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Pour une histoire de la théologie dans la compagnie de Jésus

Théologiens, savants, érudits : images et réalités dans la Rome de la fin du XVIIe siècle

Maria Pia Donato
p. 107-119

Résumés

Cet article interroge la figure figée, longtemps prolongée par l’historiographie, du théologien comme détenteur d’un savoir résiduel, en analysant discours identitaires et pratiques savantes des théologiens dans la Rome du XVIIe siècle. Après avoir rappelé la relativement faible place de la théologie dans la fabrique des carrières romaines, mais aussi dans le système romain des sciences, il constate que l’essor de l’érudition ecclésiastique au XVIIe siècle accompagne une valorisation nouvelle des compétences historienne dans la curie mais aussi une forme de dilution de la théologie comme savoir. La torsion de la figure du théologien comme savant en direction de l’érudition rejoint un modèle supranational de l’homme de savoir. Les théologiens intériorisent les critères nouveaux, notamment littéraires, de la hiérarchisation des savoirs. Dans la Compagnie de Jésus aussi une forme de marginalisation de la théologie se fait jour mais selon des logiques spécifiques.

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Texte intégral

1L’objectif de ce dossier est d’analyser la production de savoir théologique à l’époque moderne en la resituant dans le contexte d’interactions sociales et intellectuelles qui structurent toute discipline savante au-delà de leur inscription institutionnelle (universitaire ou autre), et de s’interroger sur les pratiques savantes que la théologie partage avec les autres sciences, s’approprie ou refuse. En d’autres mots, de s’interroger sur les conditions de possibilité du savoir théologique considéré dans une double dimension : socio-institutionnelle, d’un côté, et discursive, de l’autre. Qui est le théologien à l’époque moderne, au-delà de la définition la plus évidente, c’est-à-dire un docteur en théologie, et de sa sociologie universitaire ? Où se situe-t-il dans les institutions de production de savoir ? Quelle est la visibilité et l’intelligibilité sociale de la théologie en tant que science ? Comment se modifient les contours de la discipline ? Quels en sont les moments de périodisation entre la réorganisation tridentine et la Révolution française ?

  • 1 Les phases initiales de ce désenclavement sont reconstruites par Fabre – Romano 1998. Pour un pano (...)
  • 2 À seul titre d’exemple, Barzazi 2004.
  • 3 Pierre 2013 ; Briant 2014 ; Reinhardt 2016 ; Braun 2017 ; Giannini 2005.

2Dernièrement, l’histoire sociale du clergé diocésain et régulier à l’époque moderne, qui avait traversé dans les années 1970-1980 un tournant majeur, a connu une évolution significative en direction d’une histoire culturelle et d’une anthropologie de la culture théologique enracinées dans la longue durée du rapport de l’institution ecclésiale à la société d’ancien régime, à la fois dans le contexte européen et en terre de mission. L’historiographie sur la Compagnie de Jésus, désenclavée déjà par ce maître inoublié que fut Michel de Certeau, a contribué de manière décisive à reconfigurer l’histoire de la théologie en relation avec l’histoire des savoirs1. Par la suite, dans le cadre d’un renouveau de l’historiographie sur les ordres religieux, de nombreuses études ont vu le jour qui proposent une analyse fine de la culture des réguliers2. Des groupes et catégories spécifiques de religieux, comme les prédicateurs et les confesseurs à la cour, ont été l’objet d’études approfondies qui ne négligent pas de prendre en compte le volet proprement théologique de leurs activités3.

3Les instruments de recherche et les sources manuscrites et imprimées ne manqueraient pas pour une analyse fine aussi bien de l’évolution des profils théologiens à travers un usage maîtrisé de la prosopographie, que des contours de leur production intellectuelle : il suffit pour cela de reprendre dans une telle optique les très nombreux répertoires qui ont été pour la plupart produits dans une logique de pure célébration, voire d’apologie, tels les catalogues des ordres réguliers, les chronotaxes ecclésiastiques et les bibliographies spécialisées, et de les soumettre à des nouvelles interrogations croisant les méthodes de l’histoire sociale et de l’histoire des sciences.

  • 4 Jouhaud – Viala 2002 ; GRIHL 2016.

4Depuis quelques décennies, en effet, le profond renouvellement de l’histoire des sciences a engendré de nouveaux questionnements qui s’avèrent pareillement fructueux pour les autres champs disciplinaires. Trois perspectives semblent particulièrement fertiles, qu’il convient d’évoquer très brièvement. Tout d’abord, on retiendra ce qu’il est désormais d’usage de définir comme le practice turn, une attention accrue aux pratiques qui structurent toute activité intellectuelle dans sa dimension matérielle et sociale. En deuxième lieu, à l’aune des pratiques, la sociologie historique classique de la science moderne a cédé le pas à une approche de la question de l’homme de science qui en prend davantage en compte la nature discursive et relationnelle. En dernier lieu, une re-problématisation de la notion de publicité et d’espace public a émergé, que certains historiens du littéraire ont également contribué à reformuler4. La compréhension des controverses s’en est trouvée tout particulièrement enrichie, et plus globalement l’intelligence de la fabrique culturelle de la vérité.

  • 5 Neveu 1993.
  • 6 Gay 2011 ; Tutino 2017. Plus largement, cf. Dascal 1998 ; Machamer – Pera – Baltas 2000 ; Ferreyro (...)

5Il faut cependant souligner que les historiens de la théologie et du religieux n’ont pas attendu l’impulsion des sciences sociales pour revenir sur la nature contingente du dogme. L’ouverture, au milieu des années 1990 d’abord à un nombre restreint d’historiens, puis à la communauté savante globale, des archives de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi a stimulé une floraison de recherches sur les logiques et les stratégies du contrôle doctrinal et sur la culture théologique des censeurs romains. Il revient à Bruno Neveu d’avoir le premier déchiffré l’art de la censure romaine dans ses études sur les querelles touchant à la grâce5. Depuis, les controverses sont devenues un objet à part entière d’une nouvelle histoire culturelle « décomplexée » du théologique6.

  • 7 Broggio – Cantù 2010.

