- 1 Archives du Colrif (AC), « Métropoles : répondre aux besoins de la population ou concentrer les mo (...)
« Tel que c’est fait, les métropoles sont une étape supplémentaire dans la mise en concurrence des territoires des salariés et des populations. Qu’il s’agisse des métropoles, des pôles de compétitivité, des incitations faites au regroupement des universités, des hôpitaux et établissements de santé, etc., la logique est la même : concentrer sur une poignée de territoires dits “d’excellence” les moyens humains et financiers, au détriment de territoires délaissés en termes d’industries et de services publics. Que constate-t-on ? Partout, plus de concentration, plus d’austérité, plus de compétitivité, moins de démocratie. Les salariés et les populations sont tenus à l’écart. […] La CGT estime que [ces évolutions] doivent être précédées d’une large consultation publique associant les organisations syndicales et les principaux acteurs de la société civile, avec pour fil conducteur la réponse aux besoins sociaux, économiques et environnementaux d’aujourd’hui et de demain »1
- 2 J’emprunte cette expression à Nicolas Balas (2014), qui reprend à son compte une formule courammen (...)
- 3 Les noms des personnes interrogées ont été modifiés.
1Alors que les syndicats sont rarement envisagés parmi les groupes d’intérêts investis dans la construction de l’action publique locale (Cadiou, 2016), cet extrait d’un bulletin du collectif « Recherche-Industrie-Formation » (Colrif) de l’Union départementale (UD) CGT de l’Isère ne manque pas de surprendre. Actif de 2008 à 2015, ce collectif réunissant des délégués syndicaux de l’enseignement supérieur et de la recherche, de l’industrie microélectronique et du secteur hospitalier s’est distingué par la production de documents d’information et d’analyse relatifs aux stratégies d’aménagement territorial du bassin grenoblois et à sa transformation en « Silicon Valley alpine »2 spécialisée dans les nouvelles technologies. Particulièrement valorisée par les dirigeants cégétistes locaux – lors de notre première rencontre, Samia3, la secrétaire de l’UD, me le présente comme « un truc dont on est particulièrement fiers » –, l’existence de ce collectif traduit ainsi une forme de territorialisation de l’action syndicale et contribue à positionner la CGT locale dans la nébuleuse des résistances et des contestations diffuses de la métropolisation (Faburel, 2018).
- 4 Pour la CGT, voir (Béroud et al., 2019).
- 5 Cette structure originale, créée en 1982 par l’ensemble des organisations syndicales représentativ (...)
2Ce processus est d’autant plus contre-intuitif que les territoires « définis par les politiques publiques, ceux qui sont liés aux investissements publics et privés ainsi qu'à la configuration de l'appareil productif [...] apparaissent comme un véritable parent pauvre » dans les logiques historiques de structuration du syndicalisme français (Giraud, Yon et Béroud, 2018 : 29). En effet, celui-ci s’est traditionnellement appuyé sur deux socles principaux : le syndicat d’entreprise, d’une part, entretenant, dans une logique sectorielle, des liens privilégiés avec une fédération professionnelle ; l’UD, d’autre part, envisagée comme une structure territoriale assumant avant tout un rôle « préfectoral », consistant à représenter la confédération devant les autorités administratives et politiques et à déployer l’activité revendicative à l’échelle locale. Cumulé à l’érosion des effectifs syndicaux et aux multiples crises internes aux organisations depuis les années 19804, ce mode de fonctionnement, à la fois sectoriel et pyramidal, a longtemps fait obstacle à l’appropriation syndicale des « enjeux territoriaux », et ce, malgré la décentralisation et l’importance croissante occupée par l’action publique locale (Perrat, 2007). Alors qu’elles sont historiquement peu recherchées par les décideurs dans l’élaboration et la conduite de l’action publique (Béroud et Pernot, 2018), les capacités d’expertise syndicale en la matière apparaissent limitées, notamment lorsqu’on les met en perspective avec d’autres pays européens comme l’Italie, l’Allemagne ou l’Espagne où les organisations syndicales, héritières de trajectoires d’institutionnalisation distinctes, sont davantage impliquées dans la fabrique des politiques locales (Dormois, 2007 ; Dormois, 2008). On comprend alors, dans ces conditions, que « les organisations syndicales françaises, et plus précisément leurs représentations territoriales interprofessionnelles, n’apparaissent pas comme des acteurs évidents dans la fabrique des politiques publiques locales, a fortiori à l’échelle métropolitaine » (Gourgues, 2019 : 13), comme le souligne un récent rapport de recherche de l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES)5 basé sur l’étude croisée de cinq territoires métropolitains.
