4Entre ces deux catégories, quel est le moteur du changement social « par le haut » en banlieue populaire au début du XXI^e siècle ? À partir d’une analyse statistique et cartographique du changement socio-urbain de la première couronne parisienne entre 1999 et 2008, cet article invite à sortir du binarisme pour analyser les transformations sociales en cours (1), ainsi qu’à approfondir la distinction conceptuelle entre le processus de gentrification (mineur) et d’embourgeoisement (majeur) (2).

Encadré méthodologique

L’article s’appuie sur une recherche doctorale portant sur l’étude conjointe des politiques culturelles et du changement social dans la banlieue communiste, ceinturant Paris, depuis les années 1960. La construction de l’objet a été alimentée par une critique des objets majoritairement étudiés dans cet espace géographique. Il s’est agi de décaler le regard par rapport à des problématiques imposées (galère, délinquance, gentrification), en explorant des formes de mobilité sociale ascendante peu étudiées, qui ne passent ni par l’école, ni par un « travail de gentrification », mais par les institutions culturelles locales – processus que j’ai nommé « notabilisation culturelle ».

Cette (dé)construction s’est appuyée sur la réalisation d’analyses factorielles – Analyse des Correspondances (AC), Analyse des Correspondances multiples (ACM) et Classification Ascendante Hiérarchique (CAH). Ces outils statistiques descriptifs permettent une analyse inductive. À partir d’un espace géographique donné (la première couronne parisienne), pour lequel on dispose de variables socio-démographiques (présentées ensuite), les analyses factorielles permettent de mettre au jour les proximités et les distances récurrentes à cette échelle : observe-t-on une répartition aléatoire des habitants ou bien, au contraire, identifie-t-on des agrégations et des ségrégations structurantes ? Autrement dit : ceux qui se ressemblent s’assemblent-ils sur le plan résidentiel ? Cette technique permet d’objectiver la structure sociale localisée, à l’aune de laquelle questionner les paradigmes dominants pour l’étudier. C’est cette analyse statistique que je présente dans cet article.

Les données utilisées sont issues du Recensement général de la population (1999, 2008^a) et du fichier des Revenus fiscaux localisés des ménages (2009). Les variables analysées couvrent la période précédant le début de l’enquête de terrain et explorent plusieurs dimensions : les revenus déclarés ; le niveau de diplômes ; le type, statut, date de construction du logement ; la date d’emménagement dans le logement ; les professions et catégories socio-professionnelles (PCS) détaillées à deux postes – précisant le caractère stable ou précaire de l’emploi ; l’origine nationale des personnes nées à l’étranger de nationalité étrangère^b (proxy d’une variable ethno-raciale) ; le lieu de naissance des habitants nés et vivant toujours en première couronne parisienne (indice de stabilité résidentielle) ; l’arrivée d’habitants vivant auparavant à Paris, selon l’arrondissement. L’analyse porte sur les départements de la première couronne parisienne (Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne), espace densément bâti et proche de la capitale. L’échelle du découpage retenu est celle de l’IRIS (Îlots regroupés pour l’information statistique) (N = 1730), qui permet d’avoir accès à la diversité des configurations infra-communales (quartiers). Pour chacune des variables, j’ai mené des analyses séparées (AC et CAH), réunies au sein d’une analyse synthétique (ACM et CAH).

Les terrains ethnographiques sont Saint-Denis et Nanterre, communes historiquement communistes et ouvrières. Des zooms sur ces communes permettent d’approfondir l’analyse : leurs devenirs contrastés révèlent la diversité des processus de changement social en banlieue populaire. L’analyse des résultats statistiques est ainsi enrichie par le terrain ethnographique réalisé en doctorat (2009-2014), qui repose sur une présence ethnographique quotidienne pendant trois ans et la réalisation de 140 entretiens auprès d’acteurs culturels (élus, artistes, associatifs, fonctionnaires), ainsi qu’en Master 2 (2008), où j’ai étudié la gentrification dans le centre-ville historique de Saint-Denis, à partir de 25 entretiens auprès de nouveaux habitants. Cette méthode mixte alimente une analyse multi-scalaire, entre échelle métropolitaine, locale et individuelle.

