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Dossier

De quoi l’expérimentation urbaine est-elle le nom ?

What is urban experimentation all about?
Charles Ambrosino et Laurent Devisme

Résumés

Plébiscitée par bon nombre d’élus, de praticiens et d’acteurs issus de la société civile, l’expérimentation, autrefois cantonnée aux seules activités laborantines et scientifiques, se présente aujourd’hui comme l’une des modalités incontournables de l’urbanisme contemporain. Mais quid de la démarche expérimentale à proprement parler ? Renvoie-t-elle à la primauté du « faire en vrai », du « faire à l’échelle 1 :1 » sur les autres activités ramenées davantage à l’agir en plan ? Cela consiste-t-il à survaloriser le régime de l’expérience ou l’incrémentalisme ? Ou, au contraire, à positionner l’expérimentation comme le préalable nécessaire à l’innovation ? Autant d’interrogations auxquelles les différentes contributions réunies dans ce dossier thématique s’emploient à apporter des réponses. Qu’il s’agisse d’investir les dispositifs expérimentaux en eux-mêmes, d’analyser leur institutionnalisation ou encore d’observer les contextes urbains et politiques dans lesquels ils se déploient et qu’ils installent, force est de constater que l’expérimentation constitue un observable à part entière de la recherche urbaine. Tout à tour instruments des politiques de démonstration, véhicules d’innovation ou analyseurs de l’urbanisme d’austérité, objets de controverse, formes renouvelées d’action collective ou vecteurs de gentrification, les expérimentations urbaines explorées ici s’avèrent riches d’enseignement sur les évolutions en cours des modes de faire, de gouverner et de dire la ville.

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Texte intégral

1Ici, un collectif d’habitants engagés, aidé d’artistes et de jeunes architectes, installe, au sein d’une friche, un espace d’agriculture urbaine et, surtout, des équipements sportifs et récréatifs destinés aux jeunes du quartier en manque d’espace. Là, un aménageur teste in vivo un dispositif de smart grid dans le cadre d’un démonstrateur urbain mis en place par des acteurs locaux de la R&D (recherche et développement) cherchant à positionner leurs artefacts et services sur les marchés mondiaux de l’innovation technologique. Là-bas, la filiale immobilière d’un grand opérateur de transport, en attente d’un véritable projet pour un ancien site industriel dont elle est propriétaire, conventionne avec des intermédiaires culturels pour que, de manière transitoire, se déploient activités festives, tiers-lieux et accueil temporaire d’entreprises et d’associations de l’économie sociale et solidaire. Ailleurs encore, un gouvernement métropolitain préfigure, au moyen d’un événement culturel conjuguant fête de quartier, urbanisme tactique et participatif, usages, programmes et représentations nouvelles au sein d’un espace péricentral destiné, demain, à accueillir une nouvelle centralité urbaine.

2Qu’ont en commun ces situations si singulières et standards à la fois ? Ce qu’y font les acteurs. Tous, habitants, collectivités locales, aménageurs, opérateurs ou promoteurs, explorent, démontrent, testent, préfigurent, ensemble ou de manière isolée. Bref, ils expérimentent et, ce faisant, transforment la ville tout en renouvelant les modes de sa fabrique.

L’expérimentation au prisme de la recherche urbaine

3Plébiscitée par bon nombre d’élus, de praticiens et d’acteurs issus de la société civile, l’expérimentation, autrefois cantonnée aux seules activités laborantines et scientifiques, se présente aujourd’hui comme l’une des modalités incontournables de l’urbanisme contemporain (Dumont, 2013). À tel point que certains auteurs n’hésitent plus à convoquer l’idée d’un « urbanisme expérimental » (Evans, Karvonen et Raven, 2016), pratique susceptible 1) de refondre les manières de produire de la connaissance sur les villes et les sociétés locales, 2) de changer en profondeur les modalités de conception /fabrication/transformation des espaces urbains, et 3) de conduire, in fine, à un mode spécifique d’urbanisation.

