1Le logement souffre d’un déficit de réflexion politique (Collectif Asphalte, 2023) qui, quand elle existe, se cantonne aux limites d’une réflexion en termes de construction d’habitat. Il faut produire plus de logements et de meilleure qualité reste l’antienne majoritaire, même si des discussions existent plus marginalement sur des questions d’accès (permis de louer, encadrement des loyers, organismes fonciers solidaires). L’intention est louable, mais elle évacue la nature même de ce qui doit être produit : le logement. « L’immobilier est un pays de mirage » (Gaudreau, 2020, p. 7) où se rencontrent les rêves des personnes de disposer d’un « ça me suffit » protecteur et de complexes montages financiers, impliquant promoteurs et puissance publique, sources de bénéfices colossaux. Comme question privée, le logement est tout à la fois un besoin fondamental de protection et un élément central dans la construction de soi et de son rapport aux autres. Parce que c’est là où peuvent s’inscrire, de manière privilégiée, passé, présent et futur, c’est un lieu essentiel de construction du collectif. En effet, le logement est le lieu de l’inscription subjective, de l’intime et de la vie quotidienne. Une distinction classique est faite, entre l’habiter comme fait anthropologique (Ségaud, 2007) en relation avec l’ontologie (Chalas, 1992), et l’habitat se caractérisant par l’abstraction fonctionnelle (Lefebvre, 1974). Dans ce dernier cas, le logement est dépouillé de ce qui fait sa complexité vécue pour être circonscrit aux fonctions basiques : le clos, le couvert et le stockage des populations. Les personnes sont alors réduites « à leur plus simple expression », à leur plus « petit dénominateur commun » (Lefebvre,1974, p. 366). « Le logement assigne aux gens des casiers de résidence. Il est planifié, construit et équipé pour eux. Être admis à résider minimalement dans son propre logement constitue un privilège particulier ; seuls les riches ont la latitude d’y déplacer une porte ou d’y planter un clou dans le mur. » (Illich, 1984 [2005], p. 758). Cette pensée du logement comme base de la construction de l’individu et du collectif n’est pourtant pas étrangère des pensées et des pratiques gestionnaires. On retrouve ici toutes les illusions spatialistes qui ont considérablement alimenté, et alimentent encore, la pratique et l’idéologie urbaniste qui sous-tend les politiques d’encadrement de la construction. De la cité jardin d’Ebenezer Howard à l’unité d’habitation du Corbusier, la volonté de vouloir changer la vie des personnes en aménageant leur espace depuis une position de pouvoir est tenace. Elle est encore bien tangible dans l’injonction à la mixité sociale qui anime les projets ANRU . Pourtant tout aussi tenace est l’échec de cette logique qui ne parvient pas à échapper à la loi d’airain du capitalisme qui réduit l’habiter à l’habitat en particulier pour les fractions les plus défavorisées de la société. Celles-ci étant toujours plus dépouillé du contrôle de leur existence aux profits des aménageurs et des gestionnaires de l’espace. Comment dès lors penser la production d’un logement qui puisse tenir compte des exigences de l’habiter en rompant avec les illusions du spatialisme ? C’est-à-dire en tenant compte des relations de pouvoir dans la production de l’espace en ne réduisant pas le logement à l’habitat et en favorisant la construction d’un sujet collectif doté de pouvoir d’aménagement.
- 1 En plus des références déjà évoquées, on peut citer : Augoyard, Liochon et Augoyard 1978 ; Biase e (...)
2Plus qu’une réflexion spéculative sur le concept d’habiter, qui a déjà produit une littérature importante1, je voudrais ici amorcer une réflexion matérialiste de l’habiter. C’est-à-dire remettant au centre de la réflexion l’humain et son activité. C’est le cas spécifique de la production sociale (Ortiz Flores, 2012) de logement coopératif en Uruguay qui me sert ici de support. Celle-ci a en effet permis, depuis son essor à la fin des années 1960, la mise en place d’un modèle effectif de construction de logement social pour les classes populaires. Ceci implique une appropriation de l’espace par les habitant.es, garantissant ainsi, d’après moi, la dimension de l’habiter.
- 2 On peut trouver un article de S. Folléas (2012) et un mémoire de magister en urbanisme et aménagem (...)
- 3 Il y a un doute sur le fait de savoir si toutes les coopératives font partie des fédérations. Dans (...)
- 4 Toutes les coopératives ont une dimension d’apport monétaire, mais nous appelons « d’épargne préal (...)
3Le mouvement coopératif de logement uruguayen est peu connu dans le monde francophone2. J’en ai fait une description dans « « Construire nos maisons n’est que le début » Uruguay : des coopératives de logement dans la lutte des classes » (Mariani, 2023). J’en rappelle ici brièvement les principales caractéristiques. Le mouvement puise ses racines dans la loi no 13-728 de décembre 1968, qui encadre la possibilité de la constitution de coopératives afin de produire des logements et la possibilité d’obtenir un prêt d’État pour ce faire. Il existe alors trois types de coopératives : par aide mutuelle, par épargne et dite « de propriétaires ». Cette dernière est la seule à aboutir à une propriété individuelle du logement, nous n’en parlerons pas ici. Les deux autres étant dites « d’usage et de jouissance », mais il est d’usage de parler de propriété collective, sont rassemblées pour la quasi-totalité3 dans deux fédérations : Federación Uruguaya de Cooperativas por Ayuda Mutua (Fédération uruguayenne de coopérative par aide mutuelle : FUCVAM) et Federación de Cooperativas de Vivienda (Fédération de coopérative de logement : FECOVI). La coopérative est propriétaire du sol et du bâti, les habitant.es sont titulaires d’un droit d’usage et de jouissance. L’aide mutuelle désigne un équivalent travail qui permet aux coopérateurs et coopératrices de garantir un apport par le biais de la participation directe aux travaux de construction. Dans les coopératives dites « d’épargne préalable » (de ahoro previo) c’est un apport monétaire4. Enfin, une caractéristique commune aux deux modalités est l’autogestion. Cette dernière est caractérisée par le fait que chaque noyau familial participe aux décisions et à la mise en œuvre de celles-ci. L’assemblée générale de l’ensemble des titulaires du droit d’usage de la coopérative désigne parmi ses membres au moins une commission directive, une commission comptable et une commission de promotion de la culture et de la coopération.
