1En Amérique latine, la production du logement populaire est historiquement dominée par des modes de production informels, ne respectant pas les normes urbaines ou de propriété établies par l’État. Dans les villes colombiennes, une frange significative des classes populaires bénéficia de programmes publics de logements jusqu’aux années 1980, mais l’accès au foncier fut majoritairement le fait de la promotion illégale – avant les années 1960 notamment – et des occupations illégales de terres (Rueda et al., 2006). Dans la période récente, l’offre de logement social demeure quantitativement insuffisante ou inaccessible en raison de conditions d’épargne et d’accès au crédit hors de portée des ménages pauvres. Aujourd’hui comme hier, les circuits informels de production urbaine constituent ainsi la principale voie d’accès au logement pour les classes populaires. Ces circuits connaissent néanmoins des transformations et se diversifient. En particulier depuis le début des années 2000, des auteurs mettent en lumière les processus de consolidation des quartiers précaires qui intègrent une part croissante de logements produits par verticalisation plutôt que par conversion d’usage des sols (Abramo, 2012). Dans les quartiers relativement anciens, on assiste ainsi à la consolidation d’un marché immobilier informel (Ribardière et Valette, 2017), avec une offre foncière et immobilière marquée par le développement de la location (Abramo, 2019).
2En parallèle de ces recompositions par le bas, les quartiers précaires voient l’action publique se renouveler. À partir des années 1990, les politiques répressives d’éradication des quartiers précaires diminuent progressivement en Amérique latine. Le paradigme néolibéral, soutenu notamment par la Banque mondiale, voit dans l’autoconstruction une solution plus efficace en matière de logement que l’intervention directe de l’État et encourage la régularisation des quartiers précaires (Clerc et Deboulet, 2018 ; Dureau, Gouëst et Mesclier, 2006). Plusieurs municipalités entament alors des politiques d’intégration des marges urbaines : régularisation des services urbains, légalisation de la propriété, infrastructures de transport, etc. Ces politiques d’intégration sont porteuses de nouvelles opportunités d’accumulation du capital pour les pouvoirs publics ou les acteurs économiques privés, qu’il s’agisse de l’acquisition de capital symbolique à travers les stratégies de city-branding ou d’investissement direct permis par la régularisation de la tenure foncière (Rekow, 2016).
3À l’échelle internationale, de nombreux auteurs identifient ainsi le processus d’accumulation par dépossession comme mécanisme clé de la production urbaine néolibérale et de transformation du logement populaire (Gillespie, 2016 ; Harvey, 2003). Cette littérature s’intéresse avant tout au rôle de l’État, des architectes-urbanistes, et des promoteurs privés dans l’éviction des classes populaires et discute des dynamiques de gentrification et displacements engendrées par les grands projets d’aménagement et les politiques d’intégration des quartiers précaires (Freeman et Burgos, 2017). La production violente de l’espace urbain est alors essentiellement interrogée à travers les processus de formalisation des quartiers d’habitats précaires. Or, les dynamiques d’accumulation violente (dépossession, déplacements) et de marchandisation du foncier populaire ne se réduisent pas aux politiques de rénovation ou d’intégration urbaine et incluent des acteurs agissant hors des circuits formels. L’objectif de cette contribution est d’éclairer les formes de violences qui traversent les circuits informels de la production urbaine, dans un contexte où ceux-ci demeurent la voie majoritaire d’accès au logement pour les classes populaires.
4En Colombie, une grande part de la production informelle de logement se fait aujourd’hui par verticalisation des constructions, mais les logements nés de cette verticalisation alimentent essentiellement le marché locatif (Abramo, 2012). Le marché foncier informel demeure dynamique puisqu’il constitue la voie majeure d’accession à la « propriété » pour les classes populaires, et pour les plus vulnérables, l’unique voie de sortie d’un marché locatif difficilement soutenable. Des grands promoteurs immobiliers aux ménages les plus modestes, le foncier populaire est ainsi un objet de convoitise et le support de stratégies de valorisation qui se déploient à différentes échelles (É. Denis, 2016). Dans les contextes de contrôle territorial criminel qui caractérisent certaines villes latino-américaines, les groupes armés illégaux peuvent y voir une manne financière attractive et investissent ces marchés de manière croissante (en Colombie voir : Müller, 2021 ; au Brésil voir : Hirata et al., 2022). C’est le cas à Medellín, deuxième ville de Colombie (2,6 millions d’habitants), où ces acteurs ont systématisé leur contrôle sur le marché foncier informel, faisant de la vente illégale de terrains un nouveau segment de l’économie criminelle.
5Si la binarité des oppositions entre légal/illégal et formel/informel est sans cesse remise en cause, ne serait-ce qu’à l’échelle des pratiques du fait des oscillations des acteurs eux-mêmes (Collectif Inverses et al., 2016 ; Bennafla, 2014 ; Mcfarlane, 2012), il demeure néanmoins possible de distinguer deux filières d’accès au foncier, formelle et informelle, la seconde étant définie par le non-respect des normes étatiques et caractérisée par l’insécurité foncière. Cette marchandisation informelle du foncier concerne non seulement les quartiers précaires, mais se déploie également dans des quartiers régularisés ou issus d’une production sociale légale. Elle opère alors à travers des processus de densification de parcelles effectués sans permis de construire ou sans accord du propriétaire. À l’aune de la capture du marché foncier informel par les organisations criminelles de Medellín, nous nous intéressons à la redéfinition des modalités d’accès au logement populaire. Quelles sont les conséquences du contrôle du marché foncier par les groupes criminels sur l’accès à la terre et les droits fonciers des habitants ? Dans un contexte où État et groupes armés se positionnent tous deux comme l’autorité légitime – « authorizing authority » (Lund, 2006) –, nous analysons la manière dont les droits sont distribués, légitimés, ou contestés à l’échelle locale, mettant en évidence le régime d’accumulation dans lequel s’inscrit la production urbaine.
Fig. 1 : pauvreté et précarité urbaine à Medellín
Encadré méthodologique
Les données mobilisées sont issues de trois terrains de recherche d’une durée respective de quatre, trois et six mois effectués à Medellín entre 2021 et 2023 et se divisent en deux corpus principaux collectés à partir de méthodes qualitatives. Le premier corpus résulte d’un travail d’observation de type ethnographique conduit au sein de trois quartiers précaires de Medellín, dans lesquels nous avons pu prendre part à diverses initiatives communautaires autour de la question du logement. Par exemple, dans un secteur occidental de Medellín, nous nous sommes investie dans la lutte pour la régularisation du quartier et avons réalisé des visites régulières et pluri-hebdomadaires pendant cinq mois, assistant aux réunions et participant aux actions mises en œuvre (recensement communautaire de la population, diagnostic de la vulnérabilité face au risque…). Cette présence prolongée a permis de mener de nombreux entretiens avec les habitants afin de saisir leurs trajectoires résidentielles (48 entretiens de ce type réalisés en 2023). Ensuite, des entretiens libres ou semi-directifs et des parcours commentés recueillis auprès d’habitants et de leaders sociaux, concernant l’histoire du quartier et la dynamique d’urbanisation, ont servi d’outil de contextualisation. Cependant, du fait du caractère sensible de l’information, des méthodes moins formelles ont été privilégiées pour aborder plus spécifiquement le thème du contrôle criminel. Dans les temps d’observation participante, nous avons ainsi cherché à créer des sujets de conversation afin d’enquêter sur trois aspects : la chronologie de l’implication du groupe armé dans le marché foncier, les modalités d’appropriation et de ventes de terrains, les formes de violence éventuelles en lien avec cette activité.
