1La philosophie ne s’est guère penchée sur l’enfantement ni sur les mères qui enfantent, alors qu’un tel objet mérite l’attention à plusieurs titres. Tel est le point de départ de Clarisse Picard dans l’ouvrage.

2L’enfantement mérite l’attention des philosophes tout d’abord pour des raisons conjoncturelles, puisque l’humanité explore actuellement les moyens de faire naître des enfants sans passer par le corps des mères (p. 19), et puisqu’on sépare toujours plus aujourd’hui l’enfantement du corps et de la subjectivité des femmes (p. 63). Il est dès lors urgent de penser la signification de telles évolutions, la crise des sciences qui les accompagne, les crises du sens qu’elles préparent (p. 113). L’enfantement mérite l’attention ensuite, parce qu’il constitue un point aveugle de la philosophie qui s’emploie depuis ses origines à l’ignorer ou le congédier, et « à rendre impossibles la mère/les mères en philosophie » (p. 45).

3Platon s’approche du thème dans le Timée, et compare la khôra, ce lieu ou réceptacle d’où naissent les choses, à la mère, mais il lui réserve un statut indéterminé, voire, il en fait l’indéterminé même. « La khôra », commente l’auteure « ne fait pas nombre avec les éléments auxquels elle donne naissance, en revanche elle les reçoit, prend leur forme et, en ce sens, participe de l’intelligible d’une manière difficile à entendre » (p. 73). Or cette indétermination aurait « durablement marqué la métaphysique des sexes occidentale » (p. 76). Quand elle s’approche de l’enfantement, la philosophie le secondarise, le relègue au rang d’une activité dérivée. Nicole Loraux avait mis par ailleurs en lumière l’insistance avec laquelle les mythes grecs font de l’enfantement par les femmes une simple imitation de la naissance qui procède de la Terre (p. 87).

4Malgré leur effort pour s’en approcher mieux, Lévinas puis Derrida échoueraient, l’un à adopter le point de vue « de l’économie psychique » de la femme et de la mère, l’autre à déjouer la captation du statut de la khôra par Socrate qui fait accoucher des hommes, non des femmes (p. 105). Derrida n’écrit-il pas à la fin de Khôra : « La philosophie ne peut parler philosophiquement de ce qui ressemble seulement à sa “mère”, sa “nourrice”, son “réceptacle” ou son “porte-empreinte” . En tant que telle, elle ne parle que du père et du fils, comme si le père l’engendrait à lui tout seul » (p. 96 dans l’édition Galilée, cité p. 102) ? Les philosophes auraient ainsi soutenu le « récit de la naissance du monde, des hommes et du discours philosophique, sans mère » (p. 79).

5La philosophie ne peut s’en tenir là. L’enfantement représente un enjeu important que la discipline doit affronter plus sérieusement. La venue au monde n’engage en effet rien moins que la donation d’un monde et la donnée d’un sujet pour qui il y a un monde. C’est la raison pour laquelle Clarisse Picard, après avoir repéré les manques de la philosophie dans les deux premières de ses cinq méditations, s’arrête dans la partie constructive de son livre sur les potentialités prometteuses de la phénoménologie. Cette démarche serait mieux à même de s’approcher de la pensée de l’enfantement.

6Reprenant les occurrences de la notion et du problème chez Husserl (ainsi par exemple, dans un texte de 1935, intitulé « L’enfant. La première Einfühlung »), elle expose une analogie entre les phases de l’enfantement – désir et attente, accouchement et naissance, soit dé-naître, re-naître et co-naître – et les phases de l’attitude phénoménologique – « attention », « suspension ou épochè », « redirection ou intentionnalité », « constitution ou donation », et enfin, « intuition » (p. 37 et p. 232). Le repli sur la gestation de la femme enceinte, la séparation que cette dernière opère vis-à-vis du monde correspond ainsi à une attention pour l’objet intérieur. Puis l’accouchement correspond à une suspension de soi, avec la perte des limites temporelles et charnelles (p. 132), qui revient en d’autres termes à une réduction, une épochè. À la ré-humanisation conjointe de la mère et de l’enfant qui suit la naissance, on peut associer le mouvement de la redirection-constitution (p. 146). C’est une phénoménologie qui intègre le corps et l’inconscient, et qui s’ouvre à une démarche génétique que promeut l’auteure. Il s’agit de « montrer le rôle de la corporéité, de la passivité et de l’affectivité dans la dynamique de co-constitution, ou encore de redéfinir la subjectivité à l’épreuve de l’altérité » (p. 47).

