs adversaires au sein du parti ne raisonnent pas autrement et les exemples que l’on vient de donner montrent bien cela : l’espoir provoqué par la perspective de l’unité socialiste est immense, mais « cette heure pourrait devenir très dangereuse » et dégénérer. Comme on l’a vu, c’est une constante des imaginaires socialistes depuis l’après-guerre que d’articuler à la fois ces espoirs violents, la perception d’un moment extrêmement fugace et la menace de la catastrophe. Ces éléments sont encore exacerbés en cette année 1956 par l’impression de multiplication des événements historiques et le sentiment d’accélération de l’histoire que certains acteurs, comme on l’a vu, semblent percevoir.
44L’examen des imaginaires de guerre et des projections dans l’avenir des militants socialistes permet ainsi de mettre en évidence à la fois l’existence de fluctuations pendant la période allant de la Libération à 1956, et de rendre compte de la diversité des représentations – parfois spectaculaires, comme à la fin de la période – qui voisinent au sein du PSI. Aux espoirs de long terme, largement partagés, des lendemains de la Seconde Guerre mondiale, succède une phase plus sombre, à partir de 1948-1949, pendant laquelle l’objectif semble d’abord la préservation de l’existant : la Constitution républicaine et la paix. La campagne pour la paix menée par l’URSS, le PCI et son allié socialiste semble avoir des effets ambivalents : si elle impose ces acteurs comme des garants de la stabilité, elle a des effets inattendus sur les militants, renforçant leur pessimisme et enracinant l’idée d’une catastrophe qui vient. Les écrits militants montrent cette démobilisation et cette crainte de l’avenir, ainsi que les fluctuations de l’optimisme en fonction des développements internationaux. Ils partagent d’ailleurs sans doute ces éléments avec les militants communistes, les points de comparaison étudiés donnant sensiblement les mêmes résultats.
45La crise de 1956, enfin, fait éclater au grand jour la diversité des espoirs militants et les ambivalences du socialisme italien. Pour certains, c’est le prolongement et à bien des égards, le parachèvement du processus débuté en 1948 : l’avenir apparaît avant tout comme obscurci, rempli d’angoisses et la seule possibilité qui s’offre aux militants socialistes est celle de la défense de l’existant et du statu quo. Politiques intérieure et internationale se rejoignent : il s’agit de préserver la démocratie des menées de la DC en Italie et de sauvegarder la paix à l’échelle internationale, alors même que la puissance de l’URSS semble ébranlée. On note toutefois, au même moment, un formidable regain d’enthousiasme dans le parti et parmi certains de ses sympathisants – ou anciens sympathisants, certains s’en étant éloignés en raison de l’alliance avec le PCI – : l’autonomie socialiste et la perspective d’une alliance avec le PSDI semblent rendre de nouveau possible de grands espoirs. Ce n’est plus la force de propulsion de l’URSS qui s’exprime alors mais celle d’un autre grand mythe socialiste, celui de l’unité du socialisme, par-delà les scissions qui ont lacéré la famille socialiste depuis la fin de la Première Guerre mondiale. On aurait sans doute tort, dès lors, de considérer l’évolution des historicités socialistes comme une longue désespérance conduisant à remiser progressivement le futur utopique au profit d’un partage des richesses qui semble s’imposer au cours des années 1960. Pour une part au moins des militants, les vicissitudes de la guerre froide et la politique internationale semblent alors porteuses de potentialités désirables qui s’incarnent dans l’alliance PSI-PSDI.
46Une dernière remarque sur les historicités militantes socialistes s’impose. On a déjà souligné le sentiment d’urgence qui les traverse et l’idée, à chaque crise, que le dénouement en sera décisif. L’importance du premier après-guerre et du Biennio Rosso sont manifestes et les références sont nombreuses à cette période où une victoire qui semblait prochaine a dégénéré jusqu’à l’avènement du fascisme. À cela s’ajoute une confiance très grande dans la politique : dans de nombreux extraits cités, l’arrivée au pouvoir et le changement profond des conditions de vie des acteurs semblent concomitants. À la différence de ce que l’on peut observer en France à la même époque, où l’expérience du Front Populaire a permis d’apprendre que les « difficultés commencent » après l’accession au pouvoir – selon le mot de Bracke –, il apparaît ici, dans de nombreux témoignages, que l’enjeu central est celui de la conquête du pouvoir, ce qui explique le très grand optimisme qui s’exprime quand ce dernier paraît à portée de main. C’est sans doute ce qui permet de comprendre l’enthousiasme d’une partie de la base au moment de la naissance du centrosinistra même si les divisions mises en évidence à l’occasion de 1956 éclatent alors au grand jour, quand toute une partie du PSI refuse de suivre Pietro Nenni dans sa tentative gouvernementale et choisit au contraire la scission.