Le second ensemble de données a été collecté à l’occasion d’un stage de six mois au sein du Secrétariat de Sécurité de Medellín, l’une des entités municipales responsables du contrôle urbain. Ce stage a permis d’accéder à la littérature et aux bases de données officielles de l’administration. D’autre part, entre février et juillet 2023, des entretiens semi-directifs réalisés avec 32 fonctionnaires – certains opérant sur le terrain et d’autres occupant des postes de haute responsabilité – nous ont permis d’acquérir une vue précise de l’urbanisation non réglementaire à l’échelle de la ville, de compiler les connaissances de l’administration sur le contrôle criminel du marché foncier, et de documenter les pratiques des acteurs officiels en matière de contrôle urbain.
Les données issues de l’ethnographie et des entretiens institutionnels ont été recoupées et triangulées avec les articles de presse et les rapports institutionnels disponibles, ainsi qu’avec six entretiens réalisés auprès de chercheurs et de journalistes d’investigation.
6Notre analyse est structurée en trois parties. À la lumière des évolutions politiques et économiques qu’a connues Medellín ces dernières décennies, une première partie étudie l’émergence du contrôle criminel de la production urbaine, éclairant la dimension nouvelle de ce contrôle foncier. La mainmise criminelle est à l’origine d’une recomposition du régime foncier, analysée en deuxième partie, qui se lit dans la perturbation des normes de propriété existantes et la redéfinition des droits fonciers des habitants. Ces observations nous conduisent à introduire le concept d’accumulation prédatrice comme clé d’analyse de ces transformations.
7Enfin, une troisième partie explore la manière dont l’action sélective de l’État dans les marges urbaines coproduit le régime foncier, par la contestation ou la reconnaissance des droits octroyés par les groupes armés.
8La participation d’acteurs armés non étatiques au marché foncier a pu être documentée dans des contextes géographiques et historiques divers (par exemple à Mumbaï, voir Weinstein, 2008 ; à Karachi, voir Gayer, 2014). Le contrôle foncier constitue un outil et une expression du contrôle territorial qu’exercent ces organisations et s’ajoute aux diverses fonctions qu’elles peuvent assurer : protection et sécurité ; règlements des conflits ; octroi de crédits, etc. À Medellín, le rôle moteur des acteurs armés dans l’urbanisation non réglementaire est notamment documenté dans la comuna 13 (cf. figure 1) durant les années 1990. À cette période, ce quartier est un bastion de la guérilla qui soutient et organise des occupations de terres. L’Armée de Libération nationale (ELN) et le Mouvement du 19 avril (M-19) permettent ainsi l’installation de familles de déplacés, en leur fournissant gracieusement un terrain et les matériaux basiques de construction (Sánchez, Villa et Riaño, 2011). La présence des guérillas prévient également l’intrusion des forces de l’ordre et la démolition des habitations. Ces occupations avaient ainsi un double objectif politique : en même temps qu’elles matérialisaient les revendications sociales des guérillas (droit au logement), elles permettaient à ces mouvements de renforcer, voire d’étendre leur assise territoriale. Les groupes paramilitaires participèrent aussi à ces processus à partir de leur incursion dans la ville à la fin des années 1990. Ils partageaient avec leurs adversaires miliciens ou guérilleros la volonté de se construire une base sociale. En effet, la fourniture à une famille d’un carré de terre s’accompagne d’une forme de réciprocité politique. Ces processus d’attribution de terres furent notamment au cœur de la construction de l’autorité paramilitaire dans la périphérie sud de Bogotá (Escobar Moyano, 2018). Dans son versant paternaliste, la consolidation de l’autorité non étatique s’appuie sur la capacité des groupes armés à répondre et instrumentaliser les problèmes structurels des populations marginalisées, tels que l’accès aux terrains urbains, l’insécurité, ou l’absence de perspective d’emploi (ibib.). La logique clientéliste largement documentée dans les processus d’urbanisation informelle venait ici renforcer le capital politique des acteurs armés.
9L’intervention de groupes armés dans la production urbaine informelle à Medellín n’est donc pas nouvelle. Depuis qu’ils ont établi leur présence dans les quartiers marginalisés, ces acteurs ont plus ou moins prise sur la fabrique urbaine : attribution de terrains, autorisation d’installation, participation à la construction des logements, etc. Par le passé, les terrains étaient souvent cédés gracieusement ou moyennant le paiement d’une somme symbolique. Bien que les motivations politiques et économiques des groupes armés non étatiques s’entremêlent souvent, les situations décrites à la fin des années 1990 et au début des années 2000 dénotent un contrôle foncier essentiellement motivé par la fidélisation d’une base sociale et l’obtention d’avancées stratégiques dans un contexte de guérilla urbaine. Aujourd’hui, le niveau des prix fixés et le développement de diverses pratiques violentes et prédatrices de la part des groupes armés attestent du but lucratif du contrôle foncier. Au côté du micro-trafic de drogue et d’autres commerces plus ou moins licites, le marché foncier est devenu un nouveau secteur de l’économie criminelle.
10Cette situation n’épuise pas la totalité des configurations où violence organisée et marchés fonciers se croisent. Dans d’autres contextes, des auteurs ont ainsi pu mettre en évidence l’existence de mafias foncières ou de « réseaux de rentiers coercitifs » (Levien, 2021), qui mobilisent des organisations armées illégales comme force coercitive au service des promoteurs irréguliers. Ces configurations se distinguent néanmoins de notre sujet d’étude à plusieurs égards. Tout d’abord, les groupes armés de Medellín n’agissent pas comme le simple bras armé d’un tiers, mais assurent et dirigent les ventes illégales de terres pour leur propre compte. Ensuite, à la différence des mafias foncières, ces groupes disposent d’une solide assise territoriale et chacun opère dans un espace délimité, tacitement identifié, et au sein duquel il exerce un fort contrôle social. Au-delà d’« entrepreneurs de la violence » capables de convertir la violence organisée en influence et en richesse (Volkov, 2016), les groupes armés des marges urbaines de Medellín incarnent ce que Christian Lund désigne comme des twilight institutions : des autorités publiques de facto tentant de définir et d’appliquer des décisions et des règles collectivement contraignantes (Lund, 2006).