4Mais quid de la démarche expérimentale à proprement parler ? Renvoie-t-elle à un tâtonnement heuristique, à la primauté du « faire en vrai », « faire à l’échelle 1:1 », sur les autres activités ramenées davantage à l’agir en plan ou à la conception (Thévenot, 2006) ? Cela consiste-t-il à survaloriser le régime de l’expérience, le situationnisme méthodologique, l’incrémentalisme ? Ou, au contraire, à positionner l’expérimentation comme le préalable nécessaire à l’innovation, cette dernière constituant alors la « promesse de sa généralisation » (Rio, 2021) ? On voit ici le rapport dialogique qui s’installe entre expérimentation et action publique urbaine innovante, entre expérimentation et institutionnalisation, rapport qui, loin de n’être réductible qu’au seul champ de l’urbanisme (songeons au plan des transformations universitaires par exemple avec le pari des établissements publics expérimentaux), n’en demeure pas moins original.

5Parce qu’elles contribuent à éclairer ces questions, les expérimentations urbaines constituent un champ d’investigation fertile justifiant les approches interdisciplinaires dont elles font régulièrement l’objet (Landon, 2022). À la croisée des études urbaines, de la géographie et de l’urbanisme (comment l’expérimentation participe-t-elle de la fabrique urbaine ?), de la science politique (quels en sont les instruments et les modes de gouvernance ?), des études des sciences et technologies (comment cette modalité d’action issue de la culture scientifique et technique intervient-elle dans la conduite, la mise en débat et la réalisation de projets d’urbanisme ?), des sciences de gestion et des études de transition (comment l’expérimentation s’insère-t-elle plus globalement dans un processus d’innovation sociotechnique ?), les travaux qui leur sont consacrés s’accordent globalement sur quatre points que nous avons souhaité (re)mettre en perspective :

  • les expérimentations surviennent généralement dans des contextes spécifiques lorsque des acteurs (publics et/ou privés) témoignent d’une volonté d’avancer par tâtonnements (méthode essai-erreur) plutôt que par autorité face à une situation jugée incertaine (Karvonen et Van Heur, 2014) ; elles sont également largement tributaires d’acteurs spécifiques relevant de la figure du marginal sécant (Crozier et Friedberg, 1977 ; Arab et Vivant, 2018) ;
  • la démarche expérimentale invite ses artisans à « bricoler » (dans des conditions réelles, et non dans un laboratoire) des configurations sociotechniques appropriées au problème qui les réunit (Sengers, 2015 ; Ramirez-Cobo et Zepf, 2022) ; la mise en avant de l’incrémentalisme entrant toutefois souvent en contradiction avec des pratiques normées, certifiées et standardisées qui cadrent de plus en plus la fabrique urbaine ;
  • le caractère exceptionnel conduit à produire « des espaces d’exception » (Laurent, 2019), lesquels concentrent toutes les attentions publiques et privées (que ce soit en matière d’investissements financiers, matériels ou plus symboliques, la quête de démonstrateurs cochant les trois niveaux – Chesnel et Devisme, 2020), soulevant ainsi la question des « espaces ordinaires », mécaniquement exclus de telles dynamiques ;
  • l’expérimentation pose, plus globalement, la question de sa gouvernance tant elle installe des formes itératives d’action capables, chemin faisant, de s’adapter (au contexte, au problème à résoudre, à l’évolution des objectifs, etc.) – ce que Sabel et Zeitlin (2010) nomment « la gouvernance expérimentaliste » – et produit des agencements sociaux inédits, voire une écologie d’acteurs impliqués « ni macro ni micro » qu’il convient néanmoins d’ordonnancer (Laurent, Pontille et Talvard, 2019).

L’expérimentation comme modalité de l’action collective urbaine ?

