Compte rendu de Justine Roulin, Autorité, sociabilité et passions. La philosophie de la famille de Thomas Hobbes à John Millar
Justine Roulin, Autorité, sociabilité et passions. La philosophie de la famille de Thomas Hobbes à John Millar, Bâle, Schwabe Verlag, « Philosophia » n°1, 2022
Full text
1Peut-on comprendre la philosophie politique classique sans s’intéresser à la famille et à la place qu’elle tient entre les individus et l’État ? Peut-on ignorer la manière dont les relations familiales et les relations politiques renvoient les unes aux autres ? Justine Roulin répond par la négative dans cet ouvrage. Elle choisit un découpage historique particulièrement judicieux, qui s’étend de Thomas Hobbes à John Millar, et lui permet de considérer le passage des théories du droit naturel – Grotius, Hobbes, Locke, Pufendorf – aux représentants des dites « Lumières écossaises » – Hutcheson, Hume, Smith, Millar. L’introduction de l’ouvrage dans laquelle on trouve l’histoire de la chaire de philosophie morale de Glasgow successivement tenue par Carmichael, Hutcheson, et Smith, dont l’enseignement, enfin, a été relayé par une chaire de droit civil tenue par Millar, est particulièrement bienvenue et éclairante. Le rôle du professeur Carmichael y est mis en lumière en tant que passeur du droit naturel et de la pensée de Pufendorf aux auteurs écossais. Une telle étude, centrée sur la famille, et ouverte à un corpus aussi large, manquait de fait dans les travaux d’histoire de la philosophie.
2Dans un propos documenté et équilibré, toujours soucieux de restituer la complexité des mouvements intellectuels au long cours dont elle rend compte, Justine Roulin montre les liens historiques et philosophiques qui existent entre ces deux traditions, jusnaturaliste et écossaise, alors que le commentaire a pris l’habitude de les étudier séparément. La famille constitue un lieu d’observation privilégié pour l’histoire des idées de cette période qui va de la moitié du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle. L’enquête montre comment les affections et les tendances sociales qui régulent la plupart du temps les vies humaines, mais aussi la revendication de relations de plus en plus égalitaires, sont peu à peu repérées et convoquées par les auteurs écossais pour compléter leurs explications du lien social et politique et faire en sorte qu’elles ne se fondent plus sur le seul pouvoir. Locke et Pufendorf jouent un rôle décisif dans ce changement. Les considérations d’utilité se joignent progressivement aux descriptions des devoirs et obligations appuyées sur l’autorité. Si la nature est invoquée tout au long de ces années, elle change de sens : alors que Pufendorf et Grotius font reposer les droits et devoirs des parents sur la génération, d’autres encore sur l’attrait sexuel, Locke et les auteurs écossais situent plutôt la naturalité de la famille dans les dispositions parentales à l’éducation et au soin des enfants. Lieu de déploiement d’affections altruistes, et néanmoins limitées au cercle des proches, la famille échappe à la dichotomie rigide de la vertu et de l’égoïsme, dans laquelle Mandeville et Hobbes étaient restés fixés et stimule de nouvelles propositions philosophiques.
3Ce changement opéré dans la définition de la famille renvoie à des transformations méthodologiques. Les auteurs écossais ont substitué progressivement à la méthode de reconstitution de l’état civil à partir de l’état de nature, et au modèle du contrat social, la démarche de l’histoire conjecturale qui explique les institutions humaines en exhibant leur historicité et leur dépendance à l’égard du mode de gouvernement, de l’état des relations sociales, et du mode de production économique.
4Justine Roulin déploie ses analyses en procédant historiquement selon quatre étapes : « La philosophie de la famille avant Hobbes », « Famille, état de nature et contrat social », « Réception critique du droit naturel moderne dans la philosophie morale écossaise du dix-huitième siècle » et enfin, « Famille, histoire conjecturale et théorie des stades ».
