- 1 Arnaud 1996.
- 2 Khalaf 1993, 2006.
- 3 Une partie de cette enquête a été menée dans le cadre d’une thèse de doctorat en géographie et amé (...)
1La région métropolitaine de Beyrouth dépasse aujourd’hui les 20 km2 de la municipalité, entre le littoral à l’ouest, les fleuves Nahr Damour au sud et Nahr al-Kalb au nord et, enfin, une limite à l’est variant entre 400 et 600 m d’altitude. Cette définition administrative sans unité géographique a plutôt été retenue pour des considérations politiques1, mais ne correspond plus à la réalité de l’agglomération. La capitale libanaise continue son étalement et laisse peu d’espaces ouverts non artificialisés. Cependant, la crise économique depuis 2019 et la double déflagration dans le port de Beyrouth le 4 août 2020 ont figé ce développement urbain. En 2021, Beyrouth comptait de nombreux chantiers de restauration d’immeubles endommagés dans les quartiers du port, Gemmayzé, Quarantina et Geitaoui. Dans le reste de l’agglomération, des immeubles attendent d’être terminés. Dans ce chaos urbain, hérité de l’Antiquité, l’élevage se remarque. Des récits de citadins témoignent de la longue coexistence des animaux et des humains à Beyrouth2. Faute de zonage agricole, l’élevage persiste dans des aires urbanisées, souvent sur des parcelles en friche ou en attente de construction. L’article examine ces formes d’élevage afin de comprendre la régulation de ces activités. L’analyse des réglementations facilite la compréhension du regard porté par la jurisprudence libanaise sur l’élevage en ville. Les statistiques nationales du ministère de l’Agriculture fournissent des approximations sur l’élevage par filière et par région, mais sans mise à jour, ni inclusion de l’élevage informel. Seule l’observation permet de détecter la présence de ces élevages et l’enquête par entretiens permet d’en comprendre les motivations et le fonctionnement. La majorité des exploitants interrogés ont été identifiés par observation de terrain (fig. 1) ; un seul opérait dans un site avec d’autres éleveurs, qui a été identifié après avoir suivi son troupeau dans la commune de Fanar, au nord-est de Beyrouth. Des photos ont permis de mieux caractériser les espaces d’exploitation. L’enquête3 s’est déroulée entre 2016 et 2020. Elle nous conduit à distinguer différents espaces d’élevage urbain, leurs usages, les types d’élevages qui y sont pratiqués et leurs objectifs.
Fig. 1. Carte localisant (en mauve) les exploitations d’élevage qui ont fait l’objet de l’enquête (réalisation : Lteif 2019).
- 4 Cesaro – Apolloni 2020, p. 5.
- 5 Wilson 2018 ; Cesaro – Apolloni 2020, p. 5.
- 6 Robineau 2018.
- 7 Wilson 2018.
- 8 Cesaro – Apolloni 2020.
2L’élevage est défini comme « l’ensemble des pratiques et techniques permettant la reproduction et l’entretien d’animaux domestiques en exploitant des ressources naturelles ou agricoles afin d’en obtenir des produits (viande, lait, œuf, miel, etc.) et des services (traction, fumure, récréation). C’est aussi une relation de travail qui s’engage entre des humains et des animaux répondant à un objectif à valeur économique4 ». L’élevage en ville est encore peu abordé dans les débats scientifiques. Les publications sur l’élevage dans les espaces urbains et périurbains sont rares, mais ce sujet fait l’objet d’une littérature émergente. L’élevage urbain n’a pas disparu dans les pays en voie de développement5. L’élevage de ruminants domine dans les villes africaines. Il y a aussi des élevages de volailles et de porcs6, dont la distribution géographique varie selon des facteurs religieux et culturels. Les chevaux et les ânes assurent aussi le transport en ville. En Afrique, l’élevage est souvent associé à la production végétale. Il s’agit plutôt d’une polyculture-élevage. C’est une activité rémunératrice à temps partiel pour les plus pauvres, qui assure des produits locaux aux habitants du voisinage7. D’ailleurs, dans les pays en voie de développement, l’élevage de basse-cour constitue une activité rentable et génère des ressources alimentaires importantes8.