- 1 Des entretiens avec les inspecteurs de police municipale déployés dans chaque quartier ont permis (...)
11Dans la deuxième ville colombienne, on peut dater l’incursion des groupes illégaux dans le marché foncier à une dizaine d’années. Cette dernière s’inscrit dans une stratégie de diversification économique entamée dans les années 2000. À cette période, l’autonomisation des différents maillons de la chaîne du narcotrafic conduit à la constitution de réseaux d’organisations indépendantes et financièrement autonomes, tenues d’obtenir leurs propres sources de financement (McDermott, 2014). Cela s’ajoute à la diminution des recettes liées au narcotrafic, alors que les organisations colombiennes ont perdu le contrôle des routes d’exportation vers les États-Unis au profit des cartels mexicains. La recherche d’autonomie financière et la nécessité de compenser les baisses de revenus stimulent la conquête d’autres secteurs d’activités. Dans les zones urbaines, le recours généralisé à l’extorsion, la formation de monopoles sur le commerce de biens de consommation courante (bouteille de gaz ou œufs par exemple ; voir Giraldo Ramírez, Rendón Cardoan et Ducan Cruz, 2014) ou la vente illégale de terres sont les différents visages de cette diversification. La stratégie visant à développer les ventes de terres comme branche à part entière de l’économie criminelle conduit à une emprise généralisée des groupes armés sur le marché foncier urbain. Une emprise dont l’envergure atteste d’un profond changement de nature par rapport aux formes historiques et ponctuelles d’engagement illicite dans la production urbaine. À partir d’un recensement des zones d’urbanisation non réglementaire, notre enquête auprès des agents chargés du contrôle urbain établit ainsi que les groupes armés contrôlent au moins 90 % du marché foncier informel de Medellín1. Autrement dit, ils régulent aujourd’hui la quasi-totalité de la production urbaine informelle (hors verticalisation).
12L’échelle de ces organisations criminelles peut varier. Depuis le début des années 2000, les groupes paramilitaires règnent en hégémonie sur la ville. Cette relative homogénéité politique des bandes armées assure une haute coordination des activités criminelles, limite les confrontations entre bandes rivales et est directement corrélée à la chute des taux de violence observée ces vingt dernières années. Si les taux d’homicides records qui plaçaient Medellín en tête des classements mondiaux semblent un lointain souvenir, l’emprise des groupes armés illégaux sur la ville n’a pas reculé. Les quartiers populaires demeurent ainsi soumis au contrôle territorial de ces acteurs, qui y déploient différentes activités économiques et mécanismes de contrôle social. En revanche, la gouvernance criminelle s’est pacifiée. Les groupes illégaux maintiennent désormais des ententes et assurent leur domination sur la population à travers des formes de violence plus discrètes, telles que le déplacement forcé (Cruz et Durán-Martínez, 2016).
13Aujourd’hui, une unique structure, La Oficina, rassemble la plupart des organisations criminelles de la ville et contrôle la quasi-totalité de Medellín (Blattman et al., 2020 ; entretien avec un journaliste d’investigation, Analisis Urbano, 03/2023). Bien que réunies sous un même parapluie, ces organisations demeurent très nombreuses. Le nombre de groupes actifs au niveau micro-territorial est estimé à 350 (ibid.). Ces groupes au bas de la hiérarchie criminelle, dénommés combos, sont composés d’une à deux dizaines de personnes et exercent leur contrôle à l’échelle d’un quartier ou de quelques rues. Ils sont subordonnés à l’une des quinze bandas (organisations de plus haut niveau) présentes dans la ville, elles-mêmes fédérées – pour la plupart – au sein de La Oficina. En fonction des territoires, le marché foncier est organisé au niveau du combo ou de la banda.
- 2 Le mot « privé » ne réfère pas ici au statut légal du foncier, souvent possédé sans titre, mais à (...)
14Dans ses travaux de référence, P. Abramo distingue deux grands sous-marchés fonciers informels en Amérique latine à partir de différentes variables économiques caractérisant l’offre et la demande : pouvoir des agents économiques, détention de l’information – asymétrie ou transparence –, caractéristiques du produit – homogène ou hétérogène –, externalités, rationalité des agents, etc. Il distingue ainsi le sous-marché du lotissement (loteo), à la structure oligopolistique partagée entre quelques promoteurs irréguliers – les groupes armés pour notre cas –, et le sous-marché des zones consolidées (asentamientos consolidados) caractérisé par une offre concurrentielle entre les multiples petits propriétaires (Abramo, 2008). À Medellín, le contrôle systématisé des groupes armés sur le foncier conduit à une homogénéisation structurelle de ces sous-marchés. En effet, dans les contextes de densification urbaine associés au marché des zones consolidées, les premières parcelles appropriées et vendues par les groupes armés sont souvent des interstices non construits, non appropriés, et dépourvus d’usage. Mais l’épuisement des sols disponibles les conduit irrémédiablement à convoiter les terrains privés2 ou les espaces communs (stade, aires de jeux pour enfants, potagers communautaires…). L’expropriation devient ainsi une voie courante d’approvisionnement en terres du marché informel. Qu’il s’agisse d’espaces vacants, communs ou privés, la capacité des acteurs illégaux à mobiliser la violence leur permet de capturer les opportunités foncières interstitielles et de détenir l’autorité sur la définition des usages des sols, un élément déterminant dans leur valorisation économique. Cette stratégie de capture foncière s’étendant aux terrains privés, la formation d’une structure oligopolistique – composée par les différents groupes armés à l’échelle de la ville – s’observe également dans les zones urbaines consolidées.
15Pour s’assurer un monopole sur le marché foncier de leur territoire, les organisations illégales procèdent à l’intimidation des habitants qui refuseraient de se plier à leurs règles. Les personnes qui achètent ou vendent des terrains autres que ceux proposés par les groupes armés sont soumises à de violentes pressions allant jusqu’au déplacement forcé. Depuis 2014, première année enregistrée par le Système d’information du Secrétariat de sécurité (SISC), la part des déplacements forcés liés à la dépossession d’un bien immobilier a plus que doublé (cf. figure 2).
