2Une première impression se dégage de la lecture : le temps de la légitimation du sujet – l’existence de débats, controverses et polémiques dans un espace public médiéval, longtemps tenu pour inexistant – est définitivement révolu, même si la question de savoir ce que l’on entend par sphère publique ou opinion publique et comment elle s’articule précisément à un moment donné, ne cesse d’être discutée. En ce sens, l’ouvrage dirigé par Patrick Boucheron et Nicolas Offenstadt en 2011, L’Espace public au Moyen Âge. Débats autour de Jürgen Habermas, semble avoir fait son œuvre, en déplaçant l’accent de la discussion autour des idées de Habermas vers les approches phénoménologiques et heuristiques ou, ici, vers les stratégies discursives et les systèmes de communication médiévaux. En termes de référence, c’est John Dewey qui donne désormais le ton, plutôt que Habermas : plusieurs auteurs soulignent dans son sillage que l’opinion et l’espace publics ne préexistent guère à la polémique qui les crée. Si les polémiques dont il est question ici sont en apparence des débats religieux et théologiques, elles se comprennent souvent aux confins ou dans les champs partagés du religieux et du politique, comme les débats grégoriens (A. Rauwel, C. de Miramon, L. Melve) ou la question hussite (O. Marin), et comportent des dimensions sociales et économiques, comme la controverse entre séculiers et mendiants (S. Seickel). Si l’article du regretté Philippe Bobichon a pour but de jeter les prolégomènes pour une étude d’ensemble des controverses judéo-chrétiennes médiévales, et si l’hérésiologie est mentionnée dans plusieurs textes (A. Capone, W. Pezé, E. Bain, O. Marin), ni les débats interconfessionnels, ni la lutte contre les hérétiques ne sont traités de manière frontale. Est-ce parce qu’ils sont déjà amplement discutés ailleurs, ou parce que, comme le note Emmanuel Bain, les disputes avec les hérétiques et les musulmans étaient le plus souvent imaginaires, même s’ils donnaient lieu à des textes et à des condamnations bien réels ?

3Le souci de s’inscrire dans une perspective historiographique est constant dans l’ouvrage, et trois études proposent des bilans ou des réflexions historiographiques. En partant des deux ouvrages ‘cousins’ cités ci-dessus, Antoine Destemberg dresse un bilan de la question croisée des polémiques et de la sphère publique médiévales, autour de trois points qui dessinent un chemin pour de nouvelles recherches : comment qualifier l’espace du déroulement des débats ; l’enjeu majeur, la fama, et les moyens de la remettre en cause ; enfin le problème de la performativité de la polémique dans l’espace public. Sita Steckel, quant à elle, s’interroge sur le concept de polémique dans l’historiographie de la controverse entre séculiers et mendiants à l’université de Paris au xiii^e siècle ; elle montre à quel point l’étude de ce grand débat avant tout économico-politique était restée cantonnée dans le champ de la théologie, dont elle vise à l’extraire. Enfin, Bénédicte Sère dresse un état des lieux de la documentation et de l’historiographie de la polémique opposant papes et conciles au xv^e siècle.

4Pour historiciser les régimes de polémicité, plusieurs textes proposent des points de rupture, dont le premier, en termes chronologiques, se situe entre l’époque tardo-antique et le moment carolingien. Pendant les premiers siècles chrétiens, les christianismes se déclinaient au pluriel (A. Capone), et les royaumes barbares réglaient encore les problèmes liés aux hérésies par le débat (W. Pezé). L’Empire carolingien, dont la visée unificatrice apporte une nouveauté considérable en termes d’espace de débat comme de régime de vérité, avait toujours une vision inclusive, de sorte que les controverses étaient réglées plutôt par la pénitence que par l’exclusion. Dans le sillage de l’idée originelle de Bénédicte Sère qui lançait le colloque dans le but de définir le régime médiéval de polémicité autour de la disputatio scolastique, Emmanuel Bain, qui traite de l’exégèse dans la longue durée, souligne dans un texte lumineux un second moment de rupture en termes de régime de vérité, qui survient avec l’avènement de la culture universitaire « agonistique ». Alors que la culture chrétienne, fondée sur la pluralité des évangiles, était jusqu’alors fondamentalement polyphonique, la joute intellectuelle dont Abélard était une figure de proue au xii^e siècle devient la norme au siècle suivant. Cette transformation touche également l’exégèse, genre qui cherchait par sa nature même, à travers la présentation de la pluralité des sens, à embrasser une multiplicité d’interprétations possibles. La vérité, du moment où elle n’est pas révélée, mais construite par la dispute et le raisonnement, devient alors unique, et objet de débat. Cependant, sur la longue durée du Moyen Âge, tout débat, dissensus ou discussion ne peut pas être réduit à la violence intellectuelle, au « mot qui tue », même si les polémiques peuvent être assassines. Comme le montre Olivier Marin à propos de la question hussite, qui avait pourtant déclenché une guerre scandée en cinq croisades, elle se règle par le dialogue à travers le rapprochement des plus modérés au concile de Bâle en 1434-1436. À Bâle, tant les mesures prises pour définir les périmètres du débat que la sociabilité au quotidien et la connivence des négociateurs, qui partageaient la culture universitaire du débat, jouaient un rôle important.