- 5 Coopérativas de Viviendia de Proprietario, coopératives de logement de propriétaires. Existant dep (...)
- 6 Mis en place en 2010 par le PIT-CNT (centrale syndicale unifiée uruguayenne) ce programme est une (...)
- 7 Nucleos familiares : c’est l’expression légale désignant les occupant.es d’un appartement. C’est l (...)
4Entre 1967 et 2019, ce sont 1 622 coopératives qui sont construites, parmi lesquelles 219 par « épargne préalable » et le reste par « aide mutuelle ». Il convient de noter que parmi les premières, 106 sont en propriété collective (la majorité regroupée dans FECOVI) et 113 en copropriété (la plupart regroupé dans COVIPRO5). Concernant les coopératives par « aide mutuelle » 822 sont en propriété collective (la majorité regroupée dans FUCVAM) et 574 sont en copropriété (la plupart lié au « programme de logement syndical6 » (Machado, 2020, 2022). Ce sont 18 288 logements construits par aide mutuelle et en propriété collective sur l’ensemble du territoire en 2019. À la même époque, 1 508 logements étaient en cours de production dans le cadre de 52 coopératives selon les mêmes modalités. Enfin, 2 932 noyaux familiaux7 réunis dans 122 coopératives étaient en voie d’obtenir les fonds nécessaires à la mise en construction. Cela représente environ 2 % du total des logements du pays. Pour comprendre ces chiffres, il faut prendre en compte que pendant la période de la dictature (1973-1985), aucune nouvelle coopérative n’a été créée. Et si dès le retour à la démocratie, près d’une centaine de coopératives ont vu le jour, moins de 10 % ont obtenu un prêt étatique au cours du premier gouvernement démocratique (jusqu’en 1990) (Díaz Germone, 2019). Par la suite, l’intendance de Montevideo puis le gouvernement national s’avèrent plus favorables aux coopératives. En particulier dans la capitale, où se met en place un portefeuille de terres qui va rendre plus facile l’accès au foncier. Il faut noter aussi une volonté de la part de l’Intendance de la capitale d’intégrer les coopératives dans une politique de réhabilitation des espaces centraux de la ville (De Souza, Valitutto et Simonneau, 2021).
- 8 Fondé en 1971 cette coalition de gauche sera interdite pendant la dictature. Elle remporte les éle (...)
5Cette attitude favorable découle d’un changement politique, le Frente Amplio8, coalition des partis de gauche, mettant fin au traditionnel bipartisme en arrivant au pouvoir dans la capitale en 1990, puis au niveau national en 2005. Pourtant, il me semble que c’est avant tout la mobilisation de FUCVAM qui rend possible cette transformation, et ce pour plusieurs éléments. D’abord, la fédération a acquis une place particulière dans le paysage syndical et politique en organisant l’une des premières oppositions de masse à la dictature. Face à la junte qui veut transformer la propriété collective des coopératives en propriétés individuelles, les coopérateurs réunissent plus de 300 000 signatures en une seule journée de l’année 1984, ce qui leur permet d’organiser un référendum à propos de la dérogation. Celui-ci sera gagné (Mariani, 2023). Par la suite, le mouvement ne va jamais cesser de mener des actions favorisant l’accès au logement coopératif : marches, occupations de terres, pétitions, grèves de paiement. En 2008, le gouvernement du Frente Amplio augmente le taux d’intérêt des prêts accordés aux coopératives de 2 à 5,2 %. La fédération va organiser une grève de paiement retenant sur des comptes dédiés les traites non payées. Cette grève de loyers va durer jusqu’en 2023, année où le gouvernement, passé à droite depuis lors, accepte de ramener le taux à 2 %, avec effet rétroactif de surcroît.
- 9 Traduction personnelle.
6Pour Nahoum, le « modèle FUCVAM » – caractérisé par l’aide mutuelle et la propriété collective – en plus que de créer un modèle efficient de construction, « est capable de créer de la citoyenneté et de l’inclusion et d’ouvrir le regard sur d’autres principes et d’autres organisations fondées sur celles-ci. »9 (Nahoum, 2018, p. 187). En particulier, il souligne le rôle prépondérant de la fédération dans la réussite du modèle coopératif uruguayen. En effet, c’est par cet intermédiaire qu’une condensation des savoirs – partage et accumulation – et une consolidation des acquis se réalisent. C’est la fédération, notamment parce qu’elle dispose d’un organisme de formation, qui systématise l’expérience avant de la diffuser. C’est elle aussi qui organise l’échange et la coopération entre les différentes coopératives. C’est ainsi un véritable mouvement social (Díaz Germone, 2019) qui s’est constitué, capable à la fois d’accompagner les personnes dans la construction des coopératives, de défendre leurs droits et de rendre possibles de nouvelles coopératives. Pour Nahoum, la puissance de la fédération est très largement supérieure à l’ensemble des coopératives séparées. Notamment du fait de la conscience claire que la question du logement ne peut s’isoler d’un ensemble de revendications ne se limitant pas à la question du « droit au logement », mais impliquant une conflictualité dans la production de l’espace. FUCVAM a permis que s’élabore un « mouvement coopératif du logement » (2018). En 1999, la fédération publie un « programme populaire de réforme urbaine » qui démontre les ambitions de la fédération d’intervenir bien au-delà d’une seule vision restrictive de l’habitat. « FUCVAM est aujourd’hui la seule organisation populaire ayant une représentativité et une trajectoire suffisantes pour présenter un projet viable de ville alternative ou du moins pour appeler d’autres organisations sociales à la discussion visant à concevoir un programme populaire de réforme urbaine. […] Nous proposons d’établir un réseau de coordination de tous les mouvements populaires urbains qui revendiquent le droit à la ville » (cité par Díaz Germone, 2019, p. 33).