3En revanche, dans les pays du Nord, comme la France, l’élevage en ville a reculé au XXe siècle ; sa place est aujourd’hui interrogée9 alors qu’il est question de réintégrer les animaux dans les espaces urbains et périurbains10. La présence de friches, l’abandon des exploitations agricoles et les subventions de la part de l’Union européenne favorisent son récent redéploiement11. Pour Delfosse et Baysse-Lainé (2018), même les espaces verts urbains s’« animalisent ». L’élevage revient pour répondre à de multiples enjeux : alimentaires tout d’abord, pour créer des liens sociaux entre citadins, limiter l’usage d’énergies fossiles, offrir des lieux de loisirs et d’éducation sur les animaux et leurs besoins12. Certains acteurs publics reconsidèrent ces activités d’élevage professionnelles dans leurs stratégies urbaines, comme Montpellier Méditerranée Métropole, qui cherche à « relocaliser la production alimentaire » et soutenir l’économie13. Cependant, après un recul lié à l’urbanisation, l’élevage pastoral regagne de l’importance surtout dans les territoires où il était déjà présent historiquement14. La présence des animaux d’élevage en ville questionne toutefois : la chasse, les promeneurs, les sports motorisés perturbent les animaux15. L’élevage en ville pourrait également être source de conflits, de pollution pour le sol et de zoonoses16.
4Au Liban, il n’existe aucune publication sur l’élevage en ville. Toutefois, nos enquêtes et observations de terrain nous ont permis d’identifier des élevages de ruminants et, depuis l’exacerbation de la crise économique, de plus en plus de volailles et d’abeilles dans les espaces urbains. Comme ailleurs dans le monde17, les éleveurs au Liban peinent à accéder au foncier. En absence de zonage agricole, ils composent avec les espaces disponibles. La compétition foncière repousse les grands élevages dans des zones industrielles ou dans des couvents de religieux chrétiens. Les éleveurs dans une situation plus précaire profitent en revanche d’interstices ou de parcelles en attente de construction. Depuis 2019, la crise économique pousse les citadins à développer des élevages discrets, sur de petites surfaces. Ces élevages nécessitent peu d’investissement et valorisent des déchets domestiques. Les récits de citadins montrent que la polyculture-élevage occupait une place importante dans le quotidien des familles installées en ville.
5Dans les années 1950, la famille de Thérèse, constituée de neuf personnes, habitait près de Saloumé dans Sin el Fil, une commune au nord-est de Beyrouth. Cette famille, originaire de Quartaba (à une soixantaine de kilomètres au nord de Beyrouth), vivait de l’agriculture et de l’élevage. Elle louait la parcelle où était bâtie leur maison et une autre parcelle située dans le quartier Daher el Jamal (« dos du chameau »), également à Sin el Fil, pour cultiver des fruits et légumes et élever des abeilles. Thérèse raconte que l’on trouvait, dans les quartiers résidentiels de Sin el Fil, des maisons entourées d’espaces voués à l’agriculture et à l’élevage. Thérèse se rappelle que le littoral nord de Beyrouth, aujourd’hui densément bâti, était occupé par des vergers d’agrumes. D’ailleurs, jusqu’au XXe siècle, cette campagne agricole constituait une réserve de nourriture pour la ville intra-muros. Cette orientation agricole a été renforcée par le fait que les habitants qui s’y sont ensuite installés vivaient déjà de l’agriculture dans leurs villages d’origine. Certains ayant vécu l’exode durant la guerre civile (1975-1990) se sont retrouvés en ville où ils ont repris des travaux agricoles18.
- 19 Nous avons identifié un abattoir du côté de Sin el Fil, plus au sud de Saloumé et Daher el Jamal, (...)