- 6 L'agglomération grenobloise a acquis le statut de « métropole » en 2015, à la suite de l'adoption (...)
- 7 Entretien avec Esteban, ingénieur à ST Microelectronics (STM), réalisé en juin 2017 à Grenoble.
3Dans ces conditions, la CGT grenobloise se présente comme un cas « limite » (Hamidi, 2012) particulièrement heuristique, qui permet d’éclairer les conditions de possibilité de l’affirmation des organisations syndicales en tant qu’acteur des controverses qui s’organisent autour du développement métropolitain. Ce cas permet plus précisément de détailler le processus par lequel des délégués syndicaux d’un même espace géographique en viennent à se regrouper au sein d’une structure territoriale, l’UD, et à formaliser une critique syndicale de la métropolisation. Dans les récits des syndicalistes du Colrif, celle-ci renvoie moins à la création d’une institution politique métropolitaine qu’aux stratégies d’aménagement mises en œuvre à l’échelle du bassin grenoblois pour répondre à des objectifs de compétitivité territoriale (Brenner, 2003), avec le soutien local de « logiques de coalition » d’acteurs publics et privés (Béal et Rousseau, 2008). Dans ces conditions, la mise en place statutaire de la métropole grenobloise – à la toute fin de la période d’existence du collectif6 –, est envisagée par les syndicalistes comme le « dernier étage de la fusée »7 d’un vaste processus de transformation territoriale impliquant un ensemble cohérent de réformes et de politiques sectorielles – sanitaires, éducatives, économiques, administratives – et visant prioritairement à renforcer l’attractivité d’un pôle d’excellence territorial structuré autour des nouvelles technologies.
- 8 Réalisée en 2017 et 2018, cette enquête s’est inscrite dans le cadre d'une recherche doctorale por (...)
4En m’appuyant sur un matériau empirique recueilli à l’occasion d’une enquête de terrain dans l’espace cégétiste grenoblois8, je reviens dans cet article sur la genèse et les évolutions du Colrif et mets ainsi en lumière la fragilité et la réversibilité de ce processus de territorialisation syndicale. Comme je le montre dans un premier temps, la mise en place de dispositifs territorialisés d’action publique contribuant au développement de la « Silicon Valley Alpine » suscite pendant plusieurs années des réactions contrastées au sein de la CGT locale, traversée par des clivages sectoriels qui contribuent à la marginaliser dans les luttes locales qui se structurent autour des dynamiques de spécialisation territoriale. Je reviens dans un second temps sur les inflexions qui s’opèrent dans la seconde moitié des années 2000 et rendent possibles la formation du Colrif et la mise en suspens des divisions internes à l’espace cégétiste. Sous l’impulsion de délégués aux ressources personnelles et organisationnelles particulièrement importantes – liées notamment à une solide expérience militante préalable et à une proximité singulière avec l’espace académique –, la critique ciblée de certains dispositifs d’action publique s’étend progressivement à une mise en procès explicite de la métropolisation grenobloise, jugée inégalitaire, antidémocratique et tournée vers la satisfaction des intérêts privés. Elle s’articule alors au développement d’une expertise syndicale originale sur le sujet, qui se diffuse dans les réseaux locaux de l’organisation et dans l’espace public. Dans la dernière partie de l’article, je reviens sur les difficultés rencontrées par les délégués du Colrif pour pérenniser leurs activités et mets en lumière l’ampleur et la diversité des obstacles à l’institutionnalisation de ces nouvelles formes territorialisées d’expression syndicale, qui demeurent étroitement dépendantes de l’intervention d’entrepreneurs de mobilisation disposant de ressources militantes conséquentes. Alors que les incitations publiques au développement du « dialogue social » en entreprise – démultipliées depuis les années 1980 (Mias et al., 2016) – encouragent un recentrage du travail syndical sur les espaces professionnels, la pérennisation du Colrif est aussi entravée par la mise à distance et la dévaluation de l’expertise syndicale dans les structures de gouvernance des projets de développement local, qui privent les délégués syndicaux de ressources et de supports institutionnels leur permettant de s’affirmer comme des acteurs à part entière des controverses et des débats métropolitains.