Fig. 2 : l’augmentation des déplacements forcés liés à une dépossession
Réalisation : Keisha Corantin
Source : Système d'Information du Secrétatriat de Sécurité de Medellín (SISC), 2023
16Lorsqu’un foyer achète un terrain (ou une maison) pour s’y installer sans que l’acheteur ou le vendeur n’ait demandé la permission au groupe armé, l’un et l’autre se voient contraints de payer une autorisation ou sont menacés d’expulsion. Le rapport annuel sur les droits de l’Homme de la Personería de Medellín – équivalent du Défenseur des Droits – publié en 2021 (Personería Medellín, 2021), alerte sur l’augmentation de cette cause de déplacement forcé. Y sont décrites certaines formes de violence exercées sur les personnes qui achètent un bien sans la médiation du groupe armé :
Les formes d’intimidation vont de l’attaque de la résidence à coups de pierres pendant plusieurs heures et plusieurs fois par semaine, ou par coups de feu tirés en direction de la maison ; à l’intrusion des « muchachos » [littéralement « messieurs » – nom familier pour désigner les membres du groupe armé] dans les maisons pour y détruire le mobilier et les effets personnels ; en passant par l’interdiction des visites ou le paiement de « péages » et le blocage de l’entrée de la maison par des piles de bois et de décombres, entre autres. Les intimidations sont progressives, synchrones, et pénibles, à tel point qu’à terme, à force de confrontations, les occupants de la maison sont contraints de l’abandonner, de quitter le quartier, et sont incités à ne pas y revenir.
- 3 Les prénoms cités ont été modifiés.
17Les personnes qui refusent de se plier aux règles sont donc déplacées de force. En plus d’utiliser le déplacement forcé comme outil de contrôle foncier, certaines organisations en ont fait le cœur de leur modèle économique (Alcaldía de Medellín, 2022). Alors que je marche avec Beatriz3 dans son quartier des versants orientaux de Medellín, elle raconte :
Un homme avait commencé à s’installer à cet endroit. Il avait acheté la parcelle 18 millions de pesos. Le monsieur avait commencé à ramener le matériel pour la construction, mais les muchachos l’ont chassé d’ici, sans que l’on sache pourquoi. Tu te rends compte ? 18 millions de perdus… Plus tard, ils ont revendu à quelqu’un d’autre (Beatriz, 04/2022).
18La parcelle est ainsi revendue une, deux, voire trois fois, multipliant les cycles de profit et le gain du groupe armé. Beatriz, 52 ans, habite le secteur depuis près de 15 ans. Actuellement locataire, elle tente d’économiser pour acquérir un terrain, mais redoute de devoir traiter avec la bande du quartier. Outre les déplacements forcés, d’autres groupes décuplent leur profit en pratiquant la survente et vendent un même terrain à plusieurs personnes, laissant ensuite les différents acheteurs livrés à eux-mêmes (entretien avec un journaliste, El Colombiano, 01/2022 ; Dutheil, 2016).
19Les violences n’affectent pas seulement les acheteurs victimes de ces stratégies prédatrices ou ceux qui marchandent hors des cadres fixés par l’organisation criminelle. Les personnes qui possèdent une portion de terrain libre – à usage de terrasse, jardin, potager ou laissée en friche – sans intention de la vendre, subissent aussi les pressions du groupe armé. « Si vous n’avez pas d’argent pour construire, laissez quelqu’un d’autre le faire. », voilà ce qu’une habitante protestant contre l’expropriation de son bout de jardin se vit rétorquer par un membre de la bande du quartier (entretien avec un inspecteur de police de la zone centre-orientale, 03/2023). Pour éviter l’expropriation, les habitants sont contraints de construire. D’autres sont obligés de racheter au groupe armé des terrains qu’ils occupent depuis parfois plus d’une décennie. Sergio, habitant d’un quartier précaire de la zone nord-occidentale, a dû payer 5 millions de pesos (équivalent à quatre fois le salaire minimum) pour que son terrain ne soit pas vendu à quelqu’un d’autre (entretien avec Sergio, 04/2023). Dans certains quartiers, d’autres subissent la double peine : contraints de construire pour conserver leur terrain, le groupe armé leur extorque une somme d’argent valant achat du terrain ou autorisation de construction. Dans un quartier consolidé du nord de Medellín, une inspectrice de police nous rapporte ainsi le récit d’une famille installée depuis trois générations, qui disposait d’un jardin de 60 m² où elle cultivait des arbres fruitiers. Un jour, des membres du groupe armé vinrent les avertir qu’à moins de construire sur cette parcelle, ils devraient la céder. La famille entama alors une construction et se vit ensuite réclamer un paiement de 6 millions de pesos valant droit à construire. Ce cas constitue simplement l’un des nombreux témoignages similaires recueillis par l’inspectrice (entretien avec une inspectrice de la zone nord-occidentale, 06/2023). Dans l’ensemble de la ville, les atteintes répétées aux droits fonciers des habitants conduisent à analyser ces pratiques sous le prisme d’une évolution du régime foncier, imposée par la force et dans la violence.
20Le rôle central acquis par les groupes armés dans la production urbaine ne bouscule pas seulement les mécanismes de valorisation foncière, mais transforme également les rapports de propriété qui s’établissent communément entre un acheteur et son bien après la transaction. Dans les villes colombiennes, qui ne connaissent pas de régime de propriété sociale ou communautaire, ces rapports sont bien appréhendés par le régime de la propriété privée. En effet, indépendamment d’une reconnaissance officielle, le groupe social reconnaît à celui qui occupe une parcelle des droits propres et exclusifs sur celle-ci.
21Selon la sociologie du droit, la propriété privée recoupe essentiellement trois facultés : le droit d’user, de jouir et de disposer (Mora Gamboa, 2021). Par son droit d’usage, le propriétaire peut utiliser librement son bien. Dans le cas d’un bien foncier destiné à l’habitation, le propriétaire a ainsi le droit d’y construire une maison, de l’habiter, d’y faire des travaux, etc. La jouissance, quant à elle, renvoie au droit du propriétaire de s’approprier les fruits de son bien. Le propriétaire peut, par exemple, profiter des récoltes de son terrain cultivé, ou encore louer son bien et en percevoir un loyer. Enfin, la disposition fait référence au droit d’aliéner le bien, c’est-à-dire de le détruire, de le vendre, de l’hypothéquer, ou de réaliser toute autre action entraînant pour le propriétaire la perte de tout ou partie de son bien.
22La capture du marché par les groupes armés vient remettre en cause ce régime de propriété et implique de penser l’évolution des régimes de contrôle foncier, que N. Peluso et C. Lund définissent comme « les pratiques qui fixent ou consolident certaines formes d’accès à la terre, de revendication et d’exclusion » (Peluso et Lund, 2011). En effet, la transaction avec le groupe armé ne transfère pas à l’acheteur des droits propres, exclusifs et absolus sur son bien, puisque l’autorité du groupe armé sur le bien foncier se prolonge après l’achat. L’acheteur utilise directement son bien, mais l’application de ses droits d’usage, de jouissance ou de disposition doit passer par une autorisation du groupe armé – sous forme de paiement –, ce dernier pouvant également réglementer l’usage du bien. Le contrôle foncier du groupe armé aboutit alors à la fragmentation de la propriété en faisceaux de droits, qui seront cédés à l’acheteur ultérieurement moyennant paiement. Pour les groupes armés, la division de la propriété en faisceaux de droits permet de multiplier les foyers et les temps de profit.