6Ainsi s’échafaudent les principes cardinaux de l’expérimentation urbaine : créer les conditions d’un affranchissement temporaire des cadres qui d’ordinaire contraignent l’action, favoriser des formes originales d’apprentissage collectif tout en provoquant l’agrégation sur mesure d’une très grande variété de parties prenantes. Sur ce dernier point, nombre de commentateurs soulignent que ce type d’expérimentation s’offre comme un prisme d’observation privilégié voire une « catégorie analytique » (ibid.) à part entière des transformations en cours de l’action publique (Bureau et al., 2013). À lire de plus près la littérature en urbanisme et en science politique, quatre scénarios contrastés se dégagent :

  • soit l’expérimentation accompagne les stratégies d’un « État facilitateur » cherchant à mieux agir « sur » les territoires (Leprêtre, 2019) ; l’expérimentation s’étant taillé une place de choix parmi les « nouveaux instruments » (Halpern, Lascoumes et Le Galès, 2014 ; Béal, Epstein et Pinson, 2015) mobilisés par l’État (aux côtés des labels, appels à projets, bonnes pratiques, prix et autres indicateurs de performances) pour asseoir son rôle au sein d’une « gouvernance multi-niveaux » qui lui permet d’accompagner la territorialisation des politiques publiques tout en gouvernant « à distance » les collectivités locales (Epstein, 2005) ;
  • soit, au contraire, les expérimentations sont menées à l’ombre des politiques publiques par des groupes organisés de la société civile qui, faute de moyens et de visions à long terme, déploient dans l’espace public stratagèmes et dispositifs légers (Lydon et al., 2011) au moyen d’interventions ciblées (à petite échelle), ponctuelles (à court terme) et faiblement coûteuses (low cost) – en vue d’offrir une programmation événementielle éphémère, de faire vivre des lieux ou d’en proposer de nouveaux usages, de transformer des friches, de valoriser un patrimoine, etc.
  • soit, encore, l’expérimentation pallie l’incapacité des politiques urbaines et de leurs principaux instruments – le projet urbain – à répondre à certaines problématiques (Mallet et Mège, 2022) en instrumentalisant ces « initiatives de niche » (Savini et Bertolini, 2019) ou en systématisant le recours aux « bonnes pratiques » (Devisme, Dumont et Roy, 2007) au risque de jouer le jeu de la ville néolibérale (Ferchaud et Dumont, 2015) et d’institutionnaliser, voire de détourner, des démarches plus alternatives – ce qu’exprime par exemple le recours, souvent indistinct, par les élus ou les techniciens, à l’arc sémantique de l’urbanisme tactique, transitoire ou temporaire pour rendre compte ou se justifier de leurs actions ;
  • soit, enfin, elle s’impose comme l’un des outils privilégiés par des autorités locales, des aménageurs ou autres opérateurs s’essayant à rendre opérationnelles des solutions contextuellement ajustées (Bulkeley, Castán Broto, 2013).

7Ajoutons que loin d’être un questionnement spécifique aux acteurs publics ou contestataires, l’expérimentation urbaine est évidemment largement à l’œuvre chez différents acteurs privés qui en ont d’ailleurs fait l’aiguillon de leur présence dans les coulisses de l’aménagement urbain (Pertuso, 2022 ; Peynichou, 2018).

8Il y a donc lieu d’interroger les effets de ces expérimentations sur l’urbanisme (ses formes, ses acteurs et ses processus), mais également sur la fabrique, la gouvernance et les dynamiques socio-économiques urbaines (urbanisme de palette et de l’événementiel, gentrification, généralisation d’espaces de location pour travailleurs nomades, corpoworking rencontrant des logiques d’optimisation immobilière, etc.). Et c’est précisément ce à quoi s’attellent les différentes contributions réunies ici.

Mots et mondes (professionnels) de l’expérimentation, deux champs aveugles du dossier

9Avant de nous livrer à leur présentation, permettons-nous quelques constats préliminaires. Signe manifeste de l’intérêt que suscite la question des expérimentations dans le champ des études urbaines, ce numéro thématique brille par la pluralité et la diversité des réflexions soumises. Néanmoins, nous n’avons pu donner suite à l’ensemble des propositions qui nous sont parvenues, pas plus que nous n’avons pu explorer l’ensemble des axes de recherche qu’il nous semblait pourtant pertinent d’approfondir au moment de nous adresser à la communauté scientifique. C’est plus particulièrement le cas des deux axes suivants, champs aveugles de notre dossier thématique que nous projetions initialement de cette manière :

