- 1 On peut citer par exemple la réduction de loyer de solidarité, qui fait peser sur les organismes H (...)
- 2 Observatoire de la vente HLM de l’Union sociale pour l’habitat, 2022.
1Depuis le milieu des années 1960, les organismes HLM ont la possibilité de vendre à des ménages une partie des logements sociaux dont ils assurent la gestion. Cette politique, qui s’est développée également dans d’autres pays comme le Royaume-Uni et les Pays-Bas (Gimat, Marot et Le Bon-Vuylsteke, 2020), ne s’est pas traduite, en France, par le transfert dans le parc privé d’un grand nombre de logements sociaux (Gimat et Gloor, 2016). Néanmoins, alors que la loi ELAN, en 2018, a réformé le dispositif de vente, l’injonction de l’État aux organismes HLM s’est faite plus pressante. Cette injonction a été renforcée par la situation financière de plus en plus fragile des bailleurs sociaux sous l’effet de diverses dispositions financières défavorables (Fol, Gimat et Miot, 2022)1. Afin de compenser la diminution conséquente de leurs fonds propres, les organismes sont vivement incités à vendre une partie de leur parc pour être en mesure de poursuivre leurs investissements dans la construction et l’entretien. Ainsi, le nombre de logements HLM vendus à des ménages est passé d’environ 4 700 en 2007 à 8 600 en 2017 et à près de 12 000 en 20212.
- 3 C’est par exemple le cas dans le rapport sur la vente HLM rédigé par le député Carré (2009), où le (...)
2Si la vente des logements sociaux est principalement encouragée, en France, pour les raisons financières évoquées ci-dessus et pour participer aux politiques de promotion de l’accession à la propriété, sa capacité à créer de la mixité sociale dans des immeubles auparavant occupés exclusivement par des locataires HLM est parfois mise en avant3. En effet, la vente de logements sociaux produit des formes de cohabitation résidentielle inédites dans les immeubles où elle est mise en œuvre. Elle fait se côtoyer dans un même bâtiment, et souvent sur un même palier, des résidents ayant des statuts d’occupation différents : des locataires sociaux restés en place, des propriétaires ayant acquis un logement (qui peuvent être d’anciens locataires sociaux de l’immeuble ou des ménages venant de l’extérieur) et même des locataires privés d’appartements mis en location par leur propriétaire (Boulai, Fol et Gimat, 2023). Une telle mixité de statuts ne se retrouve que dans les rares cas d’immeubles construits par des promoteurs immobiliers dont une partie est cédée à des organismes HLM selon la procédure de vente en l’état futur d’achèvement (VEFA HLM) et où il a été décidé de ne pas séparer les logements sociaux et les logements en accession à la propriété par bâtiment ou par cage d’escalier (Barthel et Dèbre, 2010 ; Gimat et Pollard, 2016).
3La diversité des statuts d’occupation est susceptible de se traduire par une diversité sociale des ménages plus ou moins prononcée. Les travaux déjà anciens de Gotman et Bertaux-Wiame (1991, 1994) soulignaient que la vente de logements sociaux pouvait, à l’échelle des immeubles concernés, contribuer à « maintenir une diversité sociale » en permettant la cohabitation de ménages aux profils sociaux et aux trajectoires résidentielles variés. En effet, « le fait que les locataires restés sur place soient parmi les plus modestes, et que certains accédants parmi les plus favorisés soient venus d’immeubles ou même de quartiers voisins, contribue à rehausser le profil social des accédants et à accuser l’hétérogénéité sociale de l’immeuble » (Gotman, 1998, p. 4). Les enquêtes menées par ces autrices montrent qu’en faisant cohabiter des résidents aux statuts d’occupation et sociaux divers, la vente de logements sociaux produit, au sein même du groupe des accédants à la propriété, des rapports au logement et des stratégies patrimoniales très contrastés, qui ont des conséquences sur le plan social et résidentiel.
4Les dispositions à l’égard de la diversité sociale de même que les relations de voisinage peuvent être affectées par la variété des positions sociales, des statuts d’occupation et des parcours résidentiels et sociaux des ménages cohabitant dans un même immeuble. Les nombreux travaux de recherche sur les effets de la proximité spatiale de ménages aux appartenances sociales et aux parcours différenciés ont montré, depuis l’article fondateur de Chamboredon et Lemaire (1970), que les relations de voisinage et les points de vue des ménages sur la « mixité sociale » sont liés aux positions sociales relatives des individus et des groupes composant l’immeuble ou le quartier, ainsi qu’à leurs trajectoires.
5En repartant des résultats de ces travaux, nous souhaitons analyser les modalités de cohabitation des habitants de trois résidences concernées par la vente HLM. À partir d’une typologie, nous caractérisons les ménages en fonction de leur position sociale, de leur statut d’occupation et de leurs stratégies patrimoniales et résidentielles. Nous interrogeons ensuite le rapport des ménages à la diversité sociale et de statuts de leur voisinage, puis nous analysons les relations qu’ils entretiennent avec les autres habitants de leur résidence. Finalement, nous nous intéressons aux facteurs et temporalités des processus qui aboutissent à ces formes de peuplement spécifiques, en montrant que ces situations de cohabitation sociale originales sont instables. À partir d’éléments sur les trajectoires des résidences étudiées, nous mettons en évidence le caractère très provisoire de la « mixité sociale » instaurée par la vente HLM.
- 4 Programme de recherche « Vente HLM 2020-2023 », financé par un groupement de onze commanditaires, (...)
6Nos résultats sont fondés sur des enquêtes menées dans le cadre d’un programme de recherche sur la vente des logements sociaux4. Ils s’appuient principalement sur l’analyse monographique de trois résidences mises en vente en proche banlieue parisienne, au sein de marchés immobiliers plutôt attractifs. Ces résidences ont été choisies parce qu’elles présentent des caractéristiques différentes, au niveau de leur peuplement, du statut de l’organisme gestionnaire et du temps écoulé depuis la mise en vente (cf. tableau 1). Nos analyses s’appuient sur la réalisation d’entretiens semi-directifs auprès, d’une part, des ménages occupant ces résidences et, d’autre part, des salariés des bailleurs ayant la charge de ces résidences, notamment des membres de l’équipe de direction, des responsables d’agence et des chargés des ventes. Elles ont aussi donné lieu à une enquête photographique dans les parties communes et au sein des logements, réalisée par Hortense Soichet.
Tableau 1. Caractéristiques des résidences enquêtées
|
Sartrouville |
Villejuif |
Alfortville |
| Date de construction |
1963 |
1972 |
1988 |
| Date de mise en vente |
1998 |
2010 |
2016 |
| Statut de l’organisme Hlm vendeur |
Entreprise sociale pour l’habitat à périmètre d’intervention régional |
Entreprise sociale pour l’habitat à périmètre d’intervention national |
Coopérative HLM à périmètre d’intervention local |
| Statut au regard du conventionnement Hlm |
Conventionné |
Non conventionné |
Conventionné |
| Nombre total de logements dans la résidence |
82 |
135 |
129 |
| Nombre et part de logements vendus au moment de l’enquête |
67 (82 %) |
89 (66 %) |
55 (43 %) |
7Depuis la réforme du financement du logement social de 1977, et plus encore depuis le début des années 1990, la mixité sociale est au cœur des politiques de l’habitat et du logement (Zittoun, 2004). La loi d’orientation pour la ville de 1991, si elle a été suivie de peu d’effets, a en effet introduit l’obligation d’un minimum de 20 % de logements sociaux à l’échelle communale et, ce faisant, une certaine vision de la mixité sociale : celle-ci apparaît comme assurée dès lors qu’on trouve localement une diversité de statuts d’occupation des logements (locatif social, locatif privé, propriété occupante). Cet objectif a été régulièrement réaffirmé, en particulier depuis le début des années 2000, à travers, d’une part, l’article 55 de la loi Solidarité et renouvellement urbain (SRU), qui renforce l’obligation introduite par la loi de 1991 et, d’autre part, la mise en place du Programme national de rénovation urbaine. La mixité sociale s’impose ainsi comme norme en matière de localisation et de peuplement du logement social, aussi bien pour mettre fin à la « spécialisation sociale » des grands ensembles que pour éviter la création de nouveaux quartiers principalement occupés par des locataires sociaux (Lelévrier, 2010 ; Desage, 2012). Elle renvoie à l’idéal d’une cohabitation harmonieuse entre différents groupes sociaux et statuts d’occupation.
8Ces situations de cohabitation ont fait l’objet de nombreuses recherches, qui, à la suite de l’article de Chamboredon et Lemaire (1970), montrent cependant que, selon les groupes sociaux en présence, les statuts d’occupation et les trajectoires résidentielles, la perception par les ménages de la diversité sociale et les relations de voisinage qui en découlent varient sensiblement.
9De nombreux travaux se sont penchés sur la façon dont les rapports sociaux se structurent entre les habitants dans des espaces socialement hétérogènes. Comme Authier (2008) l’a montré, les formes de coprésence dans les espaces résidentiels sont très diverses et sont le produit de multiples déterminants. Si les variables sociales interviennent dans la structuration des pratiques sociales et des représentations, « les rapports sociaux observés à un niveau général se trouvent localement remodelés » sous la double influence des contextes résidentiels et des projets et trajectoires des individus (Authier, 2008, p. 106).