- 9 PMO est un groupe militant grenoblois qui s’est constitué dans les années 2000 et s’est distingué (...)
5Jusqu’à la fin des années 2000, l’implication de la CGT grenobloise dans la contestation du développement de la « Silicon Valley alpine » demeure erratique, l’organisation délaissant ce terrain au profit d’autres collectifs non syndicaux comme Pièces et Main d’œuvre (PMO)9. Dans une organisation où l’autonomie des différents échelons constitue une valeur cardinale (Piotet, 2009), les réflexions et incitations confédérales pour innover et adapter la représentation syndicale à la forme des nouveaux territoires productifs sont, en Isère, peu suivies d’effets. Les réagencements des activités des entreprises et des administrations – faits de concentration, de spécialisation, de rapprochements – engendrés par les stratégies des firmes et les politiques publiques en matière de développement économique demeurent notamment appréhendés de façon cloisonnée, à travers un prisme sectoriel, par des syndicats souvent fragilisés et appelés à gérer au quotidien les restructurations successives.
- 10 Constitué à la suite du rapprochement en 1987 d’une entreprise italienne (SGS) et d’une entreprise (...)
- 11 Les niveaux d'emplois quintuplent entre le début des années 1990 et le milieu des années 2000. Ave (...)
6Ces dernières décennies, le bassin grenoblois s'est affirmé comme un « champion » des nouvelles technologies, envisagé comme un domaine d’activité « intégré », autour duquel se sont progressivement réorganisées et rapprochées les différentes filières d'activités locales, de l'industrie, de la recherche et de la formation. Puisant dans les proximités existantes entre les communautés industrielles et scientifiques locales depuis les années 1970, ce modèle s'est particulièrement imposé à partir des années 1990 et devient, alors que les industries traditionnelles – sidérurgie, papeteries, etc. – déclinent, synonyme de promesse d'attractivité et de rayonnement territorial. Il fait l’objet d’un relatif consensus parmi les élites économiques et politiques locales (Balas, 2014), dont Michel Destot, maire socialiste de Grenoble de 1995 à 2014 et ancien ingénieur au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), constitue l’une des figures emblématiques. Le développement territorial se structure alors notamment autour d'une grande entreprise multinationale spécialisée dans la conception et la production de composants électroniques, ST Microelectronics (STM)10. A la fin des années 1980, alors que les pressions pour la délocalisation des activités de production s’intensifient au sein des structures de gouvernance de l’entreprise, une large coalition d'acteurs locaux – élus, hauts fonctionnaires, cadres dirigeants des sites grenoblois de STM – obtient que soient réalisés des investissements industriels d'envergure, largement financés par les pouvoirs publics locaux et nationaux. Dans les années 2000, l’évolution des politiques publiques et l’importance accrue accordée à une logique de « pôles » et de financements ciblés confortent cette dynamique de construction d’un territoire d'excellence, internationalement reconnu, autour des nouvelles technologies et de l’industrie microélectronique11. Plusieurs dispositifs, aussi bien locaux que nationaux, y contribuent. Impulsé par le CEA et soutenu par les collectivités locales, le programme Minatec aboutit en 2006 à la création d'un centre d'excellence centré sur les nanotechnologies alliant recherche, enseignement supérieur et industrie. Quelques mois plus tard, d'importants investissements privés et publics, estimés à près d'un milliard d'euros, sont annoncés pour la constitution, sur le même site, d’un campus « d'innovation » baptisé « GIANT » (Grenoble Innovation for Advanced New Technologies) et appelé à rassembler 30 000 étudiants, chercheurs et industriels. Parallèlement, des partenariats sont conclus et renouvelés à échéances successives, entre STM, l’État et les collectivités locales, pour la mise en place de programmes industriels débouchant sur le lancement de nouvelles lignes de fabrication et de projets et de partenariats d’envergure en matière de recherche et développement. Dans le même temps, les cadres dirigeants locaux de STM jouent un rôle actif dans la consolidation de la « Silicon Valley alpine ». Accusés de jouer le jeu des délocalisations à la suite de la fermeture d’une usine française en 2004, ils s'investissent activement dans la mise en place et la gouvernance du principal pôle de compétitivité local, au sein duquel STM est impliquée dans plus de la moitié des projets portés.
