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Résumés

À lumière des contributions rassemblées dans ce volume, la pertinence de l’usage du concept de crise est discutée, dans son application au champ de l’histoire (médiévale). La crise y apparaît tour-à-tour comme un instrument peu précis, idéologiquement chargé, tant dans le chef des historiens qui l’utilisent que chez les acteurs médiévaux qui s’en servent pour justifier leur action politique. Le concept de crise pose aussi de nombreux problèmes, lorsqu’il s’agit d’étudier la temporalité de certains phénomènes historiques, aux causes « immédiates » et plus profondes. Il a néanmoins le mérite de remettre le conflit et la matérialité au cœur du dispositif historique.

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Texte intégral

Le retour de la turbulence en histoire

  • 1 Ward-Perkins 2005.
  • 2 Diamond 2005. Pour une critique archéologique des excès de la vision de Diamond – motivée par son (...)

1The Fall of Rome and the end of civilization a été un des grands succès d’édition de la littérature historique de ces dernières années – au contenu pourtant âprement contesté1. Empruntant des accents gibboniens, Brian Ward-Perkins y contestait avec vigueur la vision qui prévalait chez les historiens depuis les travaux séminaux de Peter Brown : était remise en cause l’idée d’une transition progressive entre l’Empire romain et l’Europe barbare et, plus fondamentalement, la fécondité de l’Antiquité tardive. S’y esquissait une rupture nette entre la Romanité et ce qui a suivi, rupture traduite par une drastique simplification de la culture matérielle qui ramenait l’Occident à l’Âge du Fer. Cette narration, parmi d’autres, réintroduit dans le récit historique des visions catastrophiques où la violence et le contraste brutal entre un « avant » et un « après la tragédie » sont des dispositifs essentiels. Cette manière de reconnaître a posteriori des apocalypses s’accommode bien de certains travaux spectaculaires qui, à l’aune des critiques sur les dangers pesant sur l’environnement, prétendent jouer un rôle prophétique en annonçant des écroulements futurs : pensons au succès de librairie du médiatique géographe Jared Diamond, brocardé, pourtant, par ses pairs2.

  • 3 On ne saurait citer l’ensemble des travaux visés ici. Quelques exemples, choisis parmi tant d’autr (...)
  • 4 Un précurseur du genre : D’Haenens 1970. Exemplatif de la tendance : Boyer 2005. La quatrième de c (...)

2Les travaux susdits sont en tout cas exemplatifs du retour du motif de la rupture violente dans la réflexion historique. Il y a là une inflexion remarquable par rapport à certaines tendances, aussi visible dans le champ de l’histoire médiévale. L’historiographie des dernières décennies s’était employée avec beaucoup de vigueur à corriger les clichés négatifs qui étaient classiquement attachés au Moyen Âge, toutes périodes confondues, au point de nier l’idée du conflit – pour privilégier une vision parfois irénique du règlement de ceux-ci. Pour certains auteurs, la violence – par exemple celle qui opposait les petits seigneurs entre eux, ou les plaçait en opposition aux établissements ecclésiastiques, devenait symbolique et était lue à l’aide de grilles d’analyse anthropologiques. L’attention était reportée sur l’ordre transactionnel, au détriment des logiques d’affrontement frontal, ou se dirigeait vers les principes de coexistence et de négociation3. Un exemple spectaculaire, parmi beaucoup d’autres : les grandes invasions violentes, à l’instar des incursions vikings, étaient remises à plat : dans la mesure où elles étaient documentées par les chroniques des clercs, il fallait voir dans leur sauvagerie supposée une construction monastique, bref un effet de sources4. L’euphémisation de la violence viking a été prolongée par d’autres visions du Moyen Age apaisées. Ainsi, une nouvelle lecture des sources, imprégnée du linguistic turn a conjugué ses effets avec une attention générale portée à la médiation et à la transaction. Il y a sans doute là à l’œuvre une réaction face à l’affaiblissement de l’historiographie marxiste post-1989, qui faisait de la violence et du conflit une clé de lecture intellectuelle ; il faut aussi reconnaître les effets d’un désintérêt pour les questions matérielles et économiques, qui s’accompagne d’un basculement vers l’histoire culturelle, anthropologique et sociale plus attentive à l’ordre du discours.

