Navigation – Plan du site

AccueilAppels à contributionsAppels en coursLa fabrique urbaine à l’épreuve d...

La fabrique urbaine à l’épreuve de l’expérimentation

Injonctions, émergences, amplification
Charles Ambrosino et Laurent Devisme

Ici, un collectif d’habitants engagés, aidé d’artistes et de jeunes architectes, installent, au sein d’une friche, un espace d’agriculture urbaine et, surtout, des équipements sportifs et récréatifs destinés aux jeunes du quartier en manque d’espace. Là, un aménageur teste in vivo un dispositif de smartgrid dans le cadre d’un démonstrateur urbain mis en place par des acteurs locaux de la R&D cherchant à positionner leurs artefacts et services sur les marchés mondiaux de l’innovation technologique. Là-bas, la filiale immobilière d’un grand opérateur de transport, en attente d’un véritable projet pour un ancien site industriel dont elle est propriétaire, conventionne avec des intermédiaires culturels pour que, de manière transitoire, se déploient activités festives, tiers-lieux et accueil temporaire d’entreprises et d’associations de l’économie sociale et solidaire. Ailleurs encore, un gouvernement métropolitain préfigure, au moyen d’un évènement culturel conjuguant fête de quartier, urbanisme tactique et participatif, usages, programmes et représentations nouvelles au sein d’un espace péricentral destiné, demain, à accueillir une nouvelle centralité urbaine. Qu’ont en commun ces situations si singulières et standards à la fois ? Ce qu’y font les acteurs. Tous, habitants, collectivités locales, aménageurs, opérateurs ou promoteurs, explorent, démontrent, testent, préfigurent, ensemble ou de manière isolée. Bref ils expérimentent et, ce faisant, fabriquent de la ville tout renouvelant les modes de sa fabrique.

Plébiscitée par bon nombre d’élus, de praticiens et d’acteurs issus de la société civile, l’expérimentation, autrefois cantonnée aux seules activités laborantines et scientifiques, se présente aujourd’hui comme l’une des modalités incontournables de l’action collective urbaine (Dumont, 2013). A tel point que certains auteurs n’hésitent plus à convoquer l’idée d’un « urbanisme expérimental » (Evans et al., 2016), pratique susceptible (1) de refondre les manières de produire de la connaissance sur les villes et les sociétés locales, (2) de changer en profondeur les modalités de conception / fabrication / transformation des espaces urbains, et (3) de conduire in fine, à un mode spécifique d’urbanisation.

Mais quid de la démarche expérimentale à proprement parler ? Renvoie-t-elle à un tâtonnement heuristique, à la primauté du “faire en vrai”, “faire à l’échelle 1 :1” sur les autres activités ramenées davantage à l’agir en plan ou à la conception ? Cela consiste-t-il à survaloriser le régime de l’expérience, le situationnisme méthodologique, l’incrémentalisme ? Et avec quels effets ? Afin de contribuer à éclairer ces questions, les expérimentations urbaines constituent un champ d’investigation fertile justifiant les approches interdisciplinaires dont elles font régulièrement l’objet (Landon, 2022).

A la croisée des études urbaines, de la géographie et de l’urbanisme (comment l’expérimentation participe de la fabrique urbaine ?), des sciences politiques (quels en sont les instruments et les modes de gouvernance ?), des études des sciences et technologies (comment cette modalité d’action issue de la culture scientifique et technique intervient dans la conduite, la mise en débat et la réalisation de projets d’urbanisme ?), des sciences de gestion et des études de transition (comment l’expérimentation s’insère plus globalement dans un processus d’innovation sociotechnique ?), les travaux qui leur sont dédiés s’accordent globalement sur quatre points que nous souhaitons (re)mettre en perspective :

  • les expérimentations surviennent généralement dans des contextes spécifiques lorsque des acteurs (publics et/ou privés) témoignent d’une volonté d’avancer par tâtonnement (méthode essai-erreur) plutôt que par autorité face à une situation jugée incertaine (Karvonen et Heur, 2014) ;

  • la démarche expérimentale invite ses artisans à « bricoler » (dans des conditions réelles et non dans un laboratoire) des configurations sociotechniques appropriées au problème qui les réunit (Sengers, 2015 ; Ramirez-Cobo et Zepf, 2021) ; la mise en avant de l’incrémentalisme entrant toutefois souvent en contradiction avec des pratiques normées, certifiées et standardisées qui cadrent de plus en plus la fabrique urbaine ;

  • le caractère exceptionnel conduit à produire « des espaces d’exception » (Laurent, 2019), lesquels concentrent toutes les attentions publiques et privées (que ce soit en matière d’investissements financiers, matériels ou plus symboliques, la quête de démonstrateurs cochant les trois niveaux - Chesnel, Devisme, 2020) soulevant ainsi la question des « espaces ordinaires », mécaniquement exclus de telles dynamiques ;

  • l’expérimentation pose, plus globalement, la question de sa gouvernance tant l’expérimentation produit des agencements sociaux inédits et une écologie d’acteurs impliqués « ni macro, ni micro » qu’il convient d'ordonnancer (Laurent et al., 2019) bien qu’ils aiment échapper à une telle logique.