5L’auteure met en lumière l’originalité des auteurs et de subtiles différences entre leurs arguments, que la question de la famille révèle bien souvent.
6Elle rappelle d’abord au sujet de Hobbes que la famille n’est pas absente de l’état de nature – alors qu’on présente souvent cette situation hypothétique comme mettant aux prises une multitude inorganisée d’individus semblables à des atomes s’entrechoquant sans fin. C’est surtout que Hobbes donne une présentation contractualiste des trois relations cardinales qui définissent la famille : relations entre époux, entre parents et enfants, entre maîtres et serviteurs. Cette importance du consentement qu’il place au fondement de toute relation d’obligation l’amène à souligner la ressemblance entre famille et État, puisque le lien politique comme le lien familial deviennent un échange consenti de droits d’exiger et de devoirs d’obéissance, en vue de la protection et de la sécurité.
7Bien que proche de Hobbes, Pufendorf limite le pouvoir produit par les trois relations fondamentales qui constituent la famille, en invoquant la finalité respective de chacune d’entre elles. Ainsi, dans la mesure où il poursuit une fin différente de l’État (la propagation et non la sûreté), le mariage ne requiert pas l’instauration d’un pouvoir absolu comme l’Etat (p. 142) mais plutôt une certaine amitié.
8Locke poursuivra cet appel à la limitation du pouvoir en famille. Il limite le pouvoir paternel en le distribuant aux deux parents et le transforme en un pouvoir parental qui ne tire plus son modèle de la souveraineté. On ne saurait trop rappeler l’importance de Locke : il est central dans l’avènement d’une conception moderne de la famille fondée sur les affects et la bienveillance.
9L’étude de Carmichael, Hume, Smith et Millar permet ensuite à Justine Roulin de renforcer d’importantes hypothèses sur la famille : si le lien politique lui-même a une origine non contractuelle, comme Hume l’établit, c’est a fortiori le cas de la famille. Celle-ci, surtout, est désormais considérée dans son historicité, et ses fonctions varient en proportion de l’étendue du pouvoir judiciaire, militaire, politique, ainsi que de la nature des liens sociaux, des mœurs, et de l’activité économique. Il n’y a plus lieu de donner une définition unique de la famille, mais il convient plutôt de considérer des séquences historiques pour se demander par exemple si le pouvoir judiciaire, militaire et législatif se voit attribuer ou non au chef de famille à telle étape de l’histoire conjecturale considérée. Ces auteurs contribuent à dénaturaliser cette société trop souvent figée dans un modèle immuable qu’est la famille.
10C’est ainsi l’un des mérites de ce travail et du découpage adopté, que de pouvoir suivre la façon dont l’esclave, le serviteur, le domestique sortent peu à peu du périmètre de la famille à mesure qu’elle devient nucléaire, soit qu’ils n’en fassent plus partie, soit que leur situation s’améliore et que la dimension contractuelle de leur condition et de leurs obligations les différencie au sein de la famille par rapport aux membres de la famille qui sont plutôt liés entre eux par des affections. Découvrir avec Millar et Smith que la fidélité conjugale elle-même est historique ne peut qu’ébranler la persuasion qu’il existerait des devoirs naturels universels (p. 377).
11Comme toute bonne étude historique, l’ouvrage contribue à corriger les mauvaises questions ou les questions anachroniques que l’on pose parfois : ainsi, au lieu de demander seulement ce que tel ou tel auteur dit de la famille, il faut aussi poser la question de savoir ce qu’il fait, quand il en parle, réclame Justine Roulin. Si Locke adoucit le portrait des liens familiaux, n’oublions pas que c’est souvent pour contrer le patriarcalisme de Filmer. Les auteurs instrumentalisent la famille dans l’intérêt de leur analyse politique (voir p. 214) et convoquent les rapports naturels des enfants à leurs parents, ou les rapports de force des maîtres à leurs serviteurs pour mieux les faire contraster avec le contrat social qui est fondé sur le consentement. Des enjeux politiques accompagnent donc presque toujours l’analyse de la famille (p. 160) et cette dernière est rarement étudiée seulement pour elle-même.