Fig. 3 : la fragmentation de la propriété privée en faisceaux de droits
Réalisation : Keisha Corantin
23Concrètement, lorsqu’une personne achète – la remise en cause de la propriété questionne la pertinence du terme « achat » – un terrain au groupe armé, cette transaction initiale ne lui cède pas la propriété, mais seulement le droit d’accéder au terrain et d’y résider. Lorsque cette personne entamera les travaux, elle devra payer une nouvelle somme d’argent au groupe armé, valant autorisation de construction. Par ailleurs, le groupe armé peut fixer des règles au déroulé de ses travaux. Dans un quartier à l’est de la ville, des groupes fixent le délai de construction, imposent des constructions en dur et jusqu’au lieu d’achat des matériaux :
Quand tu achètes un terrain, les muchachos t’indiquent où acheter le matériel et te donnent une ou deux semaines pour construire. Si tu ne respectes pas le délai, ils vendent le terrain à quelqu’un d’autre. » (entretien avec Beatriz, habitante de la zone nord-orientale, 04/2022)
24Concernant le droit de jouir, les loueurs peuvent être contraints de reverser au groupe armé une partie des loyers perçus (El Colombiano, 2023). Enfin, comme l’a montré la partie précédente, une personne n’est pas libre de vendre son bien sans permission et paiement préalable :
Vendre implique de pouvoir redonner l’argent que l’on dépense en achetant le terrain. Imaginons que j’ai acheté le terrain 3 millions de pesos. Pour le vendre, je dois donner cette somme d’argent à nouveau. Pour pouvoir partir l’esprit tranquille disons… (entretien avec Yulisa, habitante de la zone nord-occidentale, 06/2023).
- 4 L’extension du crédit illicite invite, dans le cadre de recherches futures, à examiner les formes (...)
25La nouvelle voie d’accès au logement ouverte par les groupes armés participe également de l’extension des circuits illicites de crédit. Pour couvrir les coûts de leur installation (prix du terrain et des matériaux de construction), de nombreux ménages ont besoin d’emprunter. Les ménages populaires, dont la plupart n’ont pas accès au crédit bancaire, disposent alors de trois autres voies : un soutien financier de leurs proches, une caisse de crédit communautaire, ou un crédit contracté auprès du groupe armé. Dans ce dernier cas, les forts taux d’intérêt demandés peuvent constituer une importante source de revenus supplémentaires pour les organisations criminelles. Le lien entre les structures criminelles et les créanciers illégaux de court terme, appelés « goutte-à-goutte » (gota a gota) en Colombie, sont bien documentés (Austin, 2023). Ces prêteurs accordent de petites sommes à rembourser sous quelques semaines, avec un taux d’intérêt de 20 %. Les crédits accordés par les groupes armés dans le cadre de leur contrôle foncier sont différents. Ils concernent des sommes supérieures, sont à plus long terme, et sont directement contractés auprès du destinataire de la dépense. Dans le cas de l’achat d’un terrain ou de matériaux de construction dans un magasin sous contrôle criminel, le crédit prend la forme d’un échelonnage du paiement, avec intérêts, à verser au groupe armé. Dans un quartier à l’ouest de Medellín, nos entretiens avec les habitants révèlent l’application d’un taux d’intérêt de 20 %, similaire à celui des prêts au « goutte-à-goutte » (entretiens avec William, 07/2023 ; Luisa, 07/2023). Compte tenu du fort taux d’intérêt, cette solution est souvent un choix par défaut. Ceux qui se tournent vers cette option sont donc les plus vulnérables, dépourvus de réseaux de solidarité familiale ou associative. L’investissement des groupes armés dans la production urbaine ouvre ainsi des fronts d’expansion vers de nouveaux marchés : le crédit long terme4 et la vente des matériaux de construction en sont des exemples notables.
26Si le contrôle des groupes armés sur le marché foncier est systématique, l’occurrence des pratiques évoquées varie selon les espaces et les stratégies adoptées par chaque organisation criminelle. Les pratiques de survente sont ainsi ponctuelles, tandis que les expropriations et le paiement de droits de construction semblent plutôt généralisés. Les constances relevées permettent de théoriser l’émergence d’un nouveau mode de production urbaine.
- 5 Le concept forgé par David Harvey reprend la notion d’accumulation primitive de Marx (Marx, 1867) (...)
27On distingue classiquement trois modes de production urbaine informelle : les occupations de terres, la promotion irrégulière et le marché immobilier informel (Abramo, 2012). Les processus d’accès au foncier dans les quartiers populaires de Medellín mettent en évidence un mode de production urbaine fondé sur la violence et des rapports sociaux profondément prédateurs, se distinguant ainsi des formes de production urbaine classiquement identifiées. Deux transformations essentielles nous poussent à introduire le concept d’accumulation prédatrice comme nouvelle matrice de la production urbaine. Premièrement, la mise en valeur du foncier – sa mise à disposition sur le marché et sa destination à l’usage d’habitation – repose sur la violence et passe par un recours systématisé à l’expropriation. À Medellín, l’accumulation par dépossession (Harvey, 2003)5 est ainsi devenue une clé de voûte de la production urbaine informelle. Ensuite, le contrôle prolongé des groupes armés sur les terrains qu’ils cèdent (cf. figure 3) altère le régime foncier de propriété privée jusque-là en place dans les quartiers populaires. Si la dépossession se lit sans peine dans les mécanismes violents d’appropriation foncière, la transformation des rapports sociaux de propriété doit aussi être analysée comme telle. En affaiblissant la propriété, les groupes armés dépossèdent les habitants de droits qu’ils pouvaient auparavant légitimement revendiquer.
- 6 Selon Marx, le « lumpenprolétariat » désigne la population sans ressource et déclassée, située soc (...)
- 7 Pour ce qui concerne cette approche de la question du logement, voir par exemple les travaux sur l (...)
28Dans ses travaux sur l’inner-city américaine, l’anthropologue Philippe Bourgois avance le concept d’« accumulation prédatrice » pour décrire des économies qui prospèrent sur la ruine des populations marginalisées (Bourgois, 2018). Ancrée dans la théorie marxiste, la notion décrit l’intégration du lumpenprolétariat6 à l’économie capitaliste via des marchés qui alimentent cette « lumpénisation » de la population, et s’administrent par la violence plutôt que par les « forces du marché » (l’auteur traite par exemple de l’économie de la drogue et de l’industrie carcérale). Si l’on élargit le spectre social étudié par Bourgois – le lumpenprolétariat –, la logique prédatrice qu’il retrace renvoie plus largement à une accumulation issue d’un processus d’exploitation et de reproduction de la marginalité sociale. Ces réflexions rejoignent ainsi les travaux sur les « industries de la pauvreté », qui font référence aux diverses formes de profits réalisés par l’intermédiaire et aux dépens des populations vulnérables7.