a. Ces données ont été obtenues dans le cadre du projet PARISEG de l’Observatoire sociologique du changement, approuvé par le comité du secret du Conseil national de l’information statistique (CNIS), permettant de travailler sur les fichiers détaillés (« de production ») des recensements via le Centre d’accès sécurisé à distance (CASD). Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence nationale de la recherche au titre du programme Investissements d’avenir portant la référence ANR-10-EQPX-17. Je remercie E. Préteceille de m’avoir donné accès à ces données et Y. Savina pour son aide concrète.
b. Ces deux dernières variables ont été conçues par E. Préteceille.

1. Les banlieues parisiennes : un espace socio-urbain diversifié

5L’analyse de la typologie multidimensionnelle – croisant l’ensemble des variables socio-démographiques – et de l’évolution de la population active permet de décrire la diversité de la banlieue parisienne en 2008, ainsi que les inflexions sociales majeures l’ayant affectée au cours de la décennie précédente. L’espace de la première couronne parisienne se décompose en cinq configurations, où le processus socio-spatial le plus saillant est la diffusion géographique des classes supérieures. Cette partie confirme l’absence de dualisation socio-urbaine de la métropole parisienne (Sassen, 1996).

1.1. Les cinq configurations socio-spatiales de la première couronne parisienne

6La proche banlieue parisienne est caractérisée par une division sociale marquée. La catégorie socio-professionnelle, le revenu, le diplôme, le logement, l’origine migratoire, la mobilité géographique contribuent à dessiner un espace fortement structuré. Ces variables se recoupent : certaines sont systématiquement associées et s’opposent à d’autres. Ces logiques de proximité et de distance dessinent de vastes zones contiguës où ceux qui se ressemblent vivent à proximité, dans un cadre urbain similaire.

7Le principe des analyses factorielles est de résumer l’information d’un tableau composé d’un grand nombre de lignes et de colonnes, en faisant apparaître les principaux clivages internes. Il s’agit, en somme, de rendre intelligible un tableau à double entrée – avec les quartiers (IRIS) en ligne et les variables socio-démographiques en colonnes. L’axe 1 donne à voir l’opposition la plus structurante, les autres axes mettent au jour des oppositions de moins en moins transversales. Ici, l’axe 1 résume 51 % de l’information présente dans le tableau initial. L’axe 2 synthétise 23 % de l’information initiale : l’opposition mise en avant est moitié moins structurante. L’axe 3 résume 8 % de l’information. Les autres axes ont des pourcentages explicatifs plus faibles et ils ne sont plus interprétables sociologiquement, ils ne sont donc pas analysés. Les axes 1 et 2 résument, à eux deux, 74 % de l’information initiale – ce qui est beaucoup. La projection des variables et des quartiers sur ces axes (plan factoriel 1-2) est donc un bon résumé du tableau initial. On perd en précision ce qu’on gagne en lisibilité sociologique.

8Le graphique suivant représente le nuage des individus – constitué par les 1 730 IRIS – projetés sur le plan factoriel 1-2.

9Deux informations se dégagent de ce graphique. D’abord, la forme en « U » révèle un effet Guttman, ce qui met en évidence une redondance des données entre les lignes et les colonnes du tableau initial. Quand les lignes sont des quartiers et les colonnes, des variables socio-démographiques, on peut en conclure qu’il y a une homogénéité au sein des IRIS du point de vue des variables étudiées, ainsi qu’un continuum entre les différents IRIS : il existe une situation intermédiaire (axe 2) entre les oppositions les plus marquantes (axe 1). Ensuite, la couleur des points renvoie au découpage en cinq classes, issu de la CAH : chaque IRIS est affecté à une classe – le point jaune indiquant l’emplacement de son barycentre. Ce nuage des individus donne à voir l’existence de cinq configurations bien tranchées au sein de l’espace de la première couronne. La carte 1 les situe dans l’espace géographique.