12Rejoignant une position similaire à celle d’Anne Verjus qui suggérait dans Le Cens de la famille (Belin, 2002) d’introduire le moyen terme de la famille pour comprendre les rapports politiques entre les sexes, Justine Roulin invalide elle aussi la pertinence de la question du féminisme de ses auteurs. Rappelons avec elle que de nombreuses études ont été consacrées par exemple à la question du féminisme de Locke (p. 198). Comme telle, cette question est mal posée. Il est risqué de prétendre que Locke et les auteurs qui le suivent se seraient posé la question en ces termes et qu’ils auraient considéré la place et la condition des femmes indépendamment de la politique et de la famille. Faute de cette précaution, on continuera inutilement de se demander si Hobbes, qui accorde l’égalité de nature aux deux sexes, est plus ou moins féministe que Locke, qui parle d’inégalité naturelle, mais limite le pouvoir du mari au sein du mariage (p. 199). Ces auteurs abordent certes tous le statut de la femme, mais ils en traitent parfois à des fins stratégiques (p. 417-418), parfois à des fins philosophiques pour systématiser leur propos (ainsi de Hobbes, contraint par sa logique de donner un rôle prépondérant à la mère à l’état de nature). À considérer leurs argumentaires que rien ne permet de rattacher – sinon l’anachronisme – à des prises de position favorables ou contraires au féminisme, on trouve plutôt dans leurs textes des suggestions pour adoucir, améliorer le statut des femmes, l’élever ou le laisser inférieur à celui de l’homme. Poser la question des femmes en relation à celle de la famille, et la question de la famille en relation à la politique, semble ainsi bien plus fidèle aux textes étudiés et permet de mieux les comprendre. C’est cette fidélité qu’illustre l’entreprise louable de Justine Roulin.
13Quoique le propos soit remarquablement contextualisé, on souhaiterait ici ou là que des descriptions historiques de l’évolution sociologique de la famille vinssent confirmer mieux encore ce qui est établi au niveau de l’histoire de la philosophie. Ainsi, le droit positif que les auteurs étudiés par Justine Roulin connaissaient n’est – à l’exception de passages sur le droit romain toujours utilisé à l’époque comme droit civil –, guère invoqué, alors que sa mention limiterait peut-être, ou modifierait simplement (mais sans l’invalider) le diagnostic d’une continuité et d’une passation d’arguments entre droit naturel et histoire conjecturale. Les dispositifs juridiques concernant l’héritage, l’autorité parentale, le mariage, la dot, etc. sont d’abord présents dans le droit civil et le droit de la famille positifs et c’est souvent ce qui leur vaut d’être repris et examinés dans les cadres théoriques et les formulations des jusnaturalistes ainsi que ceux des auteurs d’histoire conjecturale. Aussi ce point de comparaison empirique manque-t-il parfois si l’on souhaite savoir quand les ressemblances observées relèvent d’une influence effective du droit naturel sur les auteurs écossais, quand elles procèdent du fait que les uns et les autres considèrent un objet commun.
14Quoi qu’il en soit de cette remarque bénine, cet ouvrage est appelé à constituer une référence en histoire de la philosophie de la famille pour son sérieux, sa lecture attentive des textes, sa modération et sa rigueur conceptuelle.
References
Electronic reference
Gabrielle Radica, “Compte rendu de Justine Roulin, Autorité, sociabilité et passions. La philosophie de la famille de Thomas Hobbes à John Millar”, Methodos [Online], 23 | 2023, Online since 01 February 2023, connection on 20 April 2025. URL: http://journals.openedition.org/methodos/10074; DOI: https://doi.org/10.4000/methodos.10074
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