  • 5 Voir ainsi les critiques de Rio 2017, qui adopte une vision « légaliste » de l’esclavage. Contra, (...)
  • 6 Voir par exemple le très récent et fort bel ouvrage de Labbé 2017.
  • 7 Fukuyama 1992.

3Il était sans doute inévitable qu’un retour de balancier s’opère : si les travaux susdits sont riches de nombreux mérites, dont le moindre n’a pas été de rappeler les constructions de catégories parfois artificielles existant dans les textes – pensons aux relectures de l’ethnicité, par exemple –, ils ont aussi péché par excès. L’archéologie s’est parfois chargée de rappeler la dureté de certains aspects de la vie médiévale – et les Vikings n’ont pas échappé à cette révision –, tandis que des débats récents ont ressuscité avec vigueur la question, par exemple, de l’esclavage alto-médiéval5. Surtout, les débats environnementaux récents6, couplés aux effets de la crise économique, ont remis au premier plan l’importance de la turbulence, des inégalités, des tensions et de la violence dans l’ordre social. Ces réflexions ne puisent plus à une vision du monde autosatisfaite – celle d’une société démocratique qui évolue dans le post-communisme et qui vivrait sa « fin de l’Histoire », pour paraphraser le livre célèbre de Fukuyama7. Elles sont le reflet des inquiétudes et divisions qui traversent le monde actuel, et qui influent immanquablement sur les agendas actuels des médiévistes.

La crise : difficultés d’usage et de lisibilité

  • 8 De manière plus subtile, émerge aussi l’idée d’une coopétition : Le Jan et al. 2018.
  • 9 Il y a relativement peu de littérature théorique sur la question. On relèvera l’article de Starn 1 (...)

4Cette interrogation ressuscitée sur les facteurs de déstabilisation grave des sociétés prend néanmoins de nouveaux accents ; les récits d’apocalypse ou les grandiloquentes narrations spenglériennes citées supra y sont rarement de mise. Le retour du conflit, ou des comportements agonistiques en histoire8, peut prendre des tours plus subtils. C’est pourquoi il convient de s’interroger ici sur la notion de crise, afin de vérifier dans quelle mesure elle a un caractère opératoire dans le champ de l’histoire médiévale9. Il n’est pas inutile d’utiliser les travaux rassemblés dans ce volume pour dégager sa richesse et ses limites.

  • 10 Wickham 2005, p. 535-570.

5Utilisée souvent sans définition préalable par les historiens, la crise désigne – on peut, je crois –, s’accorder là-dessus, une mise à l’épreuve d’une institution ou d’un groupe social. Le consensus s’arrête toutefois là. Dans son emploi et sa temporalité, elle est susceptible d’interprétations diverses. On pourrait ainsi insister sur la crise d’une autorité politique, plongée au cœur de turbulences graves ; lorsqu’elle affecte une autorité politique donnée, dont la « bonne fortune » est ainsi éprouvée, la crise favorise, dans un mouvement de balancier, d’autres corps politiques émergents. Dans ses réflexions sur le destin des paysans du Haut Moyen Age (peasant mode of production), Chris Wickham10 avait opportunément souligné le fait que la chute du système de prélèvement romain avait certes induit l’effritement des infrastructures matérielles et politiques de la Romanitas. Cela s’était en effet traduit par une simplification des cadres de vie (paysans et autres)… Ce qui suffit, pour Ward-Perkins, à postuler la décadence. Oui, mais… Cette décadence profite à autrui, et se traduit aussi par une amélioration du niveau de vie des agricultores. Une forme, en somme, « d’Arcadie boueuse ».