6La maison de la famille interrogée était constituée d’une chambre où tous les membres dormaient sur des couchettes. À côté, une seconde pièce accueillait deux vaches laitières que la mère trayait pour nourrir la famille. Le surplus était vendu à une personne qui récupérait le lait à vélo. Le père allait aussi à vélo jusqu’au verger-potager où étaient cultivés orangers, citronniers, grenadiers, myrtes, tomates, pommes de terre et fraises en été ; choux, choux-fleurs, chicorée et blettes vertes en hiver. La famille disposait aussi d’un poulailler sur la terrasse de la maison. Dans le verger, le père élevait des abeilles qui butinaient les fleurs d’oranger en hiver, et qu’il déplaçait en été à Laqlouq, une commune voisine de son village, située plus au nord et en altitude dans le caza (district) de Jbeil (situé dans le gouvernorat du Mont-Liban, à l’est de Beyrouth). Il y élevait aussi deux moutons qu’il abattait chaque année le dimanche avant le Carême. « Les gens consommaient de la viande de mouton ; cela a changé quand on a commencé à parler des bienfaits de la viande de bœuf, moins riche en matières grasses. » Thérèse raconte que, dans tout Sin el Fil, il y avait un seul boucher et aucun abattoir19. « Les éleveurs et les bouchers abattaient les animaux chez eux, il n’y avait pas de restrictions comme aujourd’hui. Le lait était aussi bouilli à la maison et vendu. » La présence autrefois d’un grand commerce de fourrage, Hamouche, à Sin el Fil, connu et fréquenté, montre l’importance de l’élevage sans aucune restriction en ville. Le paysage urbain des années 1950-1960 semble alors dominé par les espaces agricoles et d’élevage. Thérèse affirme que les paysages ont commencé à changer lors de la période de la guerre civile, qui correspond à l’arrêt de l’activité agricole de son père.
- 20 Décrets ministériels 1/529-2011, 1/552-2012 et 1/553-2012.
7L’élevage urbain est encadré par de nombreuses réglementations. Selon la législation libanaise (loi 646 du 11 décembre 2004 et décret-loi 15874 du 5 décembre 2005), comme pour toute autre construction, les éleveurs doivent obtenir un permis de construire. De plus, dans les aires urbanisées non classées, ces fermes doivent respecter des distances minimales avec les fermes et habitations voisines, calculées selon le type de ferme et le nombre d’« unités animales », selon l’espèce. Ainsi, selon le décret 9 du 2 décembre 2014, une ferme qui abrite 100 vaches laitières, 2 500 poulets de chair et 6 chevaux doit être distante d’au moins 450 mètres des bâtiments les plus proches. Toutefois, le ministère de l’Environnement, après approbation du Conseil supérieur d’urbanisme, se réserve le droit de modifier les distances minimales entre les bâtiments d’élevage et les aires urbanisées les plus proches quand il le juge nécessaire. Selon ce même décret, les élevages sont classés selon leur degré de nuisance et leur impact environnemental : les élevages de chevaux et de cailles ont un impact négatif minimal, les élevages de porcs sont considérés comme les plus polluants. Enfin, le ministère de l’Agriculture exige que tous les élevages soient enregistrés et respectent des normes20 en termes d’infrastructures (équipement, matériel, aération, température et humidité, etc.), de santé des animaux, de traite laitière, de stockage des œufs, de fourrage, de produits dérivés et de protection des ouvriers.