10La présentation qui suit met en évidence, de manière conjointe, les oppositions les plus marquantes mises au jour par l’ACM (sur les trois premiers axes factoriels) et les cinq classes issues de la CAH. La carte enrichit et spatialise cette analyse.

12L’espace rouge – 357 IRIS – regroupe les quartiers d’habitat social, où sont installées des classes populaires, majoritairement issues des Outre-mer et des anciennes colonies françaises. Leurs habitants sont caractérisés par une vulnérabilité économique (faiblesse des revenus), un éloignement des formes culturelles légitimes (absence de diplôme) et des emplois subalternes (ouvriers, employés de la fonction publique, précaires et chômeurs ouvriers et employés). À l’échelle de la première couronne, on observe une stabilité résidentielle dans ces quartiers, qui sont principalement situés en Seine-Saint-Denis, dans la partie historiquement industrialisée au nord du canal de l’Ourcq – jusqu’à Gennevilliers dans les Hauts-de-Seine – et dans le sud du Val-de-Marne, le long de la Seine. On repère également quelques quartiers d’habitat social disséminés en banlieue est et dans quelques communes des Hauts-de-Seine (comme Nanterre ou Clamart). Ces quartiers sont principalement situés dans des communes historiquement ouvrières, dont les municipalités ont investi dans la construction de logement social à partir de l’entre-deux-guerres et, plus encore, pendant les Trente Glorieuses (Masclet, 2006). Ce parc de logements est néanmoins en rétractation.

15L’opposition entre les quartiers des classes supérieures et les cités populaires est structurante à l’échelle de la première couronne. Il s’agit d’une dualité historique (Préteceille, 2006), nuancée par les autres axes factoriels. On observe l’existence d’un vaste espace intermédiaire, où des classes moyennes stables sont établies. Saskia Sassen (1996) avait exclu la région parisienne de son modèle des villes globales caractérisées par une dualisation socio-urbaine en contexte post-industriel. À la suite d’autres recherches (Cartier et al., 2008 ; Préteceille, 2007), cette analyse en confirme la pertinence. En 2008, 35 ans après l’accélération de la désindustrialisation de la région parisienne (Bellanger, 2013), les classes moyennes n’ont pas disparu. Elles sont même surreprésentées dans le type d’espace (vert) regroupant le plus d’IRIS. En outre, l’espace populaire-mélangé (jaune) présente une co-présence inédite entre des catégories sociales vivant habituellement peu les unes à côté des autres, à rebours des logiques ségrégatives dominantes. Enfin, on n’observe pas un devenir univoque de la banlieue populaire. Le contraste entre Saint-Denis et Nanterre – communes aux caractéristiques socio-démographiques proches à la fin des années 1960 – le souligne. Les quartiers de Saint-Denis rattachent la commune à l’espace de la banlieue populaire, dans ses deux variantes : cités populaires d’habitat social et quartiers anciens populaires-mélangés. Nanterre occupe une position intermédiaire : la ville est une mosaïque sociale, dont les quartiers appartiennent aux différentes configurations présentées. Une analyse processuelle permet d’approfondir cette évolution différenciée.

 1.2. Évolutions : extension des quartiers supérieurs, rétractation des quartiers populaires

17Cette typologie des PCS se décompose en neuf classes. Ces dernières, construites empiriquement à partir de la division sociale de la première couronne parisienne, sont proches de celles construites par l’équipe de la Distinction (1979) et par les travaux récents d’inspiration bourdieusienne (Masclet et al., 2020). Aux trois grandes classes sociales, hiérarchisées en fonction du volume global de capital, s’ajoutent des lignes de clivages internes. Les classes supérieures et moyennes sont caractérisées par une structure en chiasme, avec une opposition entre un pôle culturel (public) et économique (privé). Quant aux classes populaires, elles sont hiérarchisées en fonction de la protection sociale apportée par le travail (stabilité versus précarité). On retrouve ces lignes de clivage dans la typologie de la proche banlieue parisienne. Les quartiers des classes supérieures se subdivisent en un pôle public (type 1), privé (type 2) – ce dernier se déclinant en une variante encore plus exclusive socialement (type 3). Les quartiers des classes moyennes sont composés d’un pôle supérieur, où vivent des catégories supérieures et des professions intermédiaires du privé (type 4), un pôle mixte « moyen-mélangé » (Préteceille, 2006) dont la composition sociale est proche de la moyenne de la première couronne (type 5) et un pôle de petits fonctionnaires (type 6). Enfin, les quartiers des classes populaires regroupent un ensemble populaire-mélangé (type 7) sur lequel on reviendra, stable (type 8) et précaire (type 9).