10Ainsi, les caractéristiques du quartier et les formes de coexistence qu’il abrite déterminent en partie les rapports sociaux et les représentations de la mixité. Dans les quartiers gentrifiés ou en voie de gentrification, les ménages des classes moyennes et supérieures, en particulier ceux plus dotés en capital culturel qu’en capital économique, valorisent en général la mixité sociale et la « diversité », et cela d’autant plus que leur position sociale n’est pas menacée par la présence de ménages des classes populaires (Bidou, 1984 ; Tissot, 2010). La valorisation de la mixité s’accompagne alors bien souvent de l’instauration ou du maintien de rapports de domination (Collet, 2015). De même, Cayouette-Remblière (2020) souligne, dans le contexte des quartiers « mixtes » issus de zones d’aménagement récentes, les effets différenciés de la cohabitation selon les groupes sociaux. Pour les catégories supérieures et moyennes, côtoyer des classes populaires nourrit des stratégies de distinction en visibilisant leur position sociale supérieure et les « logiques affinitaires à l’œuvre » (p. 19). Pourtant, ces ménages valorisent la mixité sociale et manifestent le souhait de nouer des relations avec des personnes de statut différent. À l’inverse, Cayouette-Remblière souligne « l’invisibilité des classes moyennes et supérieures dans les propos des classes populaires » (p. 20).
11Les trajectoires et projets des individus jouent également un rôle essentiel dans les pratiques et représentations de la mixité. La diversité sociale du milieu résidentiel est ainsi perçue positivement lorsqu’elle s’accompagne d’une trajectoire ascendante, permettant à des ménages d’accéder à une situation résidentielle vécue comme plus favorable. Dans le centre rénové de Saint-Denis, les ménages « pionniers » de classes moyennes qui se sont installés dans les années 1980 expriment une vision très positive de la diversité sociale du quartier lors de sa livraison (Bacqué et Fol, 1997). Position sociale et sens des trajectoires apparaissent ainsi comme des déterminants essentiels des relations entre voisins dans les situations de cohabitation entre groupes sociaux (Launay, 2014). De même, dans leur analyse de deux immeubles acquis par l’OPAC de Paris pour y créer des logements sociaux, Bacqué et al. (2010) montrent que les nouveaux arrivants, attributaires d’un logement social, se disent « attachés à la mixité », qui renvoie pour eux à une certaine promotion sociale, alors que les ménages installés avant l’achat des immeubles vivent cette cohabitation comme un déclassement, teinté d’un sentiment de captivité. Le caractère plus ou moins subi de la mobilité, comme de la cohabitation, a ainsi des effets sur la perception de la mixité. Dans la situation spécifique de mixité décrite par Bacqué et al. (2010), la contrainte résidentielle liée à une mixité vécue comme imposée conduit de plus à « l’exacerbation des rapports sociaux et des logiques de distinction autour de la question raciale, symptôme de déclassement » (p. 107).
12La mixité sociale peut aussi résulter de trajectoires liées à de « petits déplacements dans l’espace social » issus de l’accès à la propriété des franges les plus stables des classes populaires, que ce soit dans les quartiers en rénovation urbaine (Gilbert, 2013, p. 16) ou dans les espaces périurbains (Lambert, 2015 ; Cartier et al., 2008). Des tensions peuvent alors se manifester entre ménages partageant le statut de propriétaires. Lambert (2015, p. 207) montre que, dans le lotissement périurbain qu’elle a étudié, le conflit entre les ménages résidant dans les deux tranches du lotissement « se nourrit de la proximité spatiale d’individus distants socialement ». Des difficultés semblables de cohabitation sont décrites par Cartier et al. (2008, p. 203), qui mettent en avant « la hantise de la rechute sociale » des « petits-moyens » face à l’arrivée de familles immigrées dans le quartier pavillonnaire où ils ont accédé à la propriété. Ainsi, la mixité sociale semble généralement mal vécue lorsqu’elle fait peser le risque de la dévalorisation d’un bien immobilier difficilement acquis, celui d’une « dégradation » du voisinage, mais aussi d’une cohabitation scolaire jugée néfaste pour l’avenir des enfants (Collet, 2015 ; Bacqué et Fol, 1997 ; Audren, Baby-Collin et Dorier, 2016).
13Les différences de statut d’occupation peuvent aussi être à l’origine de comportements de mise à distance de locataires par des propriétaires. À partir d’une enquête auprès d’accédants à la propriété dans un quartier en rénovation urbaine de la métropole lyonnaise, Gilbert (2013, p. 17) montre que les efforts accomplis par ces ménages, qui ont bénéficié d’une « petite promotion résidentielle » par l’accession à la propriété, « sont à l’origine d’un sentiment de distinction par rapport aux locataires HLM et forgent le sentiment de l’ascension résidentielle ». Cela se traduit par des formes de mise à distance du quartier, condition de la promotion résidentielle de ces ménages. Le statut de propriétaire procure un sentiment de distinction d’autant plus fort que la distance sociale et géographique avec les autres habitants est faible. Dans leur enquête de 1991 sur les effets de la vente HLM, Gotman et Bertaux-Wiame s’étaient intéressées à l’évolution des relations induite par le changement de statut d’occupation. La mixité de statut entre locataires HLM et propriétaires apparaît comme une source de tension entre les habitants (p. 38), seule une minorité d’accédants enquêtés jugeant cette mixité souhaitable. Les autres propriétaires soulignent le risque de moins-value à la revente, mais aussi les conflits dans la vie quotidienne de la copropriété. Ils se considèrent plus investis et plus soucieux de la gestion des espaces communs que les locataires. Le rôle du statut d’occupation sur les interactions sociales et les relations de voisinage est aussi mis en avant par Cayouette-Remblière (2020) dans les quartiers récents qu’elle a étudiés. Elle souligne que le statut crée des potentialités d’interactions différenciées, comme la participation aux assemblées générales de copropriété et au conseil syndical pour les propriétaires. Les propriétaires, de manière générale, entretiennent plus de relations de sociabilité et échangent plus de services que les locataires (Bonneval, 2021). Steinmetz (2021) met quant à elle en évidence la spécificité des manières de voisiner des locataires HLM, reflet non seulement des singularités des sociabilités des classes populaires, mais aussi des modes d’habiter propres au parc social. Cela se traduit par des relations de voisinage très centrées sur les enfants, qui constituent à la fois un sujet majeur des discussions et l’un des principaux motifs des visites entre voisins et services rendus.
14Si le statut d’occupation a des effets sur les représentations de la mixité sociale et les relations de voisinage, ceux-ci dépendent également de l’écart social entre les propriétaires et les locataires. Gimat et Pollard (2016) ont analysé les relations de voisinage au sein d’opérations de VEFA HLM en région parisienne, où la mixité de statuts est organisée à l’échelle des cages d’escalier. Dans ces opérations, les bailleurs sociaux ont manifestement prêté une attention particulière au processus d’attribution des logements sociaux. Leurs locataires sont en effet recrutés parmi les franges stables des ménages demandeurs de logement social, disposant majoritairement d’un emploi et de revenus fixes. Quant aux propriétaires, la cible des promoteurs étant généralement constituée de primo-accédants, voire de bénéficiaires d’opérations en accession sociale, leur profil social n’est pas très éloigné de celui des locataires. La présence de logements sociaux dans l’opération n’est donc généralement pas présentée comme un problème et certains valorisent même la diversité sociale, sauf dans l’une des opérations étudiées, où l’écart social entre propriétaires et locataires est le plus fort et où se manifestent des rapports conflictuels liés au statut d’occupation.
15Finalement, les travaux analysant les effets des situations de mixité ont en commun de mettre en avant une grande « variété des dispositions à l’égard de la mixité sociale », qui peuvent se traduire par des modalités de cohabitation bien acceptées ou même valorisées, mais aussi par des « formes de distanciation, de cloisonnement, d’entre soi » (Giroud, 2015, p. 6). Par rapport aux situations décrites dans la littérature, les formes de cohabitation issues de la vente HLM sont néanmoins spécifiques. Elles s’inscrivent à une échelle peu analysée par les travaux sur la mixité sociale, celle de l’immeuble, et font coexister des individus aux statuts d’occupation et aux trajectoires particulièrement divers.
- 5 Les acquéreurs de logements sociaux doivent respecter deux clauses, dites « antispéculatives », qu (...)
16Dans les résidences enquêtées, situées dans des marchés immobiliers franciliens dynamiques, la vente HLM produit la cohabitation de ménages aux statuts résidentiels et aux profils sociaux différents. L‘occupation de ces immeubles est en effet le résultat d’un ensemble de choix réalisés sur le long terme par l’organisme HLM gestionnaire (stratégies d’attribution, choix des immeubles à vendre, définition du prix de vente, stratégie de commercialisation, etc.) et de logiques de marché. Une fois cédés, que ce soit à leurs occupants ou à d’autres types de ménages, les anciens logements sociaux deviennent en effet des logements presque comme les autres : ils peuvent être occupés en tant que résidence principale ou secondaire, mais aussi revendus ou remis en location dans le secteur privé, et ce, à des prix de marché5.
- 6 Au sein des trois résidences enquêtées, 137 entretiens semi-directifs ont été réalisés avec les ha (...)