- 12 H. Kempf, P. Le Hir, « L'ouverture du pôle Minatec cristallise la critique des nanotechnologies », (...)
- 13 Michel Destot, « Grenoble, symbole du débat public et de la confiance dans le progrès scientifique (...)
7Cette spécialisation territoriale autour des nouvelles technologies n'est alors pas sans susciter de contestations locales, impulsées, entre autres, par PMO. Créé par des individus très qualifiés souvent issus de l'univers scientifique, ce collectif militant s’affirme, au moyen de publications et d’interpellations publiques régulières, comme un opposant à la « tyrannie technologique ». Soulignant l'opacité des processus de décision et de pilotage des projets, il développe et diffuse une critique de la subordination de la science et de l'action publique aux besoins de développement des entreprises privées. Parfois présentés dans la presse comme « les seuls à porter le débat sur les nanotechnologies »12, les militants de PMO incarnent, au cours des années 2000, l’opposition locale aux dynamiques de spécialisation territoriale. Ils sont à l’origine de plusieurs mobilisations collectives, à l’image de la manifestation qui rassemble un millier de personnes à l’occasion de l’inauguration de Minatec, et concentrent, dans le même temps, les critiques parfois virulentes des promoteurs de la « Silicon Valley alpine », M. Destot dénonçant, par exemple, par voie de presse, « des personnes dont les écrits et les méthodes révèlent sans ambiguïté le caractère totalitaire »13.
8Jusqu’à la fin des années 2000, la stratégie d’aménagement du bassin grenoblois et la concentration des financements publics autour du pôle des nouvelles technologies suscitent en revanche des réactions plus limitées dans le champ syndical. La création ex nihilo de zones d’activité – qui regroupent plusieurs milliers d'emplois répartis entre différentes institutions publiques et industrielles et une large diversité de PME et TPE – entre pourtant en résonance avec les réflexions qui émergent alors à l’échelle confédérale pour introduire de nouvelles formes organisationnelles susceptibles de répondre à l’éclatement du salariat et à la recomposition des espaces productifs, sous la forme, par exemple, de « syndicats multiprofessionnels de site » (Béroud, 2009). A l’échelle locale, toutefois, les restructurations engendrées par le développement de la « Silicon Valley alpine » débouchent sur des réponses avant tout sectorielles, qui mettent au jour des lignes de clivages internes à l’organisation. Les comptes rendus établis à l’occasion des congrès de l’UD sont à cet égard évocateurs :
- 14 AUD, Compte-rendu des commissions de travail formées pour le bilan du mandat de l'UD, 2014.
« Quand le projet GIANT a été lancé en 2006 sous l’impulsion du CEA, les différents responsables syndicaux CGT ne le voyaient pas d’un même œil. Pour les représentants CGT du CNRS et de l’Université, tenants de la recherche publique, les pôles de compétitivité étaient jugés comme une fuite d’argent public vers le privé (les financements de GIANT sont exclusivement publics). Alors que ceux de HP et STM avaient tendance à considérer que c’est une chance pour développer l’emploi ou à défaut, le maintenir. Les représentants du CEA, eux, voyaient GIANT comme une suite logique… et plutôt positive puisqu’on s’agrandit, on embauche. La vision globale était donc un peu trouble »14
9A l’origine de réactions contrastées, voire antagonistes, le programme GIANT est emblématique des difficultés rencontrées par les UD CGT, en Isère comme ailleurs, pour « fédérer [leurs] membres aux situations professionnelles, politiques et personnelles très hétérogènes autour de positions communes » (Gourgues, 2019 : 65) et faire des politiques d’aménagement territorial un enjeu de revendications partagées et transversales. Dans l'enseignement supérieur et la recherche, le mouvement « Sauvons la recherche », à forte résonance dans le bassin grenoblois – les États généraux du mouvement y sont organisés en octobre 2004 –, favorise l'engagement d'une nouvelle génération de syndicalistes dénonçant la subordination des activités scientifiques et de formation aux besoins du secteur privé et observant avec suspicion les rapprochements avec l'industrie. Leur perception de programmes comme GIANT diffère ainsi sensiblement de celles repérables dans les syndicats de l'industrie microélectronique, notamment à STM. Dans cette entreprise, le syndicat CGT est en effet confronté, sur le plan national, au reflux de l’emploi et, à l’échelle locale, se trouve fragilisé par des restructurations successives ayant occasionné d’importants transferts de personnel dans les années 1990 (Rouxel, 2019). Dans ces conditions, il voit avant tout dans ces dispositifs d’action publique un pis-aller permettant de maintenir l’activité et l’emploi et de mettre un frein aux menaces accrues de délocalisations vers le sud-est asiatique, sur fond des exigences croissantes de valorisation actionnariale et de désengagement des actionnaires publics. Ainsi, loin de conduire de façon mécanique à la construction de projets revendicatifs transversaux, la consolidation de la « Silicon Valley alpine » reproduit les clivages sectoriels qui traversent l’espace cégétiste local.