8Cependant, il reste des élevages clandestins en ville qui ne respectent pas ces normes ou qui occupent des terrains illégalement. Un responsable de la municipalité de Jal el Dib (nord-est de Beyrouth) dit tolérer les petits élevages pour l’autoconsommation, sauf si les voisins s’en plaignent auprès de la municipalité. Il explique que ces élevages ne sont pas autorisés dans l’objectif de dissuader d’autres citadins de faire de même. Un responsable du département de production animale du ministère de l’Agriculture l’explique par des jeux de pouvoir : les agents immobiliers exercent une pression sur les acteurs publics afin d’empêcher la légalisation de telles activités, ceci pouvant diminuer la valeur des terrains immobilisés en attente d’un meilleur prix et d’un développement immobilier imminent. L’emplacement de la parcelle et sa classification dans le plan d’urbanisme influencent donc la durée potentielle de l’activité d’élevage. Un éleveur de la commune de Sabtié (nord-est de Beyrouth) indique avoir occupé une parcelle privée au lieu-dit Naher el Motte (« fleuve de la mort ») près d’une zone industrielle. Au bout d’un an et demi, il a dû quitter la parcelle à la suite de la revendication des propriétaires, des Bédouins de la Békaa connus sous le nom de « Arab el Faour ». L’abattage se faisait par le passé sur le site même de l’élevage ou dans les boucheries. Toutefois, plusieurs décrets ministériels le réglementent aujourd’hui. Le décret 949 du 26 octobre 2011 précise les conditions d’abattage des ruminants. Le décret 1/553 du 19 juin 2012 détaille la procédure pour enregistrer les abattoirs de volailles et les conditions techniques et sanitaires à respecter. Toutefois, l’abattage se pratique encore sur des sites d’élevage sans permis du ministère de l’Agriculture.
9Un élevage de chiens utilise une parcelle publique littorale à Quarantina, près du port de Beyrouth. Alexandre21, la quarantaine, raconte qu’il mène deux activités en parallèle sur cette parcelle : le recueil de chiens errants à Bourj Hammoud, une municipalité située plus à l’est, et un élevage de chiens de race commercialisés dans le monde entier. Il est président et volontaire dans une ONG qui accueille des animaux, mais il profite aussi de son statut et de l’aide procurée par la municipalité de Bourj Hammoud (électricité, structure accueillant les chiens, etc.) pour développer en parallèle cet élevage lucratif.
10Avant de s’installer sur cette parcelle, Alexandre s’est beaucoup déplacé. Il est passé d’une parcelle de particuliers à Zekrit dans le Metn (au nord de Beyrouth) à une parcelle waqf appartenant au patriarcat maronite, où il a dû s’acquitter des impayés des anciens locataires avant de s’installer. Alexandre garde ce contrat, même s’il avoue ne rien faire sur cette parcelle. Ensuite, il a demandé à louer une parcelle au couvent Saydit Tamich (dans le Kesrouane). Les moines, initialement favorables à son installation, ont refusé de lui octroyer un contrat. Il pense que leur réticence tient à des locataires anciens de terres waqf, de grands pépiniéristes qui auraient refusé qu’un élevage de chiens s’installe à côté des parcelles qu’ils exploitent depuis longtemps. Ensuite, Alexandre est passé à Roumié, dans le Metn, où il a loué une parcelle pendant plusieurs années. Finalement, il s’est établi sur une parcelle en propriété publique à Beyrouth. « Au Liban, tout est question de pouvoir. Maintenant que le commandant général de l’armée est un proche de ma femme, on hésitera à me harceler. » Alexandre recrute des femmes en Ukraine pour lui envoyer des chiens de race qu’il importe et multiplie au Liban pour les vendre à l’international.
11Si, avant la guerre de 1975, l’élevage était pratiqué sans problème dans les banlieues peu urbanisées de Beyrouth, les conflits armés ont perturbé ces activités. La guerre a provoqué des mouvements de population et une urbanisation massive et aléatoire. De grandes surfaces agricoles ont alors été bâties ou aménagées pour accueillir les nouveaux venus. L’élevage a composé avec cette nouvelle réalité. Il occupe dorénavant des interstices ou des terres en attente de développement. Toutefois, il subsiste des espaces ouverts d’élevage en ville sur les parcelles waqf. À l’origine, le waqf est un droit foncier qui transfère la parcelle à une fondation pieuse chrétienne ou musulmane. Ce foncier est censé ne pas être vendu. Il en existe différents types au Liban : le waqf familial, caritatif ou religieux. Chez les chrétiens, le waqf religieux sert « à soutenir les serviteurs de l’Église et l’accomplissement d’actes religieux22 ».