6Dans une certaine mesure, le concept de crise est un jugement de valeur ou un parti-pris définitoire, qui conduit l’historien qui l’emploie à adopter un point de vue spécifique, celui de l’institution ou de la personne affectée par ces turbulences. La crise est pourtant opportunité, et le récit historique peut, ou non, par la narration, organiser une véritable construction autour de cet état de fait. C’est ce qu’a bien mis en évidence André Miatello, par son étude attentive de l’usage du concept de crise dans l’étude de la dissolution du républicanisme urbain des villes italiennes du début de la Renaissance, par l’historiographie du XIXe et XXe siècle. Il y montre combien ce terme est un révélateur puissant des subjectivités et partis pris historiques des chercheurs. Inutile de dire que l’application de ce type de concept à des sphères morales ou comportementales est encore plus risqué : comme le pointe Sylvie Joye, l’idée d’une « crise de la famille » est surtout la faillite d’une certaine vision spécifique d’une institution finalement si plastique, selon les époques et les lieux.

  • 11 Sen 1981.
  • 12 Il faut ici faire une place spéciale aux travaux de François Menant et de Pere Benito Monclùs. Par (...)

7Si la crise, appliquée à des réalités politiques ou morales mouvantes, semble être d’un usage des plus critiquables, il est difficile de nier, sous peine de verser dans le post-modernisme, que le mot a une pleine pertinence pour certains évènements tragiques qui ont éprouvé la société médiévale. Les grandes famines, par exemple celle de 1315-1317, méritent certainement ce qualificatif, comme d’autres drames humains (épidémies) qui ont touché significativement une bonne part de l’Europe. Si le concept n’est guère contestable dans son emploi, il n’en soulève pas moins des difficultés dans l’analyse. Depuis de nombreuses années, et singulièrement depuis les réflexions d’Amartya Sen11, les historiens de l’économie ont montré la difficulté d’analyser les chaînes causales conduisant à la famine. Entre les déterminants naturels immédiats (pluies, sècheresses, induisant une diminution de la quantité générale de la nourriture produite) et la perturbation des systèmes d’allocations (entitlements) de droits échangeables contre de la nourriture (par achat, par le travail…), il y a une infinité de nuances. Surtout, c’est la profondeur de la réflexion sur les causes les plus lointaines de la faim que la notion de crise ne rend pas toujours : entre une mauvaise récolte et la famine12, il y a des systèmes politiques plus ou moins efficients et volontaristes (gouvernements urbains ou royaux…) qui mettent en branle des réactions possibles (règlementation des prix ; lutte contre l’accaparement) qui mitigent ou conjurent parfois la tragédie. Et il y a des causes profondes et parfois invisibles qui préparent les crises (organisation de l’agriculture ; choix culturaux ; réalités pédologiques locales ; intégration commerciale ; circulation de l’information…) et qui font que la « crise » est parfois prête ou non à éclore. Sa temporalité et ses causes peuvent donc faire l’objet de lectures simplistes, empruntant notamment au déterminisme naturel qui a à nouveau le vent en poupe. Pourtant, ces lectures limitent le champ de l’analyse, en la segmentant chronologiquement ou en restreignant le nombre des facteurs analysé. C’est tout l’inverse de ce qu’il faudrait faire : se contraindre à une préhension complexe et multi-factorielle, qui s’intéresse non seulement à la temporalité « immédiate » de la séquence visée, mais aussi à son insertion dans une épaisseur qui prend – suprême complexité –, en compte les rétroactions causales qui perturbent les mises en récit simplistes. La difficulté, pour l’historien, est dès lors de rendre intelligible la profusion et les différents niveaux de causalité, en faisant la différence entre des déclencheurs immédiats d’une situation (le mauvais temps, par exemple), et les facteurs structurels qui ont rendu la crise possible.