17À statut d’occupation égal, les ménages rencontrés au sein des résidences enquêtées présentent généralement une certaine diversité interne, en termes de profils sociaux comme de parcours résidentiels, ce que nous avons cherché à saisir à travers une typologie regroupant l’ensemble des enquêtés6. Construite à partir d’un travail qualitatif d’analyse des entretiens, cette typologie est née de la nécessité d’actualiser le travail de Gotman et Bertaux-Wiame (1991, 1994), qui avaient elles-mêmes conçu une typologie classant les ménages selon leur statut d’occupation et selon l’articulation entre valeur d’échange et valeur d’usage dans le rapport entretenu à leur logement. Nous avons repris cette grille d’analyse, tout en l’ajustant au contexte de la présente enquête, qui se distingue de celles de Gotman et Bertaux-Wiame, à la fois en termes de temporalité, de contexte géographique et de marchés immobiliers. Les catégories des deux autrices ne correspondant pas à la réalité que nous observions, nous avons donc cherché à les adapter à de nouveaux modes d’occupation des logements (mise en location, achat à la suite d’une revente) et aux profils sociaux qui étaient peu ou pas étudiés dans leur travail (locataires HLM, locataires d’un logement privé, acquisition à la suite d’une revente).
- 7 Nous avons, pour chaque ménage, retenu la catégorie socio-professionnelle de l’enquêté ou du propr (...)
18Nous avons caractérisé les ménages enquêtés selon leur statut d’occupation, ainsi que selon leurs stratégies résidentielles et patrimoniales. Ce travail supposait d’analyser conjointement, à partir des discours et des parcours des enquêtés, la place occupée par le logement dans leur trajectoire résidentielle et dans leurs pratiques de valorisation patrimoniale. Pour chaque catégorie ainsi constituée, nous nous sommes intéressés à l’articulation entre valeur d’usage et valeur d’échange dans la manière dont les ménages considèrent leur logement, en constatant que ces deux dimensions sont toujours liées (Godard et Pendaries, 1978). Un profil socio-économique7 a ensuite été esquissé pour chaque catégorie de ménages.
19Les ménages propriétaires de leur logement peuvent être divisés en quatre catégories, correspondant à des rapports au logement et des profils sociaux différents (cf. tableau 2).
- 8 Parmi ces ménages, 28 ont acheté au bailleur et 5 à un propriétaire privé à la suite d’une revente
- 9 Parmi ces ménages, 16 ont acheté le logement HLM qu’ils occupaient, 1 a acquis le logement HLM d’u (...)
- 10 Ces ménages occupent leur logement depuis 17 ans en moyenne au moment de l’entretien.
20L’« accession-ancrage » rassemble 33 ménages qui sont devenus propriétaires en achetant, généralement auprès du bailleur8, un logement HLM dont ils étaient locataires, ou non9. Ils considèrent avoir saisi une opportunité, parfois unique, d’accéder à la propriété à un prix jugé raisonnable, alors même qu’ils n’avaient pas forcément le projet de devenir propriétaires. Le logement occupé au moment de l’enquête constitue une étape de long terme dans leur parcours résidentiel : ils n’ont pas de projet de déménagement. Le statut de propriétaire est considéré comme avantageux par ces ménages, car il leur permet de cesser de payer un loyer et de ne plus dépendre d’un organisme HLM ou d’un propriétaire bailleur pour assurer leur maintien dans leur logement. Ce dernier est ainsi perçu par les enquêtés comme une forme d’épargne et comme un mode de sécurisation de leur parcours de vie et de celui de leurs descendants, dans une perspective de transmission du logement. Ainsi, sans exclure totalement une prise en compte de la valeur d’échange, le rapport de ces ménages à leur logement est centré sur la valeur d’usage : l’accession à la propriété permet avant tout une amélioration de leurs conditions de vie sur le long terme10. L’âge apparaît comme l’une des caractéristiques déterminantes du parcours résidentiel de ces ménages : il s’agit du groupe de ménages le plus âgé au moment de l’entretien (50 ans en moyenne) et qui a accédé le plus tardivement à la propriété (à 41 ans en moyenne). Leur profil social est assez diversifié, avec une dominante de classes moyennes, voire supérieures (cf. la répartition des ménages en fonction de leur profession et catégorie socioprofessionnelle (PCS) dans le tableau 2). On peut supposer que ces ménages plus âgés, dont une partie non-négligeable est née à l’étranger (7 sur 34), ont connu une ascension sociale et professionnelle qui leur a certes permis d’accéder à la propriété, mais à un âge plus élevé que les autres groupes de notre typologie. Une telle compréhension de la trajectoire sociale et résidentielle de ces ménages permet d’expliquer la prédominance de statuts socio-professionnels élevés au sein de cette catégorie d’enquêtés, qui se trouvent à un stade relativement avancé de leur carrière.
- 11 La naissance d’enfants et le fait que ceux-ci grandissent jouent un rôle important chez des ménage (...)
- 12 10 achats auprès du bailleur social contre 5 à un propriétaire privé.
- 13 Ilyès Benamran, 45 ans, agent de sécurité incendie, propriétaire, « accession-passerelle », Villej (...)
21L’« accession-passerelle » correspond, quant à elle, à 15 ménages qui ont développé un projet de déménagement, souvent en relation avec des événements biographiques11, dans les années suivant l’achat du logement, qui n’était généralement pas considéré, au départ, comme transitoire. L’acquisition du logement s’est souvent faite par opportunité, pour des motifs similaires à ceux décrits pour l’ « accession-ancrage », et selon des conditions identiques, c’est-à-dire majoritairement auprès du bailleur12. Ces ménages, âgés d’en moyenne 49 ans au moment de l’entretien et ayant acquis leur appartement à 38 ans, après y avoir vécu en moyenne 17 ans, concevaient d’abord leur logement comme une forme d’épargne. Cependant, ils prennent conscience, quand ils envisagent de céder leur appartement, qu’ils vont réaliser une plus-value à la revente. La plus-value n’est pas la motivation principale du déménagement, mais apparaît davantage comme la « cerise sur le gâteau13 », permettant d’accéder à la propriété d’une maison ou d’un plus grand appartement. Initialement, ces ménages considèrent donc avant tout leur logement à l’aune de sa valeur d’usage, mais, dans le contexte de marchés immobiliers franciliens haussiers, ils découvrent la possibilité de mettre la valeur d’échange de leur logement au service d’une valeur d’usage future améliorée. Bien que leurs trajectoires finissent par diverger, « accédants-ancrage » et « accédants-passerelle » présentent ainsi de fortes ressemblances en matière de parcours résidentiel et de profil social. Celui des « accédants-passerelle » est également assez diversifié, avec des ménages appartenant aux classes populaires, moyennes ou supérieures et connaissant souvent des dynamiques d’ascension sociale.
- 14 Parmi ces ménages, 11 occupaient précédemment un logement dans le parc locatif privé, 4 étaient lo (...)
- 15 Parmi ces ménages, 12 ont acquis leur logement auprès d’un propriétaire privé, à la revente.
22Les « accédants-tremplin » présentent quant à eux un profil plus jeune (35 ans en moyenne) et nettement plus favorisé, avec une prédominance de cadres. Ces 16 ménages se distinguent des « accédants-passerelle » en ce qu’ils envisagent dès le départ la possibilité de réaliser une plus-value, à mettre au service de l’acquisition ultérieure d’un logement familial considéré comme idéal, prenant généralement la forme d’un pavillon situé en dehors de l’Île-de-France. Ce groupe d’enquêtés adopte un discours qui articule le vocabulaire de l’investissement, dans une logique calculatoire, à un objectif d’amélioration des conditions de logement, ces enquêtés étant majoritairement issus du parc locatif privé14. Le logement, acquis à la suite d’une revente plutôt qu’auprès du bailleur social15, est donc conçu comme une étape, au sein de parcours résidentiels conditionnés par l’occupation d’un poste en Île-de-France, en début de carrière professionnelle. Cette catégorie de propriétaires s’intéresse plus explicitement que la précédente à la valeur d’échange d’un logement qui sera cédé à moyen terme, ce qui permettra de dégager des ressources financières pour la poursuite de projets résidentiels déjà définis et liés à la fondation d’une famille. Une telle stratégie résidentielle s’inscrit donc plus généralement dans la structuration du parcours familial et professionnel de jeunes ménages très qualifiés, qui accèdent plus tôt à la propriété que les deux premières catégories de la typologie (31 ans en moyenne). Cinq de ces ménages sur seize sont nés à l’étranger, dont quatre en Afrique du Nord et subsaharienne.
- 16 Parmi les 8 ménages « accession-investissement », 5 ont acheté un logement HLM vendu par le baille (...)
23L’« accession-investissement » correspond à la quatrième logique d’accession à la propriété observée lors de notre enquête. Cette catégorie rassemble un nombre plus faible de ménages, à savoir 8 seulement, qui ont fait l’acquisition d’un logement considéré comme une étape (bien qu’ils n’aient pas nécessairement de projets de départ précis) et conçu comme le point de départ d’un parcours d’investisseur immobilier. Le logement, acquis pour certains auprès du bailleur16, pourra ainsi constituer le support futur de l’extraction d’une rente locative ou ouvrir la voie à d’autres acquisitions par la réalisation d’une plus-value à la revente. Ces ménages, majoritairement cadres et assez jeunes (33 ans en moyenne au moment de l’entretien et 32 ans lors de l’accession à la propriété), sont les plus renseignés quant à l’état et au fonctionnement des marchés immobiliers et envisagent avant tout leur logement au prisme de sa valeur d’échange.