5Le regard sur le Moyen Âge polémique dans son ensemble réduit l’importance heuristique accordée par l’historiographie du xx^e siècle au tournant grégorien. La réforme grégorienne, dont la haute teneur polémique est bien connue, a longtemps servi de point de départ commode pour penser l’histoire médiévale des débats, de la sphère et de l’opinion publiques, tout en étant souvent réduite à la lutte entre Église et Empire, pouvoir spirituel et pouvoir temporel. Sans qu’elle constitue une origo aux yeux de leurs auteurs, les trois études qui lui sont consacrées ici font apparaître le temps des débats grégoriens comme une phase déterminante de la transformation des polémiques, par le fait même que c’est alors que se constitue, en reprenant l’héritage de l’Empire carolingien, l’idéologie unitaire de l’Église en tant qu’ecclesia militans – et donc une culture qui mène à rompre avec le régime polyphonique hérité de l’Église ancienne. Si Charles de Miramon se demande à quel point les débats s’inscrivent dans un espace public pour y donner une réponse scolastique, et s’il souligne, à juste titre, combien notre vision de la réforme grégorienne reste définie par l’historiographie libérale du xix^e siècle, Leidulf Melve s’intéresse, pour sa part, aux stratégies polémiques des traités et débats grégoriens. Enfin, Alain Rauwel élargit le questionnement à l’implication du corps, des émotions et de la société lors de ce qu’il appelle la somatisation du débat – point de vue duquel le moment grégorien apparaît comme l’époque d’un saut qualitatif, dont les conséquences seront à explorer ailleurs. Cette idée rencontre d’ailleurs la proposition de Jean-Pascal Gay, qui consiste à envisager la controverse comme action.

6Une série de questions surgit à la lecture de cet ouvrage, qui peuvent permettre de prolonger la réflexion. Comment définir la « publicité » des débats, outre le fait que tout écrit qui circule, toute parole prononcée devant un auditoire ou une communauté crée son « public » ? Dans quelle mesure un lieu ou une sphère d’échange institué, un espace symbolique est-il nécessaire pour parler de publicité ? Si l’on suit Jean-Pascal Gay qui propose d’articuler le régime de polémicité au régime de publicité, comment analyser la publicité – sa largeur, ses limites – lorsque le débat passe par l’écrit, à travers des pamphlets, de la correspondance, des commentaires ? Ces questions incitent à bien distinguer les dynamiques engendrées par les textes écrits d’un côté et par la parole publique de l’autre, notamment en termes de niveaux ou de degrés de virulence. Ainsi, Olivier Marin souligne qu’une critique de l’Église par Jan Hus n’a scandalisé personne dans ses traités latins, alors qu’elle a déchaîné le débat lorsqu’elle a retenti en vernaculaire dans les rues de Prague ; lors du moment grégorien, le passage à l’oralité et l’élargissement du public – comme à Milan au début de la Pataria – a entraîné une large mobilisation sociale. Autant d’exemples pour tester la proposition d’Alain Rauwel qui appelle à la prise en compte des émotions mobilisées dans les débats, et celle de Frédéric Gabriel qui envisage la polémique comme un rapport socialisé de forces.

7Une question connexe concerne l’espace social et géographique des débats. L’espace social, pour commencer : plusieurs études soulèvent la manière dont la discorde ou la discussion peut élargir le public des seules élites intellectuelles à un public clérical plus large d’abord, à l’implication laïque dans certains cas ensuite ; et le fait que les modalités du débat peuvent changer avec cet élargissement. La mise en jeu performative des corps et des émotions est-elle consécutive à l’élargissement social du débat ? De même, la question de l’espace géographique est une question importante à poser. Dans certains cas, seules une institution et une ville – l’université de Paris, et par extension, la société de la ville – ou une région est concernée : la Francie du Nord, l’Italie du Nord ou la Bohême – mais la discussion ou la dispute peut s’élargir à l’ensemble de la chrétienté. Quelles sont les modalités concrètes du passage d’un espace plus restreint à un espace plus large ? L’élargissement signifie-t-il le basculement d’un régime de polémicité à un autre ?

8Enfin, comme toutes les études portent sur des questions dont la dimension religieuse ou théologique est primordiale, il importe de se demander si l’ouverture vers les controverses plus directement politiques et laïques – dont on connaît l’existence, par exemple dans le cadre communal, mais aussi parlementaire de la fin du Moyen Âge, et où le rapport entre oral et écrit est bien différent que dans le cadre ecclésial – ne viendrait pas nuancer ou renforcer les tendances dégagées ici.

9Brillant et cohérent, cet ouvrage réussit son pari de « dresser un bilan des productions et des angles morts de ce champ de recherche qu’est devenue l’histoire des controverses » médiévales : à travers la variété de ses propositions, de nouvelles lignes de force et de nouvelles enquêtes se dessinent, ancrant désormais l’histoire des polémiques au croisement de l’histoire intellectuelle et culturelle et de l’histoire sociale et politique.