12L’élevage sur des parcelles waqf correspond à du foncier appartenant à des religieux chrétiens. L’enquête menée entre 2016 et 201823 montre qu’il s’agit surtout de Maronites et de Grecs catholiques. Ces propriétés sont principalement situées au nord-est de Beyrouth, un peu en altitude. Les moines rencontrés déclarent pratiquer l’agriculture et/ou l’élevage dans un but d’autosuffisance. Sur leurs parcelles waqf, ils cultivent des fruits et légumes de toutes sortes et ont parfois un élevage. Les couvents sont souvent bâtis sur une très grande parcelle (en comparaison du reste du tissu urbain), avec une église et une école parfois. Certaines parcelles sont louées par les moines à des exploitants dont la production est généralement écoulée sur des marchés régionaux, ou à des pépiniéristes qui y stockent des plantes. Nous avons identifié des élevages de bovins et de volailles surtout, ainsi que des élevages de porcs (chez les Grecs melkites catholiques), gérés par les moines eux-mêmes dans des bâtiments qu’ils ont construits avec leurs ouvriers (fig. 2). Ces derniers, d’origine syrienne, prennent soin des animaux et produisent de la viande, du lait et des œufs. Les religieux en consomment une partie et vendent le reste à des usines de transformation ou dans des magasins sur le site du couvent ou ailleurs qui desservent surtout la population régionale et les visiteurs. Ces élevages perdurent dans des aires urbanisées, et les moines considèrent qu’ils ne causent pas de nuisances. En fait, les couvents sont souvent perchés sur des collines et sont distants du voisinage bâti. Toutefois, les religieux semblent réticents à louer les parcelles waqf à des éleveurs, qu’elles se trouvent in situ ou plus loin. Ils évoquent le besoin de calme de leur couvent, mais les usages des parcelles waqf louées loin du site du couvent montrent qu’ils essaient aussi de s’épargner des ennuis qui pourraient provenir des habitants à cause de nuisances surtout olfactives. Ces parcelles sont la plupart du temps louées pour des activités commerciales, touristiques et agricoles, via des contrats assez stricts pour préserver le sol et la propriété. Les activités agricoles identifiées sont alors principalement des productions végétales et des pépinières.
Fig. 2. Étable édifiée par les religieux dans le couvent Saydit Tamich au nord-est de Beyrouth (crédit photo : Lteif 2016).
13Lors de la guerre civile (1975-1990), pour fuir les tueries liées à l’appartenance religieuse, les Libanais se sont regroupés par confessions. Il en a résulté que des communes, voire des régions, sont identifiées comme « chrétiennes » ou « musulmanes », habitées presque entièrement par des coreligionnaires. On retrouve cette répartition selon la confession dans les activités d’élevage de ruminants.
- 24 L’éleveur n’a pas précisé de date. Toutefois, les plus anciens documents légaux retrouvés remonten (...)
- 25 Quarantina fait partie de la localité de Medaouar, dans la commune de Beyrouth, et est située à pr (...)