Tableau 2. Typologie des propriétaires
| Type de propriétaire |
Place du logement dans les trajectoires résidentielles |
Place du logement dans les trajectoires patrimoniales |
N = |
Âge moyen au moment… |
PCS |
Répartition dans les résidences |
| De l’entretien |
De l’achat |
| Accession-ancrage |
Aboutissement (ou absence de projet résidentiel alternatif) |
Épargne, transmission aux enfants |
33 |
50 |
41 |
CPIS : 14
PI : 8
Employé : 6
Ouvrier : 2
NR : 3
|
Sartrouville :9
Villejuif : 9
Alfortville : 15
|
| Accession-passerelle |
Projet de déménagement apparu après l'achat
Étape de moyen/long terme
|
Épargne
Plus-value non-anticipée
|
14 |
49 |
38 |
CPIS : 4
PI : 5
Employé : 3
Ouvrier : 1
Artisan, commerçant... : 1
|
Sartrouville : 8
Villejuif : 3
Alfortville : 3
|
| Accession-tremplin |
Projet de déménagement présent d'emblée
Étape de court/moyen terme
|
Plus-value anticipée dès le départ, mise au service du projet résidentiel |
16 |
35 |
31 |
CPIS : 10
PI : 6 |
Sartrouville : 7
: 6
Alfortville : 3
|
| Accession-investissement |
Un logement-étape mais des projets de départ souvent peu définis |
Amorçage pour d’autres investissements immobiliers
Mise en location du logement envisagée
|
8 |
33 |
32 |
CPIS : 6
PI : 2
Ouvrier : 1
|
Sartrouville :9
Villejuif : 9
|
- 17 En effet, 14 ménages sont cadres, 3 professions intermédiaires, 2 étudiants.
- 18 Parmi les 19 ménages locataires privés, 10 sont nés à l’étranger, dont 9 hors de l’Union européenn (...)
24Les locataires d’un logement privé font également partie des nouveaux profils de résidents dont l’arrivée a été permise par la vente de logements sociaux (19 ménages). Constituant un groupe relativement homogène et favorisé socialement17, ces ménages occupent leur logement de manière transitoire, parce qu’ils sont au début de leur parcours professionnel, parce qu’ils sont encore en études ou parce qu’ils viennent d’arriver en France18. Généralement sans projets résidentiels définis, ils ne se projettent pas dans leur logement au-delà de quelques années. Le statut de locataire privé permet à ces ménages de disposer d’une certaine flexibilité dans un contexte d’évolution professionnelle (nouveau poste), biographique (mise en couple) ou résidentielle (déménagement ailleurs en France ou à l’étranger).
25Les trois catégories de propriétaires présentées, ainsi que les locataires d’un logement privé, illustrent le processus de diversification des profils de résidents, qui naît de l’élargissement des modalités d’accès à ce parc de logements anciennement HLM. L’arrivée d’habitants aux stratégies résidentielles diversifiées, dont certains considèrent leur logement comme une étape de court ou moyen terme, est en outre susceptible d’accélérer la rotation du peuplement amorcée par la vente de logements sociaux.
- 19 Le classement des locataires HLM a suscité des difficultés méthodologiques, tenant à l’interprétat (...)
26Les locataires HLM constituent, quant à eux, une frange d’habitants installés de manière stable dans les résidences enquêtées. Ils contribuent à la diversité sociale de celles-ci dans la mesure où leur présence implique le maintien d’une population au profil social en moyenne plus populaire que celui des propriétaires et des locataires privés, et a fortiori des arrivants les plus récents. Néanmoins, ils ne forment pas une population homogène. Les locataires HLM se différencient notamment par les motifs pour lesquels ils n’ont pas acheté le logement social qu’ils occupent, ce qui a constitué le principal critère de classement de ces ménages et a permis de mettre en évidence des profils sociaux différents selon les catégories ainsi construites (cf. tableau 3)19.
Tableau 3. Typologie des locataires d’un logement social
| Type de locataire Hlm |
Motifs du non-achat/de l'achat projet |
N = |
Âge moyen (entretien) |
PCS |
Répartition dans les résidences |
| Achat impossible |
Manque de moyens financiers et/ou âge ne permettant pas d’obtenir un crédit |
26 |
62 |
CPIS : 1
PI : 6
Employés : 13
Ouvriers : 2
Artisans, commerçants… : 1
NR : 2
|
Sartrouville : 4
Villejuif : 10
Alfortville : 12
|
| Refus de l'achat |
Ne pas se créer de contraintes budgétaires
Pas d'héritiers
Pas le bon logement
|
10 |
61 |
CPIS : 1
PI : 5
Employés : 3
Artisans, commerçants… : 1
|
Sartrouville : 3
Villejuif : 4
Alfortville : 3
|
| Achat projeté |
Améliorer ses conditions de logement
Investissement, transmission du logement aux enfants
|
6 |
40 |
CPIS : 1
PI : 2
Employés : 1
Artisans, commerçants… : 1
|
Sartrouville : 1
Villejuif : 0
Alfortville : 5
|
- 20 12 enquêtés sont retraités, 12 actifs et 2 au chômage.
27Une première catégorie, la plus importante numériquement (26 ménages), est constituée de locataires HLM qui auraient souhaité acquérir leur logement, mais qui n’y sont pas parvenus. L’achat du logement a été rendu impossible par le manque de ressources économiques des ménages, par la difficulté d’accès au crédit immobilier et par l’âge avancé d’une partie d’entre eux (62 ans en moyenne au moment de l’entretien). Ces locataires formulent peu de projets résidentiels, si ce n’est celui de demeurer dans leur logement, en bénéficiant de loyers relativement faibles en raison de leur ancienneté. Ces ménages appartiennent, pour une part importante, à des catégories sociales populaires (cf. la répartition des ménages en fonction de leur PCS dans le tableau 3) et près de la moitié d’entre eux sont à la retraite20. Ils sont également nombreux à être nés à l’étranger (8 sur 26), essentiellement en Afrique subsaharienne.
- 21 Parmi ces 10 ménages, 7 sont actifs en emploi et 3 sont retraités.
28Pour une deuxième catégorie de locataires HLM, le non-achat apparaît davantage comme un choix que comme le produit d’une impossibilité totale d’accéder à la propriété (10 ménages). La contrainte financière demeure présente pour ces ménages, mais plus mesurée que pour la catégorie précédente : ces enquêtés auraient vraisemblablement pu, moyennant des efforts plus ou moins importants, acquérir leur logement, du fait de revenus et de statuts socio-professionnels plus élevés que ceux des locataires « achat impossible », ou de la présence de deux actifs au sein de la famille. Cependant, ils ne souhaitent pas s’imposer de trop fortes contraintes budgétaires, ne voient pas l’intérêt d’acheter en l’absence d’héritiers ou possèdent une résidence secondaire dans laquelle ils envisagent de déménager. Le choix de ne pas acheter se double chez beaucoup d’entre eux d’un discours sur les inconvénients de la résidence concernée ou sur l’ampleur des travaux à conduire dans des logements qui ne font pas figure de bien à acquérir idéal, bien que ces enquêtés souhaitent, pour partie, y rester. Relativement âgé (61 ans en moyenne), ce groupe d’enquêtés appartient aux classes moyennes et est encore majoritairement en emploi21.
- 22 1 ménage appartient à la catégorie des cadres, 1 aux professions intermédiaires, 1 ménage est ouvr (...)
29Une troisième catégorie de locataires HLM, plus jeune (40 ans en moyenne), n’a pas encore fait l’acquisition du logement occupé, mais projette de le faire. Moins nombreux et surtout concentrés à Alfortville (6 ménages dont 5 dans cette résidence récemment mise en vente), ces ménages voient dans l’acquisition de leur logement un moyen de s’y maintenir et de disposer d’un bien à transmettre à leurs enfants. Le processus d’acquisition a été retardé par la contrainte financière qui pèse sur les ménages22. Ces derniers ont toutefois, pour certains, réalisé des travaux importants dans leur logement, anticipant l’achat de ce dernier.
Fig. 1 : répartition des ménages au sein de la résidence de Villejuif, selon leur cage d’escalier et leur palier
- 23 Les données dont nous disposons à l’échelle de l’Île-de-France montrent que les ménages immigrés s (...)
30Cette typologie permet de mettre en évidence la diversité des statuts résidentiels, mais aussi des profils socio-économiques des habitants des immeubles où est pratiquée la vente HLM. Les logements sociaux mis en vente, revendus ou mis en location sont le support de stratégies résidentielles et patrimoniales divergentes, qui ont des effets contrastés sur l’occupation des résidences concernées. Au moment où a été réalisée l’enquête, la coexistence de l’ensemble de ces catégories d’habitants semble ainsi créer une certaine diversité sociale, mais aussi générationnelle et raciale. Sur ce dernier point, les pseudonymes utilisés dans la figure 1, qui représente l’organisation de la résidence de Villejuif, illustrent le fait qu’y habitent de nombreux ménages pouvant être perçus comme racisés, que l’on retrouve dans tous les statuts d’occupation. Cependant, si la vente HLM semble avoir ouvert des parcours d’accession à la propriété pour certains ménages racisés, étrangers, immigrés23 ou descendants d’immigrés, on remarque que, dans la résidence de Villejuif, les familles originaires d’Afrique subsaharienne restent plus fréquemment locataires de leur logement social. Cette situation ne se retrouve pas dans les deux autres résidences.