- 10 Dans ce développement que j’ai traduit, R. Lariagon (2020) s’appuie sur le chapitre IV de la révol (...)
7Ce qui devient alors primordial, c’est le rapport social qui relie un ensemble de personnes à un lieu. Et ici, la question est celle de la construction d’un sujet collectif capable d’aménager un lieu. La « capabilité » est ici comprise comme possibilité institutionnelle, pouvoir collectif et apprentissage : pouvoir d’aménagement. Il est dès lors possible de penser la construction du logement comme construction du pouvoir d’habiter inclus dans un projet politique d’opposition au capitalisme. Il ne faudrait pas fétichiser l’un ou l’autre des éléments pour en faire une recette transposable : ni la propriété collective ni l’autogestion ne suffisent seules, même si ce sont deux ingrédients déterminants de cette mise en capacité. Le maintien d’une certaine conflictualité avec l’aménagement capitaliste, en particulier par l’intermédiaire de la fédération, mais aussi les pratiques concrètes des coopératives dans leur organisation interne et leurs relations à leurs environnements, sont tout aussi importantes. Dans un article où il interroge la nature des « communs urbains », Lariagon (2020) s’appuie sur H. Lefebvre pour tenter de comprendre ce qui peut faire pièce à la domination du capital qui tout à la fois restreint les possibilités d’habitat et ampute l’habiter. Dans sa compréhension de la production de l’espace H. Lefebvre détermine trois niveaux d’interactions « le niveau global (G), celui de la logique globale, de l’État et des stratégies politiques ; le niveau mixte (M), le niveau de la médiation, la ville, l’urbain ; le niveau privé (P). » (Lariagon, 2020, p. 618) Nous sommes dans un moment historique où le niveau G subordonne le niveau P par l’intermédiaire du niveau M. « C’est-à-dire que les intérêts du capital atteignent la vie quotidienne, imposant ses temporalités par la médiation de la production de l’urbain » (Lariagon, 2020, p. 618).10 L’intérêt ici est d’interroger l’expérience des coopératives de logement uruguayennes comme pouvant subvertir ce processus dans ses différentes dimensions : à la fois comme une réponse à la question du logement, comme politique publique, comme un mouvement de transformation sociale, et enfin comme un procès de subjectivation individuelle et collective. Il me semble que cette articulation est centrale pour comprendre l’effectivité du modèle. En reprenant les termes de Lefebvre : les expériences qui mettent l’usage et l’agir en commun, au niveau P, comme moyen pour produire un espace habitable, permettent des changements importants au niveau M du fait d’une confrontation (assumée par la fédération) au niveau G.
8Il m’a semblé dès lors intéressant de continuer à interroger l’expérience des coopératives de logement uruguayennes du point de vue de la production d’un sujet collectif par et pour l’habiter. Considérer que la subjectivation née de l’expérience de subvenir à un besoin fondamental est à la fois résultat et médium de la construction collective de logement. Car il faut constituer un groupe pour pouvoir s’établir comme coopérative et bâtir, et c’est dans ces activités que le groupe se constitue et se maintient comme sujet collectif. Dès lors, il est possible d’interroger les contours de cette expérience en s’intéressant à l’articulation des différents niveaux précédemment identifiés (P, M, G) dans l’expérience pratique des coopérateurs et des coopératrices. Il est nécessaire aussi d’en visualiser les limites et les faiblesses. J’ai pour cela rencontré Marcello Perez Sanchez, enseignant-chercheur et habitant d’une coopérative de la FECOVI. C’est à partir d’un regard d’acteur des dynamiques coopératives et d’observateur de la question du logement social que nous avons noué ce dialogue.
- 11 Son objectif est de fournir du matériel pédagogique et des connaissances techniques sur l’utilisat (...)
- 12 Educación integral est une expression courante en Amérique latine pour désigner une pratique qui s (...)
- 13 Réforme qui a été impulsée depuis le congrès international des étudiants américains de Montevideo (...)
9Marcello Perez Sanchez est docteur en études urbaines, chercheur et enseignant, coresponsable du Conseil du Logement et de l’Habitat émergent de la faculté d’architecture et de design et du Programme intégral de Montevideo (PIM) de l’université de la République uruguayenne (UDELAR)11. Il travaille sur les questions de conflits territoriaux et le droit à la ville dans le cadre de l’Observatoire des conflits territoriaux dans l’aire métropolitaine de Montevideo. Le PIM constitué en 2008 est une équipe pluridisciplinaire pratiquant une approche territoriale qui intègre les fonctions d’enseignement et de formation, de vulgarisation et de recherche. Ses principaux objectifs sont les suivants : articuler des pratiques d’« éducation intégrale »12 sur le territoire en se basant sur des problèmes concrets discernables sur celui-ci ; favoriser la participation de tous les acteurs ; articuler les différentes ressources ; rechercher conjointement des solutions alternatives aux problèmes ; contribuer à l’amélioration de la qualité de vie de la communauté impliquée ; et enfin renforcer les liens entre l’université et la communauté. Ce positionnement est indissociable de l’idée « d’extension universitaire » qui est constitutive de l’université en Amérique latine depuis la réforme universitaire de Cordoba de 191813. Peu commune sous nos latitudes, cette dimension est un des piliers de l’activité des universitaires et des universités et fait l’objet d’une vaste production et d’innombrables pratiques en interdisciplinarité. Comme l’exprime Cavalli dalla Rizza, « d’un point de vue épistémologique, les problèmes sociaux sont appréhendés dans une perspective complexe, ce qui nécessite une approche avec des perspectives multiples, intégrant les disciplines, les acteurs et les parties prenantes, articulant les fonctions universitaires afin de transformer une situation » (2020, p. 3). Le PIM est inscrit dans cette dynamique. Il intervient sur un territoire spécifique en considérant les conflits comme une dimension constitutive de celui-ci : « C’est donc dans le cadre de ces conflits et en assumant les relations de pouvoir qui les soutiennent que se développent les pratiques universitaires intégrales, en assumant leur engagement envers les secteurs délaissés de la société. » (Pérez Sánchez et Cuadrado, 2021, p. 18). Ce territoire est situé aux confins nord-est de la capitale marqués par de fortes disparités et où se trouvent des coopératives historiques de FUCVAM.