Rhétorique de la crise / repérer la crise

8La crise est donc un instrument difficile d’emploi pour l’historien, et très chargé moralement. Il n’est pas surprenant – c’est même une évidence –, que les hommes et femmes s’en soient déjà servi dans le passé, à des fins hautement utilitaires. Convoquer la crise dans le discours des sources, c’est bien sûr utiliser une arme. L’abbé Loup de Ferrières (Victor Sobreira) le sait, lorsqu’il dépeint au souverain une communauté religieuse affamée et famélique, acculée par sa pauvreté, ceci afin de récupérer la cella de Saint-Josse détournée du patrimoine monastique par les impératifs de la politique royale. Les œuvres des prédicateurs, les sermons, la rhétorique politique (par exemple les narrations inaugurales des ordonnances urbaines), fourmillent de motifs plus ou moins littéraires sur les enjeux du moment. La nécessité de l’action pour le « commun profit » ou le « bien public » se justifie par la gravité des périls qui menacent la communitas.

  • 13 Sur cette question, voir le très beau volume dirigé par Sansterre 2004.

9Pensons encore à un domaine où la crise est un des ressorts discursifs les plus communs : celui de la réforme religieuse. Selon les cas, et en fonction des circonstances, les autorités canoniques vont pointer une lente dégradation – donc pas une crise, au sens strict –, synonyme de décadence grave du respect des prescrits réguliers par une communauté monastique ou canoniale. Dans d’autres cas, ce déclin est soudain ou décrit comme tel, et nécessite une reprise en main religieuse et/ou aristocratique qui peut se traduire par des entreprises variées (simple mise sous tutelle, remise en forme du temporel, introduction d’une réforme ‘régulière’). La rhétorique de la décadence, ou de celle de la crise grave ponctuelle, posée en contraste d’un passé lointain idéalisé13, rend inéluctable l’action et nécessite le recours à une figure providentielle – ici le réformateur religieux et ses soutiens politiques, seuls habilités à nettoyer les écuries d’Augias.

  • 14 Devroey sous presse. Sur les tribulationes, la fortune royale et l’enregistrement des évènements t (...)

10L’historien doit donc déjouer les pièges de ses sources. Il doit aussi s’adapter en se défaisant de ses lunettes d’homme du XXIe siècle pour comprendre la « phénoménologie » à l’œuvre dans la rédaction des documents utilisés. Jean-Pierre Devroey a récemment démonté les ressorts de la perception des phénomènes naturels et des désastres par les annalistes carolingiens14 ; n’y sont souvent enregistrées que les tragédies (famines, épidémies, défaites militaires) qui pouvaient renseigner ces chroniqueurs sur la « fortune » du roi (le fait qu’il soit ou non soutenu par la Divinité, dans ses actions) ; les autres sont omises. Une exploitation « positiviste » des sources anciennes, afin de rédiger une histoire des crises, doit nécessairement intégrer ce parti pris et tenir compte des silences des sources. Mutatis mutandis, l’exercice mérite d’être répété pour bien d’autres textes.

  • 15 Sur l’archéologie de la crise, sa temporalité et ses difficultés, voir Gerrard – Petley 2017. Voir (...)

11Cette compréhension des limites des matériaux est aussi visible lorsque l’on quitte les témoignages écrits produits intentionnellement ; l’archéologie15 (exposé d’Adrien et Vanessa Bayard et de Gabriel Cordeiro) – augmentée dans ses potentialités par l’explosion de l’archéométrie –, est confrontée à des difficultés analytiques sérieuses quand il s’agit de reconnaître certaines crises. L’archéologie funéraire, augmentée de la paléo-épidémiologie, peut certes pointer vers des drames sanitaires ou épidémiques ou nous renseigner sur la malnutrition des populations étudiées. Par définition, toutefois, celle-ci ne se traduit dans les squelettes et les dents qu’au prix de stress répétés et durables. Est-on alors encore dans les limites de temporalité d’une « crise », ou est-on plutôt confronté à des marqueurs d’inégalités structurels ? Les crises alimentaires, souvent soudaines, du moins dans leur déclenchement, échappent largement à la vigilance de l’archéologie, qui a pourtant tant fait pour renouveler notre connaissance concrète des réalités médiévales.