31Ces diversités ont la particularité de se déployer à une échelle très fine, celle du palier. La vente à l’occupant et au fil des libérations des logements implique que l’arrivée de propriétaires (et de locataires privés, lors des mises en location) se fasse de manière diffuse au sein de l’immeuble : la cohabitation entre des ménages aux statuts d’occupation différents concerne non seulement chaque cage d’escalier des résidences étudiées, mais également la grande majorité des paliers. Comme le montre la figure 1, la plupart des paliers comprennent au moins deux des trois statuts d’occupation coexistant dans l’immeuble, illustrant la granularité spécifique de la mixité engendrée par la vente de logements sociaux, notamment par comparaison avec la plupart des immeubles construits en VEFA HLM.
32La vente HLM introduit donc une situation originale de mixité sociale non programmée, susceptible de modifier les relations de voisinage. Il s’agit à présent d’analyser comment la forme particulière de mixité engendrée par la vente HLM est perçue par les ménages et comment elle se traduit dans les relations au sein des résidences étudiées.
33Au sein des résidences enquêtées, différents facteurs contribuent à expliquer la fréquence et l’intensité des relations de voisinage. C’est en premier lieu le cas du temps d’installation dans l’immeuble. Différents travaux ont montré que la durée favorise les relations d’interconnaissance (Gotman, 1998) et que les relations de voisinage se renforcent avec l’ancienneté d’installation (Bonneval, 2021). Dans les résidences enquêtées, ce dernier aspect est d’autant plus déterminant que les locataires sociaux sont tous installés depuis longtemps. Ils ont pu nouer des relations de voisinage très durables entre eux, mais aussi avec des ménages devenus propriétaires de leur logement. Ainsi, l’ancienneté dans la résidence est très souvent mise en avant dans la description des relations de voisinage, que ce soit par les locataires ou par les propriétaires :
Oui, on connaît pas mal les voisins comme on est là depuis une vingtaine d’années. Après, il y a eu des arrivées, donc on connaît un peu moins. Il y en a avec qui c’est bonjour-bonsoir et d’autres plus anciens qu’on côtoie depuis une vingtaine d’années et qu’on connaît bien. Oui, il y en a pas mal qui sont là depuis aussi longtemps que nous (Romain Aroyan, 33 ans, sans emploi, propriétaire, « accession ancrage », Alfortville).
34Les liens liés à l’ancienneté d’emménagement peuvent être d’autant plus étroits que la proximité sociale entre les ménages est assez forte, comme entre les propriétaires de type « ancrage » ou « passerelle » ayant acheté le logement qu’ils occupaient depuis longtemps et les locataires « refus d’achat ».
35De même, le fait d’avoir des enfants renforce la probabilité de faire partie d’un réseau de voisinage (Cayouette-Remblière et Pietropaoli, 2021) et d’avoir des interactions intenses avec ses voisins (Bonneval, 2021), indépendamment des statuts d’occupation. À Sartrouville, parmi les six familles ayant des enfants scolarisés dans les écoles et collèges du quartier, quatre expliquent avoir noué des relations parce que leurs enfants jouaient ensemble ou fréquentaient la même école. Ces ménages, aux statuts d’occupation variés (une locataire HLM, un locataire privé et deux propriétaires), s’entraident pour garder les enfants ou les emmener à l’école, et pour certains deviennent amis :
J’ai un petit groupe de parents-là qui ont… avec qui je parle et on échange : « Tu déposes mon fils », « Je dépose ta fille », « Est-ce que tu peux me la garder ? », « Est-ce que tu peux me la récupérer ? ». J’ai quelqu’un dans la cage d’escalier A, j’ai quelqu’un au D, ici, au F, au G. Voilà. Et puis il y a aussi un couple de la cage d’escalier G qui est parti en maison et avec lesquels on continue à échanger, à se donner des coups de main. On a gardé contact parce que les enfants ont été en classe ensemble (Nathalie Joseph, 50 ans, adjointe technique, locataire achat projeté, Sartrouville).
36Le même phénomène est observable à Villejuif et semble avoir été renforcé par l’expérience du confinement, qui a favorisé une meilleure interconnaissance des enfants et des parents et a pu susciter l’émergence de relations d’entraide autour du travail scolaire. Ainsi, une habitante propriétaire, employée d’origine polonaise, a pu bénéficier, pour les cours de son jeune fils, du soutien de sa voisine, locataire HLM de l’étage inférieur, employée et d’origine étrangère elle aussi :
On a une gentille dame en face [locataire HLM], âgée, qui nous ramène des chocolats pour les fêtes. Quand je pars en vacances, elle a mon numéro, elle surveille l’appartement. […] L’autre voisine aussi, elle est très gentille. Là [désigne un appartement de son palier], les voisins, je connais pas. Moi, je dis seulement bonjour. En bas je connais, ils sont gentils, en face, au quatrième aussi… Mais le reste… […] Il y a mon fils… Avant, il n’avait pas de copains, mais pendant le confinement, il a trouvé les copains, comme il ne va pas ici à Villejuif à l’école. […] Quand il avait école à la maison, les premières deux semaines, ça allait, on avait envie tous les deux, et après même moi je n’avais pas envie. […] En plus, il était au CP, donc je ne pouvais pas trop faire l’enseignement pour les lettres parce que, moi, je parle avec un accent, donc on avait une voisine qui venait pour le français (Agata Dudek, 40 ans, serveuse, propriétaire, « accession-ancrage », Villejuif).
37On entrevoit dans cet extrait d’entretien que les relations de voisinage sont aussi, dans les trois résidences étudiées, assez fortement liées à la proximité spatiale des appartements, un déterminant assez peu mis en avant par la littérature. Les relations de voisinage de proximité, nouées avec les voisins de palier ou de la cage d’escalier, sont en effet les plus répandues. Elles se retrouvent à la fois chez les habitants entretenant de nombreuses relations amicales dans la résidence et chez ceux qui voisinent le moins. Plus généralement, les enquêtés répondent souvent à la question : « Connaissez-vous vos voisins ? » par une énumération des voisins de la cage d’escalier, appartement par appartement, à l’exemple d’Agata Dudek, citée ci-dessus. Mais cette proximité de palier peut également se traduire chez certains enquêtés par des accords informels de gestion des cages d’escalier. Une habitante explique ainsi s’être mise d’accord avec ses deux voisins pour décorer le palier partagé (cf. figure 2). De même, Carine Loisel, 46 ans, cadre dans le secteur bancaire, raconte comment elle organise avec sa voisine le nettoyage du rez-de-chaussée qu’elle trouve insuffisamment lavé par le service d’entretien.
Fig. 2 : un des paliers décorés entre voisins dans la résidence de Sartrouville
(Hortense Soichet/Recherche Vente HLM CNRS-USH, 2022)
- 24 La proximité spatiale pourrait également avoir été particulièrement décisive en raison des restric (...)
38La figure 3, représentant les interactions sociales recensées dans la résidence de Villejuif à partir des entretiens, montre l’importance du critère spatial dans la manière dont s’organisent les relations de voisinage24. Quel que soit le niveau d’intensité de ces dernières, le palier apparaît comme le principal lieu de sociabilité et d’échanges de services entre résidents, qui peuvent nouer de simples rapports d’interconnaissance, des relations d’entraide, voire des liens d’amitié. La proximité spatiale apparaît ainsi plus déterminante que l’appartenance à un statut d’occupation commun. Ce critère spatial semble particulièrement prégnant pour les ménages arrivés récemment dans la résidence : les propriétaires ayant acheté à la revente comme les locataires privés connaissent généralement davantage leur voisinage immédiat que des habitants d’autres étages ou, a fortiori, d’autres cages d’escalier de l’immeuble.
Fig. 3 : cartographie des relations de voisinage recensées dans la résidence de Villejuif
39Pour les ménages les plus anciennement installés dans la résidence, la proximité spatiale joue également un rôle dans la structuration de leurs relations de voisinage, sans en être l’unique facteur déterminant. La figure 3 fait apparaître des liens de plus longue portée, qui unissent des ménages présents de longue date dans la résidence, qu’ils soient encore locataires HLM, qu’ils aient acheté le logement qu’ils occupaient ou qu’ils soient arrivés au moment de la mise en vente en 2010-2011. Ces relations entre des ménages habitant des cages d’escalier ou des étages différents, souvent décrites comme plus intenses que les liens d’entraide à l’échelle du palier, concernent généralement des ménages aux statuts d’occupation identiques et aux parcours résidentiels similaires.