6Pourtant, en dépit du renouvellement de l’historiographie internationale, ces questions sont encore relativement négligées en ce qui concerne le XVIIe et surtout le XVIIIe siècle, comme si le théologien était une figure figée, le détenteur d’un savoir résiduel, perpétuant le monde médiéval ou, à la rigueur, celui de la Contre-réforme, avant de tomber dans l’oubli ou de devenir un personnage presque caricatural à l’époque des Lumières – souvent en compagnie du médecin galéniste et du juriste pédant et procédurier, les trois professions à toge ou artes scientiales de l’ancien régime scolastique. Il conviendrait au contraire de remonter aux sources d’une telle représentation. Rares restent les études qui mobilisent à la fois approche sociale et approche intellectuelle, l’étude des énoncés et des pratiques. De manière assez paradoxale, la situation romaine, qui pourtant bénéficie depuis plusieurs décennies désormais d’une masse formidable d’études, reste, quant à elle, assez peu explorée7.

  • 8 Daston – Sibum, 2003.
  • 9 Shapin 1991 ; Westman 1980 ; Biagioli 1992.

7Le but de cet article, bien plus circonscrit, est de proposer quelques réflexions sur les discours identitaires et les pratiques savantes des théologiens, en privilégiant le point de vue de la cour de Rome à la fin du XVIIe siècle, c’est à dire à une époque cruciale de l’évolution du savoir théologique dans toute l’Europe chrétienne. Il s’agit, en fait, d’une période durant laquelle les identités sociales liées à la théologie sont soumises à une torsion à cause de la concurrence d’autres modèles de carrière et discours identitaires des milieux savants supranationaux ; ces derniers sont liés à l’évolution du savoir théologique lui-même et des pratiques savantes qui le définissent ainsi que du régime de production et de circulation des connaissances dans d’autres domaines disciplinaires à la même époque. Pour appréhender cette torsion, il s’avère nécessaire de s’interroger – pour reprendre les suggestions de l’histoire des sciences – sur la scientific persona8, et sur l’articulation entre le social role et le host social role9 du théologien. Si le premier évolue en direction d’une figure d’érudit, le deuxième s’en ressent profondément et, en fin de compte, les deux se fragilisent.

Carrières et honneurs des théologiens à la cour de Rome : quelques observations préliminaires

  • 10 Prodi 1982.

8Pour paradoxal que cela puisse sembler, la place des théologiens dans la Rome moderne n’est pas aussi centrale que pourrait l’imaginer un lecteur peu avisé du très complexe système politique et social qui soutenait la papauté, malgré son caractère de monarchie théocratique. Le centre de la Catholicité, en effet, est aussi la capitale d’un état territorial, où vocation universelle et préoccupations temporelles se mlent et s’entrecroisent très étroitement – les deux âmes du pape, comme l’écrivait le regretté Paolo Prodi dans son livre novateur de 198210.

  • 11 Ago 1990 ; Visceglia 1996. Pour la période ultérieure, Weber 1978 ; Boutry 2002.

9Une littérature désormais abondante a mis à jour les structures portantes de la monarchie pontificale, les schémas de carrière les plus courants, et leur évolution entre XVe et XIXe siècles11. S’il est difficile de séparer nettement les deux sphères du religieux et du temporel au niveau des institutions et des congrégations cardinalices, il l’est également pour les individus, notamment en ce qui concerne les échelons hauts de la hiérarchie. Certes, il y a des compétences qui permettent à chacun de parcourir l’un ou l’autre des chemins de la carrière de curie, le gouvernement ou l’Église, mais le point d’arrivée est le même : le chapeau rouge, voire la tiare.

  • 12 Reinhard 2000. Voir également Weber 1996 ; Reinhard 1979 ; Visceglia 1995.
  • 13 Negruzzo 2016.

10Néanmoins, l’ascension vers la prélature romaine est avant tout un parcours bureaucratique d’office en office, pour lesquels la formation dominante demeure celle des droit civil et canonique ; les postes qui mènent le plus rapidement à une promotion cardinalice sont les nonciatures, le tribunal de la Signature et la présidence de la Chambre Apostolique, auxquels s’ajoute souvent le gouvernement de la ville de Rome. Selon les calculs de Wolfgang Reinhard, entre 1500 et 1800, huit papes étaient issus d’un ordre ; les théologiens stricto sensu ayant obtenu la tiare de Pierre furent une minorité négligeable, cinq en trois siècles, contre seize possédant une formation juridique et dix qui avaient fait des études dans les deux branches, souvent à Rome même12. Les théologiens à la cour pontificale et dans le Sacré Collège sont dans une écrasante majorité – voire la totalité – des membres des ordres religieux qui ont fait carrière au sein de leurs ordres, dans quelques congrégations « doctrinales » comme le Saint-Office et l’Index, et dans certaines positions de l’entourage intime du pape comme le Pénitencier majeur, le maître du Sacré Palais (poste occupé de droit par un père Dominicain13), et l’Aumônier apostolique. Tout compte fait, ils sont minoritaires.

  • 14 Sonnino 2000, en particulier table 6 : la période 1620-1699 apparaît comme la période d’un apogée (...)

11Pour le reste, certes la ville accueille une population de réguliers hommes et femmes que l’on estime entre 6 et 7 % environs14 et le maillage urbain de leur présence est exceptionnellement dense, cependant si l’on exclut les positions de gouvernement dans les ordres religieux ayant leur siège à Rome, la place des théologiens dans le système romain des honneurs est relativement secondaire. Il est par ailleurs à noter que, sans même évoquer le phénomène du népotisme qui eut pourtant un effet profond sur les dynamiques sociales du recrutement curial, il y avait entre les deux filières canonique et théologique des remarquables différences de niveau social d’origine, la prélature étant pour l’essentiel une carrière vénale. Cela implique non seulement que les chances de réussite ne sont pas les mêmes, la noblesse gardant fermement la main sur le cardinalat, mais que position hiérarchique et position sociale ne coïncident pas nécessairement, et qu’un certain mépris envers les « moines », encore qu’anobli par la pourpre, n’était pas inconnu dans les milieux de la grande noblesse tant ecclésiastique que laïque. En dépit des échanges et des contiguïtés qui unissent monde des réguliers et monde curial persistent des différences profondes dans la formation, le statut, la mentalité, les carrières des différentes sortes d’ecclésiastiques, qui semblent finalement nuire à la visibilité des théologiens.

  • 15 Pour les profils de théologiens professeurs à l’université de Rome, voir par exemple Renazzi 1803- (...)