  • analyser les fortunes de l’expérimentation urbaine requiert un travail sur les mots pour la dire : force est de constater une certaine inflation langagière (Nedelec, 2017) dans son bassin sémantique qui résonne avec la dimension politique et philosophique de la notion. Il peut être question d’urgence, d’hic et nunc, de « one shot », la singularité étant considérablement valorisée dans une certaine apologie du laboratoire : les urbanismes transitoire, éphémère et/ou tactique mais aussi les fablabs, les tiers-lieux… Que produit cette rhétorique de l’expérimentation ? Dans cette direction, l’analyse comparative, notamment entre corpus francophones et anglophones, serait utile (Chesneau, 2023) ;
  • la valorisation de la situation, de la singularité, de l’émergence, finit-elle par déboucher sur des pratiques professionnelles stabilisées, voire un segment sur le marché de la consultance et de l’assistance à maîtrise d’ouvrage ? Des savoir-faire sédimentés qui contribuent à la circulation de « démos » se repèrent-ils et finissent-ils par ancrer une société de démonstration (Rosental, 2019) dans l’action locale ? Ou bien le temps des expérimentations urbaines est-il d’abord l’expression d’un présentisme d’une action sans boussole, illustrant un régime d’historicité problématique (Hartog, 2003) ?

10Si ces deux axes n’ont pas rencontré de propositions significatives, ils n’en restent pas moins prometteurs selon nous, possiblement travaillés dans le champ linguistique d’une part et dans celui de la sociologie des groupes professionnels d’autre part.

11Venons-en au paysage que dessine ce numéro. Qu’il s’agisse d’investir les dispositifs expérimentaux en eux-mêmes, d’analyser leur institutionnalisation ou encore d’observer les contextes urbains et politiques dans lesquels ils se déploient et qu’ils installent, force est de constater que l’expérimentation constitue un observable à part entière de la recherche urbaine. Tour à tour instruments des politiques de démonstration (Bastin et Florentin ; Soyer, Legrand et de Gouvello), véhicules d’innovation (Ananian et Perras) ou analyseurs de l’urbanisme d’austérité (Gatta et Montesano), objets de controverse (Diaconu et Pappalardo), formes renouvelées d’action collective (Ambrosino) ou vecteurs de gentrification (Hasenknopf), les expérimentations urbaines explorées ci-après s’avèrent riches d’enseignement sur les évolutions en cours des modes de faire, de gouverner et de dire la ville.

12Sans qu’elles soient exclusives ou imperméables, il se profile autour de ces sept articles trois perspectives que nous ne faisons ici qu’ébaucher pour donner le goût aux lecteurs de se plonger dans chacun d’entre eux.

L’expérimentation en mode « démonstration »

13L’article de Bastin et Florentin tout comme celui de Soyer, Legrand et de Gouvello portent une attention plus particulière au domaine sociotechnique des villes. Que l’on se penche sur la quête de démonstrateurs industriels de la ville durable ou sur l’implantation de toilettes sèches dans le contexte de la métropole parisienne, le questionnement relatif à l’expérimentation permet de tester ses portées, la capacité de s’éloigner des modalités standards d’action publique. La proposition de Bastin et Florentin de prendre au sérieux les malentendus des démonstrateurs, objets dérogatoires urbains, en s’appuyant sur la proposition heuristique de Jankélévitch est particulièrement bienvenue. Leur article se termine en effet par une analyse fouillée des situations floues, équivoques quant aux démonstrateurs : les malentendus peuvent alors porter sur l’objet, sur les publics (et des différences entre publics visés et concernés) et sur les objectifs de la démonstration pris entre les deux pôles de la réplication et de l’exploration.

14Chez Soyer et ses coauteurs, on voit notamment le hiatus qui peut exister entre « situation d’usage » et « site vitrine » et la difficulté d’atteindre le niveau de la création de filières urbaines de gestion et de valorisation des excrétats. La dynamique low-tech qui peut de plus en plus guider le sens des innovations urbaines amène du côté de la notion de subsidiarité technique, proposée dans l’article, et pose donc des enjeux d’investissement insoupçonnés au départ. Quant à l’urbanisme transitoire dans ce cadre, s’il est intéressant, il ne suffit pas à la création de filières de valorisation qui supposent elles-mêmes une implication d’acteurs plus larges, en l’occurrence de la sphère agricole.