Q. : Est-ce que tu pourrais, pour commencer, expliciter ce que le mouvement du logement coopératif uruguayen a de spécifique ?
R. : Il est important de replacer le logement coopératif dans les débats qui existaient lorsqu’il émerge en Uruguay. Il existe alors un discours sur l’auto-organisation des pauvres pour la construction de leur logement sur un socle libéral marqué par un fonctionnalisme naïf. Ce sont les thèses de J. F. C. Turner autour de la barriada de Lima, fondées sur l’observation des constructions massives de quartiers informels dans la périphérie de Lima. Cet architecte anglais conseille de s’appuyer sur cette puissance de l’organisation à la base et de parier sur le statut de propriétaire pour réguler ces quartiers. Selon lui, une fois sécurisés, les occupant.es chercheront à améliorer leur logement, à fournir une éducation publique à leurs enfants et à apparaître comme d’« honnêtes propriétaires » (Fernandez-Maldonado, 2015). Ce discours, qui devient progressivement celui des instances internationales et en particulier la Banque interaméricaine pour le Développement, essuiera ensuite de nombreuses critiques. En premier lieu du fait de son caractère individualisant : c’est à la famille d’assurer l’essentiel et il n’y a aucune garantie collective du logement. Ensuite, du fait de l’auto exploitation nécessaire à la construction de sa propre maison. Enfin, parce que cette modalité ne transforme par la situation des personnes. Bien au contraire, cela déporte l’effort sur les individus sans rien changer à leur condition. Le logement est bien sûr assuré, et encore dans des conditions qui sont discutables en termes de qualité et de durabilité, mais aucune transformation sociale n’est à l’ordre du jour. C’est un simple processus de reproduction de la force de travail dans le processus plus large de reproduction du capitalisme comme le montrent les travaux de Burgess (1982) et de Pradilla Cobos et al. (1995).
Il me semble qu’il y a plusieurs différences fondamentales qui font de l’expérience uruguayenne quelque chose de très différent. En premier lieu, le rôle de l’État : la proposition de Turner s’apparente à une politique résiduelle de soutien à l’auto construction sans remise en cause de la propriété privée ou des éléments structurels en jeu dans la production de logements. Ici, au contraire, l’État est central. Il octroie la personnalité juridique à la coopérative, accorde le prêt et garantit la qualité du logement. C’est une condition de possibilité indispensable qui change complètement le propos, qui inscrit les coopératives dans une politique de l’accès au logement fondée sur la redistribution. Cette centralité de l’État n’est pas sans poser problème, on le verra plus tard, mais c’est une différence radicale avec des propositions qui n’apportent aucun soutien réel à l’auto-organisation des classes populaires. Pour autant, l’aide mutuelle n’est pas sans exiger un effort important : les personnes doivent, en plus de leur journée de travail, assurer au moins 21 h de travail par semaine, parfois plus, durant tout le temps de la construction (deux ans en moyenne). Et cela sans compter les efforts que demande toute l’organisation dans les différentes phases de la vie de la coopérative.
À mon sens ici, bien plus qu’une référence à Turner, c’est une autre façon de penser qui porte l’ambition coopérativiste, ancrée dans le mutualisme ou la Minga, ce travail collectif à finalité sociale traditionnel dans la région. Et on peut aussi interroger les critiques qui sont faites. Si tout est « reproduction », où est l’espoir ? Comment peut se former le sujet insurgé qui porte la transformation ? Il y a une tension ici qui ouvre sur des questions qui relèvent à la fois de la philosophie politique et de la micropolitique quotidienne.
Si on se place sur le terrain de la philosophie politique, deux éléments doivent être relevés. D’un côté, si on se place dans l’idée qu’il faut construire les conditions d’une transformation sociale, l’auto construction de l’habitat apparait comme une reproduction. De l’autre, si on pense que l’on peut préfigurer des changements par des initiatives localisées, on peut envisager quelques espoirs. Sur le plan de la pratique, il y a les personnes qui voient ce qu’ils et elles peuvent faire avec leurs limites, leurs possibilités ; et il y a toujours une part de l’ordre de la transformation sociale et une autre plutôt de l’ordre de la reproduction du mode de production capitaliste. Je crois qu’ici l’important est de savoir comment faire un bilan collectif. Il y a quelque chose de très important que nous avons appris avec le Mouvement des sans-terre au Brésil : l’idée d’une stratégie de « validation progressive des rêves » (Martins de Carvalho, 2013). Autrement dit, le Mouvement des sans-terre va penser les conquêtes en tentant de les replacer dans un projet politique à long terme. Ce n’est peut-être pas totalement compatible avec une rationalité scientifique. C’est observer le quotidien, les pratiques concrètes et expliciter tout cela, mais avec le regard porté plus loin, vers une utopie. Expliciter, c’est à la fois valoriser, mais aussi poser des mots et faire des liens qui sont parfois en deçà de la pratique. Il s’agit de trouver des outils de réflexivité, certains reposant sur du sensible, de l’affectif, en utilisant des modalités créatives. Sans cela, les expériences peuvent se perdre. Il y a une dimension de transmission, de circulation des idées, de pédagogie politique dans le sens d’un apprentissage collectif.