18La comparaison de cette typologie entre 1999 et 2008 permet d’observer quels types de quartiers sont en expansion ou en rétractation, comme le résume la figure 2.

19La figure 2 montre que la majorité des quartiers n’a pas changé de type entre 1999 et 2008 (diagonale). Néanmoins, on observe une augmentation marquée du nombre de quartiers supérieurs – en particulier ceux où vivent les cadres du privé et les professions libérales (carré bleu clair). On passe de 345 IRIS classés dans l’un des types supérieurs en 1999 à 513 IRIS, dix ans après. Parallèlement, on note une diminution du nombre de quartiers populaires, compensée cependant par une augmentation du nombre de quartiers populaires-mélangés (carrés rouges). 589 IRIS étaient classés dans l’un des types populaires en 1999, ils sont 552 en 2008. Parmi eux, le type populaire précaire a le plus fortement diminué. En 2008, 30 % des IRIS qui étaient classés dans ce type en 1999 se situent dans le type populaire stable, tandis que 21 % se trouvent dans le type populaire-mélangé. Ce dernier type a connu une forte augmentation, alimentée par des quartiers qui étaient, dix ans auparavant, davantage populaires ou moyens (carré rose). Quant aux quartiers moyens, le type comportant des classes supérieures voit ses effectifs augmenter (carré vert), les autres sont en rétractation. Le phénomène socio-spatial le plus marquant, en ce début de XXI^e siècle, est donc l’expansion des classes supérieures dans l’espace de la première couronne parisienne. Deux ressorts distincts peuvent être identifiés, pour lesquels deux notions distinctes sont utiles.

2. L’expansion des classes supérieures en banlieue : gentrification ou embourgeoisement ?

20L’analyse cartographique des lieux de l’expansion des classes supérieures à partir des deux types – issus de la typologie des PCS – dont l’effectif a le plus augmenté (type 2 « quartiers supérieurs du privé » et type 7 « quartiers populaires-mélangés ») incite à distinguer les processus de gentrification et d’embourgeoisement. Ceux-ci reposent en effet sur des fractions de classe distinctes, qui s’appuient sur des manières spécifiques de tirer profit de l’espace local pour stabiliser leur position de classe.

2.1. La gentrification, une co-présence inédite à l’issue incertaine

21Le processus de gentrification peut être repéré par l’installation progressive, dans un quartier historiquement ouvrier, d’individus appartenant au pôle culturel des classes supérieures – ce qui contribue à diversifier la composition sociale du quartier. On observe cette évolution au sein de l’espace jaune, décrit à partir de la typologie synthétique. Ces quartiers populaires et anciens, à proximité immédiate de Paris, voient affluer des habitants auparavant installés dans les arrondissements parisiens frontaliers, ce qui contribue à une coprésence inédite à l’échelle de la première couronne parisienne, entre des classes populaires et des fractions précaires et artistes des classes supérieures. La classe, issue de la typologie des PCS, donnant le ton à cet espace est la 7, celle des quartiers populaires-mélangés. Détaillons cette classe plus précisément et observons où se déroule son extension dans l’espace géographique. Cette analyse contribuera à renforcer conceptuellement la notion de gentrification.

