1Comme indiqué dans la préface, ce livre est le fruit de plusieurs décennies de recherche sur le rôle de la peine de mort dans la société catalane de la part d’un des plus grands experts de l’histoire politique et sociale du royaume d’Aragon au bas Moyen Âge. La version catalane de cet ouvrage a récemment gagné le prix Ferran Soldevila de la Fundació Congrés de Cultura Catalana pour son actualité et sa qualité scientifique. Malgré cela, la version anglaise n’a peut-être pas reçu toute l’attention qu’elle mériterait. Ce livre aborde en effet un thème – celui de la peine de mort au Moyen Âge – qui a jusqu’ici souvent été traité de manière peu systématique, comme une question secondaire dans les ouvrages scientifiques qui s’occupent de la justice criminelle à cette époque. Il en résulte que, à l’exception de la France, où, grâce aux travaux de Jean-Marie Carbasse, Barbara Morel et Claude Gauvard, nous savons assez précisément en quoi cette pratique consistait, notre connaissance de la peine capitale au Moyen Âge repose sur des a priori plus que sur des recherches fondées sur l’analyse de sources. La nécessité de combler cette lacune est confirmée par le livre de Sabaté : parler de peine de mort au Moyen Âge, c’est parler de droit, de moralité, mais surtout de pouvoir. Dans le deuxième chapitre de son ouvrage, l’auteur brosse un tableau efficace de la pratique criminelle de la Catalogne alto-médiévale où la peine de mort était virtuellement inconnue, pour montrer la portée du tournant historique sur lequel porte le reste du livre, c’est-à-dire le recours de plus en plus fréquent aux exécutions capitales à partir du xii^e et surtout des xiii^e et xiv^e siècles.

3La discussion sur l’emplacement des fourches donne aussi à l’auteur l’occasion d’aborder un deuxième thème central de son ouvrage : les tentatives de contrôle social que l’usage de la peine de mort comportait. Sabaté souligne la nécessité d’étudier la question de la dimension émotionnelle des exécutions capitales, qui a été rarement abordée jusqu’ici malgré l’intérêt évident que cela pourrait avoir, pour notre compréhension non seulement du Moyen Âge, mais aussi du temps présent. L’auteur livre en particulier une réflexion sur le rôle de la terreur dans la diffusion des peines capitales à partir du xiii^e siècle (chapitres 8-11). Cette « strategy of terror », telle qu’elle est nommée dans le livre (p. 60), prévoyait non seulement la mise à mort des ennemis de l’ordre public, mais aussi, et de plus en plus, l’usage de punitions particulièrement cruelles pour atteindre cet objectif. En Catalogne, en effet, dès la première moitié du xiv^e siècle plus d’un tiers des exécutions étaient précédées par des peines afflictives supplémentaires (par ex., le tenaillement ou la traînée jusqu’à la potence : p. 167 et suivantes). D’autre part, les procès deviennent plus rapides et les garanties légales de moins en moins respectées au cours du bas Moyen Âge, ce qui engendre dans la population le sentiment que la condamnation à la peine capitale n’était pas quelque chose d’exceptionnel. La stratégie de la terreur ainsi mise en place avait deux buts principaux : exercer un effet dissuasif sur les déviants potentiels et affirmer une nouvelle fois la supériorité du souverain sur ses sujets. L’auteur souligne, à notre avis un peu trop rapidement, qu’un usage excessif de la terreur sur la population pouvait provoquer des effets contreproductifs : si les exécutions étaient perçues comme totalement arbitraires ou trop nombreuses, cela pouvait entraîner des protestations, à l’instar de ce qui s’est produit dans la Sardaigne catalane en 1421 (p. 67-68). Ces réactions semblent toutefois avoir été rares en comparaison avec l’enthousiasme qui, selon Sabaté, caractérisait l’attitude des Catalans envers les peines corporelles (chapitre 15).

4Le livre, fruit du dépouillement d’une quantité impressionnante de sources éditées et inédites, aborde aussi une variété d’autres thèmes liés à la peine de mort, comme son usage par l’Inquisition contre l’hérésie et les autres crimes spirituels (chapitre 13), ou les exécutions des minorités religieuses juives et musulmanes (chapitre 14). Cela fait de cet ouvrage une des recherches les plus complètes à ce jour sur l’usage de la violence en contextes judiciaires dans l’Europe médiévale. Il constitue une mine de données pour tous les chercheurs qui s’intéressent à l’histoire de la criminalité et de la justice, ce qui est certainement un autre point fort de ce livre. Néanmoins, cette volonté d’exhaustivité pousse peut-être l’auteur à ne pas toujours faire preuve du même niveau de sophistication dans son analyse. Il propose, par exemple, des statistiques sur le nombre d’exécutions qui avaient effectivement lieu chaque année dans la Catalogne du xiv^e siècle, tout en informant le lecteur qu’il s’agit d’une projection, puisque la documentation est incomplète (p. 154). Il ne donne aucune information sur la manière dont cette projection a été effectuée, ce qui ne permettra pas à d’autres chercheurs de comparer leurs résultats avec les siens. La question de « l’opinion publique » envers la peine de mort est également traitée de manière un peu superficielle, nonobstant l’importance que ce thème a acquise dans les études médiévales des dernières décennies. Nous n’arrivons pas vraiment à comprendre comment les gens ont accepté un changement aussi radical et relativement soudain dans les systèmes de justice criminelle que celui décrit par l’auteur dans les premiers chapitres de son ouvrage. Les arguments présentés, à savoir le succès de la stratégie de la terreur et le « réalisme » de la spiritualité tardomédiévale, selon laquelle Dieu aurait châtié la société si les pécheurs n’en avaient pas été physiquement éliminés, n’emportent pas complètement l’adhésion des lecteurs. Les problématiques de la terreur ont déjà été soulignées ; quant à la tendance à voir dans les catastrophes naturelles et sociales un signe du châtiment de Dieu pour les péchés des hommes, elle semble remonter à une époque bien antérieure à l’essor de la peine capitale au bas Moyen Âge. Finalement, le travail de rédaction sur la version anglaise du livre n’est pas pleinement satisfaisant : les tournures de phrase sont souvent peu naturelles et peu idiomatiques, ce qui rend certains passages difficiles à comprendre.

5On ne peut toutefois pas reprocher à l’auteur de ne pas avoir abordé toutes les facettes d’un sujet aussi complexe, ou lui demander de mettre un point final à tous les débats encore ouverts sur la peine de mort au Moyen Âge. Plusieurs études de cas comparables à celle-ci seront nécessaires pour s’en approcher. Cet ouvrage a le mérite d’enrichir considérablement notre connaissance du phénomène, non seulement en Catalogne, mais plus largement dans l’Europe médiévale, et il ouvre la voie à d’autres enquêtes régionales qui iront dans le même sens. Comme l’explique Sabaté, le véritable enjeu de ce thème de recherche n’est pas tant l’élargissement de notre connaissance d’un phénomène judiciaire somme toute marginal, mais qui suscite notre curiosité, que de comprendre la nature du pouvoir au bas Moyen Âge. Les travaux futurs sur la justice criminelle à cette époque ne pourront pas se passer de cette proposition, qui est la leçon principale de ce livre.