Un élément important dans ce processus est l’organisation des coopératives en fédérations, FUCVAM d’abord et FECOVI ensuite. La question du droit à la ville, c’est FUCVAM qui l’a fait exister à travers des luttes concrètes. En 1989, il y avait des occupations de terres face à l’impossibilité faite aux coopératives d’accéder à la terre. Lorsqu’en 1990 le Frente Amplio arrive au pouvoir dans la capitale se met en place le portefeuille de terres. Il y a alors un accès davantage garanti et aussi une lutte contre la spéculation immobilière et les programmes de soutien à la construction privée. La lutte se fait aujourd’hui dans des secteurs plus centraux de la ville. Les coopérateurs ont appris que lorsqu’ils et elles construisaient à la périphérie, il fallait se battre ensuite pour les services urbains : transport, santé, etc. Cette question du droit à la ville comme droit à la centralité est importante. C’est une pratique en mouvement, qu’il faut comprendre comme telle, avec ses potentialités et ses limites.
Q. : Peux-tu évoquer quelques-unes de ces limites ?
- 14 Dès la formation de la coopérative, et avant que le prêt soit accordé, le recours à un IAT est obl (...)
R. : Il y a une réflexion sur la relation aux Instituts d’assistance technique (IAT)14. Au début, c’était le Centre coopératif uruguayen qui était le principal support technique. Il était fortement intégré à l’action et identifié à l’esprit du coopérativisme. Aujourd’hui, c’est souvent une activité économique, un service fourni par une entreprise, qui est malgré tout rendu obligatoire par la loi. Lorsqu’une coopérative choisit un IAT, elle peut avoir des critères différents, de qualité de service, d’implication sociale et politique. C’est un choix stratégique qui a des implications importantes. Pourtant, la réflexion n’a souvent pas lieu, en dehors de la discussion économique ou très technique. Est-ce que l’architecture contribue à créer de bonnes relations avec le quartier et en interne de la coopérative ? Cette discussion qui n’a pas lieu au niveau des coopératives, elle peut exister au niveau de la fédération. Elle entraîne d’autres interrogations.
Par exemple, sur les règles encadrant la production de logements, celles-ci sont fondées notamment sur une relation entre nombre d’habitant.es et mètres carrés. Ce qui pose problème, c’est que cette relation s’établit à l’instant t sur une image fixe du groupe familial, et pas sur ses évolutions inévitables, mais en partie imprévisibles : le vieillissement, le changement des capacités, l’arrivée ou le départ des enfants, les séparations, etc. Il est possible de travailler au niveau de la coopérative pour permettre des transformations, mais cela implique un coût qui n’est pas prévu dans le prêt accordé. Il est aussi possible de penser une mobilité à l’intérieur de la coopérative. Elle est facilitée par l’existence de la propriété collective, mais elle est limitée dans la réalité, car les personnes s’attachent à leur appartement. La solution n’est pas seulement une question de règlement : ce sont aussi des pratiques qui doivent être collectivement réinventées15.
On peut aussi penser à la manière dont on veut habiter les lieux, dans l’arbitrage entre ce qui relève du nécessaire ou du « superflu ». Par exemple, dans ma coopérative, nous avons dû nous battre pour avoir des balcons. On est dans un immeuble de centre-ville, ça nous semblait essentiel, mais cela n’a pas été simple à faire valoir. Et là, la dynamique de la négociation est complexe parce qu’elle implique la coopérative, l’IAT et l’État qui contrôle l’ensemble du projet. Il y là quelque chose de l’ordre du corset.
Pour finir, il y a des propositions et des réflexions sur d’autres typologies constructives. Il y a quelques expériences de rénovations de bâtiments existants et aussi, plus ponctuellement, d’architecture en terre. C’est très marginal. Il y a une vision installée de quoi et comment construire : des constructions traditionnelles de logements neufs avec des matériaux qui ont fait leurs preuves, en particulier la brique. Ce sont des discussions où le mouvement répond à des dynamiques économiques de baisser les coûts. Et les économies sont faites par la participation des membres de la coopérative, sur le chantier et dans l’organisation et l’administration de celui-ci.
Q. : L’autogestion est un élément central de la pratique coopérative. Les coopérateurs et les coopératrices doivent faire fonctionner une entreprise de construction et gérer un budget important sans pour autant en avoir les capacités au préalable. Comment arriver à ce que les personnes prennent part, se forment, en définitive fassent tous les efforts que requiert un tel projet ?
R. : C’est un thème central discuté dans les fédérations. Il se pense différemment selon les différentes étapes de la coopérative. Ces étapes sont schématiquement au nombre de trois :
- Les coopératives en formation, qui n’ont pas encore de prêt et qui élaborent le préprojet, qui peuvent aussi être dans une phase de construction du groupe. Ce peut-être aussi un moment où il faut s’organiser pour obtenir un terrain. FUCVAM a mis en place des groupes de travail pour les « sans terre » destinés aux coopératives en attentes de prêt. C’est aussi un moment de politisation important ;
- Les coopératives qui sont dans la phase de construction. L’organisation du chantier est alors au centre, comme le lien avec l’IAT qui va former et informer la coopérative, réaliser le projet, mais qui doit être au service des coopérateurs. La rémunération de ce service est une part importante du prêt, 10 % aujourd’hui,
- Les coopératives en fonctionnement, c’est-à-dire qui vivent ensemble. Comment se maintient le coopérativisme dans le quotidien ? Ce qui n’est bien entendu pas une simple question formelle du maintien des commissions.
Ce sont des moments très différents, dans leur contenu et leur temporalité, mais aussi en termes de production de subjectivité.