- 8 Sur l’un de nos terrains de recherche, une enquête par questionnaire menée auprès de 177 ménages a (...)
29Bâtissant sur ces réflexions, nous proposons une nouvelle conception de l’accumulation prédatrice, qui nous semble caractériser le mode de production urbaine introduit par la mainmise illicite sur le marché foncier. Notre définition repose sur deux éléments : la centralité de l’expropriation violente dans la création du capital, et le fondement du profit sur l’exploitation et la reproduction de la précarité. Ces deux éléments se retrouvent dans les dynamiques observées à Medellín. C’est en effet par la violence que sont assurées l’appropriation et la marchandisation des terrains. Cette violence vient aussi réguler le marché, en garantissant, par exemple, le monopole du groupe armé ou en sanctionnant les impayés. Ensuite, le marché administré par les groupes armés repose sur l’exploitation d’une demande populaire émanant de personnes exclues des offres formelles de logement et parfois incapables de se maintenir dans le parc locatif8. Enfin, en plus de tirer profit de cette vulnérabilité, la rentabilité de l’activité se construit précisément sur la fragilisation des droits fonciers informels, qui se trouvent morcelés et subordonnés à diverses échéances de paiement. La fragmentation des droits fonciers a pour conséquence directe d’insécuriser la possession des habitants : non seulement leurs prérogatives sur le foncier sont réduites, mais elles sont également soumises – en de multiples occasions – à la volonté du groupe armé, ce qui aggrave l’exposition à d’éventuelles violences. Ainsi, l’accumulation prédatrice repose non seulement sur l’exploitation de la vulnérabilité des classes populaires, mais aggrave la précarité foncière en faisant de la fragmentation des droits fonciers un facteur d’accumulation. La notion de prédation revêt par ailleurs une dimension totalisante à même de décrire les dynamiques de marchandisation du moindre interstice en place dans les quartiers populaires de Medellín.
30En sciences politiques, les travaux sur les gangs urbains mobilisent la notion de prédation pour désigner des formes de criminalité intestine, dans lesquelles les gangs entreprennent des actions criminelles contre la population de leur propre territoire (Ramírez, 2018). D’autres auteurs parlent de « gangs extractifs » pour qualifier le même phénomène (Blattman et al., 2021). En même temps qu’il vient caractériser un mode de production urbaine, le concept d’accumulation prédatrice permet ainsi de penser les reconfigurations récentes des économies criminelles et les rapports que les groupes armés entretiennent avec la population. Dans le contexte d’augmentation exponentielle de l’extorsion depuis 2005 (Jaramillo et Gil, 2014) et de la multiplication des trafics reposant sur la consommation courante des populations locales (Giraldo Ramírez, Rendón Cardoan et Ducan Cruz, 2014), la prédation conçue comme forme d’organisation particulière de l’économie illicite interroge ces transformations.
31La prédation foncière n’affecte pas uniquement la possession des habitants des quartiers populaires, mais conduit également à l’appropriation de nombreuses propriétés d’État, celui-ci possédant l’essentiel des grandes parcelles encore non construites que convoitent les groupes armés. En plus de priver l’État de ses biens, le contrôle foncier criminel et les ventes de terrains qui en résultent se déploient au mépris des normes officielles de propriétés et d’usages des sols.
32En dépit de la défaillance du contrôle étatique, les quartiers populaires de Medellín ne sauraient être considérés comme « sans » ou « en dehors » de l’État. Ils sont mieux décrits comme des espaces de souverainetés fragmentées où coexistent différentes autorités (Davis, 2016). Par son action directe, mais aussi, en creux, par sa défaillance, l’État participe de la co-production des quartiers précaires et de la définition du régime foncier.
33Produit en contradiction des normes officielles, le marché foncier informel s’inscrit dans une relation fondamentalement transgressive à l’ordre public. Dans la quasi-totalité des cas, les terrains vendus par les groupes armés sont de propriété publique ou relèvent de la catégorie « espace public » des usages des sols, conférant à l’administration une compétence directe pour intervenir. Dans l’ensemble de la ville, les inspecteurs de police municipale sont les garants de l’ordre public et de l’intégrité urbaine. Leur pratique administrative nous éclaire donc sur la façon dont l’État compose avec l’urbanisation non réglementaire. Comme exposé dans la première section, l’ouverture de terrains à l’urbanisation se fait régulièrement par l’expropriation violente de possessions privées, poussant certaines victimes à solliciter l’État dans l’espoir d’obtenir la protection de leurs biens. En raison des risques de représailles (déplacement forcé, voire assassinat), les victimes ne dénoncent pas formellement le groupe armé, mais cherchent plutôt à obtenir la démolition des constructions entérinées par les acteurs illégaux. L’attitude de l’État à l’égard de ces conflits témoigne alors de l’enchevêtrement de trois formes de revendications sur le foncier des quartiers précaires : les droits fonciers non officiels revendiqués par les individus d’une part ; ceux que s’arrogent et qu’octroient les groupes armés d’autre part ; et enfin, la légalité défendue par l’État.
34Un inspecteur nous racontait ainsi avoir été approché par une résidente qui dénonçait l’expropriation de son jardin, car un voisin avait commencé à construire une maison sur sa parcelle. Lorsqu’elle avait protesté, le groupe armé l’avait menacée et donné raison au voisin. La dépossession était donc avalisée par le groupe armé, qui avait certainement – selon l’usage – accordé le terrain au voisin moyennant finance. Faute de disposer d’un titre légalisant ses droits sur le terrain qu’elle revendiquait, la plaignante vit sa plainte refusée par l’inspecteur :
Je lui ai dit : « Vous souhaiteriez que je vous protège, mais moi je ne protège que les propriétaires. Je ne vous protégerai pas, parce que vous n’êtes qu’une occupante. Il n’y a aucun moyen de vous protéger légalement » (entretien avec un inspecteur de la zone centre-orientale, 03/2023).
35Ne reconnaissant aucun droit sur le foncier à la plaignante, l’inspecteur lui a dénié toute voie de recours. Face à la situation similaire d’un plaignant qui ne possédait pas de titre de propriété, un autre inspecteur décida d’ordonner la démolition tant de la nouvelle construction que de la maison du plaignant :
Un homme est venu se plaindre que des gens avaient envahi son terrain. La réalité c’est qu’il y a 40 ans, ce monsieur s’est approprié un bout de terrain sur la rive du fleuve et récemment, quelqu’un d’autre est arrivé y construire. Quelle protection espère-t-il si lui-même a envahi un espace indu ? (entretien avec un inspecteur de la zone nord-orientale, 04/2023).
36Les positions ici tenues par les inspecteurs témoignent que l’État porte son propre système de normes, contestant tant les revendications des personnes ayant récemment acheté un terrain aux groupes armés, que celles d’anciens habitants sans titre.