12Si l’archéologie n’est pas la panacée ultime, l’usage des chiffres – prix et mercuriales –, n’est pas non plus sans écueils : les difficultés liées à leur exploitation (conversions des sommes données en fonction de la valeur relative de l’argent, d’un espace politique à l’autre ; représentativité des chiffres donnés par une communauté ou un document pour qualifier l’ensemble d’une conjoncture), ne sont pas moins grandes. Cela est évident pour les périodes « non sérielles », dans lesquelles, néanmoins, l’usage répété du chiffre, dans des documents administratifs et juridiques comme les capitulaires carolingiens, n’est pas détaché de toute réalité, au-delà de la rhétorique (M. Candido). C’est aussi vrai pour les périodes pendant lesquelles les données chiffrées sont plus abondantes et a priori plus fiables : la crise ne s’y éclaire en effet que dans une histoire quantitative étendue, qui prend en compte les années qui précèdent et suivent l’épisode de crise (et permet peut-être de dégager les fameuses crises « cycliques » de l’histoire économique traditionnelle). La méthode doit intégrer les problèmes délicats de l’intégration des marchés céréaliers des villes voisines : quelle représentativité donner aux estimations ainsi données (communication de Stef Espeels) ? Sans doute un caractère plus qu’indicatif, mais sans verser, pour autant, dans le fétichisme des chiffres.

Prévenir et réagir face à la crise

  • 16 Les stratégies d’évitement des risques sont au cœur de nombreux travaux. Voir par exemple les étud (...)

13Le spectre de la prévention des crises a été un des champs les plus féconds de la recherche de ces dernières années. En réaction aux épisodes traumatiques antérieurs, l’archéologie s’intéresse ainsi de plus en plus aux stratégies de diminution des risques, par exemple à la rationalité économique et pratique des acteurs, qui peuvent adopter des conduites diminuant leur exposition à la catastrophe16. Les attitudes prudentes permettent d’éviter la crise en amont : par exemple, dans le monde rural, par la diversification des espèces cultivées (céréales et plantes poussant à des saisons différentes, pour éviter les effets des aléas climatiques) ; par la possession par un même paysan de parcelles non contigües (et ainsi moins exposées à des incidents divers, parasites, inondations, vents…) ou par la gestion intelligente des stocks céréaliers. À d’autres échelles, procèdent de la même logique les travaux d’infrastructures (endiguements côtiers, fossés) ; ou, en contexte urbain, la constitution de stocks alimentaires, particulièrement bien étudiés dans les espaces italiens, et qui peuvent prévenir la survenance de disettes ou famines. Ces quelques exemples sont autant de réponses individuelles et collectives qui tirent leçon des crises antérieures ou survenues dans des espaces voisins. Encore faut-il que les acteurs médiévaux aient eu pleine conscience des déterminants de la crise : l’historien doit ici éviter un double écueil : caricaturer l’(ir-)ationalité médiévale, ou postuler, à l’inverse, comme le font les économistes néo-classiques, une parfaite information ou compréhension de tous les mécanismes par les acteurs.

  • 17 En général, voir l’excellent volume collectif dirigé par Montanari 2012, notamment les chapitres d (...)