10Dans ces conditions, la formation du Colrif à la fin des années deux mille ne se comprend que sur la base du volontarisme de certains militants disposant de ressources distinctives, liées à leurs trajectoires biographiques et à leur inscription dans un environnement organisationnel atypique, marqué par une proximité étroite avec l’univers académique. Impulsée par un dirigeant local préoccupé par les prises de position contradictoires des syndicats CGT du bassin grenoblois autour de programmes comme GIANT, cette offre de participation aux structures territoriales rencontre, comme ailleurs (Berthonneau, 2017), l’intérêt de militants qui y voient une opportunité de prendre du recul vis-à-vis de leur travail syndical routinier et de réinvestir leurs compétences et savoir-faire militants au service d’aspirations au travail intellectuel et à la transformation sociale. Les réunions régulières du collectif débouchent alors progressivement sur la formalisation d’une critique syndicale de la métropolisation grenobloise, dans laquelle l’ensemble des réformes et des politiques sectorielles est interprété comme relevant d’une stratégie cohérente d’aménagement territorial privilégiant les logiques de marché et les intérêts des grands groupes au détriment des droits sociaux et politiques des salariés et des populations. Associés à un travail d’élaboration de contre-propositions, le développement et la diffusion interne et externe d’une critique syndicale sur les transformations du bassin grenoblois contribuent alors à faire évoluer le rôle « préfectoral » traditionnellement assumé par l’UD.
11Alors que l’absence de liens institutionnalisés avec les réseaux académiques est un facteur explicatif de la faiblesse des capacités d’expertise des organisations syndicales en matière d’action publique (Béroud et Pernot, 2018), la mise en place du Colrif s’inscrit dans un environnement organisationnel caractérisé par une proximité historique entre les réseaux cégétistes et ceux de la recherche universitaire. En effet, la structure régionale de la CGT Rhône-Alpes dispose depuis les années 1970 d'un outil original, l’Association pour le développement des études économiques et sociales (ADEES). A mi-chemin entre univers militant et académique, cette structure singulière et unique dans le champ syndical français regroupe des professionnels de la recherche – dont l’un d’eux est salarié à plein temps – qui, par leurs objets de recherche comme leurs engagements militants, entretiennent des liens souvent étroits avec les réseaux de la CGT. Selon une démarche de « recherche-action » attentive aux besoins et aux préoccupations des syndicalistes « de terrain », l’ADEES se donne pour ambition, sur la base d'une collaboration avec diverses structures syndicales, de faire émerger dans les réflexions cégétistes des thématiques jusqu'alors peu prises en considération (lois de décentralisation, transformations de l’action publique, dialogue social territorial, etc.). Sous l’impulsion notamment de Jacques Perrat, économiste spécialisé en économie industrielle et régionale, la structure a ainsi joué un rôle important dans la mise à l'agenda de la question des transformations des territoires et de l’action publique à la CGT Rhône-Alpes. À partir du milieu des années 2000, cette dernière a ainsi organisé plusieurs stages de formation sur le sujet et a développé un certain intérêt pour les affaires publiques régionales (Gourgues, 2019 : 67), en s’investissant dans des expérimentations en matière de soutien aux entreprises en difficulté ou dans la mise en place de commissions de suivi et d'évaluation des fonds publics attribués aux pôles de compétitivité.