23L’ensemble des quartiers colorés sont du type populaire-mélangé en 2008. Les couleurs indiquent dans quel type étaient classés les IRIS dix ans avant. Deux tendances se dégagent. On observe, d’une part, une diversification sociale de quartiers auparavant davantage populaires (rouge) et, d’autre part, une paupérisation de quartiers davantage moyens en 1999 (vert ou jaune). L’évolution des quartiers de Saint-Denis donne à voir ces deux processus. En 1999, les quartiers de la Plaine appartiennent au type populaire précaire. Cet espace amorce sa reconversion industrielle – avec la livraison du Stade de France, mais il y a encore peu de logements et ceux qui existent sont anciens, dégradés, occupés par des populations primo-migrantes vulnérables. Dix ans après, on observe une diversification – mesurée – de la population. Ce quartier reste, en 2008, un espace populaire qui attire peu les classes moyennes et supérieures, alors que s’installent des classes populaires stables dans les logements qui sortent de terre – composés en partie de logements sociaux. L’issue de ce changement social est ainsi conditionnée par les politiques publiques locales, en particulier du logement (Bacqué et Fol, 1997 ; Epstein, 2013 ; Raad, 2017 ; Clerval et Miot, 2017). Quant au centre-ville historique de la commune, il était classé dans un type davantage moyen en 1999, tandis qu’il est de type populaire-mélangé dix ans plus tard. Ce quartier est à la fois un lieu d’installation – non massive – de catégories supérieures précaires et artistes et de fixation de populations appartenant aux classes populaires précaires qui vivent dans le parc ancien privé dégradé – que l’assaut du GIGN à la suite des attentats du 13 novembre 2015 a fait connaître au grand public. Dans le cas du centre-ville de Saint-Denis, cette coprésence sociale inédite est une situation pérenne : on ne repère pas de renforcement de la présence des classes supérieures. L’issue de ce processus n’est pas certaine ou univoque (Bacqué, 2006 ; Chabrol et al., 2016), car il est indissociable d’une paupérisation parallèle – en dépit de politique de « mixité » (Bacqué et Fol, 1997) ou de résorption de l’habitat indigne (Costil, 2016).

25L’explosion des prix de l’immobilier dans Paris intra-muros à partir des années 2000 a poussé des Parisiens issus des classes supérieures à franchir le périphérique pour s’installer en banlieue populaire. À Saint-Denis, 4,5 % des habitants vivaient auparavant à Paris – selon les quartiers, le chiffre oscille entre 0,5 % et 19 %. Néanmoins, cette population néo-dionysienne est caractérisée par un turn-over important. Leurs membres viennent se fixer un temps à Saint-Denis, pendant la jeunesse ou tant que les enfants sont petits, mais ils quittent ensuite la commune. S’ils sont venus « s’agrandir » lors de l’arrivée des enfants, le souci de reproduction sociale l’emporte quelques années après – quand la question de l’école ou de l’insécurité devient problématique (Roux, 2022). Une partie d’entre eux quitte alors la région parisienne, pour retourner s’installer dans des régions d’où ils sont originaires ou alors où ils projettent davantage leur vie d’adultes. Ceux qui ne peuvent pas partir mènent, quant à eux, un travail matériel, symbolique et normatif de revalorisation de cet espace populaire – y compris à l’école (Van Zanten, 2001) – pour le rendre plus conforme à leurs attentes. Les acteurs de la gentrification cherchent à stabiliser leur trajectoire sociale, en limitant les dépenses liées au logement. Ils s’installent dans un quartier où le prix de l’immobilier est accessible pour eux, à l’achat ou à la location. Le logement est au cœur de ces stratégies ascensionnelles. Pour eux, l’espace local – foncier et immobilier – transmue en capital économique un capital culturel et une disponibilité en temps. Le rapport qu’ils développent avec le quartier ou la commune populaire – rapport à l’altérité, à l’offre culturelle, etc. – vient après, comme une rationalisation ou une critique ex post (Simon, 1997).