12La place des théologiens stricto sensu dans le système romain des sciences est également relativement délimité, au bout du compte : les chaires à l’université de la Sapienza, au Séminaire romain, et dans le studia des ordres, dont les plus prestigieuses sont celles du Collège Romain, puis les examinateurs diocésains, les consulteurs des congrégations, in primis le Saint-Office… La grande vitrine de la Compagnie de Jésus constitue incontestablement encore au XVIIe et XVIIIe siècles l’une des institutions phare d’une théologie « romaine » dont les grandes figures rayonnent urbi et orbi (Bellarmin, Juan de Lugo, Sforza Pallavicino, Silvestro Mauro, Giovan Battista Tolomei) ; les autres positions le sont beaucoup moins, en dépit de quelques exceptions remarquables15.

  • 16 Ce critère dans la composition des congrégations du Saint-Office et de l’Index, en effet, se renfo (...)
  • 17 Schwedt 2017 : l’échantillon est formé par les lettres A, B, C du répertoire (notaires, procurateu (...)
  • 18 Ceyssens 1977.

13Il n’est pas inutile de souligner que des positions telles que celle de consulteur du Saint-Office n’impliquent pas une renommée intellectuelle déjà établie, le recrutement se faisant en général par recommandation des cardinaux-inquisiteurs selon une logique d’équilibre entre les différentes obédiences16. Un sondage sur les personnages répertoriés par Hermann Schwedt, par exemple, révèle que 60 % des consulteurs, qualificateurs et cardinaux du Saint-Office ne publièrent aucun écrit ni avant ni après leur nomination, contre 20 % de ceux qui avaient déjà publié, et 20 % qui devinrent auteurs d’ouvrages imprimés après leur nomination (y compris trois cas de publication posthume)17. Parmi ces derniers, l’on remarque l’un des plus puissants et influents théologiens et cardinaux-inquisiteurs du XVIIe siècle, Francesco Albizzi18. Ceci rappelle la nécessité de se garder de l’anachronisme qui consiste à s’adosser à des critères actuels d’auctorialité pour délimiter rétrospectivement un champ disciplinaire, et néanmoins atteste de la difficulté à définir un profil « intellectuel » selon les paramètres de la culture savante de l’époque.

Théologie spéculative vs érudition ? L’essor de la théologie positive

  • 19 Ce sondage, qui ne sert qu’à titre très indicatif, se base sur les titres italiens et latins dans (...)
  • 20 A ce propos, voir les remarques de Schmutz 2018.

14En un mot, donc, le théologien romain apparaît comme une figure à la fois omniprésente et insaisissable. Ces remarques à propos des carrières des théologiens n’impliquent cependant pas que la théologie comme savoir connaisse un déclin linéaire. Si l’on prend comme simple indice la production éditoriale romaine entre 1651 et 1749, par exemple, un sondage lexicographique montre que le mot « théologie/théologique » revient dans 3,9 % des titres entre 1601 et 1650, pour monter à 4,3 dans le demi-siècle suivant et tomber à 2,5 % en 1700-174919, ce qui est cohérent avec la hausse du nombre de réguliers dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. Il est vrai cependant que les genres et formats changent, avec une diminution constante des commentaires et des summae20.

15Par ailleurs, cette époque offre un contexte plutôt favorable aux théologiens et aux différentes branches de la théologie et de l’érudition ecclésiastique. La fin du XVIIe siècle, en effet, marque une période de crise pour la papauté et l’Eglise de Rome, qui font face à l’érosion de leur poids sur l’échiquier politico-confessionnel de l’Europe d’après Westphalie. Les appels à une meilleure formation culturelle du clergé et des prélats pour regagner le crédit perdu se multiplient, ainsi que les tentatives néo-tridentines de moraliser la curie et l’Église.

  • 21 Cardella 1792-1794 ; http://webdept.fiu.edu/~mirandas/cardinals.htm
  • 22 Prince séculier dont dressent le portrait Firpo 1988 ; Fragnito 1991 ; Fragnito 1993 ; pour la pha (...)

16Encore une fois, bien qu’elle soit le résultat de facteurs multiples et largement indépendants les uns des autres, la sociologie du groupe des cardinaux révèle les tendances profondes, parfois contradictoires, qui traversent la cour et l’Église romaine que l’on vient d’évoquer. Si l’on prend l’ensemble des promotions du XVIIe siècle, on voit très clairement que dans le dernier tiers du siècle, les membres des ordres religieux, donc ceux qui ont une formation théologique et qui ont servi dans le gouvernement de l’Église plutôt que de l’État, sont plus nombreux que sur l’ensemble des deux tiers précédents : quinze au total jusqu’à la fin du pontificat d’Alexandre VII, en grande majorité des Dominicains, Jésuites et Franciscains déjà traditionnellement bien représentés dans le Sacré Collège, contre dix-huit promus entre 1667 et 1699, parmi lesquels on trouve également des bénédictins, deux cisterciens, deux oratoriens, un prêtre des Écoles Pies, un somasque, un augustin…21 C’est le résultat, à la fois, de l’affaiblissement des logiques népotistes ainsi que de l’insistance sur la probité, la doctrine, la piété dans le modèle idéal du cardinal, qui l’éloigne un peu plus du grand prince séculier22.

  • 23 Campello 1893, p. 88.

17Or, parmi ces cardinaux-théologiens, on remarque aussi que la théologie positive trouve sa place grâce à des personnalités comme Giovanni Bona, José Saénz d’Aguirre (un homme, par ailleurs, qui avant de se consacrer à l’érudition conciliaire, a longtemps professé la théologie morale et dogmatique dans un style scolastique), Leandro Colloredo (oratorien et bibliothécaire de Vallicelliana), Celestino Sfondrati, Enrico Noris. Les promotions de ces « théologien-érudits » sont saluées comme celle d’hommes « dotti, onoratissimi, vissuti morigeratamente, […] letterati stimati da tutto l’universo »23. Le trait savant est mis en avant en fonction d’une opinion internationale qui est désormais devenue une véritable obsession pour Rome.

  • 24 Ditchfield 2000 ; Herklotz 2012.
  • 25 Donato 2000.