37Toutefois, la fermeté de la contestation et le refus de toute forme de reconnaissance aux constructions irrégulières ne sont pas uniformes à travers la ville et dépendent largement de la visibilité politique de chaque espace. La ville de Medellín est internationalement reconnue comme un modèle de best-practices pour sa politique urbaine d’intégration des marges par les infrastructures (Servières, 2022). Labellisée « urbanisme social », cette politique consista en des interventions ciblées et intégrales dans des zones traditionnellement déconsidérées par les pouvoirs publics. Cette histoire urbaine singulière fait des quartiers précaires un enjeu de légitimité majeur pour la municipalité, qui a bâti sa stratégie d’internationalisation autour du récit de leur reconquête. Les efforts de lutte contre les constructions irrégulières varient ainsi fortement selon les espaces. En effet, bien que l’urbanisation non réglementaire se déploie dans toute la ville, deux des trois secteurs prioritaires identifiés par le Secrétariat de gestion et contrôle territorial (SGCT) correspondent à des lieux « vitrines » de l’urbanisme social : le jardin du quartier central de Moravia et la grande promenade du Jardín Circunvalar sur les hauteurs orientales de Medellín (entretien avec un responsable du SGCT, 03/23). Aménagés au cœur ou en bordure de quartiers précaires, ces lieux à vocation touristique furent pour la ville les étendards de la requalification des zones marginalisées par les infrastructures vertes. La troisième zone prioritaire identifiée par l’administration est le secteur occidental de Vallejuelos. Sans être une icône de l’urbanisme social, cet espace bénéficie tout de même d’une certaine visibilité politique, comme nous l’explique un employé du Secrétariat de Sécurité : « Dans les couloirs de l’administration, tout le monde raconte que le plan de démolition du quartier Vallejuelos est né parce qu’ils ont commencé à construire sur le bord de la Via Occidente. C’est une route très importante puisqu’elle est empruntée régulièrement par les plus aisés pour rejoindre leurs propriétés à l’ouest de la ville… Alors bien sûr, ce qui se passait était très visible. » (entretien avec un agent du Secrétariat de Sécurité, 05/2023). Un autre fonctionnaire ajoutera que le maire recevait de nombreuses plaintes par courrier et était publiquement interpellé à ce sujet (entretien avec un agent du SGCT, 06/23).
- 9 Dans le pays, 8 millions de personnes possèdent le statut de victime du conflit armé. Ces populati (...)
38Multiplication des patrouilles, émission systématique des ordres de démolition, coordination d’opérations d’expulsion de grande envergure… certains secteurs focalisent ainsi les efforts de l’administration. Dans ces espaces politiquement significatifs, l’État conteste ouvertement la légitimité des constructions issues du marché illégal. Les acheteurs se trouvent alors exposés à la répression des autorités publiques, qui disposent d’un instrument principal : la démolition. Les démolitions immédiates – pendant la construction ou dans les premières 48 heures d’occupation – sont ponctuelles et se concentrent au début du processus d’urbanisation. En effet, lorsqu’un trop grand nombre de constructions échappe aux 48 heures réglementaires et que la situation est jugée hors de contrôle, les brigades de démolition cessent d’intervenir. Les démolitions administratives, qui sont le résultat d’une procédure bien plus longue, sont quant à elles ordonnées de manière systématique mais voient leur exécution entravée par l’incapacité de la municipalité à satisfaire aux exigences d’hébergement posées par la Cour constitutionnelle. Une jurisprudence de 2021 (arrêt SU-016 de 2021) a en effet durci les conditions d’expulsion et octroyé des mesures spéciales de protection aux victimes du conflit armé, une population surreprésentée dans les quartiers précaires9. La puissance publique est ainsi tenue de les accompagner vers une solution stable de logement et de garantir un hébergement provisoire pour une durée de sept mois. Faute de disposer des ressources nécessaires à ces exigences, la municipalité voit les expulsions paralysées.
39Les démolitions, qu’elles soient exécutées ou non, sont une délégitimation symbolique des droits octroyés par les groupes armés sans grande incidence sur leurs affaires. Elles ont en revanche des conséquences tangibles dans le quotidien des habitants. Leur exécution – procédure immédiate – augmente les coûts d’installation sur la parcelle (rachats des matériaux), tandis que leur annonce renforce l’insécurité foncière, exclut une perspective de régularisation et prive les habitants d’interlocuteurs institutionnels en cas de violence liée au foncier. Sans affaiblir le commerce illégal, la répression administrative dirigée contre les habitants produit des territoires exclus de la citoyenneté ordinaire, des espaces sans droits, laissant le champ libre à la régulation des groupes armés (Grajales, 2016). Les pratiques étatiques, en fixant les quartiers précaires et leurs habitants comme hors de la légalité, participent donc d’un régime d’exclusion qui co-produit les interstices de pouvoirs à partir desquels les acteurs armés s’enrichissent et consolident leur autorité.
40Malgré l’ambition d’une politique uniforme de démolition des constructions irrégulières couvrant toute la ville, le manque de moyens de l’administration et les arbitrages pragmatiques des agents sur le terrain déterminent des pratiques répressives spatialement sélectives. Dans les zones où l’urbanisation non réglementaire affecte ostensiblement la crédibilité de l’État, les inspecteurs de police municipaux reçoivent des directives strictes de leur hiérarchie pour ordonner la démolition de toute nouvelle construction irrégulière. Mais dans les secteurs qui échappent à cette pression politique, ils jouissent d’une plus grande liberté.
41En matière de troubles mineurs – conflits de voisinage, constructions irrégulières – la police municipale de Medellín est la première et souvent unique figure étatique à laquelle ont accès les habitants des quartiers populaires. À l’interface des citoyens et de l’État, les inspecteurs de police incarnent l’État au concret (Grassin, 2019) et invitent à lire la pluralité de l’État à l’échelle infra-institutionnelle, à travers les procédures et les performances de ceux qui lui donnent corps (Debos, 2013). De fait, les inspecteurs maîtrisent la qualification juridique des faits et disposent pour cela d’une large marge de manœuvre, les affaires n’étant que rarement élevées devant un juge. Chaque inspecteur peut donc agir différemment. Confronté à une situation de dépossession similaire aux cas précédemment décrits (3.1.), où d’autres inspecteurs avaient soit rejeté la plainte, soit poursuivi le plaignant et l’accusé, un troisième inspecteur nous affirma avoir engagé des poursuites uniquement à l’encontre du responsable de la nouvelle construction. Sur le plan juridique, la procédure fut engagée pour infraction urbaine et non pour perturbation de la possession. L’inspecteur ne reconnut donc pas formellement la possession de l’habitant lésé, mais opéra néanmoins dans son intérêt, donnant du crédit à l’antériorité de son occupation et estimant ses droits consolidés par le temps.