26Néanmoins, la gentrification n’est pas le seul ressort alimentant cette coprésence inédite. J’ai mis au jour un processus de notabilisation culturelle, qui est plus ancien – on peut le faire remonter aux années 1960 – et qui correspond à une forme d’ascension sociale sur place, hors de tout « travail de gentrification ». Je l’ai étudié dans le cas d’artistes et, plus généralement, d’acteurs culturels issus des classes populaires. Ces individus ont grandi en banlieue populaire ou y sont arrivés jeunes adultes, au gré d’opportunités professionnelles offertes par les politiques culturelles locales. Pendant leur enfance et leur jeunesse, ils ont acquis des ressources culturelles non certifiées. Leur passage au sein des institutions culturelles de la banlieue rouge – basé sur des affinités d’habitus ou des affinités politiques – a fait office de « brevet de compétence » (Bourdieu, 1979b), qu’ils peuvent ensuite faire valoir au sein du champ artistique ou du champ des politiques culturelles – dont ils deviennent des prescripteurs consacrés. Ce faisant, ils acquièrent, en banlieue rouge, un capital culturel institutionnalisé (Bourdieu, 1979b ; Clech, 2021). La notabilisation culturelle est une forme de mobilité sociale par la culture, qui ne passe pas par l’école, mais par un ancrage et une implication de longue durée à la fois au sein des institutions culturelles locales et de l’espace résidentiel. Ces individus ne cherchent pas à transformer l’espace matériel, normatif et social localisé, mais, au contraire, à en perpétuer l’existence à travers leur travail et leur style de vie. En outre, les ressources acquises localement ne sont pas toujours transférables hors de l’espace local. Ainsi, ils ne quittent pas la banlieue populaire (« pour aller où ? » m’oppose-t-on en entretien). Pour eux, l’espace local – institutionnel – stabilise la trajectoire sociale et permet un ancrage au sein du pôle culturel des classes moyennes ou supérieures, en institutionnalisant leur capital culturel. La manière de tirer profit de l’espace local diffère entre la notabilisation culturelle et la gentrification. Outre la fraction de classe atteinte, il est ainsi heuristique d’inclure cette dimension dans l’analyse du changement social en banlieue populaire – ce que l’analyse du processus d’embourgeoisement confirme.

27À l’échelle macro-sociologique, la coprésence inédite entre des classes populaires et les fractions culturelles des classes supérieures est un bon indicateur pour identifier le processus de gentrification. Néanmoins, à l’échelle micro-sociologique, ce processus de changement social peut en cacher un autre – la notabilisation culturelle. En outre, il n’est pas linéaire : son issue est incertaine. Il peut être l’antichambre d’un embourgeoisement plus massif, mais alors un autre ressort social est enclenché : le mimétisme résidentiel.

2.2 Le rouleau compresseur de l’embourgeoisement en première couronne parisienne

28La notion d’embourgeoisement est utilisée pour décrire un processus d’ascension sociale, correspondant à une entrée au sein des fractions économiques des classes supérieures (Laferté, 2018) ou comme un processus de fort accroissement de catégories supérieures dans un territoire, renforçant l’entre-soi social (Préteceille, 2007 ; Clerval et Delage, 2019). À la suite des travaux de Bruno Cousin (2013), je fais le choix de lier ces deux dimensions pour contribuer à définir l’embourgeoisement comme une « notion socio-spatiale » (Clerval et Delage, 2019, p. 95). L’analyse cartographique qui suit en souligne la pertinence, en même temps qu’elle démontre comment ce processus est le moteur principal du changement social à l’œuvre en banlieue parisienne, y compris populaire – comme le cas de Nanterre le révèle.

29La classe – issue de la typologie des PCS – dont l’effectif a le plus augmenté entre 1999 et 2008 est la 3 – celle des quartiers des classes supérieures du privé – qui passe de 178 à 308 IRIS. Le phénomène socio-spatial le plus marquant au début du XXI^e siècle est donc la diffusion spatiale de ces catégories, qui s’établissent dans des quartiers où elles sont majoritaires. La carte 3 donne à voir où ce processus se déroule.