18Le contexte d’une telle évolution se trouve, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, dans l’essor de la théologie positive dans toute la Chrétienté. Il n’est pas possible ici de s’arrêter sur les racines et les conséquences de cette réorientation des sensibilités religieuses et des enseignements moraux en Europe et en terre de mission, mais il est nécessaire de souligner que la théologie positive, avec ses thèmes de recherche et ses méthodes, ne manque pas de s’affirmer à Rome, en se greffant sur une tradition plus ancienne d’érudition sacrée qui y avait toujours trouvé un terrain favorable24. C’est une époque durant laquelle, d’un côté, les partisans du dialogue entre Eglise et savoirs modernes se renforcent à la cour papale, et où de l’autre, le régalisme de plus en plus agressif des grandes monarchies encourage une réaction défensive. L’érudition ecclésiastique est toujours mise en avant comme la clé de voûte d’un tel programme d’« armement intellectuel »25. Puisque les prérogatives romaines se fondent et se justifient dans et par l’Histoire, les compétences érudites sont de plus en plus prisées. En fait, une nouvelle culture de l’épreuve, qui se nourrit de la crise de légitimité du pouvoir sans jamais pouvoir y pallier véritablement, habite désormais tous les domaines du savoir et de l’agir, au-delà des barrières politiques et confessionnelles (ou pour mieux dire, à cause même de l’existence de ces barrières), jusqu’à Rome. À l’heure de la « guerre des diplômes » permanente entre papes et rois ainsi qu’entre écoles théologiques, la théologie positive représente une « spécialisation » – définition certes anachronique – plus mobilisable que d’autres branches de la discipline.

  • 26 Ciampini 1691 ; Mandosio 1696. Il est opportun de mentionner ici également Albizzi 1666 ; De Luca  (...)

19À cette même époque, par ailleurs, on assiste également à une abondante production historique sur les institutions et les magistratures de la curie et des États pontificaux, production liée au débat autour des reformes, d’envergures diverses, qui sont alors mises en œuvre, suite à l’abolition de la vénalité des offices et du népotisme, et qui tentent, elles aussi, de redonner son lustre au gouvernement pontifical aux yeux du monde catholique et au-delà26.

  • 27 À ce sujet, cf. Montuschi 2014.

20Puisque la maîtrise des matériaux historiques est une compétence de plus en plus prisée, et puisque l’érudition est une monnaie en or à dépenser dans l’ascension curiale, des schémas de patronage se forment sur ce terrain et on assiste à des réussites remarquables. Une telle évolution peut être mise en évidence à partir de l’observatoire que sont d’autres institutions que le collège cardinalice comme, par exemple, la Bibliothèque Vaticane. À première vue, il s’agirait d’un cas guère pertinent, un lieu où les savants y trouveraient tout naturellement leur place ; en réalité le profil, à la fois, des cardinaux-bibliothécaires et des préfets (custodi) change considérablement : au cours du XVIIe siècle, on passe des neveux des papes Borghese, Barberini, Chigi et de curiaux comme les cardinaux Cobelluzzi et Capponi, à des cardinaux théologiens comme Brancati, Casanate et Noris, et, parallèlement, de savants littérateurs sans formation théologique comme Nicolò Alemanni, Matteo Pellegrini ou Lukas Holste à des théologiens et érudits comme Emmanuele Schelstrate ou Lorenzo Zaccagna27.

  • 28 Polman 1952 ; Backus 2003.
  • 29 Quantin 1997 ; Quantin 2002 ; Donato 2008.
  • 30 Deux exemples seulement de cette alternance de thèmes, un jésuite et un franciscain parmi les plus (...)

21Certainement, l’histoire a toujours été une composante fondamentale de la controverse religieuse et théologique28. Une familiarité avec l’histoire et les méthodes de l’érudition textuelles étaient une composante fondamentale de la formation et de la mentalité de tout ecclésiastique, et spécialement des ecclésiastiques romains. C’était en définitive une approche historique, ou plus précisément jurisprudentielle (de par sa nature historique), de l’administration tant de l’Église que de l’État qui réglait le fonctionnement de toutes les congrégations et tribunaux romains, y compris ceux à vocation théologique. Comme le savent les historiens qui ont travaillé dans les archives du Saint-Office et de l’Index, les théologiens romains adoptent toujours une approche historicisante des questions qui leur sont soumises, même ceux qui, dans leur activité d’enseignants et d’écrivains, suivent plutôt les canons de la théologie spéculative. Même si les inquisiteurs prétendent qualifier une proposition hérétique à l’aune d’une orthodoxie qui se réactiverait en chaque moment dans son intégralité et immanence, celle-ci est le produit d’une histoire que les censeurs doivent nécessairement parcourir à la recherche des précédents29. Par ailleurs, il n’existe pas, dans la réalité des parcours individuels, de théologien spéculatif « pur » ; théologie dogmatique et histoire ecclésiastique, controverses et éditions de textes alternent dans l’activité de tous théologiens, notamment à Rome30.

22Toutefois, le phénomène sur lequel on voudrait attirer l’attention ici dépasse le cadre du rapport fondateur entre érudition et théologie. Il concerne la véritable concurrence que l’une vient faire à l’autre et la subversion, sinon épistémique et idéologique du moins sociale, de la hiérarchie des savoirs.

  • 31 Bacchini 1686.

23En effet, l’un des traits de la théologie positive et de l’histoire ecclésiastique et, après tout, l’élément qui les rend plus mobilisables, est qu’elles ont des contours plus fluides que la théologie dogmatique spéculative : il est difficile de tracer la ligne qui les séparerait de l’érudition sacrée et même profane. Comme l’écrit le célèbre savant bénédictin Benedetto Bacchini en introduction à son Giornale de’ Letterati, le champ de l’érudition ou « littérature » se compose « delle notitie ecclesiastiche, delle sperienze naturali, delle osservazioni celesti, de misteri dell’antichità, e d’altre cose simili o di non differente natura »31.

24Sur ce plan, il est également difficile de distinguer entre prélats, théologiens et érudits qui la pratiquent, mettant leurs compétences en œuvre pour défendre les prérogatives de la papauté, illustrer l’antiquité des institutions romaines, élaborer une version romaine de l’histoire sacrée et profane, répondant aux commandes de multiples patrons de chacun, voire du pape.

  • 32 Gardair 1984.
  • 33 Felici 1963 ; Donato 1997.