14Un éleveur de la zone industrielle de Roumié-Nahr el Motte raconte comment, après la loi sur l’abattage24, tous les bouchers, qui d’habitude abattaient le bétail chez eux, devaient aller acheter la viande de l’abattoir de Beyrouth à Quarantina25. Selon l’éleveur, les commerçants chrétiens qui ont refusé de le faire ont acheté des parcelles à Nahr el Motte pour établir des fermes et leur propre abattoir. Les sunnites et les chiites ont établi les leurs à Choueifat, dans Beyrouth. L’éleveur indique que les éleveurs et bouchers établis dans la zone industrielle sont propriétaires de leurs parcelles, mais ne disposent pas de permis de construire et sont tous de confession chrétienne. Parmi les propriétaires, l’éleveur cite une famille, originaire de Ballouné (caza du Kesrouane, au nord de Beyrouth), qui possède l’un des plus grands troupeaux de vaches, mais aussi des bateaux et des terres qu’ils louent, notamment dans la zone du port de Beyrouth. Il cite aussi une famille de Freydis (caza du Chouf, au sud-est de Beyrouth) qui possède une usine de production fourragère dans la zone. Un boucher établi à Sabtié (une localité proche de la zone industrielle) y possède aussi une ferme ; il est du village limitrophe de Qaa, dans la Békaa. Dans cette zone d’élevage « chrétienne », un élevage de 2 000 porcs sur une parcelle en location a été interdit, scellé à la cire rouge, à la suite des plaintes des voisins. Le porc, interdit à la consommation par l’islam, est surtout élevé dans des communes accueillant une population majoritairement chrétienne. Des fermes et des charcuteries de porc sont ainsi situées dans les cazas du Metn et du Kesrouane, au nord de Beyrouth, mais aussi chez des religieux grecs melkites catholiques, comme dans le couvent Mar Youhanna à Khenchara dans le Metn (nord-est de Beyrouth) et Deir el Mkhallès à Joun dans le Chouf (sud-est de Beyrouth).
15L’élevage, dans la ville, s’accommode des espaces disponibles : il est visible notamment sur des parcelles en attente d’un développement immobilier. Il s’agit de friches ou de chantiers temporairement inconstructibles car faisant l’objet de contentieux juridiques. Les propriétaires de ces parcelles urbanisables souhaitent ainsi éviter les squats par des personnes sans domicile ou par des soldats étrangers – comme cela est arrivé lors de la guerre civile. Ils autorisent des usages plus mobiles, dans le temps et l’espace, comme l’élevage.
16Georges, un éleveur de volailles dans Sabtié, au nord-est de Beyrouth, exploite l’arrière-cour de son appartement. Auparavant, il a occupé une parcelle délaissée pendant un an et demi, avant que le régisseur ne lui demande de partir. Il travaillait avec un camion et des cages où il élevait poules, cailles et autres volailles, un équipement adapté à l’instabilité du foncier.
- 26 Le lotissement de la parcelle, sur laquelle les bâtiments de ferme ont été établis sans permis, a (...)
17À Fanar, également, dans la zone industrielle, un éleveur rencontré en 2016 raconte comment, lors de la guerre civile, ses troupeaux furent accueillis sur la parcelle d’un grand propriétaire terrien, originaire d’une commune voisine, Beit Méry. Il y avait alors très peu d’habitations et beaucoup d’espaces disponibles pour son troupeau d’ovins, de bovins et de caprins, et pour celui de son frère. Sur cette parcelle, où sont situées d’anciennes porcheries, les éleveurs s’adaptent pour assurer la survie des bêtes et préserver l’emploi de leurs ouvriers syriens (fig. 3). Les animaux vivent dans des bâtisses délabrées et s’abreuvent de l’eau eutrophisée accumulée sur les toits. Ils se nourrissent de fourrage acheté à proximité, complété par de l’herbe qu’ils broutent plus au sud, sur des vergers d’agrumes en friche appartenant à des familles aisées de la commune de Jdeidé. En 2016, le parcours de ces animaux fournissait à la commune et aux habitants de multiples services écosystémiques, comme la réduction des risques d’incendie. Cependant, un marchand de fruits et légumes voisin indique que les conseillers municipaux de Jdeidé ont interdit à l’éleveur d’y amener son troupeau. Cet éleveur vend le lait et la viande (abattage interdit par la loi) aux habitants des communes voisines. Il commercialise également le fumier et « offre » des œufs pondus par quelques poules élevées sur le site à ses clients. Il s’agit selon lui d’une activité assez rémunératrice en ville. Un informateur explique toutefois que dès que les conflits légaux entourant la parcelle ont été résolus26, les éleveurs et leurs troupeaux ont dû la quitter.