- 15 AUD, Rapport d'ouverture du 54e congrès de l'UD, 2007.
- 16 AUD, Bulletin d'information « Assises Recherche-Innovation-Territoires », juin 2008.
- 17 AUD, Rapport d'ouverture du 54e congrès de l'UD, 2007.
12Cet intérêt et cette expertise en matière d’affaires publiques locales se sont notamment diffusés chez des militants isérois proches des réseaux régionaux de la CGT. C’est particulièrement le cas de Philippe, secrétaire de l’UD de l’Isère jusqu’en 2009. En contact régulier avec le comité régional, il se réapproprie certaines de ses analyses et déplore que des dispositifs d’action publique comme GIANT ou les pôles de compétitivité conduisent avant tout à « faire se concurrencer les territoires entre eux et à favoriser des logiques économiques à court terme dans [les] bassins d’emplois »15. En juin 2008, ce militant joue un rôle moteur dans l’organisation et l’animation, sur le site de Minatec, d’assises intitulées « Recherche-Innovation-Territoires, pour des politiques industrielles ambitieuses », rassemblant des chercheurs, des salariés des pôles de compétitivité et des syndicalistes locaux et régionaux afin de réfléchir aux façons « d'agir pour un développement réellement au service de l'intérêt général, basé sur la coopération plutôt que sur la compétition »16. Parallèlement, Philippe plaide pour la mise en place d’espaces d’échanges et de groupes de réflexion pérennes entre des délégués de différents secteurs d’activité, suggérant notamment que le collectif « Industrie » de l’UD s’élargisse et soit « renforcé par [les] camarades de la recherche et de professions à fortes implantations industrielles »17.
- 18 Par cette expression, Jean Lojkine désigne une posture adoptée par des fractions minoritaires de l (...)
- 19 En 2007, le modèle de développement territorial organisé autour de STM connaît un coup d’arrêt, ap (...)
13Consécutive à cette impulsion donnée par Philippe, la formation du Colrif n’est rendue possible que dans la mesure où elle rencontre les dispositions sociales de certains délégués syndicaux à l’échelle locale. C’est notamment le cas de militants témoignant, d’une part, d’un intérêt, hérité de socialisations politiques antérieures, pour des questions et des enjeux dépassant le seul cadre familier de leurs entreprises et administrations et nourrissant, d’autre part, des aspirations au travail intellectuel liées à des capitaux scolaires distinctifs dans l’espace cégétiste local. Le cas d’Esteban, ingénieur embauché à STM en 1985 après une thèse de doctorat en mathématiques appliquées, est à cet égard exemplaire. Emblématique de l’entrée en militantisme de salariés qualifiés dans cette entreprise depuis les années quatre-vingt, Esteban fait preuve d’une « culture d'intervention dans la gestion » (Lojkine, 1999)18, qu’il a acquise au gré de son parcours professionnel, syndical et militant. Engagé au PCF au moment de son bref tournant autogestionnaire à la fin des années 1970 (Dandé, 2003), Esteban s’est également investi depuis la fin des années 1980 dans des mobilisations contre le sous-investissement et les délocalisations à STM. Au fil des restructurations successives, il s’est forgé, comme plusieurs de ses homologues cégétistes de STM, de solides capacités d’analyse des stratégies économiques de son entreprise et de la filière microélectronique, lui permettant de contester les décisions patronales et de formuler des contre-propositions détaillées. Dans les années 2000, alors que les dispositifs de soutien à STM montrent leurs limites19, sa culture « gestionnaire », couplée à son intérêt et sa familiarité avec des thèmes reconnus comme politiques – Esteban est par ailleurs militant de longue date dans plusieurs associations et s’est engagé dans la constitution d’un syndicat CGT de travailleurs sans-papiers en Isère –, le rend particulièrement sensible aux velléités de Philippe, qu’il côtoie au sein de la commission exécutive de l’UD, de créer un espace d’échanges entre délégués autour des différentes problématiques sectorielles engendrées par les politiques d’aménagement.