25La « théologie » comme savoir, donc, se dilue ultérieurement. D’autant plus que le public n’est pas le même : celui de la théologie positive, qui frôle l’histoire ecclésiastique et le savoir antiquaire, est bien plus étendu. Il suffit de lire le Giornale de Letterati publié à Rome entre 1668 et (en deux versions) 1681, pour voir la sélection qui s’opère entre les disciplines et les questions. Pour l’année témoin 1674, seulement trois livres de théologie sont présentés : le De discretione spiritum du cardinal Giovanni Bona, par ailleurs l’un des protecteurs à l’origine de la publication ; la Tentamina physico-theologica de Deo sive theologia scholastica ad normam novae et reformatae philosophiae concinnata de l’évêque anglican d’Oxford Samuel Parker et la Dogmatica philosophia peripatetica Christiana écrite par le dominicain de Padoue Serafino Piccinardi, une défense vigoureuse d’Aristote et de l’aristotélisme contre les philosophies corpuscularistes contemporaines que les rédacteurs du Giornale ridiculisent en apportant leur soutien à la philosophie naturelle des modernes32. Un demi-siècle plus tard, un autre Giornale de’ Letterati romain (1742-1759) reprend la formule, en privilégiant l’histoire ecclésiastique et le savoir antiquaire, tout en laissant une bonne place aux sciences naturelles et économiques, avant de devenir l’organe du « parti janséniste » romain et s’ouvrir de manière plus évidente aux questions théologiques33.

26En fait, à une époque clé de la transformation du régime de publicité comme l’est la fin du XVIIe siècle, quand la parution des périodiques savants et de la presse académique accélère la communication savante et en élargit les publics, mais fait aussi de la visibilité un processus plus complexe, la capacité à s’approprier ces instruments de communication, d’habiter les lieux et les espaces d’une République des Lettre en évolution, devient un enjeu majeur et un élément de clivage à l’intérieur des champs traditionnels des savoirs.

La construction discursive des identités savantes : le modèle érudit

27La figure du théologien comme savant semble donc subir une torsion en direction de celle de l’érudit. Cette évolution répond en partie aux sollicitations de la cour et de l’Église de Rome elle-même, mais est, à terme, lourde de conséquences.

  • 34 Par exemple : Spon 1678; Burnett 1686 ; Mabillon – Germain 1687 ; de Montfaucon 1702. Cf. aussi Hu (...)

28Dans le nouveau régime de publicité, l’une des « armes » de la théologie positive et de l’érudition est précisément l’appropriation des pratiques identitaires qui sont celles de la République des Lettres. Dans le cadre du nouvel élan de Rome pour réaffirmer son autorité et le prestige de la cour pontificale, les théologiens-érudits s’emparent des pratiques et des discours de la République des Lettres et participent activement à sa structuration. Correspondance (et impression de recueils de lettres), campagnes d’archives et de bibliothèques, échange de documents, visites et conversations qui sont par la suite relatées dans les guides et les souvenirs de voyage imprimés34, sociabilité académique s’incorporent à l’habitus de ces savants prélats. Cette incorporation, sans être une nouveauté, s’intensifie et est relayée par l’imprimé, participant ainsi de la construction de la réputation savante.

29La mutation imperceptible des identités se fait autour d’un modèle supranational de savant. Comme on l’a déjà indiqué, la valeur et l’importance de la doctrine sont mises en valeur dans le portrait idéal du prélat romain, mais ce portrait-robot diffère peu de celui du savant tout court. Les thèmes et les images qui construisent les identités savantes et littéraires abondent dans les éloges et les biographies des théologiens-érudits romains, des érudits, voire des hommes de sciences, y compris les rares laïcs qui se font une petite place dans ce monde d’ecclésiastiques.

  • 35 Leonio 1710 ; Mazzoleni 1735 ; Fontanini 1755.
  • 36 Bertoletto 1677 ; Bianchini 1708 ; Borromeo 1714 ; Bernini 1722 ; Puccitti 1737.
  • 37 Donato 1998. Le thème a été repris et développé par Ago 2014.
  • 38 Dupront 1976 ; Paul 1980 ; Battistini 1990.

30La lecture synoptique des biographies de Giovanni Giustino Ciampini, Francesco Bianchini et Giusto Fontanini, trois figures emblématiques de la culture romaine entre XVIIe et XVIIIe siècles, de formation non spécifiquement théologique et à l’activité disparate35, et celle d’autres « letterati » qui sont, à proprement parler, des théologiens de par leur formation, qualification et position institutionnelle comme Giovanni Bona, Emmanuel Schelstrate, Enrico Noris, Giuseppe M. Tomasi, Leandro Colloredo36, montre des similitudes frappantes. Tout éloge comprend immanquablement quelques topoi à l’interface entre dimension intellectuelle et religieuse mais qui sont toujours déclinés manière à appeler en témoin une communauté savante large : récit d’une vocation précoce pour les études et la formation ; narration détaillée de l’insertion dans la république romaine puis supranationale des savoirs (lieux d’études et d’échange savant, académies, conversations, bibliothèques) ; catalogue raisonné des ouvrages, avec une insistance sur les plus érudits et « mondains » et leur écho en Italie et à l’étranger ; énumération des bienfaits apportés à la communauté savante (don de la bibliothèque, protection d’autres savants…)37. Certainement, puisqu’il s’agit d’ecclésiastiques, ne manquent pas dans ce genre de littérature de nombreux passages sur la modestie des mœurs et la piété du personnage, vertus religieuses et civiques en même temps qui ne font certainement pas défaut dans les éloges académiques de toute l’Europe38, mais qui reçoivent ici une plus grande emphase. Peu importe que la biographie littéraire soit elle même à l’origine débitrice, par delà les modèles classiques, de l’hagiographie, notamment en ce qui concerne la « vocation ».

31Il est très révélateur que ces discours, s’ils insistent d’une part sur les bienfaits du patronage au sein de la curie, occultent, d’autre part, les mécanismes de promotion qui relèvent directement de la vie curiale, par exemple l’équilibre entre ordres religieux dans les promotions. De manière significative, dans tous ces récits, le rôle de théologien que le personnage avait joué durant sa vie est passé presque systématiquement sous silence : la qualité de théologien et/ou la dignité curiale ne semblent que se superposer de manière parfaitement naturelle sur des portraits peints trait par trait en biographies littéraires. Le travail autant nécessaire qu’obscur de « théologie appliquée » que ces hommes ont fait au sein des congrégations reste dans l’ombre au profit de leurs prouesses d’érudition, qui, tout compte fait, jouissent d’une plus vaste résonance et donnent une plus grande de visibilité à ces théologiens-érudits et donc, indirectement, à leurs ordres, aux institutions romaines, à la papauté.

  • 39 Lettre de F. Del Torre à A. Magliabechi de Roma, 26.1.1702, in Clarorum Venetorum 1755, vol. II, p (...)

32Les protagonistes, d’ailleurs, intériorisent quant à eux la hiérarchie de leurs activités en fonction de la fama à en tirer et ils opposent souvent le fastidieux labeur institutionnel aux délices des études dans leurs propres écrits, les « delicie della litteratura » et le « godimento del genio » au « servizio di Dio »39. Comme l’écrit Enrico Noris à un de ces correspondants à propos de son propre parcours, sa vocation d’historien lui avait été communiquée par un savant confrère :

  • 40 Clarorum venetorum 1755, vol. I, p. 13.