Ainsi s’échafaudent les principes cardinaux de l’expérimentation urbaine : créer les conditions d’un affranchissement temporaire des cadres qui d’ordinaire contraignent l’action, favoriser des formes originales d’apprentissage collectif tout en provoquant l'agrégation sur mesure d'une très grande variété de parties prenantes. Sur ce dernier point, nombre de commentateurs soulignent que ce type d’expérimentation s'offre comme un prisme d’observation privilégié voire une “catégorie analytique” (Ibid.) à part entière des transformations en cours de l’action publique (Bureau et al., 2013). A lire de plus près la littérature grise en urbanisme et en science politique, quatre scénarios, somme toute contrastés, se dégagent :

  • soit l’expérimentation accompagne les stratégies d’un “Etat facilitateur” cherchant à mieux agir “sur” les territoires (Leprêtre, 2019) ; l’expérimentation s’étant taillée une place de choix parmi les « nouveaux instruments » (Halpern et al., 2014 ; Beal et al., 2015) mobilisés par l’État (aux côtés des labels, appels à projets, bonnes pratiques, prix et autres indicateurs de performances) pour asseoir son rôle au sein d’une « gouvernance multi-niveaux » lui permettant d’accompagner la territorialisation des politiques publiques tout en gouvernant « à distance » les collectivités locales (Epstein, 2005) ;

  • soit, au contraire, les expérimentations sont menées à l’ombre des politiques publiques par des franges organisées de la société civile qui, faute de moyens et de visions à long terme, déploient dans l’espace public stratagèmes et dispositifs légers (Lydon, 2011) au moyen d’interventions ciblées (à petite échelle), ponctuelles (à court terme) et faiblement coûteuses (low cost) - en vue d’offrir une programmation événementielle éphémère, de faire vivre des lieux ou d’en proposer de nouveaux usages, de transformer des friches, de valoriser un patrimoine, etc.

  • soit, encore, l’expérimentation pallie l’incapacité des politiques urbaines et de leurs principaux instruments - comme le projet urbain - à répondre à certaines problématiques (Mallet, Mège, 2022) en instrumentalisant ces « initiatives de niche » (Savini, Bertolini, 2019) ou en systématisant le recours aux « bonnes pratiques » (Devisme et al., 2007) au risque de jouer le jeu de la ville néolibérale (Ferchaud et Dumont, 2015) et d’institutionaliser, voire de détourner, des démarches plus alternatives - ce qu’exprime par exemple le recours, souvent indistinct, par les élus ou les techniciens, à l’arc sémantique de l’urbanisme tactique, transitoire ou temporaire pour rendre compte ou se justifier de leurs actions ;

  • soit, enfin, elle s’impose comme l’un des outils privilégiés par des autorités locales, des aménageurs ou autres opérateurs s’essayant à rendre opérationnelles des solutions contextuellement ajustées (Bulkeley et Castan Broto, 2012) ;

Loin de n’être qu’un questionnement spécifique aux acteurs publics ou contestataires, l’expérimentation urbaine est évidemment largement à l'œuvre chez différents acteurs privés qui en ont d’ailleurs fait l’aiguillon de leur présence dans les coulisses de l’aménagement urbain (Pertuso, 2022 ; Peynichou, 2018) : réponse à des appels à projet européens, présence dans différentes sortes de hackathons et autres défis…

In fine, il s’agit d’interroger les effets de ces expérimentations sur l’urbanisme au sens large (ses formes, ses acteurs et ses processus) et les dynamiques socio-économiques : urbanisme de palette et de l’évènementiel, gentrification, généralisation d’espaces de location pour travailleurs nomades, “corpoworking” rencontrant des logiques d’optimisation immobilière…

De la même manière, ainsi que le soulignent nombre d’observateurs, la principale question qui se pose aujourd’hui aux pouvoirs locaux est de savoir comment dépasser l’expérience isolée, comment développer une analyse critique des espaces ainsi produits et livrés, comment distinguer les expérimentations les unes par rapport aux autres, suivant quels critères, quelles échelles, quels impacts et, plus largement, comment intégrer l'expérimentation dans une démarche à la fois attentive aux pratiques sociales et culturelles locales, et capable de nourrir des visions stratégiques s’inscrivant dans le long terme (Ambrosino, 2022).