Fig. 3. Ruminants logés dans d’anciens bâtiments établis pour l’élevage de porcs à Fanar (crédit photo : Lteif 2019).
18Si l’élevage n’a jamais été absent en ville, il se renforce aujourd’hui sous des formes nouvelles. La crise économique qui frappe le Liban depuis plusieurs années pousse les citadins à profiter du moindre espace pour faire un petit élevage d’appoint. Une observation de terrain en 2021 dans la commune de Zalka dans le Metn (nord-est de Beyrouth) révèle la multiplication des élevages de volailles. Des familles immigrées d’ouvriers ont été les premières à s’y intéresser, mais cela concerne aussi désormais des Libanais. Nous avons ainsi repéré des élevages de poules pondeuses dans les arrière-cours des maisons, sur des espaces auparavant voués au stationnement des voitures importées, et dans des jardins communs de résidence. Cet élevage s’accommode de l’exiguïté de l’espace disponible en ville et cause des nuisances minimes aux citadins. Gabriel27, qui avait construit un poulailler pour cinq poules et un coq, a ensuite construit un poulailler beaucoup plus solide pour une trentaine de poules. Aujourd’hui, il consomme les œufs et vend le surplus aux voisins ; les enfants les récupèrent au poulailler. Un peu plus loin, tout près de l’hôpital Abou Jaoudé à Jal el Dib, un verger d’arbres exotiques accueille une dizaine de poules et quelques coqs. Cet espace qui servait pour la production de fruits connaît aujourd’hui un nouvel usage : il renferme un poulailler en métal et sert aussi de basse-cour. À Zalka, des ouvriers syriens en charge de la protection de parcelles privées de particuliers ont construit un poulailler pour une dizaine de poules, de pigeons et quelques coqs (fig. 4). Ces derniers profitent d’une grande parcelle asphaltée pour se promener à l’air libre. Même s’il ne s’agit pas de conditions optimales pour l’élevage, cette activité perdure en ville sans problème.
Fig. 4. Élevage de volailles à Zalka (crédit photo : Lteif 2021).
19Georges28 compose avec l’espace dont il dispose pour élever différentes espèces d’oiseaux : pigeons, pinsons, canaris, perroquets. Il s’agit d’une parcelle en retrait de la voirie, qui n’est visible que depuis les appartements contigus (fig. 5). La famille, composée de cinq membres, ne possède pas cette parcelle. Elle y accède depuis son appartement au second étage d’un ancien bâtiment résidentiel de Sabtié, dans le Metn, au nord de Beyrouth. Ce lopin de terre est utilisé par la famille de Georges pour l’élevage, mais aussi par un habitant de l’immeuble d’en face pour la production de végétaux en sac. Georges et ses frères, composant avec l’insécurité du foncier, ont recyclé des citernes d’eau, transformées en salle d’accouplement, en infirmerie pour les oiseaux malades et en nichoirs. L’élevage surplombe un ancien bassin d’eau en pierre où sont installés nids et perchoirs réalisés avec des seaux de peinture et des récipients de fromage. La parcelle étant difficilement accessible aux véhicules, car en retrait de la voie publique, le propriétaire a tenté d’y créer un accès afin de pouvoir la bâtir. Toutefois, il a rapidement abandonné, et Georges affirme avoir eu l’autorisation du propriétaire pour l’exploiter entre-temps. La parcelle se situe sur une ancienne pinède, réduite à mesure qu’ont été bâties des résidences. Le sol, sablonneux, n’est pas suffisamment riche pour une culture variée, ce qui explique d’ailleurs pourquoi le voisin pratique la culture en sac. Georges a tout de même planté un citronnier, quelques rosiers et deux palmiers.