Dal vedere gli onori che costì riceveva, e dalla sodezza dello studio che professava [ensuite] il Superiore […] mi comandò l’applicarmi tutto alla scolastica, come feci. In questi ultimi anni, in ore furtive ho principiato a studiare l’istoria, dalla quale però il P. Generale mi volle staccare, col farmi per forza reggente qui in Roma. Ubbedii per un anno, e poscia rinonciai l’uffizio, col riportarne, dopo triplicate ripulse, la grazia40.

  • 41 Bartoli, Dell’uomo di lettere difeso et emendato 1645 ; Bartoli 1659.

33Ce n’était peut-être pas sans raison que, encore à l’époque moderne, beaucoup de penseurs catholiques considéraient vocation religieuse et vie de savant incompatibles. Paradoxalement, ce fut en critiquant la mondanité des études, et spécialement de la littérature, que certains d’entre eux comme le jésuite Daniello Bartoli se firent une renommée de savants41.

  • 42 Par exemple, [Zaccaria] 1755.

34Il serait nécessaire d’entreprendre une étude approfondie sur l’évolution du genre de la biographie ecclésiastique, et notamment sur l’évolution des recueils de portraits et catalogues bio-bibliographiques rédigés par les différents ordres religieux entre 1650 et 1850. Reste cependant l’impression que, face à cette « offensive » discursive, l’effet de stérilisation du théologien « scolastique » est amplifié par un autre facteur : à la même époque, il devient difficile de lire des éloges et biographies de théologiens qui se soient uniquement consacrés à la théologie morale et/ou spéculative, si ce n’est pas dans un but ouvertement polémique42 (la dignité cardinalice suffit certes, quant à elle, à donner droit à un éloge funèbre imprimé, à un médaillon, voire à une biographie, mais c’est le rang qui justifie la distinction, non pas les réussites intellectuelles pour elles-mêmes).

  • 43 Donato 2009 ; Quantin 2010 ; De Francenschi 2017.
  • 44 Je reprends l’expression de Neveu 1981. Cf. aussi Parry 1995 ; Quantin 2009 ; Wallnig 2012.

35En effet, dans toute l’Europe, l’essor de l’érudition ne se fait pas de manière entièrement paisible. Comme l’avaient déjà fait à leur façon les humanistes, les partisans de la théologie positive attaquent souvent les « scolastiques », les tenants de la théologie dogmatique spéculative, dont ils accusent, et parfois ridiculisent, la recherche comme une démarche stérile, voire abusive, quitte à invoquer le retour au « véritable » thomisme43. Ce conflit est polarisé par le jansénisme, qui représente à maints égards le phénomène le plus emblématique de l’archéôlatrie rigoriste discréditant la théologie more scholasticorum, mais qui n’en recouvre pas toutes les déclinaisons44.

En guise de conclusion : les Jésuites et les tentations de la réputation savante

  • 45 Sur la dégradation de la figure de l’érudit et de l’antiquaire, avec les livres classiques de Sezn (...)

36L’essor du théologien-érudit à Rome semble donc répondre à des phénomènes assez divers : mutation dans le recrutement de la prélature, modification du discours normatif concernant le prélat idéal, volonté d’alimenter le « capital symbolique » de la prélature et de l’Église de Rome dans le monde d’après-Westphalie, et en général dans un monde où la production de savoir est en train – quoique assez lentement – de se séculariser. Dans ce contexte, l’érudition sacrée et la théologie positive réussissent à mieux mobiliser les ressources de la communication savante, à s’approprier un discours identitaire qui dépasse les confins de la communauté « professionnelle » des théologiens, à se rendre visible et occuper de l’espace social au détriment d’autres branches de la théologie, qui pourtant continuent d’exister. L’hypothèse qui mériterait d’être mise à l’épreuve est que, à moyen terme, le prix à payer pour cette offensive romaine et cléricale dans les territoires de la République des Lettres soit un délabrement de la figure du théologien tout court, qui se trouvera en porte-à-faux avec la sécularisation de la culture européenne, y compris des institutions de l’histoire et, in fine, le discrédit de l’érudition dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle45.

37En guise de conclusion, quelques mots sur les jésuites s’imposent. De par leur spécificité d’ordre « total », réunissant l’ensemble des charismes apostoliques, et d’ordre enseignant et intellectuel à part entière, capable d’« habiter » les lieux de savoir et d’en créer des nouveaux, la Compagnie ne rentre pas entièrement dans le schéma qu’on vient d’esquisser, mais n’y échappe pas non plus totalement. Grâce à l’organisation centralisée et au même temps polycentrique de la Compagnie, les jésuites sont en général plus mobiles, y compris grâce à leur cursus honorum interne, et pratiquent assez habilement le jeu du « déplacement éditorial » (c’est à dire, entrer dans un débat en publiant en un lieu différent de son premier foyer, contribuant ainsi à en élargir les confins) et de la polygraphie. Ils sont donc capables d’agir à la fois dans les débats proprement théologiques, et de ceux qui sont à la frontière entre théologie et philosophie naturelle, ne serait-ce que par un partage des tâches entre pères et entre collèges. C’est ainsi que, par exemple, la Compagnie peut se présenter à la fois comme partisane de la théologie positive avec les Bollandistes, et défenseur d’une scolastique modernisée. Et c’est ainsi que les jésuites sont présents dans les toutes les institutions de la « publicité » comme sont la presse périodique et les académies, travaillant ainsi à la gloire de Dieu et de la Compagnie dans l’univers savant.

  • 46 Feingold 2007.

38Mais, comme le rappelle Mordechai Feingold, la fama fut toujours une préoccupation à double tranchant pour les supérieurs de l’ordre46. Dès la fondation, ils tentèrent de neutraliser les tentations de la gloire littéraire, conscients du fait qu’une vie consacrée à l’étude pouvait mettre à mal les idéaux religieux ; pourtant, ils ne parvinrent jamais à réglementer de façon satisfaisante la part des études séculières dans la vie des religieux, largement parce que les normes régissant la Compagnie furent établies avant qu’elles ne devinssent problématiques, comme ce fut le cas au cours du XVIIe siècle.

  • 47 Feingold 2003. Sur ce point, voir également les réflexions de Gay 2015.