Sur la première étape, ce sont les questions de cohésion du groupe, d’apprentissage du système de commission, de l’assemblée générale, qui sont au centre. Il faut trouver de l’argent pour les démarches administratives, parfois organiser des gardes du terrain qui a été attribué, faire des choix sur le projet. La seconde est plus exigeante. D’un coup, des personnes vont se retrouver à gérer des sommes importantes, très supérieures à ce dont ils ou elles ont l’habitude. Il faut s’assurer que tout le monde fasse sa part, mais aussi que le travail collectif soit efficace. Ici les liens avec les ouvriers qualifiés et l’IAT sont essentiels. Là aussi la fédération a développé des outils de planification et de gestion appropriable par tous et toutes.
Enfin, sur la dernière phase c’est plus fluctuant. Qu’est-ce qui fait qu’un collectif continue à fonctionner, discuter, faire des élaborations politiques ? Ce qu’il y a de particulier avec FUCVAM, c’est que ce n’est pas seulement un lieu de politisation des questions de logement. Ce qui est en discussion, c’est tout ce qui se passe pour les personnes dans leurs réalités. Là, il y a un problème important parce que pour beaucoup, une fois le logement obtenu, il y a une démobilisation. Comment maintenir une capacité d’action collective ? Cette question traverse le mouvement coopératif.
Q. : La loi stipule que la coopérative doit s’organiser à travers des commissions, en particulier une commission de promotion de la culture de coopération. Quel est le rôle de cette commission, en particulier au moment où la coopérative s’installe dans le fonctionnement quotidien ?
- 16 Ley no 18407 de cooperativas. regulacion, constitucion, organizacion y funcionamiento dans son art (...)
- 17 Comme la fête des mères ou la fête des pères, l’Uruguay célèbre chaque année le jour des enfants – (...)
- 18 Il s’agit des premiers projets coopératifs. Par exemple José Pedro Varela comprend 7 coopératives (...)
R. : Il y a des réalités très différentes selon les coopératives. Certaines sont très actives, d’autres organisent un événement de temps à autre. Depuis la loi de 200816, il est question de commissions d’éducation, d’intégration et de promotion de la coopération. L’idée étant qu’il y ait aussi des activités de formation. Tu peux alors avoir un planning de formation, des activités destinées aux membres de la coopérative, mais aussi au quartier qui l’entoure. Il est aussi possible que rien ne se passe. Cela dépend des personnes qui en font partie et ces personnes changent de manière régulière. Dans ma coopérative, j’ai participé à la commission directive il y a quelques années et nous avions, avec la commission de promotion de la culture et de la coopération, proposé un agenda d’activités, organisé des discussions avec d’autres coopératives du quartier. En ce moment, la commission n’organise que le jour des enfants17 et seulement pour les membres de la coopérative. Ce sont des choses qui évoluent. La loi définit une forme, ce qui se passe par la suite dépend des personnes. Il y a d’autres espaces où peuvent avoir lieu des activités collectives qui participent de cette « culture de la coopération ». Je fais partie d’une commission espace vert. Tous les mois, on se réunit pour faire un peu d’entretien et, à cette occasion, nous passons du temps ensemble et nous discutons. Depuis 2005, une limite a été fixée entre 25 et 50 « noyaux familiaux ». La politique étant de ne plus construire de grandes coopératives qui consomment beaucoup d’espace et qui s’installent loin à la périphérie. Le changement est profond en interne : ce n’est plus l’épopée du syndicat qui construit de grands ensembles d’habitation du type Mesa, comme les projets Juana d’America ou José Pedro Valera18, pour prendre quelques exemples parmi d’autres. Dans ce cas, c’était plus 500 familles qui s’organisaient ensemble. A contrario, dans ma coopérative, il y a 48 appartements. C’est un immeuble de trois étages. Le changement d’échelle est un changement radical de la nature du projet. En particulier, l’impact à l’échelle urbaine est très différent. Les premières coopératives construisaient des locaux commerciaux, des crèches, des écoles. C’étaient des aménagements d’ampleur qui avait un impact important sur les zones où elles arrivaient.
L’État porte désormais un discours de densification qui incite à investir des parcelles plus petites, dans des zones déjà urbanisées. Et c’est une question pertinente dans l’optique de l’économie des sols urbains. FUCVAM s’est battue pour pouvoir construire en hauteur justement pour pouvoir construire dans des espaces plus centraux, sur des parcelles plus étroites. Une telle entreprise posait des questions en termes de formation, de sécurité au travail. Pendant longtemps, il était entendu que ce n’était pas possible dans le cadre de l’aide mutuelle. Les coopérateurs et coopératrices ont montré, dans la pratique, que c’était possible sans avoir à renoncer à la participation. Pour FUCVAM, c’était une victoire, parce qu’ils ont démontré aux fonctionnaires, aux politiques, que c’était possible. Mais en même temps, c’est un pas vers la densification, vers des unités plus petites, plus dispersées. Ce n’est pas sans impact sur la réalité quotidienne des coopératives et donc sur l’expérience des habitant.es.
- 19 La loi stipule qu’en cas de violence, le droit d’usage revient au conjoint qui n’a pas commis l’ag (...)
Enfin, ce qui régit le quotidien de la coopérative, c’est la commission directive. C’est elle qui se bat pour des subventions, qui est en relation avec les organismes publics et qui prend des décisions quotidiennes en rapport au quartier. C’est aussi elle qui convoque et préside les assemblées, établit l’ordre du jour et organise les discussions. Elle administre et elle prend des décisions. C’est le lieu d’une pratique concrète de la décision et du travail en commun. Sur ces questions de commission, il est intéressant de remarquer la manière dont un espace de démocratie directe intègre tous les instruments de la représentation. Dans la majorité des cas, les coopératives fonctionnent au consensus, mais leurs institutions sont pensées en intégrant le système représentatif et notamment le vote. Si jamais il faut voter, c’est possible. Ce sont alors les titulaires du droit d’usage qui ont le droit de vote. Il y a eu des évolutions sur ce point. Traditionnellement, ce sont les hommes des familles mononucléaires hétérosexuelles qui étaient les titulaires. Aujourd’hui, il y a une cotitularité. Cette évolution a été impulsée par le travail des féministes à l’intérieur de la fédération, suite à des problèmes de violences. Dans le cadre actuel de la cotitularité, en cas de violence l’agresseur est exclu19. Ce sont des choses qui ont émergé dans les pratiques et qui ont par la suite été inscrites dans le droit (Cabrera, 2023), en l’occurrence dans la loi de 2019.