20Georges et ses frères se procurent les intrants dans la zone industrielle de Bouchrié, qui se situe à proximité, mais aussi sur un marché de plein air appelé Souk el Ahad, « le marché du dimanche », où de nombreux commerçants étalent leur marchandise. S’ils peuvent se procurer tout ce qui est nécessaire à l’activité à proximité, les besoins des riverains ne suffisent pas à écouler leur production. Les oiseaux sont en effet vendus via les réseaux sociaux et des applications comme Facebook et Whatsapp, qui regroupent des éleveurs de pigeons au Liban, dans le monde arabe et en Europe. La vente est alors internationale et se fait aux enchères quand il s’agit d’oiseaux de race prisée. Par exemple, le prix d’un couple de pigeons peut atteindre 1 000 dollars américains.
21Georges, rencontré en octobre 2019, raconte qu’un de ses amis habitant la même commune s’apprêtait à passer sur une parcelle utilisée pour le forage d’eau afin de faire également de l’élevage de volailles. Il avait même pensé à l’apiculture, qui nécessiterait selon lui une alimentation complémentaire en sucre, car la végétation se fait rare sur la commune.
Fig. 5. Vue depuis le quatrième étage de l’immeuble qui donne sur l’espace d’élevage (crédit photo : Lteif 2019).
22L’élevage a longtemps été très présent dans la ville de Beyrouth. Autrefois, il se pratiquait sans restriction dans un but d’autosuffisance alimentaire et de commercialisation. Les habitudes alimentaires favorisaient l’élevage ovin, mais les élevages bovins se sont multipliés avec l’intérêt croissant pour la viande de bœuf, à la teneur en matières grasses plus faible. L’urbanisation a repoussé ces activités d’élevage dans les interstices et sur les parcelles en attente de développement immobilier. Ainsi, les anciens chemins pastoraux ont été bâtis, ce qui a mis fin aux parcours traditionnels vers les estives d’altitude ou le long du littoral. Mais d’autres formes et pratiques d’élevage sont apparues dans les interstices. Aujourd’hui, dans un contexte de crise économique, l’élevage persiste dans l’agglomération beyrouthine. Il s’agit surtout de petits élevages avec peu d’investissement qui s’adaptent aux espaces urbains exigus. De plus en plus de Libanais élèvent des poules pondeuses dans des quartiers résidentiels pour compléter leur alimentation et réduire leurs dépenses alimentaires.
23Quelques espaces ouverts urbains plus vastes accueillent aussi des élevages : des parcelles waqf mais aussi de particuliers qui exploitent fermes et abattoirs en faire-valoir direct, comme à Fanar, au nord-est de Beyrouth. Les autorités publiques tolèrent les petits élevages, tandis que les élevages plus importants sont sujets à des rapports de force pour se maintenir, même quand il s’agit d’exploitations en faire-valoir direct. Les acteurs publics sont réticents à autoriser officiellement les activités d’élevage en ville, car cela pourrait affecter la valeur du foncier. Ainsi, nos résultats montrent que le respect des normes d’élevage influence peu le maintien de l’activité en ville. C’est plutôt un ensemble de facteurs culturels, confessionnels et politiques qui entrent en jeu : les exploitants qui disposent d’un réseau important de contacts peuvent poursuivre leur activité, même si leurs conditions de production ne sont pas conformes aux textes de loi.
24Par le passé, les grands élevages étaient fréquents à Beyrouth, ils rendaient des services écosystémiques, comme la réduction des broussailles sèches et donc des risques d’incendie, mais il s’agissait d’élevages très polluants. Aujourd’hui, les nouvelles formes d’élevage qui apparaissent en ville, telles que ceux de volailles et d’abeilles, prouveront peut-être leur efficacité pour réduire les déchets ménagers. Si l’élevage s’accommode du manque d’espace en ville, le contexte de crise qui fige le développement immobilier lui permet de conquérir plus d’espace et d’être mieux reconnu. Cette activité, rémunératrice et assez rentable en ville, aux dires des éleveurs rencontrés, pourrait se développer davantage si les exploitants profitaient de la proximité des clients pour constituer des circuits courts alimentaires solides et procurer un approvisionnement en produits frais contribuant à la sécurité alimentaire des villes en crise.