39En fait, il y a dans la Compagnie de nombreux savants dont les activités et les aspirations intellectuelles ne pouvaient pas être distinguées de celles de leurs contemporains, séculiers ou religieux. Ainsi, même en prenant en compte des effets de récupération rétrospective de la part des histoires disciplinaires (de la littérature, des sciences...) que ce dossier s’efforce de remettre en perspective, on peut s’avancer à dire que cette stratégie comporte chez les jésuites « romains » aussi une marginalisation relative des théologiens par rapport non tant aux érudits, qu’aux philosophes et naturalistes dans cette sphère publique sui generis qu’est la République des Lettres47.

  • 48 Fontana 2014.
  • 49 Sur toutes ces académies, cf. Donato 2000, et Rotta 1990.

40Si l’on considère, par exemple, les académies qui fleurissent à Rome à la fin du XVIIe siècle, on s’aperçoit que les jésuites sont très présents dans l’Académie Royale de Christine de Suède, avec des profils fort divers comme Pierre Poussines (un théologien érudit, savant helléniste, historien de la Compagnie) et Nicolò M. Pallavicino (controversiste fécond en langue italienne, théologien de la Pénitencerie, préfet des études au Collège Romain)48, et le sont également dans une société littéraire et pieusement mondaine comme l’Arcadia. Mais ils sont absents de l’Accademia dei Concili, promue par Ciampini pour cultiver la controverse fondée sur l’histoire, qui devient l’un des principaux foyers de formation de la prélature de son temps. Dans la Fisico-matematica, ils ne sont représentés (logiquement) que par les « scientifiques » du Collège Romain, Francesco Eschinardi et Antonio Baldigiani. Un demi-siècle plus tard, dans les académies érudites fondées par Benoît XIV, si les jésuites sont représentés par un homme de confiance du pape, Emmanuel de Azevedo, qui siège dans l’Accademia Liturgica, ils restent par ailleurs très minoritaires49.

  • 50 Giornale de letterati 1674, p. 160.

41De la même manière, les ouvrages de jésuites recensés dans le Giornale de Letterati, par exemple, relèvent de la philosophia, y comprises la métaphysique et la « psychologie » (c’est à dire, grosso modo, les commentaires De Anima), et surtout de la physique et des mathématiques. Il importe relativement peu que toutes ces matières soient imbriquées dans des questions théologiques complexes et brûlantes, à commencer par l’héliocentrisme « essendo una questione celebre », comme l’écrivent les rédacteurs à propos de l’Astronomia reformata de Giovanni Battista Riccioli50, et que le choix des titres à présenter soit motivé par la volonté de mener un combat contre la tradition aristotélicienne. Le fait reste que ce moyen de communication impose de manière imperceptible une nouvelle hiérarchie des disciplines et des ceux qui les cultivent, les mathématiciens étant inférieurs aux théologiens dans la hiérarchie de l’ordre et de la société chrétienne tout entière.

42Ce ne sont que des hypothèses pour une historie sociale du savoir théologique. Néanmoins, une histoire de cette érosion savante qui, en esquivant le positionnement polémique des Lumières, combine approche sociale, histoire des savoirs et études des pratiques discursives pourrait s’avérer féconde.

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Quantin 2009 = J.-L. Quantin, The Church of England and Christian antiquity. The construction of a confessional identity in the 17th century, Oxford, 2009.

Quantin 2010 = J.-L. Quantin, La philosophie corruptrice de la théologie selon Jansénius [traduction avec introduction et notes de Cornelius Jansenius, Augustinus. [...] Tomus II, « De ratione et auctoritate in rebus theologicis liber prooemialis. In quo limites humanae rationis in rebus Theologicis indagantur ; et auctoritas S. Augustini in tradendo mysterio Praedestinationis et gratiae declaratur », c. 2-4], dans J.-C. Bardout (éd.), Philosophie et théologie. Anthologie, t. III. Philosophie et théologie à l’époque moderne, Paris, 2010, p. 187-197.

Reinhard 1979 = W. Reinhard, Freunde und Kreaturen. Verflechtung als Konzept zur Erforschung historischer Führungsgruppen. Römische Oligarchie um 1600, Munich, 1979.

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Reinhardt 2016 = N. Reinhardt, Voices of conscience. Royal confesors and political counsel in seventeenth-century Spain and France, Oxford, 2016.

Renazzi 1803-1806 = F.M. Renazzi, Storia dell’Università degli studi di Roma detta comunemente La Sapienza, Rome, 1803-1806.

Rotta 1990 = S. Rotta, L’Accademia fisico-matematica Ciampiniana: un’iniziativa di Cristina?, dans Cristina di Svezia. Scienza ed alchimia nella Roma barocca, Bari, 1990, p. 99-186.

Schmutz 2018 = J. Schmutz, From theology to philosophy: The changing status of the Summa Theologiae, 1500-2000, dans J. Hause (dir.), Aquinas’s Summa Theologiae: A critical guide, Cambridge, 2018, p. 221-241.

Schwedt 2017 = H. Schwedt, Römische Inquisition. Kardinäle und Konsultoren 1601 bis 1700, Fribourg, 2017

Seznec 1957 = J. Seznec, Essai sur Diderot et l’antiquité, Oxford, 1957.

Shapin 1991 = S. Shapin, A scholar and a gentleman: The problematic identity of the scientific practitioner in Early Modern England, dans History of Science, 13, 1991, p. 279-327.

Sonnino 2000 = E. Sonnino, Le anime dei romani: fonti religiose e demografia storica, dans L. Fiorani, A. Prosperi (dir.), Storia d’Italia. Annali 16, Roma. La città del papa, Turin, p. 3227-364.

Tshibangu 1965 = Th. Tshibangu, Théologie positive et théologie speculative. Position traditionnelle et nouvelle probéematique, Louvain-la-Neuve, 1965.

Tutino 2017 = S. Tutino, Uncertainty in post-Reformation Catholicism: A history of probabilism, Oxford, 2017.

Visceglia 1995 = M.A. Visceglia, Burocrazia, mobilità sociale e patronage alla corte di Roma tra Cinque e Seicento. Alcuni aspetti del recente dibattito storiografico e prospettive di ricerca, dans Roma moderna e contemporanea, 3, 1995, p. 11-55.

Visceglia 1996 = M.A. Visceglia, «La giusta statera de’porporati». Sulla composizione e rappresentazione del Sacro Collegio nella prima meta del Seicento, dans Roma moderna e contemporanea, 4, 1996, p. 167-211.