42Les gages de reconnaissance accordés par certains inspecteurs ne se limitent pas aux occupations anciennes. Outre les plaintes liées aux dépossessions, les constructions irrégulières peuvent entraîner d’autres conflits, notamment lorsqu’elles occasionnent des dommages à une maison voisine. Guidés par le pragmatisme plutôt que par la légalité, certains inspecteurs choisissent ainsi d’ignorer la nature irrégulière de la construction, pour se concentrer sur le dommage causé :
La plainte peut avoir été déposée pour construction illégale, mais je réalise par la suite que le plaignant est dérangé par l’humidité que provoque chez lui l’édification de la maison voisine. Je sais que si j’applique l’article 135 [infraction urbaine], l’exécution de la démolition est incertaine et l’amende que je peux imposer ne résoudra pas le problème d’humidité. Je préfère donc ouvrir la procédure pour « dommage causé par un immeuble », et tenter de résoudre le problème par conciliation entre les deux parties. L’infraction urbaine est peut-être évidente, mais je sais que, si je l’instruis ainsi, il n’y aura pas de solution (entretien avec un inspecteur de la zone centre-orientale, 05/2023).
43La paralysie des ordres de démolition conduit donc les inspecteurs à des arbitrages pragmatiques. En instruisant l’affaire pour dommage, l’inspecteur déplace le curseur de l’irrégularité : celle-ci ne tient pas à la construction elle-même, mais seulement aux préjudices causés au ménage voisin. La procédure reconnaît ainsi au responsable de la construction illégale des droits et des responsabilités vis-à-vis de l’immeuble qu’il a construit, et acte tacitement la légitimité de la construction, pour autant que les dommages soient réparés.
44Il est ainsi possible de distinguer le discours et l’ambition légaliste en matière de contrôle urbain promus par les dirigeants municipaux, de la diversité des pratiques locales du pouvoir, qui incluent parfois la reconnaissance passive de droits fonciers à des habitants sans droits ni titres. Les affaires instruites par les inspecteurs démontrent le caractère flexible de la légalité et la non-normativité des pratiques administratives. En effet, les agents d’application de la loi en modulent constamment la mise en œuvre en définissant des moments de tolérance ou de sanction (Bennafla, 2014). Avant tout, ces affaires témoignent de la façon dont les habitants investissent l’État du rôle d’arbitre, soit celui d’autorité ultime en matière foncière. Quelle que soit la nature du litige (dépossession ou dommage à la propriété d’autrui), le recours à l’inspection de police reconnaît à l’État la légitimité de départager les revendications sur la propriété (Grajales, 2016).
45Ainsi, bien que l’urbanisation non réglementaire puisse remettre en cause la capacité de contrôle de l’État, le recours à son arbitrage, ou encore les récurrentes demandes de régularisation formulées par les habitants, démontrent que celui-ci demeure l’autorité symbolique pourvoyeuse de légitimité (Lund, 2021). Dans tous les processus d’occupation informelle, l’État assume à la fois le rôle d’adversaire et de garant de l’intégration urbaine. En ce sens, les relations entre État et groupes armés ne relèvent pas d’une opposition, mais d’un chevauchement des autorités. Pour les habitants des quartiers précaires cherchant à faire valoir leurs droits (accès au logement, régularisation des services publics, propriété…), État et groupes armés ne sont pas substitutifs mais complémentaires.
46Les transformations de la production urbaine informelle observées à Medellín résonnent avec les dynamiques de précarisation du logement populaire constatées dans d’autres contextes urbains latino-américains. Avec les notions de stand-by urbanization (Müller, 2021) ou de permanent transitoriness (Villela de Miranda et al., 2019), des chercheurs conceptualisent, à partir d’expériences vécues, l’insécurité résidentielle des classes populaires aujourd’hui accentuée par la consolidation d’une offre locative très précaire ou la multiplication des projets d’aménagement qui menacent leurs espaces de vie. Notre analyse, axée sur les droits fonciers, fait ressortir une autre dimension de ces incertitudes. Au-delà de l’insécurité maintenue par l’absence de reconnaissance officielle ou entretenue par les démolitions administratives, la fragmentation des droits fonciers opérée par les groupes armés fait de la maîtrise du temps et du maintien de zones d’indétermination, un mode d’extraction de rentes. La mainmise de ces acteurs sur la production urbaine redéfinit les formes de conversion foncière, d’accès à la terre et d’habiter dans les quartiers populaires. Dans un contexte où le capital se forme et se reproduit par la violence, qui instaure un régime foncier caractérisé par la dépossession des terres et des droits sur celles-ci, l’accumulation prédatrice nous semble être une grille de lecture pertinente.
- 10 Conceptualisé par le géographe David Harvey (2001), le spatial fix théorise les répercussions spat (...)
47De manière globale, les programmes de régularisation foncière, les politiques de rénovation et d’intégration urbaine ou encore la privatisation et la financiarisation de la production de logement social témoignent d’une tendance croissante à la marchandisation des territoires et du logement populaires (sur ces sujets, voir respectivement : Comelli, Anguelovki et Chu, 2018 ; E. Denis, 2012 ; Rolnik, 2019). Ces espaces deviennent ainsi le terrain de stratégies renouvelées d’accumulation du capital. Tenant compte de la nature même du capitalisme, qui mobilise en permanence l’expansion géographique ou la restructuration de l’espace pour résoudre ses crises de surproduction, la géographie radicale inscrit la marchandisation des territoires populaires dans le mouvement historique d’expansion capitaliste (Harvey, Vieillecazes et Durand, 2020). La situation observée à Medellín peut être mise en parallèle avec ces dynamiques d’expansion des marchés mais relève néanmoins d’échelles et de logiques distinctes. Elle permet ainsi d’exposer d’autres stratégies de mise en marché des espaces populaires, opérant localement, de manière informelle, et portées par des acteurs divers. À Medellín, la conquête et la construction du marché foncier informel par les groupes armés ne sert pas d’exutoire au surproduit du capital – tel que théorisé par le « spatial fix »10 – mais vient plutôt compenser une baisse des parts de marché dans le narcotrafic international et répondre aux mutations imposées par la restructuration organisationnelle. En devenant un moteur de conversion foncière, les groupes armés tentent de résoudre par la production de l’espace une crise liée à la diminution de leur revenu. Le foncier n’agit pas comme débouché pour l’investissement, mais comme ressource autour de laquelle construire un nouveau marché, basé sur l’accumulation par dépossession et l’extraction de rentes (Peluso et Lund, 2011). Au prisme des droits fonciers, cet article éclaire donc les dynamiques de marchandisation et de précarisation du logement des pauvres. Dans un contexte où le contrôle criminel des marchés fonciers et immobiliers se développe en Amérique latine, les acteurs illicites se positionnent comme un acteur clé de la production urbaine, participant des transformations globales qui affectent le logement populaire.