31Comme le montre Bruno Cousin à partir des « quartiers refondés » de Courbevoie et de Levallois-Perret, s’installer à proximité des quartiers historiquement bourgeois ou d’affaires constitue, pour des individus dont l’entrée dans les classes supérieures est récente, une « présomption de réussite » et une « certification » du statut social atteint ou désiré (Cousin, 2013, p. 227). Ce processus souligne, en outre, le refus d’être exposé à une altérité sociale. Le lieu de vie doit signifier et permettre la reproduction de la position sociale (Barrault-Stella et Hugrée, 2020), d’où la mise en œuvre de ce mimétisme résidentiel. Le type de bâti corrobore cette hypothèse de mimétisme : de ce point de vue, ces quartiers sont hétérogènes. Alors que les bourgeois s’installent dans des quartiers faits pour eux et auxquels ils peuvent s’identifier (Pinçon et Pinçon-Charlot, 1989, 1994), on observe un recyclage du bâti préexistant dans le cas de l’embourgeoisement. Ce qui compte pour ces individus est l’entre-soi social, ils s’accommodent des logements existants. L’espace géographique – et la manière d’en tirer profit – fait ainsi pleinement partie du processus ascensionnel. Dans ce cas, l’espace local – l’adresse et l’entre-soi – transmue en capital social et symbolique un capital économique.

32La commune de Nanterre – sise derrière le centre d’affaires de la Défense – se situe dans l’espace d’expansion de ces quartiers. Son territoire est rattrapé par ce processus d’embourgeoisement rapide. Alors que la ville n’avait qu’un quartier – le centre-ville ancien – classé dans ce type en 1999, elle en a neuf, dix ans plus tard. Et parmi ces neuf quartiers, l’un d’eux – derrière la Défense – était classé dans le type des classes supérieures du public et est aujourd’hui classé dans le type des classes supérieures du privé. C’est donc principalement cette catégorie d’actifs qui s’installe à Nanterre dans le centre-ville, une partie du Mont Valérien et les quartiers récents dans le prolongement de l’axe historique du pouvoir (Louvre/La Défense), poursuivi jusqu’à la Seine – dans un territoire qui n’est pas sous le contrôle de la municipalité, mais de l’EPADESA (Établissement public d’aménagement de La Défense Seine Arche) (Roncayolo, 2007). Le moteur de cette évolution est le souci de mimétisme des cadres du privé qui s’installent près de leurs pairs pour sécuriser leur trajectoire (Thibault, 2023).

33Le changement social en banlieue populaire est donc soumis à des logiques métropolitaines. Saint-Denis et Nanterre sont touchées par des phénomènes importants – et divergents – de recompositions sociales : gentrification à Saint-Denis, embourgeoisement à Nanterre. Ces évolutions reposent sur leur position relative au sein de la mosaïque sociale de la première couronne parisienne. La gentrification peut être l’antichambre d’un embourgeoisement, comme dans les quartiers du bas-Montreuil, contigus de la commune bourgeoise de Vincennes – qui constitue un « pôle émetteur » (Clerval et Delage, 2019). Dans ce cas, on observe une diminution rapide du mélange social inédit et une présence accrue des catégories supérieures : on peut penser qu’un processus de mimétisme résidentiel est enclenché. À mon sens, il est heuristique de décomposer le processus habituellement décrit comme relevant de la gentrification, en deux étapes. La gentrification renvoie à la phase des pionniers – où la présence d’artistes et de fractions intellectuelles des classes supérieures contribue à changer l’image des lieux (Bordreuil, 1994 ; Collet, 2012 ; Zukin, 2014), mais dont l’issue est incertaine. La consolidation du changement social repose sur l’arrivée d’autres fractions de classe, principalement issues du privé – plus nombreuses dans la métropole parisienne, ainsi que sur d’autres manières de tirer profit de l’espace local : on passe alors à un processus d’embourgeoisement, alimenté par le mimétisme. Ces processus ont, en outre, des effets territoriaux distincts (rapport à l’altérité, aux normes locales, au pouvoir municipal), d’où la pertinence de les distinguer d’un point de vue sociologique.