Politique des expérimentations/expérimentations de politique

15Trois contributions, celles de Gatta et Montesano, d’Hasenknopf et de Diaconu et Pappalardo, explorent les voies contrastées d’une politique des expérimentations elle-même sujette à expérimentations. L’article de Gatta et Montesano défend une thèse originale sinon iconoclaste dans le paysage des études sur l’austérité urbaine : la dimension vertueuse de ses effets en matière d’expérimentations, menées dans l’objectif de contrecarrer les conséquences de ladite austérité. En s’appuyant sur l’analyse comparée de Grenoble et Bologne, et plus particulièrement sur leur mode de gestion des propriétés publiques, les autrices montrent comment des pratiques alternatives peuvent naître dans le cadre de politiques néolibérales, poussant les collectivités locales à faire preuve d’imagination afin de dépasser le verrou que constitue la pression pesant sur leurs dépenses. Situation paradoxale qui ouvre des perspectives de recherche stimulantes. Car en s’émancipant de la seule perspective critique, les autrices nous invitent à envisager autrement l’urbanisme d’austérité.

16Dans sa contribution, Hasenknopf révèle les tensions qu’induisent, en matière d’appropriation (matérielle, cognitive, symbolique et politique) d’espaces parisien et viennois, les politiques urbaines s’appuyant sur l’urbanisme transitoire. Souvent positionné dans les sphères opérationnelle, politique ou académique comme un outil d’aménagement susceptible de conjurer bon nombre des maux urbains – qu’il soient sociaux, économiques, environnementaux ou démocratiques) –, l’urbanisme transitoire, dans sa version institutionnalisée du moins, loin de créer ou de pérenniser des espaces hors marché, contribuerait au contraire à les replacer dans la dynamique du capitalisme urbain. Ainsi « l’expérimentation d’usage », souvent mobilisée pour justifier ce type d’intervention urbanistique, se transforme-t-elle en un instrument de gentrification d’autant plus problématique qu’il installe des formes d’appropriation exclusives et excluantes, favorisant certaines franges de l’élite urbaine au détriment des milieux populaires.

17Diaconu et Pappalardo nous invitent, à partir d’une étude croisée de trois expérimentations menées dans le champ de l’habitat, à enquêter sur la propension des dispositifs expérimentaux à faire advenir et à intégrer une pluralité de perspectives et d’intérêts, au-delà de ceux de leurs initiateurs, des décideurs et professionnels de l’aménagement et de la promotion immobilière. En articulant approches sociotechnique et politique, les auteurs développent une grille d’analyse originale permettant d’observer les expérimentations à la manière de « forums hybrides » situés où collaborent, explorent et apprennent ensemble pléthore d’acteurs (expérimentateurs-promoteurs, groupes d’habitants ou de citoyens militants, acteurs privés ou publics de l’habitat…). Dans ce cadre, émergent des « controverses » (au sens que leur donne Michel Callon), c’est-à-dire des configurations d’action susceptibles de créer (ou non) les conditions nécessaires à l’adhésion, plus ou moins effective, plus ou moins horizontale, plus ou moins transformative, des parties prenantes. Ici, l’expérimentation vaut moins pour ce qu’elle produit que pour les agencements sociaux qu’elle provoque et les formes de gouvernance qu’elle génère.

Par-delà l’expérimentation ? Entre institutionnalisation et « lignée de projets »

18Un troisième sous-ensemble peut être défini avec les contributions d’Ananian et Perras et celle d’Ambrosino qui s’intéressent plus particulièrement aux rapports que l’on peut tisser entre expérimentation et institutionnalisation, entre expérimentation et innovation, dialectiques qui motivent la recherche urbaine contemporaine tout comme l’action publique locale (Vigne, 2019). Les terrains d’analyse sont respectivement montréalais et grenoblois.