7La réflexion mène donc vers ce qui se trouve à la source de la conscience et y échappe en partie, parce que l’enfantement engage la chair, parce qu’il engage l’inconscient. L’enfantement amène celle qui enfante à une crise qui met son propre être en suspens et l’expose à un bouleversement au terme duquel un sens nouveau apparaitra, mais dont on ne peut faire l’économie. Le complexe maternel porte la femme au moment de devenir mère vers la réminiscence de sa propre naissance, vers la relation avec sa mère réelle, vers l’image qu’elle s’en fait, mais il embrasse aussi les « représentations personnelles et transpersonnelles du maternel (Maternel archétypique) », p. 15. C’est pourquoi les méditations s’approfondissent et se complètent en fin d’ouvrage par diverses études qui convoquent la pensée féministe et psychanalytique de la maternité (Monique Bydlowski), la mythanalyse de Jung (mise en œuvre dans les travaux de Silvia Brinton Perera, Descent to the Goddess, 1981) ou encore les réflexions féministes de Luce Irigaray. Pour faire pendant au mythe du démiurge du Timée, Clarisse Picard expose le mythe archaïque de la « Grande-Mère et de ses Fils-amants » (p. 17), qui expose la condition maternelle et ses crises.

8L’enfantement représente le défi de penser la personne une et unique, alors que d’une elle devient deux, et alors qu’elle est tout à la fois corps, âme et esprit (p. 33). La femme naît comme mère de ce qu’elle fait naître, et le féminin maternel est, répète l’auteure, « le mouvement originaire qui naît de ce à quoi il donne naissance » (p. 121). La mère se manifeste à elle-même dans l’enfantement comme engendrant et engendrée, et elle s’inscrit dans l’enchaînement indéfini des naissances. Ce processus offre à la mère « l’une des expériences limites de notre condition humaine » (p. 37), celle d’une individuation qui procède à partir de l’indifférenciation, celle d’une incarnation conjointe d’elle-même et de son enfant (p. 30-31). Or, cette plongée dans l’analyse des mythes et de l’inconscient permet de compléter l’approche phénoménologique du sens de l’enfantement. Tel est le programme affiché par l’ouvrage.

9Si la phénoménologie apparaît ainsi comme la méthode la mieux à même de saisir l’enfantement, c’est que ce processus-limite se déploie en un mouvement similaire à la démarche phénoménologique. Mais l’auteure va plus loin. L’enfantement n’est pas seulement un objet que cette branche de la philosophie s’approprie aisément. Il constitue l’expérience qui donne sa scansion et sa direction générales à la phénoménologie. Clarisse Picard n’hésite pas à soutenir que « l’enfantement serait le paradigme de la phénoménologie transcendantale » (p. 126), « l’expérience concrète qui l’inspire » (p. 146). L’enfantement est saisi comme donation phénoménologique : « Ce mouvement de dé-naissance et de renaissance est le mouvement même de la réduction phénoménologique par lequel une mère donnant naissance se perd pour une part et, pourtant, naît à elle-même. […] Il s’agit d’une re-naissance qui est une reconnaissance de soi et de l’enfant. » (p. 145). L’auteure généralise encore plus : « l’enfantement est le paradigme de la philosophie, tandis que la philosophie s’est développée comme métaphore de l’enfantement » (p. 235).

10Pour justifier l’intérêt de l’enfantement pour la philosophie, fallait-il rappeler leur parenté ? L’intérêt de l’objet de l’enfantement ne se défend-il pas d’abord par lui-même ? Aussi le lecteur gagne-t-il peut-être à distinguer malgré tout ces deux finalités poursuivies de front dans l’ouvrage, celle d’une pensée de l’enfantement, à l’aide de la phénoménologie, et celle d’une pensée de la phénoménologie et de sa méthode, appuyée sur le récit de l’enfantement.

11La jointure entre les méthodes différentes et l’articulation des multiples niveaux concernés par le problème sont parfois délicates quoique rapidement exécutées : comment lier l’individuel et le social, la phénoménologie et la psychanalyse, et même, la psychanalyse et la mythanalyse ? Clarisse Picard propose p. 41 d’admettre « la possibilité d’une phénoménologie de l’inconscient au cœur de la phénoménologie transcendantale husserlienne », alors que cette dernière est « comprise comme phénoménologie de la conscience pure ». La complexité méthodologique du propos est certainement requise par le sujet. Mais à vouloir beaucoup embrasser, celui-ci se fait ici ou là général, détaché de l’histoire, et il perd alors en précision, comme lorsqu’il est dit que « depuis toujours, la philosophie manque la mère » (p. 89), comme lorsque l’auteure invoque pour dénoncer le déni répété du rôle des mères et de l’enfantement, « une tendance ancestrale qui se perpétue jusqu’à nos jours » (p. 89) ou encore, lorsqu’elle propose une équivalence vive – « la métaphysique, et par conséquent, le patriarcat » (p. 103).

12Les réserves formulées n’empêchent pas que ce travail soit bienvenu et même nécessaire, que le choix du sujet et celui des interlocuteurs soient pertinents, et la démarche réellement pionnière et courageuse.