Q. : En Uruguay une partie de la population, très pauvre, vit dans des conditions très marquées par l’informalité tant sur plan du travail que sur celui du logement. Est-ce que les coopératives de logement peuvent constituer une solution pour ces personnes ?
- 20 Voir sur cette dimension : Programas con grupos de muy bajos ingresos (Rodriguez Filippini, 2008).
R. : Les secteurs les plus précaires restent en dehors pour plusieurs raisons. Une raison économique d’abord : il faut un minimum d’apport au début pour effectuer les démarches permettant d’officialiser la coopérative, et dans les premières phases d’élaboration du préprojet. Ensuite, il y a une dimension plus complexe. Pouvoir s’organiser pour faire les heures de travail implique d’avoir une visibilité sur ses disponibilités et une certaine régularité. Ce que ne permettent pas beaucoup d’occupations informelles. Ce sont aussi des habitudes de travail particulières, pouvoir faire des heures régulières soumises à une certaine discipline collective. Ce n’est pas si simple pour des personnes qui sont les plus exclues. Le modèle du coopérateur, c’est l’ouvrier du secteur formel. Mais il y a des tentatives. Il y a quelques années, suite à une occupation de terre, une coopérative a été formée avec les personnes en situation de rue, une « coopérative sous tutelle » d’une certaine manière. Ça a fonctionné, mais c’est une exception, pas la règle20.
Il y a peu, j’étais dans une coopérative où ce sont des employé.es de petites boutiques gagnant le minimum qui ont réussi à monter un syndicat et à construire une coopérative de logement. Ils et elles ont trouvé à cet endroit une forme d’association qui leur donne les moyens de répondre à une nécessité vitale. Certains ont des dettes et ne pouvaient pas avoir accès au système bancaire. Dans la coopérative, l’accès au prêt est facilité et garanti par le collectif.
C’est aussi très intéressant de voir que lors de grands évènements, on voit des personnes qui tiennent des stands divers afin de générer des fonds pour leurs coopératives en formation. Et c’est aussi une représentation forte du mouvement coopérativiste dans la population.
Pour autant, il est clair que le manque de capitaux, économiques et sociaux, limite fortement l’extension du modèle coopératif vers des secteurs plus précaires. Si la question économique peut être réglée par des aides ponctuelles, la dynamique organisationnelle est plus complexe. Ce sont trois éléments à prendre en compte : un minimum de ressources économiques, la capacité à fournir un travail régulier, et enfin les compétences sociales liés à l’organisation collective dans un cadre formel et régulier. En sachant bien que le montage d’une coopérative est aussi un travail administratif important qui prend des années. Tous ne sont pas en capacité d’attendre des années et de faire des efforts continus sur cette période. Il faut donc penser ces trois limites.
Pour toutes ces raisons, le système coopératif ne peut pas couvrir tous les besoins de logement et ne convient pas à tout le monde. Ce doit être une solution parmi d’autres.
Q. : Est-ce que les différentes conditions peuvent générer des antagonismes entre les habitant.es des coopératives et leurs voisinages qui sont parfois constitués de populations plus exclues ?
- 21 Ici il est fait allusion à quatre coopératives de FECOVI et une de FUCVAM qui ont été construite s (...)
- 22 Il s’agit là d’une limite du système coopératif. Une fois le logement construit, plus le temps pas (...)
R. : Il y a un phénomène complexe où les coopératives viennent disputer le sol urbain au capitalisme, en défendant un usage d’habitation pour des secteurs à bas revenu. Et, en même temps, elles viennent parfois remplacer une population encore plus pauvre qui habitait dans des conditions précaires et informelles. Les personnes à la rue, les personnes migrantes et les pensions (locations meublées au mois ou la semaine) sont très présentes dans ce secteur de la vieille ville par exemple. Les coopératives viennent s’implanter dans ces endroits, comme ça a été le cas dans le Barrio sur qui était historiquement un quartier noir21. Il y a eu une substitution de population entre des personnes très pauvres et un secteur plus « classe moyenne »22. D’autant qu’aujourd’hui ce sont beaucoup de gens qui travaillent à l’université qui y habitent. Il faut arriver à interroger ces processus. Il faut voir ce qui se passe pour les personnes qui sont en dehors du système coopérativiste, surtout les plus pauvres. C’est difficile du point de vue de la personne qui cherche avant tout à résoudre son problème de logement et qui obtient, de haute lutte, un accès à un terrain sur lequel construire ou un endroit à rénover. Il faut aussi penser à la participation des coopérateur.ices à la dynamique sociale d’un quartier. C’est aussi un facteur d’amélioration du cadre de vie, car les personnes participent à des luttes pour le quartier et la défense des habitant.es, sur des questions d’équipements, de transports ou par des activités de solidarité.
Enfin, cela rejoint l’idée que la réponse ne peut pas être uniquement celle des coopératives et des coopérateurs. Il faut pouvoir penser différents modèles d’accès au logement. C’est une discussion qui traverse le mouvement coopératif : comment construire une série de propositions différentes qui puissent permettre un accès à un logement digne à l’ensemble de la population ? On peut rêver que la ville se remplisse de coopératives, mais il faut aussi arriver à penser à différentes échelles pour garantir réellement le droit à la ville pour tous et toutes. Là, ce sont les fédérations qui ont un rôle. C’est la richesse aussi de ce modèle d’être organisé à différents niveaux permettant des temporalités et des échelles d’action et de réflexion différentes.