19Les deux chercheuses en études urbaines s’intéressent à la trajectoire d’institutionnalisation (émergence, diffusion, adoption, maintien ou abandon) de la piétonnisation des rues de la métropole nord-américaine. Leur travail croise revue de presse et bibliométrie mais renvoie également à des observations qui inscrivent la piétonnisation dans une histoire remontant au Parking Day qu’avaient pu analyser Douay et Prévot en 2014. On voit notamment le rôle de légitimation du changement que peut prendre l’expérimentation dans ce cas de figure et l’importance d’un registre sensible pour déclencher des prises de conscience. L’institutionnalisation dépend de capacités à hybrider le régime de l’expérimentation avec d’autres arrangements institutionnels. Cependant, pour ce qui relève de la piétonnisation, les autrices rappellent l’importance de la morphologie héritée qui représente un frein évident à un changement paradigmatique.

20Outre l’institutionnalisation, comment s’opère le passage à l’échelle (scaling) des expérimentations urbaines ? Dans sa contribution, Ambrosino montre bien que les principales questions qui se posent aujourd’hui aux pouvoirs locaux sont de savoir comment dépasser les expérience isolées, comment distinguer les expérimentations les unes par rapport aux autres et, plus largement, comment les intégrer dans une démarche d’innovation à la fois attentive aux pratiques sociales et culturelles locales, et capable de nourrir des visions stratégiques s’inscrivant dans le long terme. En s’appuyant sur la notion de « lignée de projets », il nous invite, dans le contexte grenoblois, à explorer des situations où les acteurs en présence, tout en expérimentant dans le champ de l’urbanisme et de la planification urbaine des politiques énergétiques et de la transition écologique, s’emploient à perpétuer suivant deux voies contrastées (la ville post-carbone d’un côté et la ville en transition de l’autre) des cultures professionnelles qui, de projet en projet, d’expériences ponctuelles en écriture de documents d’urbanisme, d’échecs en succès, se sédimentent et agrègent, suivant une logique cumulative, savoirs, retours d’expériences et initiatives autour de modes de faire, de coordination, d’énonciation des problèmes à résoudre et, in fine, d’agir. Cet agir expérimental, s’il permet la capitalisation des savoirs et apprentissages que génère, de manière répétée et située, la multiplication d’expérimentations sur un territoire donné, pose néanmoins la question de son « amplification » (Lam, Martín-López et Wiek, 2020) via les politiques urbaines, la planification et le renouvellement des pratiques professionnelles et techniques.

21En définitive, ce numéro permet un voyage dans différents terrains et mobilise des travaux de sciences sociales à la fois critiques et en prise sur des actions publiques métropolitaines. Parmi nos motivations initiales figurait l’enjeu de revisiter l’effet de la Covid-19 sur l’aménagement urbain : de nombreux bricolages ont pu être observés notamment sur le partage de la voirie (les fameuses coronapistes). Figurait également l’enjeu de poser un regard sur une véritable agitation des acteurs urbains pour faire événement ou encore décliner des « preuves de concept » dans toutes les directions, quitte à coloniser l’espace public par toutes sortes de prototypes. Il nous semble utile, pour conclure, de pointer le questionnement croissant concernant ce qu’il reste, les manières dont nous faisons avec ce qui existe. Maintenir et réparer (Denis et Pontille, 2022) renvoient à des activités non moins judicieuses qu’expérimenter et innover et tracent alors de nouvelles perspectives et un renouvellement du sens de l’action urbaine. Voilà qui donne de la matière pour de prochains appels à articles !

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Bibliographie

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Vigne, M. (2019), Occuper les lieux, occuper les habitants. Ethnographie de deux expérimentations institutionnelles. Bruxelles, Nantes, thèse de doctorat, Aménagement et urbanisme, Nantes, Université de Nantes.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Charles Ambrosino et Laurent Devisme, « De quoi l’expérimentation urbaine est-elle le nom ? »Métropoles [En ligne], 35 | 2024, mis en ligne le 24 février 2025, consulté le 06 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/metropoles/11716 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13esx

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Auteurs

Charles Ambrosino

Professeur d'urbanisme, Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Sciences Po Grenoble, Pacte, (38000 Grenoble), France, charles.ambrosino@univ-grenoble-alpes.fr

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Laurent Devisme

Professeur d'études urbaines, Nantes Université, Ensa Nantes, UMR AAU/CRENAU, 44000 Nantes

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