40Ce dernier point illustre le rôle que peuvent jouer les statuts d’occupation dans les relations de voisinage. La littérature scientifique en fait un déterminant des relations de voisinage dans la mesure où ils contribuent à « la structuration des perceptions mutuelles, des ajustements, des compromis ou, à l’inverse, des évitements, tensions ou des conflits » (Authier, 2008, p. 105). Gotman et Bertaux-Wiame (1991, p. 34) mettent en évidence le fait que, dans des immeubles de logements sociaux mis en vente, les statuts d’occupation fondent des représentations différenciées de l’implication, du civisme et de la propreté des habitants. Les autrices constatent ainsi que le propriétaire « est perçu et se voit lui-même comme un voisin plus respectueux et plus exigeant » que ses voisins demeurés locataires HLM, à l’image de ce qui a été observé dans d’autres situations (Gilbert, 2013). Elles observent également que seule une minorité d’accédants juge cette mixité de statuts d’occupation souhaitable.
41Dans les résidences enquêtées, les ménages accordent en général peu d’importance au statut d’occupation de leurs voisins. Ils valorisent parfois la mixité de statuts et revendiquent de ne pas faire de différence entre ceux-ci. Cette relative indifférence se manifeste en premier lieu chez les propriétaires, quel que soit leur type. À Sartrouville, parmi les douze propriétaires interrogés qui n’ont pas acheté leur logement auprès du bailleur, sept d’entre eux ignoraient qu’ils achetaient un logement dans une résidence mixte et relativisent l’intérêt de cette information :
Non, je ne savais pas non plus. Quand on est venu visiter avec l’ancienne propriétaire, elle nous a dit que tout le monde était propriétaire. Je crois qu’il y a encore quelques locataires dans la cage d’escalier […], je crois que l’agent immobilier ne nous avait pas informés, et je ne crois pas que ça soit nécessaire (Cédric Aubin, 30 ans, fonctionnaire d’État, propriétaire, « accession-investissement », Sartrouville).
42Seuls cinq propriétaires de Sartrouville expliquent avoir été informés par l’agence immobilière ou l’ancien propriétaire que la résidence comptait aussi des logements locatifs sociaux, mais ce cas est sans doute spécifique dans la mesure où la résidence a été mise en vente il y a plus de 25 ans et qu’il y subsiste peu de logements sociaux. À Villejuif et Alfortville, les acquéreurs déclarent tous avoir été informés du statut anciennement social de la résidence au moment de l’achat, mais aucun d’entre eux n’a signalé que cela constituait un problème. Certains propriétaires, peu nombreux, disent même ne pas bien connaître au moment de l’enquête le statut de leurs voisins.
- 25 Ismaël Ruben, 72 ans, retraité (ancien ingénieur informatique), propriétaire, « accession ancrage (...)
43Si la présence de logements sociaux et de leurs locataires n’est pas considérée comme un problème par la majorité des accédants à la propriété, cela peut correspondre en partie à une volonté d’effacer progressivement ce qui pourrait associer leur résidence au parc social. Cette volonté se lit au travers de discours qui mettent à distance ce qui « fait HLM25 » dans les trois résidences, en insistant sur leur calme, la qualité de leur insertion urbaine ou les espaces verts :
On n’a pas l’impression que cette résidence-là est du social. Elle est seule, c’est pas une cité, elle est dans une zone pavillonnaire. C’était un de mes critères de choix. La résidence est très calme, surtout dans ma cage d’escalier. Il y a encore beaucoup de locataires sociaux qui sont maintenant des personnes âgées. Il n’y a pas de problèmes. C’est très mixte socialement. De l’autre côté, ce sont des F3 et des F2, il y a du turn-over, il n’y a pas de grandes familles. Il n’y a pas beaucoup de personnes avec des problèmes (Kader Ghanouchi, 54 ans, administrateur de bases de données, propriétaire, « accession-ancrage », Villejuif).
44Certains propriétaires tendent aussi à dissocier leurs voisins locataires HLM des caractéristiques négatives pouvant être attachées au statut d’occupant du parc social :
C’est un bon HLM. Confortable. Et les voisins… je n’ai pas vu de choses bizarres. On ne voit pas la misère qu’on peut voir dans les cités par exemple ou des gens traîner qui peuvent faire peur, vraiment pas du tout. Tout le monde est cordial, respectueux et ne fait même pas de bruit, de musique, rien du tout (Inès Roques, 32 ans, infirmière, propriétaire, « accession-tremplin », Sartrouville).
45Ces prises de distance avec l’univers HLM et les représentations socialement dévalorisantes qui peuvent y être associées constituent une modalité classique de gestion du stigmate résidentiel mise en évidence dans de nombreux travaux de sociologie urbaine (Gilbert, 2013). Parallèlement, les enquêtés ont tenu peu de discours sur le risque de dévalorisation des appartements lié à la présence de locataires HLM, contrairement à ce que montraient les travaux de Gotman et Bertaux-Wiame (1991, 1994). Cependant, la mise à distance des représentations négatives du logement social par les propriétaires peut être interprétée, dans les résidences étudiées, comme une parade contre le risque que l’investissement immobilier qu’ils ont réalisé soit entaché du stigmate résidentiel auquel les HLM sont associés.
- 26 Fille d’Angélique Prudent, 71 ans, serveuse à la retraite, locataire HLM, « achat impossible », Sa (...)
46Cette volonté de dissocier les résidences étudiées des représentations habituelles du logement social se retrouve également chez les locataires. Les locataires privés ignorent fréquemment le caractère mixte de la résidence et lorsqu’ils en sont informés, adoptent également des discours de mise à distance. Les locataires HLM soulignent eux aussi l’écart qui sépare leur résidence de « la cité26 » et adoptent, vis-à-vis de la mixité de statuts au sein de leur immeuble, une position d’indifférence affirmée :
Je ne sais pas le statut de chacun. Dans le contact qu’on peut avoir avec les gens, qu’ils soient propriétaires ou locataires, ça change rien, on va pas plus les aimer ou moins les aimer. Et de savoir s’ils ont tous acheté ou pas, bah non… Puis j’ai jamais questionné les gens sur ça. […] On se mêle pas de la vie des gens en fait (Joëlle Bonnel, 72 ans, retraitée (ancienne secrétaire médicale), locataire HLM, « achat impossible », Villejuif).
47Malgré la neutralisation apparente des différences de statut d’occupation, les représentations d’une partie des occupants reposent tout de même sur le clivage entre propriétaires et locataires. Une minorité de propriétaires développe ainsi des discours critiques à l’égard des locataires :
[Quand on est] copropriétaires, on est un ensemble de personnes à prendre des décisions, on est tous doués de réflexion et d’intelligence, donc ça ne me pose pas trop de problèmes ça. Non, c’est plus l’incivilité des gens, mais plus, je dirais, plus les locataires qui eux, c’est sûr, ce n’est pas chez eux, donc ils prennent peut-être moins à cœur les choses. […] Ils ne sont pas investis de la même manière, donc c’est logique. […] [Pour] moi, c’est pareil : locataires, que ce soit HLM ou privé, c’est la même façon de penser (Hélène Varlet, 65 ans, retraitée, ancienne responsable formation, propriétaire, « accession-passerelle », Sartrouville).
48Ces discours, émanant de ménages appartenant aux types « accession-ancrage » ou « accession-passerelle » qui sont parfois d’anciens locataires du parc social, peuvent témoigner d’un souci de distinction à l’égard des locataires actuels. Bien qu’elle soit rarement exprimée en des termes explicites, cette dévalorisation du locataire qui est comparé au propriétaire plus investi, plus attentif aux espaces privatifs comme aux espaces communs ou au voisinage, renvoie à la valorisation de « l’ethos de la propriété » mis en avant par Gilbert (2013). La mobilisation de la figure vertueuse du propriétaire soucieux de son logement comme des espaces collectifs opposée à celle du locataire peu impliqué existe en particulier dans les discours des propriétaires des types « investissement » et « tremplin », particulièrement attentifs à la valorisation de leur bien :
Nous, on est partis en gardant très bien notre appartement, notre location, mais j’avoue que maintenant que je suis [propriétaire] ici je fais encore plus attention. […] Je ne veux pas dire que ça nous responsabilise un peu plus, mais si. On nous demande de faire plus attention, c’est chez nous. On prend un peu plus soin, c’est comme si c’étaient nos propres affaires. On est beaucoup plus regardant et puis on fait en sorte que ça tienne (Émile Dinga, consultant, 34 ans, propriétaire, « accession-tremplin », Sartrouville).
49Par ailleurs, le fait de partager le statut de propriétaire crée des potentialités d’interactions auxquelles n’ont pas accès les locataires (Cayouette-Remblière, 2020). La diversification des statuts d’occupation introduit des différences d’ordre réglementaire entre habitants, dans la capacité à participer à la gestion de l’immeuble. Ainsi, les instances de gestion de la copropriété (assemblée générale, conseil syndical) et leurs dérivés (groupe WhatsApp des propriétaires par exemple) peuvent avoir un rôle de socialisation des propriétaires, notamment en matière d'interconnaissance et d'information, ce qui peut entraîner un sentiment d'exclusion du côté des locataires (Lefeuvre, 1999).
- 27 Claudia Rosario, 61 ans, technicienne de laboratoire au chômage, locataire HLM, « achat impossible (...)