Parmi les axes que nous souhaitons voir approfondis figurent les suivants :

  • Analyser les fortunes de l’expérimentation urbaine requiert un travail sur les mots pour la dire : force est de constater une certaine inflation langagière (Nédelec, 2017) dans son bassin sémantique qui résonne avec la dimension politique et philosophique de la notion. Il peut être question d’urgence, d’hic et nunc, de “one shot”, la singularité étant considérablement valorisée dans une certaine apologie du laboratoire : les urbanismes transitoire, éphémère et/ou tactique mais aussi les fablab, les tiers-lieux, … Que produit cette rhétorique de l’expérimentation ?

  • La valorisation de la situation, de la singularité, de l’émergence, finit-elle par déboucher sur des pratiques professionnelles stabilisées, voire un segment sur le marché de la consultance et de l’assistance à maîtrise d’ouvrage ? Des savoir-faire sédimentés qui contribuent à la circulation de « démos » se repèrent-ils et finissent-ils par ancrer une société de démonstration (Rosental, 2019) dans l’action locale ? ? Ou bien le temps des expérimentations urbaines est-il d’abord l’expression d’un présentisme d’une action sans boussoles, illustrant un régime d’historicité problématique (Hartog, 2003) ?

  • Parallèlement, comment s’opère la capitalisation des savoirs et apprentissages que génère, de manière répétée et située, la multiplication d’expérimentations sur un territoire donné ? Comment “s’amplifient” (Lam et al., 2020) ces initiatives depuis leur phase proprement expérimentale jusqu'à leur éventuelle déclinaison en politiques publiques ? Quelles évolutions organisationnelles produisent-elles (Evans et al., 2021) ? Assiste-t-on à des formes de “scaling up” (changement d’échelle de gouvernance) et/ou de “scaling deep” (changement de régime de valeurs ?) susceptibles de transformer en profondeur les modes de faire la ville ? Quid de l’évolution des acteurs à la manœuvre ? Assiste-t-on à un élargissement du spectre de ceux qui fabriquent la ville et/ou à un renouvellement des compétences requises dans ces productions expérimentales ?

*

Les chercheur.es en sciences sociales, sciences de l’ingénieur et en architecture sont invité.es à soumettre leur texte pour le 8 janvier 2024 aux deux coordonnateurs du numéro thématique :

Charles Ambrosino (charles.ambrosino@univ-grenoble-alpes.fr), urbaniste, professeur à l’Université Grenoble Alpes/Pacte, spécialiste des questions d’urbanisme, d’innovation et de créativité urbaines,

Laurent Devisme (laurent.devisme@crenau.archi.f), sociologue, professeur à Nantes Université/AAU, spécialiste de l’agir urbanistique et des théories de l’action urbaine.

*

Les propositions feront écho à ce cadrage conçu avant tout comme relevant d’orientations guidant la réflexion. Les contributions pourront traiter de cas français comme de cas étrangers afin d’engager une réflexion comparative entre les différents articles du dossier. Elles pourront s’appuyer sur des matériaux empiriques et se positionner dans le débat théorique.

Les textes comprendront entre 8 000 et 10 000 mots, notes et références bibliographies incluses. Chaque article doit être accompagné d’un résumé et de mots-clefs et se conformer aux normes de présentation de la revue – voir https://journals.openedition.org/metropoles/4619.

Chaque texte sera anonymisé et soumis à au moins deux évaluateur.ices.

Seuls les articles complets seront pris en compte. Néanmoins, les auteurs et autrices qui s’interrogent sur la recevabilité de leur proposition peuvent contacter pour avis les responsables du dossier.

La publication du numéro thématique de Métropoles est programmée pour l’automne 2024.

Bibliographie

Ambrosino, C. (dir.) (2022). Démonstration, exploration, transformation. Trois régimes urbains d’innovation urbaine, ADEME/PUCA

Beal, V., Epstein, R., Pinson, G., 2015, La circulation croisée. Modèles, labels et bonnes pratiques dans les rapports centre-périphérie, Gouvernement et action publique, 3-3, pp. 103-127.

Bulkeley, H., Castan-Broto, V. 2013, Government by Experiment? Global Cities and the Governing of Climate Change, Transactions of the Institute of British Geographers, 38-3, pp. 361-375.

Bureau, M.-C., Sarfati, F., Simha, J., Tuchszirer, C. 2013. L’expérimentation dans l’action publique, Travail et emploi, 135, pp. 41-55.