Wallnig 2012 = T. Wallnig et al. (dir.), Europäische Geschichtskulturen um 1700 zwischen Gelehrsamkeit, Politik und Konfession, Berlin, 2012.

Weber 1978 = C. Weber, Kardinäle und Prälaten in der letzten Jahrzehnten des Kirchenstaates. Elite-Rekrutierung, Karriere-Muster und soziale Zusammensetzung der kurialen Führungsschicht zu Zeit Pius’ IX. (1846-1878), Stuttgart, 1978.

Weber 1996 = C. Weber, Senatus divinus Verborgene Strukturen im Kardinalskollegium der frühen Neuzeit (1500-1800), Francfort, 1996.

Westman 1980 = R.S. Westman, The astronomer’s role in the sixteenth century: A preliminary study, dans History of Science, 2, 1980, p. 105-147.

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Notes

1 Les phases initiales de ce désenclavement sont reconstruites par Fabre – Romano 1998. Pour un panorama critique, on se référera désormais au portail Jesuit Historiography Online, dir. R.A. Maryks : https://referenceworks.brillonline.com/browse/jesuit-historiography-online

2 À seul titre d’exemple, Barzazi 2004.

3 Pierre 2013 ; Briant 2014 ; Reinhardt 2016 ; Braun 2017 ; Giannini 2005.

4 Jouhaud – Viala 2002 ; GRIHL 2016.

5 Neveu 1993.

6 Gay 2011 ; Tutino 2017. Plus largement, cf. Dascal 1998 ; Machamer – Pera – Baltas 2000 ; Ferreyrolles 2006.

7 Broggio – Cantù 2010.

8 Daston – Sibum, 2003.

9 Shapin 1991 ; Westman 1980 ; Biagioli 1992.

10 Prodi 1982.

11 Ago 1990 ; Visceglia 1996. Pour la période ultérieure, Weber 1978 ; Boutry 2002.

12 Reinhard 2000. Voir également Weber 1996 ; Reinhard 1979 ; Visceglia 1995.

13 Negruzzo 2016.

14 Sonnino 2000, en particulier table 6 : la période 1620-1699 apparaît comme la période d’un apogée démographique des réguliers ; la composante masculine continue de croître jusqu’à la fin du XVIIIe siècle au détriment de la composante féminine.

15 Pour les profils de théologiens professeurs à l’université de Rome, voir par exemple Renazzi 1803-1806.

16 Ce critère dans la composition des congrégations du Saint-Office et de l’Index, en effet, se renforce considérablement au fil du temps : Schwedt 2017.

17 Schwedt 2017 : l’échantillon est formé par les lettres A, B, C du répertoire (notaires, procurateurs des accusés et figures similaires exclus).

18 Ceyssens 1977.

19 Ce sondage, qui ne sert qu’à titre très indicatif, se base sur les titres italiens et latins dans le Catalogue unifié en ligne du SBN italien (http://opac.sbn.it).

20 A ce propos, voir les remarques de Schmutz 2018.

21 Cardella 1792-1794 ; http://webdept.fiu.edu/~mirandas/cardinals.htm

22 Prince séculier dont dressent le portrait Firpo 1988 ; Fragnito 1991 ; Fragnito 1993 ; pour la phase néo-tridentine, Donati 1986. Voir également Hollingsworth - Pattenden - Witte 2019

23 Campello 1893, p. 88.

24 Ditchfield 2000 ; Herklotz 2012.

25 Donato 2000.

26 Ciampini 1691 ; Mandosio 1696. Il est opportun de mentionner ici également Albizzi 1666 ; De Luca 1669-1678.

27 À ce sujet, cf. Montuschi 2014.

28 Polman 1952 ; Backus 2003.

29 Quantin 1997 ; Quantin 2002 ; Donato 2008.

30 Deux exemples seulement de cette alternance de thèmes, un jésuite et un franciscain parmi les plus influents, Bellarmin et Wadding : Motta 2005 ; Broggio 2010. Sur l’articulation des différents domaines de la théologie, Tshibangu 1965 ; Schmutz 2018.

31 Bacchini 1686.

32 Gardair 1984.

33 Felici 1963 ; Donato 1997.

34 Par exemple : Spon 1678; Burnett 1686 ; Mabillon – Germain 1687 ; de Montfaucon 1702. Cf. aussi Hurel 2003.

35 Leonio 1710 ; Mazzoleni 1735 ; Fontanini 1755.

36 Bertoletto 1677 ; Bianchini 1708 ; Borromeo 1714 ; Bernini 1722 ; Puccitti 1737.

37 Donato 1998. Le thème a été repris et développé par Ago 2014.

38 Dupront 1976 ; Paul 1980 ; Battistini 1990.

39 Lettre de F. Del Torre à A. Magliabechi de Roma, 26.1.1702, in Clarorum Venetorum 1755, vol. II, p. 149.

40 Clarorum venetorum 1755, vol. I, p. 13.

41 Bartoli, Dell’uomo di lettere difeso et emendato 1645 ; Bartoli 1659.

42 Par exemple, [Zaccaria] 1755.

43 Donato 2009 ; Quantin 2010 ; De Francenschi 2017.

44 Je reprends l’expression de Neveu 1981. Cf. aussi Parry 1995 ; Quantin 2009 ; Wallnig 2012.

45 Sur la dégradation de la figure de l’érudit et de l’antiquaire, avec les livres classiques de Seznec 1957 et Piggot 1989, voir Dietrich 2003 ; Košenna 2003.

46 Feingold 2007.

47 Feingold 2003. Sur ce point, voir également les réflexions de Gay 2015.

48 Fontana 2014.

49 Sur toutes ces académies, cf. Donato 2000, et Rotta 1990.

50 Giornale de letterati 1674, p. 160.

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Pour citer cet article

Référence papier

Maria Pia Donato, « Théologiens, savants, érudits : images et réalités dans la Rome de la fin du XVIIe siècle »Mélanges de l’École française de Rome - Italie et Méditerranée modernes et contemporaines, 132-1 | 2020, 107-119.

Référence électronique

Maria Pia Donato, « Théologiens, savants, érudits : images et réalités dans la Rome de la fin du XVIIe siècle »Mélanges de l’École française de Rome - Italie et Méditerranée modernes et contemporaines [En ligne], 132-1 | 2020, mis en ligne le 30 décembre 2020, consulté le 27 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/mefrim/7011 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mefrim.7011

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Maria Pia Donato

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