50Enfin, des locataires sociaux peuvent contester les représentations valorisantes de la propriété et de son utilité pour l’immeuble. Quelques locataires expriment de manière assez forte le fait que les propriétaires « se sentent tout permis »27 (cf. figure 4). Ils estiment également que, contrairement aux idées reçues, les propriétaires sont moins investis dans la vie locale et dans la vie collective de leur résidence que les locataires :
– Et le fait qu’il y ait des propriétaires dans l’immeuble ça a changé quelque chose ?
– Ah oui ça c’est sûr, comme je vous le dis, il y a plus de bordel. […] Pourtant, ils sont propriétaires, ils devraient faire plus attention. Et je discute avec d’autres locataires depuis longtemps comme moi depuis le début, c’était beaucoup mieux entretenu et beaucoup plus propre. Ceux qui achètent, j’ai l’impression qu’ils s’en foutent.
– Ça s’est répercuté sur l’ambiance de l’immeuble ?
– Oui, les autres locataires anciens comme moi, ils disent que depuis qu’on a les nouveaux, ça n’est plus pareil, ça se ressent. J’ai la gardienne, c’est une amie, c’est pareil même elle, elle est dépassée. (Paulette Martin, 66 ans, retraitée (ancienne coiffeuse), locataire HLM, « achat impossible », Alfortville)
Fig. 4. : l’encombrement des paliers par des vélos dans la résidence de Villejuif, un des points de tension entre occupants
(Hortense Soichet/Recherche Vente HLM CNRS-USH, 2021)
51Une bonne partie de ces discours critiques à l’égard des comportements des propriétaires et des effets de leur arrivée sur la dégradation des relations de voisinage émane de locataires qui n’ont pas été en mesure d’acheter leur logement et qui peuvent exprimer ainsi une forme de frustration. Toutefois, un tel discours existe également chez quelques propriétaires qui ont acquis le logement social qu’ils occupaient, signe que le constat d’une transformation des conditions de cohabitation en lien avec la vente est partagé par une partie des habitants les plus anciens des résidences étudiées, quel que soit leur statut d’occupation actuel.
52Dans les représentations du voisinage des occupants des résidences enquêtées, les statuts d’occupation jouent donc un rôle ambigu. D’un côté, ils apparaissent comme importants pour certains ménages, qui s’appuient sur des représentations sociales de la location et de la propriété pour expliquer leur quotidien ou qui sont impliqués dans le système de gestion des copropriétés. De l’autre côté, ils sont souvent minorés, voire ignorés, dans les discours au profit d’une valorisation assez abstraite de la mixité et d’une mise à distance du monde HLM. Cela peut s’expliquer par le souci, pour les propriétaires, de se démarquer des représentations négatives attachées au logement social, en invisibilisant l’histoire des résidences. Pour les locataires, il s’agirait plutôt de gommer les différences de statut susceptibles de créer une forme de hiérarchie entre propriétaires et locataires. L’étude des situations concrètes de conflit, de tensions et d’évitement au sein des immeubles enquêtés apporte des éléments permettant d’expliquer ces perceptions ambivalentes des statuts d’occupation.
53Notre enquête constate peu de conflits ouverts entre résidents, contrairement à ce qui a pu être mis en avant par d’autres travaux sur la vente HLM (Gotman et Bertaux-Wiame, 1991, 1994) ou d’autres situations de mixité sociale. Les quelques situations de litiges entre voisins mises au jour par les entretiens reposent sur des motifs qui semblent peu liés à des différences de statut d’occupation et peu spécifiques à la vente HLM. Des conflits autour du bruit, dans des résidences mal isolées des années 1960-1970 comme celles de Villejuif et de Sartrouville, peuvent ainsi concerner l’ensemble des habitants et parfois opposer deux ménages propriétaires (cf. figure 3). Certains différends impliquent d’ailleurs principalement des propriétaires, comme les désaccords liés aux questions de gestion, à l’instar d’un conflit entre membres du conseil syndical observé à Villejuif.
54On observe néanmoins dans les immeubles enquêtés des situations de tension qui s’organisent selon les clivages entre propriétaires et locataires, mais aussi entre anciens et nouveaux occupants, ces différentes catégories ne se recoupant pas parfaitement du fait de la possibilité offerte aux locataires HLM de devenir propriétaires de leur logement. Les ménages ayant saisi cette opportunité peuvent en particulier décrire leurs relations de voisinage avec d’autres propriétaires de façon critique, manifestant ainsi une certaine distance sociale et une différence de trajectoire vis-à-vis de ménages plus jeunes, ayant accédé tôt à la propriété et occupant des emplois de cadres en début de carrière :
Proche des voisins, je l’étais, mais je ne le suis plus du tout depuis que ça a été racheté. Je trouve que la mentalité a beaucoup changé, c’était plus sympa quand il n’y avait que des locataires. […] À mon sens, il y a une mentalité de nouveaux petits propriétaires complètement abrutis. Mais ça reste poli. Mais il y a une mentalité de gens nouveaux accédants convaincus d’être les rois du monde, comme ces voisins qui tapent le plafond quand je marche… On a perdu en qualité de voisinage (Nathalie Brochant, 54 ans, assistante sociale, propriétaire, « accession-ancrage », Villejuif).
55Le critère de l’âge, qui rejoue l’opposition entre anciens et nouveaux occupants, peut aussi être mobilisé pour expliquer les conflits de voisinage, comme pour cette locataire d’un logement privé vivant depuis quelques années dans la résidence de Villejuif :
La résidence fonctionne de manière gérontocratique. Il y a un petit conflit intergénérationnel, parce que le fait que ça a été privatisé, beaucoup d’étudiants ont dû venir [dans les logements locatifs privés], parce qu’au début, c’était pas cher. […] C’est des jeunes, ils font plus de bruit, ils mettent de la musique. Moi, j’ai la locataire [HLM] du dessous qui m’a embêtée parce que je mets un cendrier quand je fume à la fenêtre et une fois, il y a eu quelques mégots qui sont tombés sur son balcon… (Johanna Brezinski, 30 ans, enseignante agrégée, locataire privée, Villejuif).
56Pour les occupants qui habitent depuis longtemps dans les résidences enquêtées, la détérioration des relations de voisinage se traduirait notamment par une perte de convivialité et d’un « esprit de communauté » :
Bon, on s’entend très bien avec notre voisin propriétaire… Mais d’une manière générale, y’a moins de liens. Avant, il y avait plein de choses, plein d’activités, on faisait des fêtes, fêtes des voisins, etc. […] Y’avait cette aide-là, et aujourd’hui ça n’existe plus… parce qu’on a pas les mêmes priorités, les mêmes demandes. Je sais pas si les nouveaux arrivants ont plus d’argent ou pas… mais les relations sociales… pour moi, ça a changé. Avant, il y avait vraiment un esprit de communauté. Et moi, j’aimais bien m’occuper des enfants, des voisins… Aujourd’hui, on peut pas demander… (Hissa Konaté, 63 ans, agente de direction d’un EHPAD, locataire HLM, « achat impossible », Villejuif).
57Les relations sociales entre locataires HLM, telles qu’elles s’établissaient dans les résidences avant la vente, peuvent ainsi faire l’objet de discours nostalgiques de la part de certains enquêtés. À Villejuif, c’est la disparition de l’Amicale des locataires et la fermeture de la salle commune de la résidence qui incarnent cette perte de convivialité auprès de plusieurs locataires (cf. figure 5). À Sartrouville, l’affaiblissement des relations de voisinage trouve également une illustration, aux yeux de certains enquêtés locataires HLM, dans la tentative avortée de transformer l’Amicale des locataires en Amicale des résidents et dans le fait que la « Fête des voisins » ne soit plus régulièrement organisée au sein de la résidence. L’effacement de telles institutions, conjugué à la perte d’un gardien fixe qui jouait souvent un rôle social important, matérialise le délitement du collectif de résidents, jugé moins soudé depuis la mise en vente des résidences étudiées.
Fig. 5 : la salle commune de la résidence Villejuif, abandonnée à la suite de la mise en vente de l’immeuble
(Hortense Soiche/Recherche Vente HLM CNRS-USH, 2021)
- 28 L’enquête a recueilli peu de propos explicitement ou implicitement racistes, même si certains disc (...)
58Les plus anciens résidents produisent donc un discours qui les oppose, socialement et en termes de pratiques de l’immeuble, aux « nouveaux ». On retrouve ainsi un clivage proche de celui décrit par Bacqué et al. (2010) dans un immeuble parisien racheté par un organisme HLM entre « nouveaux » attributaires de logements sociaux et « anciens » occupants, mais qui est exprimé de façon moins virulente et qui, surtout, n’est presque jamais interprété par nos enquêtés au prisme de critères raciaux ou ethniques28. Ainsi, si la diversité des trajectoires résidentielles et sociales produit des tensions et, plus marginalement, des conflits, elle n’aboutit pas à la constitution de groupes sociaux antagonistes, aux frontières précises : les « anciens » peuvent être aussi bien des locataires HLM que des propriétaires ayant acquis le logement qu’ils occupent depuis plusieurs décennies ; au sein du groupe des propriétaires, les positions sociales et trajectoires résidentielles peuvent être très variées entre des ménages qui ont acheté à des prix contenus auprès d’un organisme HLM et ceux qui ont acheté à des prix de marché à la revente ; les ménages racisés sont distribués entre propriétaires, locataires privés et locataires HLM, la vente à l’occupant et les prix de vente contenus pratiqués par les organismes HLM facilitant l’acquisition par des ménages souvent discriminés sur les marchés immobiliers (Laferrère, Pouliquen et Rougerie, 2017). Les clivages observés au sein des résidences semblent aussi rester contenus tant que les écarts entre positions sociales demeurent mesurés.