Conclusion

34Les artistes et les acteurs culturels sont souvent pointés comme étant ceux par qui le changement arrive. La comparaison entre Nanterre et Saint-Denis montre cependant que les classes supérieures ne se précipitent pas dans les communes populaires, même marquées par une administration communiste où les politiques culturelles ont été particulièrement actives et où les artistes et les professionnels de la culture ont commencé à s’installer à partir des années 1960. L’installation au-delà du périphérique suit une logique ségrégative et l’embourgeoisement en est le moteur principal.

35Le phénomène métropolitain marquant en ce début de XXI^e siècle est l’agrégation des classes supérieures dans des quartiers où elles sont majoritaires ou à proximité immédiate, ce qui en transforme radicalement la morphologie sociale. Dans le cas français, où le statut social et la classe sont particulièrement liés (Naudet, 2012), le mimétisme résidentiel est le ressort principal du changement socio-spatial. On observe l’existence d’une classe supérieure à capital culturel, qui s’installe dans des espaces historiquement ouvriers, loin des quartiers traditionnellement supérieurs – ce qui contribue à une petite diversification sociale. Néanmoins, ce phénomène n’est pas massif et il est alimenté à la fois par un processus de gentrification et par une mobilité sociale sur place (notabilisation). Si ces espaces peuvent à leur tour connaître un embourgeoisement, quand ils sont rattrapés par l’extension métropolitaine des quartiers supérieurs, l’article a montré la pertinence de distinguer analytiquement ces deux processus, qui renvoient à la fois à deux fractions de classe distinctes et à deux manières de tirer profit de l’espace local, pour assurer la reproduction de la position sociale. Dans le cas de la gentrification, l’espace foncier et immobilier local transmue en capital économique un capital culturel et une disponibilité en temps. Dans celui de l’embourgeoisement, l’adresse et l’entre-soi localisé transmuent en capital social et symbolique un capital économique. Et, dans celui de la notabilisation, l’espace institutionnel local permet un ancrage d’individus issus des classes populaires au sein du pôle culturel des classes supérieures, via le processus d’institutionnalisation du capital culturel. Cet article incite ainsi à arrimer la théorie du changement socio-spatial à une théorie des classes sociales et de la mobilité sociale, qui entre dans le détail des stratégies d’accumulation des capitaux. D’un point de vue sociologique, il est pertinent de distinguer ces processus, qui désignent à la fois des formes de changement socio-spatial, caractérisées par une présence accrue des classes supérieures dans un quartier populaire, et des modalités de mobilité sociale où l’espace local joue un rôle. Ces processus sont néanmoins également conditionnés par les politiques publiques locales, notamment de logement : des politiques publiques de « refondation » (Cousin, 2013) ou de construction de logements sociaux ont des effets radicalement différents et encadrent les stratégies d’accumulation des habitants.

36Si les données empiriques analysées sont anciennes, l’analyse reste valable pour deux raisons. D’abord, la structure sociale de la banlieue parisienne est caractérisée par une forte inertie (Préteceille, 2006). Le changement prend du temps. Ensuite, elles ont permis de mener à bien le travail conceptuel présenté. Deux prolongements seraient cependant intéressants à mener. Avec une déstabilisation croissante de l’État social et un approfondissement d’un mode de régulation politique néo-libérale, il est probable que la spéculation immobilière et la recherche de plus-value – comme source de stabilisation de trajectoires marquées du sceau de l’incertitude – s’accentuent, alimentant ainsi un « travail de gentrification » plus poussé dans les années à venir – ce qui alignerait le processus de gentrification à la française sur des processus ayant cours dans des pays marqués par le néo-libéralisme (López-Morales, Gasic Klet et Meza Corválan, 2014 ; Lees, Bang Shin et López-Morales, 2015). À rebours de cette tendance, on peut se demander quel sera l’effet de la pandémie sur les choix résidentiels des acteurs de la gentrification, qui peuvent être tentés de quitter leurs quartiers pour des espaces ruraux (Collet, 2023).