1Métropoles ouvre ses portes à Bourdieu in the City, ouvrage de théorie urbaine écrit par Loïc Wacquant. Professeur de sociologie à l’université de Californie à Berkeley, ses travaux sur le ghetto, la pauvreté urbaine ou encore les institutions pénales font référence et sont débattus internationalement. Ils se distinguent par la recherche d’un cadre théorique et analytique unifié des institutions qui produisent et gèrent la marginalité avancée dans les métropoles néolibérales en Europe et aux États-Unis.

2S’il a quitté la France dès la fin des années 1980 pour faire son doctorat dans le département de sociologie de l’Université de Chicago, puis poursuivre sa carrière dans de grandes universités étasuniennes, Loïc Wacquant a maintenu un lien étroit avec les institutions, débats, actrices et acteurs de la sociologie française ; et d’abord celles et ceux inscrit·es dans une démarche bourdieusienne. Il est membre du Centre européen de sociologie et de science politique de l’université Paris 1, émanation du Centre de sociologie européenne fondé par Pierre Bourdieu. Ses livres sont publiés en français, notamment chez Raisons d’agir, maison d’édition fondée par un collectif lié à ce dernier (Lebaron et Mauger, 1999). Surtout, Loïc Wacquant a contribué à l’introduction de l’auteur de La distinction dans le champ académique étatsunien au début des années 1990 (Bourdieu et Wacquant, 1992). Depuis, il n’a pas cessé de chercher à appliquer et à développer la sociologie bourdieusienne, en particulier dans le domaine de l’urbain auquel Pierre Bourdieu ne s’était guère intéressé. Bourdieu in the City peut ainsi être considéré comme l’un des aboutissements de cette trajectoire singulière.

5L’ouvrage reprend de fait des idées développées dans plusieurs interventions de l’auteur, dont trois principales, qui chacune constitue le point de départ d’un de ses trois chapitres. Le premier vise à « révéler les principes épistémologiques qui informent la sociologie topologique de Bourdieu » (p. 10). À partir des premiers travaux de ce dernier sur l’Algérie et le Béarn, il élabore et illustre la « trialectique ». Trois types d’espaces en relation la composent : symbolique, social et physique. Il n’y a pas d’isomorphie entre ces différents espaces, mais des correspondances qui se reproduisent ou se modifient au cours du temps, car chacun est un enjeu de pouvoir et le produit de conflits. La ville (ou dans d’autres passages, la métropole) peut dès lors être définie comme à la fois un « milieu particulier » (special milieu) et un lieu d’accumulation et de confrontation entre différentes formes de capitaux. Ce chapitre rappelle aussi quelques principes méthodologiques et épistémologiques généraux de la démarche bourdieusienne, tout en insistant sur le fait que la théorie n’est utile que si l’on s’en sert et qu’il faut donc aborder les concepts de cette sociologie comme une boîte à outils, pour leur force heuristique et explicative.

6Le deuxième chapitre porte sur le concept de stigmatisation territoriale, que Loïc Wacquant relit ici comme une manifestation paradigmatique du pouvoir symbolique dans la ville. Tout en dégageant les spécificités du stigmate contemporain attaché à certains quartiers populaires, et en indiquant les stratégies sociales et symboliques déployées par leurs habitant·es pour y faire face, Loïc Wacquant cherche à dégager un modèle topologique de la production et de la circulation de la « souillure spatiale » (spatial taint) dans la ville. Il en appelle à un agenda de recherche comparatif sur la façon dont l’espace symbolique s’imprime dans l’espace physique à travers l’espace social.

7Le troisième chapitre revient sur trois ouvrages antérieurs de l’auteur présentés comme constitutifs d’une seule et même trilogie : Parias urbains (2007), Punir les pauvres (2004) et Racial Domination (à paraître). Leur articulation permet de mettre en relation la polarisation sociale, les divisions ethno-raciales et le renforcement des politiques pénales (et la disciplinarisation à travers les politiques sociales) dans les métropoles néolibérales. À partir de la « trialectique », Loïc Wacquant formule ainsi une théorisation de la production de l’ordre moral et social justifiant le traitement dégradant des « parias urbains » dans ces espaces.

8L’introduction et la conclusion – nommées prologue et épilogue – sont essentielles pour finaliser l’édifice théorique construit au gré des chapitres. Elles positionnent l’ouvrage dans le champ des études urbaines, stylisent la « trialectique », clarifient la définition de la ville, fournissent des résumés substantiels de chaque chapitre et proposent des schémas de certaines des idées principales. L’épilogue va même plus loin : il montre ce qu’aurait pu apporter à Pierre Bourdieu le fait de considérer l’urbanisation comme l’un de ses objets de recherche. Surtout, il propose de fondre les études urbaines dans une « science topologique » consacrée aux relations entre les divisions symboliques, l’espace social et l’environnement construit et naturel.

9Quatre auteur·ices ont accepté de discuter ces idées. Le symposium est ouvert par Anaïs Collet, sociologue spécialiste de la gentrification en France. Elle replace l’ouvrage de Wacquant dans le sillage de l’usage de Bourdieu dans la sociologie urbaine française, avant de discuter de sa combinaison avec d’autres travaux pour esquisser une « sociologie spatiale ». Eleonora Elguezabal, sociologue dont les travaux ont porté sur les copropriétés fermées en Argentine et les métiers de l’ordre en France, interroge, elle, la conceptualisation de l’espace physique dans l’ouvrage, comparativement à celui d’espace symbolique. Elle questionne également l’idée de ville comme « milieu spécifique » au regard des liens avec les espaces ruraux, aboutissant à la proposition d’un agenda de recherche sur les hiérarchisations inter-territoriales. Ensuite, Fabrice Ripoll, géographe qui a notamment travaillé sur la dimension spatiale de l’action collective, s’appuie sur ses propres réflexions sur l’intégration de Bourdieu à la pensée géographique pour pointer les limites de la « trialectique » de Loïc Wacquant. Il propose dans la foulée une « triade » alternative articulant trois « états », chacun traversé par l’espace physique et produisant ses propres effets sur celui-ci. Enfin, Côme Salvaire, sociologue du politique qui a étudié les relations villes-État au Mexique et au Nigeria à partir d’enquêtes sur l’économie du chiffonnage, questionne à son tour la conceptualisation de l’espace physique dans l’ouvrage ainsi que la lecture que celui-ci propose des rapports entre villes et État. Ces contributions donnent lieu à une réponse de Loïc Wacquant qui vient clore le symposium.

10C’est la « trialectique » qui est principalement discutée dans les recensions, tantôt pour interroger l’originalité de sa formulation, tantôt pour proposer une alternative théorico-analytique. La conceptualisation de l’espace en général comme celle de l’espace en physique en particulier font également l’objet de critiques. Enfin, comme c’est classiquement le cas à propos de la sociologie urbaine (e.g. Castells, 1968), la spécificité de l’objet urbain – et donc la pertinence d’y consacrer une branche de la sociologie – traverse les recensions. Tout l’intérêt du débat étant ici de proposer de construire une sociologie, et même une science sociale de l’espace (ou des territoires) unifiée théoriquement, conformément d’ailleurs à la proposition conclusive de Bourdieu in the city.