Chesnel, Kévin, Devisme, Laurent (2020), “La ville en mode “démonstrateur urbain”, learning from Nantes City Lab”, Riurba 2020/Numéro 9

Devisme L., Dumont M., Roy E., 2007, « Le jeu des “bonnes pratiques” dans les opérations urbaines, entre normes et fabrique locale », Espaces et sociétés, vol. 131, n° 4, p. 16-31

Devisme, Laurent, Fort-Jacques Théo (2022), Transformations de l’action publique métropolitaine. Le laboratoire nantais et ses nouveaux objets, Paris, Autrement

Dumont, M. (2013), L’expérimentation en aménagement : action publique, dynamiques sociales, Habilitation à Diriger des recherches (HDR) en aménagement et urbanisme, Volume 2, Université de Lille.

Epstein, R. 2005. Gouverner à distance. Quand, l’État se retire des territoires, Esprit, 11, pp. 96-111.

Evans, J., Vácha, T., Kok, H., & Watson, K. (2021). How Cities Learn: from Experimentation to Transformation. Urban Planning, 6(1), 171-182.

Evans, J., Karvonen, A., Raven, R. (2016). The experimental city: new modesand prospects of urban transformation, dans Evans, J., Karvonen, A., Raven, R. (Dir.), The Experimental City, Abingdon-on-Thames, Routledge, pp. 1-12.

Ferchaud F., Dumont M., 2015, « Les "échappées" des expérimentations, une forme de design social des espaces ? Le cas du réaménagement du quartier du Blosne à Rennes (France) », Lien social et Politiques, n° 73, p. 199-214

Halpern, C., Lascoumes, P., Le Galès, P. (dir.). 2014. L’Instrumentation de l’action publique : controverses, résistances, effets, Paris, Presses de Sciences Po.

Hartog, F. (2003), Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil

Karvonen A., Heur B. Van. (2014), Urban Laboratories: Experiments in Reworking Cities, International Journal of Urban and Regional Research, 38 (2), pp. 379‑392.

Lam, D.P.M., Martín-López, B., Wiek, A., 2020, Scaling the impact of sustainability initiatives: a typology of amplification processes, Urban Transform, 2 (3).

Landon (2022), La fabrique de la ville à l’épreuve de l’innovation sociale, troubles urbains et agencements civico-marchands, Thèse en études urbaines, Université Paris 8

Laurent, B., (2019). Innovation for Whom? City Experiments and the Redefinition of Urban Democracy, Lechevalier, S. (dir.), Innovation Beyond Technology, pp. 265-283, Londres, Springer.

Laurent, B., Pontille, D., Talvard, F. (2019). “La politique des expérimentations urbaines. Innovation technologique et transformations des villes à Singapour et San Francisco », dans Courmont, A., Le Galès, P. (dir.), Gouverner la ville numérique, Paris, PUF, pp. 47-67.

Leprêtre, N. 2019. Innover dans la ville par l’expérimentation. Les démonstrateurs urbains comme instrument de gouvernement à distance de politiques énergétiques territorialisées, Gouvernement et action publique, 8-3, pp. 9-33.

Lydon M. 2011. Tactical Urbanism, Short-Term Action, Long-Term Change. vol. 1. New York, The Street Plans Collaborative.

Mallet S., Mège A., 2022, Une analyse des discours sur le rôle d’une expérimentation dans la production urbaine : le projet Darwin à Bordeaux, Développement durable et territoires, vol. 13, n° 2 

Nédélec, Pascale. 2017. « De nouveaux mots pour de nouvelles modalités de fabrique de la ville ? Initiatives citadines d’aménagement des espaces publics ». L’Information géographique 81 (3) : 94‑107.

Pertuso, F. (2022), L’idéologie de l’attractivité. Saisir la fabrique urbaine par l’ethnographie du “promoteur”, Paris, doctorat en aménagement-urbanisme de l’Université Paris-Nanterre

Peynichou, L. (2018), Quand les promoteurs immobiliers produisent la ville de demain, doctorat en aménagement-urbanisme, UPEM

Ramirez-Cobo I., Zepf M. (2021- à paraitre), Expérimenter et valoriser les incertitudes dans le projet urbain : des instruments pour le changement en urbanisme ? Le cas du projet de l’Esplanade à Grenoble, dans Arab N. (dir.), Urbanisme et changement. Injonctions, rhétorique ou nouvelles pratiques ? Ed. PUM

Rosental, C. (2019), La société de démonstration, Paris, ed. Croquant

Savini F., Bertolini L., 2019, « Urban experimentation as a politics of niches », Environment and Planning A: Economy and Space vol. 51, n° 4, p. 831‑848

Sengers, F.-H. (2015). “The role of experiments in sustainability transitions: a systematic literature review”, dans Experimental Developments. Presented at the AAG Annual Meeting, Chicago.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search