14La crise n’est pas toujours évitable : elle devient alors une mise à l’épreuve des autorités publiques, un révélateur de leur capacité à s’emparer des évènements pour leur donner un tour favorable. Si elle est de nature politique, elle leur sera ou non fatale ou leur permettra au contraire de tirer (cyniquement) profit des turbulences pour réaffirmer, parfois avec une brutalité retrouvée, leur position. Les crises de subsistance sont cruciales pour le pouvoir ; à tous les niveaux (royal comme communal), les autorités s’emploient à déployer un arsenal de mesures visant à endiguer la faim : contrôle des poids et mesures, stabilisation de la monnaie, organisation spatiale et temporelle du marché, qui est soumis à la surveillance d’autorités spécifiques publiques et à la sanction du contrôle social mutuel des acteurs; sanction des acteurs par l’atteinte portée à leur bonne réputation (fama) ; gestion des stocks et écartement des accapareurs17.

  • 18 Thompson 1971.

15À cet égard, la société médiévale occidentale ne se distingue pas vraiment d’autres espace-temps : en Égypte, comme dans la Grèce ancienne, dans la Rome républicaine ou impériale, ou au Proche-Orient, la question alimentaire a été inséparable des devoirs du souverain et révèle sa capacité à gouverner. Il en est encore ainsi à la fin de l’Ancien Régime, éprouvée par la faillite du « roi-boulanger », qui ne savait nourrir son peuple, après les guerres des farines non résolues par le laisser-faire des économistes physiocrates qui liquident l’encadrement du marché frumentaire. La préoccupation constante est de juguler la crise, comme le montrent bien les exemples carolingiens ici étudiés (situés par M. Candido dans la continuité des pratiques antiques). C’est un phénomène du reste très discuté pour des périodes et des contextes ultérieurs. Dans des travaux célèbres, l’historien marxiste anglais Edward Thompson18 a défini les attentes sociales du peuple en matière d’usage et de gestion des ressources par les autorités. L’économie morale de la foule est avant tout la conviction partagée par les classes populaires de la légitimité de la révolte, en cas de mésusage des ressources et de spéculation non combattue sur les denrées de première nécessité. Pour l’époque médiévale, les émeutes de la faim sont toutefois plus rares. Mais la crise permet au moins au pouvoir de mettre en scène, de façon ostentatoire, son action corrective des crises alimentaires.

  • 19 Quelques exemples récents : Curtis 2014 ; Schreg 2011, p. 301‑320.

16Notons encore un aspect important : l’état d’une société, après la résolution d’une crise, est rarement celui qu’elle connaissait avant d’être éprouvée par les incidents. À cet égard, on peut noter une différence fondamentale de perspective entre la vision historique marxiste, pour laquelle la crise ne peut conduire, à priori, qu’à un dépassement dialectique représentant une étape vers l’avènement d’une société sans classe, et une vision qui se réclame de la notion – souvent mal comprise, de « résilience ». Empruntée à la physique, la notion de résilience implique le retour à son état initial d’un ressort soumis à une force. Très à la mode pendant la dernière décennie, la résilience19 a été utilisée à tort et à travers pour désigner la faculté d’un individu à se remettre d’un traumatisme, ou la capacité d’une société prise dans son ensemble à dépasser une crise parfois grave – le mot est souvent utilisé dans la littérature historique pour désigner la reconstruction après un désastre naturel. Pourtant, il va de soi que l’idée même d’un retour au statu quo ante est anhistorique, que l’on s’inscrive ou non dans une perspective marxiste.

17L’examen de ces dossiers permet désormais de revenir à notre question de départ. Quel usage faire de la crise ? Est-elle un instrument utile à l’historien ? Comme souvent, celui-ci fait un usage peu réfléchi d’un mot, se confine à son sens commun et sans se positionner sur les angles aveugles du vocabulaire. La crise est parfois une réalité matérielle « objective », provoquée partiellement par des facteurs exogènes aux sociétés humaines (mais aggravée ou atténuée par des politiques volontaristes : la faim comme la maladie sont aussi des phénomènes sociaux). Le mot, sur le terrain moral, politique ou culturel, est un concept si situé qu’il en perd toute vertu analytique. Par contre, il récupère un peu de sa vigueur opératoire si on le considère comme une zone de turbulence qui met à l’épreuve un système politique ou institutionnel, ou comme un dispositif de propagande mis en scène par le pouvoir qui mérite, dans ses contours, une attention soutenue.