Q. : De nombreuses coopératives ont construit des grilles de séparation autour de leurs résidences. C’est un mouvement général dans le pays où les grilles, grillages et protections se sont multipliés. Comment ce mouvement de résidentialisation s’est-il passé et quelles formes de relation a-t-il instituées avec le quartier ?
R. : Il y a d’abord une sorte de facilité : les coopératives se centrent tellement sur leurs activités internes, qui sont souvent très intenses et peuvent accaparer, qu’elles sont moins portées à s’intéresser à ce qui les entoure. Il y a aussi le fait que les coopératives se retrouvent parfois dans des quartiers très défavorisés. Il peut y avoir une relation difficile, rugueuse, avec l’environnement immédiat. Et les coopératives ne sont pas des îlots à part de la société, on y trouve les mêmes réflexes que partout ailleurs. Devant la difficulté de faire avec le voisin, de gérer les conflits et les différences, la solution c’est de s’enfermer.
Il y a eu des débats importants dans les coopératives sur ces questions. Comment ne pas perdre le lien en interne et avec ce qui se passe « au dehors » de la coopérative ? Que faire face à des épisodes d’agressions ou de vols ? Parce que les voleurs ne s’arrêtent pas à la frontière de la coopérative. Ça génère une forme de ségrégation, d’autant plus forte que la coopérative a construit des services en interne, comme une crèche par exemple, ou des jeux pour enfants. En retour, cela génère ou renforce les segmentations de manière importante.
Ici aussi, lorsque ce sont des coopératives de 500 habitations qui forment un véritable quartier, ce n’est pas la même chose que si ce sont des unités plus petites de 20 à 50 habitations. En pratique, la proposition de fermer, de résidentialiser, est de nature différente. Sur une surface plus petite, le coût comme la mise en œuvre sont plus simples et génèrent moins de discussion. Peut-être que la différence est que dans les coopératives c’est un débat, là où, dans le reste de la société, le développement des grilles et des barrières de séparation génère moins de réflexion. Dans mon immeuble, nous avons eu un débat sur l’installation de caméras suite à des vols dans les parties communes. J’étais contre, mais j’ai perdu. Nous étions très peu à être contre, 5 contre 43. Les personnes qui intègrent les coopératives sont comme les autres. Il y a une rationalité instrumentale qui continue d’être hégémonique.
Et il me semble que dans un premier temps, sur des projets qui impliquaient réellement la construction d’un quartier, il y avait des discussions plus importantes sur l’aménagement et sur la vie collective à l’échelle urbaine. Aujourd’hui, on a deux phénomènes qui se répondent et se renforcent : la diminution de la taille des coopératives, et un individualisme plus présent qui n’est pas sans rapport avec le néolibéralisme. Surtout, les coopératives ont moins d’impact sur leur espace social et donc sur le positionnement des personnes qui les intègrent. Ça ne produit pas les mêmes choses de s’organiser au niveau d’un quartier qu’au niveau d’un édifice. Et c’est là un point intéressant, parce qu’il interroge encore la question de la subjectivité. Où se construit une subjectivité contre-hégémonique ? C’est peut-être moins linéaire que ce qu’on peut imaginer.
Q. : Pour conclure cet entretien, il me semble que malgré les limites que l’on a pu évoquer, la production sociale de l’habitat coopératif et la vie quotidienne qui s’y développent peuvent être considérées comme des espaces de subjectivation et de construction de centralités populaires. Est-ce que tu penses que cette pratique est de nature à transformer la société ?
- 23 Le concept de « mouvement socioterritorial » permet d’analyser les mouvements sociaux qui font de (...)
R. : On peut s’interroger sur la construction du territoire par l’activité collective. Si tout mouvement tend à construire son propre espace, on peut penser qu’il y a une transformation qualitative quand un mouvement s’inscrit dans un espace physique et est, en retour, marqué par celui-ci. C’est la signification de mouvement socioterritorial utilisé par le géographe brésilien Mançano Fernandes23. C’est une discussion qu’il faut avoir : soit on continue à penser dans une perspective sectorielle, « je me bats pour un logement et ensuite on verra », soit dans une perspective territoriale où l’endroit d’installation importe. Ici il y a une synthèse à faire. C’est une réflexion qui existe dans le Mouvement des sans-terre au Brésil. Il y a une lutte pour la réforme agraire et la souveraineté alimentaire, mais une fois qu’un lieu a été occupé, cultivé, amélioré, ce lieu particulier devient important en lui-même et pour lui-même. Tout autant que la discussion générale du mouvement pour l’accès aux terres. Il y a là quelque chose d’important, en particulier dans les questions urbaines où les luttes sont très fragmentées. Il est parfois difficile de faire le lien entre des réflexions qui se mènent d’un point de vue général et parfois théorique, et ce qui se construit dans le quotidien d’un lieu particulier.
Il y a beaucoup de pratiques et de discussions qui se construisent à la base, mais ça ne vient pas toujours alimenter, transformer, le modèle. Elles ne sont pas systématisées. Ce qu’il faut penser, ce sont les formes et les moyens d’une certaine capillarité entre des niveaux qui sont, par nature et dans la pratique, différents. Je pense qu’il faut penser aussi aujourd’hui, presque 50 ans après ces premières initiatives, ce qui de ces apprentissages, de cette subjectivité, peut être consolidé ou intégrer la conscience collective. Comme on le dit dans l’éducation populaire : à quel moment tu solidifies un apprentissage ? Comment cette production de subjectivité dialogue-t-elle avec une certaine rationalité qui lui donne de la valeur ? Ce sont des questions centrales pour nous au PIM. Bref, le mouvement coopératif – avec ses ombres et ses lumières – continue d’être une alternative porteuse de l’espoir qu’un autre monde est possible.