59Le passage du temps depuis la mise en vente de l’immeuble pourrait cependant contribuer à accroître l’écart social entre les ménages restés locataires et les ménages propriétaires et, ce faisant, à complexifier les relations de voisinage. Les trois résidences enquêtées présentent un cas d’étude intéressant, car elles ont été mises en vente depuis 24 ans pour Sartrouville, 11 ans pour Villejuif et 6 ans pour Alfortville au moment de l’enquête.
60En premier lieu, il apparaît que l’hypothèse d’accroissement de la diversité sociale au sein des résidences au fur et à mesure du passage du temps est à nuancer. Dans les marchés immobiliers dynamiques de la métropole parisienne que nous étudions, la mixité sociale instaurée par la vente HLM apparaît comme temporaire et la commercialisation des résidences suscite plutôt, in fine, un processus d’embourgeoisement. La diversification de l’occupation se déroule surtout les premières années suivant la mise en vente, du fait du maintien de locataires HLM n’ayant pas acheté le logement qu’ils occupent (parmi lesquels sont bien représentés les professions intermédiaires, ainsi que les employés et ouvriers) et de l’arrivée, au gré des ventes et reventes, de nouveaux occupants (qui sont nombreux à relever du groupe des cadres et professions intellectuelles supérieures et, dans une moindre mesure, de celui des professions intermédiaires et des étudiants). Cette situation est la plus marquée dans la résidence de Villejuif, où, parmi les 30 ménages enquêtés qui ont emménagé après la mise en vente, 20 appartiennent au groupe des CPIS (cf. figure 6).
Fig. 6 : répartition des ménages enquêtés en fonction de leur PCS et de leur arrivée avant ou après la mise en vente de la résidence
- 29 Une part non négligeable des logements HLM vendus est concernée, y compris en-dehors des résidence (...)
- 30 Traitements réalisés par l’équipe à partir de données issues de DV3F 2009-2019 et des Fichiers fon (...)
61Cependant, le poids des locataires n’ayant pas acheté, qui retarde l’embourgeoisement des immeubles, diminue au fil du temps. Parallèlement, des ménages qui ont acheté auprès de l’organisme HLM revendent leur logement sur le marché « libre », ce qui accélère le changement social29. D’une part, ces reventes profitent à des ménages plus aisés que les premières ventes : au sein de notre échantillon, 37 % des ménages qui ont acheté un logement à un organisme HLM relèvent des CPIS, alors que ce groupe professionnel rassemble 66 % des ménages qui ont acheté un ancien logement social à un ménage revendeur. D’autre part, les ménages revendeurs cèdent leur bien à des prix plus élevés que ceux pratiqués par les organismes HLM. Sur un échantillon de 11 ventes et reventes réalisées dans la résidence de Villejuif entre 2010 et 2017, la plus-value moyenne est ainsi de 50 244 €, soit 27 % du prix moyen d’achat auprès du bailleur30. Ce différentiel s’explique par le fait que les anciens logements HLM se vendent, au sein des marchés immobiliers porteurs que nous avons étudiés, à des prix proches ou légèrement inférieurs à la moyenne du marché immobilier local. Le peuplement socialement mixte des résidences enquêtées apparaît ainsi lié à une situation de transition entre un régime d’accès administré au logement social ayant vocation à disparaître et un régime de marché ayant vocation à le remplacer à moyen ou long terme.
- 31 Nous avons observé d’autres différences entre les trois résidences enquêtées, mais il est difficil (...)
62En second lieu, la comparaison entre les trois résidences31 permet de montrer que l’accroissement de l’écart social entre ménages propriétaires et ménages restés locataires HLM, s’il n’est pas amené à durer, n’est également pas la source d’une intensification des tensions dans les relations de voisinage. Cet écart nourrit plutôt des pratiques d’évitement. Des ménages, principalement locataires HLM, expliquent en effet, particulièrement dans la résidence de Sartrouville où ils sont peu nombreux, se tenir à distance de leurs voisins. Ils disent limiter leurs relations de voisinage à des échanges courtois, souvent résumés par l’expression « bonjour-bonsoir ». Le domicile est perçu comme un espace privé qui n’est pas accessible aux voisins. Patrick Rochas, 59 ans, ouvrier et locataire HLM depuis trente ans dans la résidence de Sartrouville (« achat impossible »), explique qu’il préfère ne pas fréquenter ses voisins. Il déclare n’en avoir pas le temps avec son travail. De même, Rose Ubeda, 67 ans, retraitée (ancienne employée dans une grande entreprise industrielle) et locataire HLM à Sartrouville (« achat impossible »), précise qu’elle souhaite garder ses distances avec ses voisins et limite ses échanges à des discussions météorologiques.
63Le temps passé depuis la mise en vente semble donc accroître une forme d’isolement des locataires HLM par rapport au reste des occupants des résidences enquêtées. Cette observation est cohérente avec les analyses d’Authier et Faure (2021, p. 116), qui ont montré que l’évitement des voisins est « une pratique propre à ceux qui occupent une position dominée dans l’espace social », comme les personnes inactives, appartenant aux classes populaires, aux revenus les plus faibles ou les moins diplômées. Cependant, dans le cas des résidences enquêtées, des écarts liés à l’âge souvent plus avancé des locataires HLM, aux différences de statut d’occupation et à la sensation d’être « minoritaires » (Hissa Konaté, 63 ans, agente de direction d’un EHPAD, locataire HLM, « achat impossible », Villejuif) s’ajoutent à ceux liés à la position sociale et les renforcent.
64Notre enquête documente les effets de la vente HLM dans un contexte spécifique, celui de communes attractives de la couronne parisienne. La mise en vente des résidences enquêtées y apparaît comme le déclencheur d’un processus d’embourgeoisement de leur occupation, qui se traduit dans un premier temps par un accroissement de la mixité sociale, générationnelle, raciale et de statuts d’occupation. Les trajectoires résidentielles des ménages y diffèrent aussi fortement. Cela s’explique par le fonctionnement du dispositif de vente HLM (qui permet le maintien sur le long terme des ménages ne pouvant ou ne souhaitant pas acheter leur logement) et par le dynamisme des marchés immobiliers locaux (dans lesquels les logements des résidences apparaissent comme des biens désirables et accessibles pour différents types de ménages). Ces résultats tendent à confirmer des travaux réalisés à la suite de la vente de logements locatifs sociaux à des ménages dans d’autres pays européens, qui montrent que la majorité de ces logements cédés dans des marchés dynamiques s’échangent à des valeurs inférieures, mais proches des prix de marché (Forrest et Murie, 1995 ; Pawson et Watkins, 1998).
65Notre enquête met aussi en évidence le fait que la forme prise par la mixité dans les résidences enquêtées ne donne lieu ni à des antagonismes marqués, ni à une organisation des rapports de voisinage reposant sur une séparation des occupants en fonction de leur statut d’occupation. L’ancienneté dans la résidence, la proximité physique et la présence d’enfants apparaissent en effet comme des facteurs importants pour expliquer les relations de voisinage. Ce résultat peut paraître surprenant au vu des nombreux travaux montrant le rôle structurant des statuts d’occupation dans les relations de voisinage. Il s’explique par le fait que la vente HLM, sans rendre complètement opaques les statuts d’occupation des ménages, contribue néanmoins à une forme de brouillage des appartenances à des groupes sociaux : les groupes liés à la position sociale ou à la race perçue ne recoupent ainsi ni les groupes liés à l’ancienneté d’emménagement, ni aux statuts d’occupation. À cela s’ajoute le fait que, dans au moins deux des résidences enquêtées, il subsiste une proximité sociale entre locataires et propriétaires qui facilite l’établissement de rapports de voisinage. C’est moins le cas dans la résidence de Sartrouville, où l’accroissement des écarts sociaux nourrit des rapports d’évitement et de marginalisation entre les locataires HLM et le reste des résidents.
66Par conséquent, nos résultats ne s’opposent pas aux acquis des travaux menés dans la lignée de ceux de Chamboredon et Lemaire (1970) : le fait de relever de statuts sociaux similaires et de partager des trajectoires résidentielles convergentes constitue bien l’un des principaux facteurs de formation d’un « bon voisinage ». Au contraire, ils font écho aux observations de Bonneval (2021, p. 132), selon lesquels ce « bon voisinage » est « lié à un sentiment de ressemblance entre voisins, alors que le sentiment de différence, surtout lorsqu’il n’est pas tempéré par le fait de se sentir semblable à d’autres voisins, s’accompagne plus souvent d’une part de malaise, de réserve et/ou de tensions dans les relations de voisinage ». La spécificité de la situation documentée dans cet article réside donc dans le fait que, en relation avec une mise en vente encore récente des résidences par les organismes HLM, les statuts d’occupation des ménages sont, moins qu’ailleurs, un indicateur des positions sociales.