18En somme, si le retour en grâce de la crise permet de remettre au cœur de l’attention de l’historien les accidents matériels, les inégalités et les conflits qui sont des composantes essentielles des sociétés humaines, il ne sera pas sans mérites. S’il favorise l’abandon d’un irénisme de principe, il aura justifié sa place dans la gamme des concepts à utiliser, avec prudence, par le médiéviste.

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Notes

1 Ward-Perkins 2005.

2 Diamond 2005. Pour une critique archéologique des excès de la vision de Diamond – motivée par son engagement écologiste qui le pousse à caricaturer les causes de l’effondrement de la civilisation Maya : Powell 2008, p. 18-20.

3 On ne saurait citer l’ensemble des travaux visés ici. Quelques exemples, choisis parmi tant d’autres : la collection d’articles sur la violence White 2004.

4 Un précurseur du genre : D’Haenens 1970. Exemplatif de la tendance : Boyer 2005. La quatrième de couverture annonce ainsi que « grâce aux échanges commerciaux, les Vikings ont pu dépasser les notions de frontières et les clivages de l’Europe de l’époque et favoriser ainsi les brassages ethniques et culturels. »

5 Voir ainsi les critiques de Rio 2017, qui adopte une vision « légaliste » de l’esclavage. Contra, McCormick 2001 ; 2e impr. 2002). Dans le même sens, les fers trouvés (dans l’Est de l’Europe) par Henning 2008, p. 33‑54.

6 Voir par exemple le très récent et fort bel ouvrage de Labbé 2017.

7 Fukuyama 1992.

8 De manière plus subtile, émerge aussi l’idée d’une coopétition : Le Jan et al. 2018.

9 Il y a relativement peu de littérature théorique sur la question. On relèvera l’article de Starn 1971, 3-22. En dehors du champ strict de l’histoire – mais ne l’ignorant pas, et pour une approche liée à la sociologie du genre : Ordioni 2011, p. 137-150 et l’analyse du penseur de la complexité, Morin, 1976.

10 Wickham 2005, p. 535-570.

11 Sen 1981.

12 Il faut ici faire une place spéciale aux travaux de François Menant et de Pere Benito Monclùs. Par exemple : Menant 2007, p. 17-60 ; Benito i Monclus, 2011 et 2013 et Franklin-Lyons 2013.

13 Sur cette question, voir le très beau volume dirigé par Sansterre 2004.

14 Devroey sous presse. Sur les tribulationes, la fortune royale et l’enregistrement des évènements tragiques par les annalistes carolingiens, voir aussi Devroey 2018.

15 Sur l’archéologie de la crise, sa temporalité et ses difficultés, voir Gerrard – Petley 2017. Voir aussi Martínez Jiménez et Van der Wilt 2013.

16 Les stratégies d’évitement des risques sont au cœur de nombreux travaux. Voir par exemple les études rassemblées dans van Bavel 2013. Pour une approche plus générale, voir aussi Toubert 2012, p. 1239‑1246.

17 En général, voir l’excellent volume collectif dirigé par Montanari 2012, notamment les chapitres de Pinto, et Devroey – Wilkin 2018.

18 Thompson 1971.

19 Quelques exemples récents : Curtis 2014 ; Schreg 2011, p. 301‑320.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alexis Wilkin, « Le concept de crise est-il utile pour l’histoire médiévale ? Remarques conclusives »Mélanges de l’École française de Rome - Moyen Âge [En ligne], 131-1 | 2019, mis en ligne le 26 septembre 2019, consulté le 22 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/mefrm/5413 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mefrm.5413

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Auteur

Alexis Wilkin

Centre de recherches SOCIAMM (Sociétés anciennes, médiévales et modernes), Université Libre de Bruxelles (ULB) - awilkin@ulb.ac.be

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