14Dans le même temps, l’offre d’engagement que constitue le Colrif rencontre un écho particulier auprès de délégués désireux de s’affranchir d’une réponse aux seuls problèmes techniques et matériels rencontrés dans le quotidien professionnel, dans un contexte de rétrécissement et de difficile renouvellement des équipes syndicales (Pak et Pignoni, 2014). Membre actif du collectif, Luc est, par exemple, ingénieur d’études dans un laboratoire universitaire. Engagé à la CGT dans le sillage des mobilisations sociales et interprofessionnelles du début des années 2000 autour de la réforme des régimes de retraite et du référendum sur la Constitution européenne, Luc déplore que l’activité de son syndicat, dont il devient secrétaire en l’espace de quelques années, se limite à une participation routinière aux différentes institutions de représentation du personnel. En entretien, il souligne les difficultés qu’il rencontre pour animer et faire vivre une vie syndicale sur son lieu de travail, où le syndicalisme « a du mal à prendre », notamment auprès de gens « avec un ego surdimensionné, tellement sûrs d’eux, de toujours réussir ». Confronté à des réformes comme la loi relative aux libertés et à la responsabilité des universités (LRU), il peine à mobiliser ses collègues, estime que « rester à l’Université, ce n’était pas suffisant » et exprime alors la nécessité de « bosser ensemble […] pour trouver une façon d’analyser, de faire différemment ». Il trouve ainsi dans le Colrif un espace d’échanges sur les problématiques qui lui sont chères et un outil de réflexion sur les innovations dans les manières de militer.
- 20 Vingt-six réunions ayant lieu au total entre 2008 et 2014.
- 21 Entretien avec Luc, syndicaliste dans une école d’ingénieurs, réalisé en juin 2018 à Grenoble.
- 22 Ibid.
- 23 Archives du Colrif (AC), « Métropoles : répondre aux besoins de la population ou concentrer les mo (...)
- 24 AC, « Une autre politique pour répondre aux besoins de la population », no 2, avril 2013.
- 25 AC, « Une politique de santé au service de l’intérêt général », no 3, septembre 2013.
15A l’image de Luc et Esteban, ce sont ainsi une douzaine de délégués, pour la plupart ingénieurs ou cadres et dotés en capitaux militants et culturels, qui échangent et se rencontrent pendant plusieurs années dans le cadre du collectif20, avec le soutien régulier de Christelle, économiste, alors salariée de l’ADEES et aujourd'hui maîtresse de conférences à l'université Grenoble-Alpes. Alors que les premières réunions – que Céline, ingénieure à STM, se remémore comme « pas du tout efficaces » et « durant des plombes » – permettent aux militants issus d’horizons différents « de mieux se comprendre » et de « mettre à plat les problèmes rencontrés par chacun dans son secteur »21, la régularité des échanges permet l’élaboration progressive de grilles d’analyse communes « sur des sujets beaucoup plus larges et transversaux »22. C’est ainsi que, de 2012 à 2014, le collectif produit plusieurs documents d’information et d’analyse, qui abordent et mettent en relation les réformes et politiques publiques en matière administrative, sanitaire, éducative et industrielle et leurs conséquences à l’échelle du bassin grenoblois. Analysées ensemble, ces évolutions sont présentées comme participant d’une dynamique commune de « mise en concurrence accélérée des territoires, des salariés et des populations » et de « concentration des moyens publics au service des grands groupes […] [et] dans une poignée de territoires d’excellence »23. Elles donnent ainsi corps à une critique syndicale de la métropolisation, qui s’articule à la formulation de contre-propositions. Par exemple, face à l’inefficacité du Crédit Impôt Recherche pour stimuler l’effort de recherche dans des entreprises comme STM, les délégués défendent le transfert de ces lignes budgétaires vers un « service public de recherche industrielle » porté par une antenne territoriale du CEA24. Selon eux, celle-ci serait en mesure de soutenir des secteurs d’activité locaux menacés par la concentration des moyens publics sur quelques domaines phares comme la microélectronique, à l’image de la plateforme chimique au sud de Grenoble ou de la filière médicale au nord-est, permettant ainsi de « disposer de médicaments et d’instruments de soins efficaces au meilleur coût »25 et de dégager des moyens pour les services publics de santé et leur redéploiement dans les territoires ruraux ou périurbains.
16Ces expertises critiques sont ensuite diffusées dans les réseaux internes de la CGT grenobloise. Les délégués du Colrif entretenant une proximité avec les dirigeants de l’UD – plusieurs sont membres de la commission exécutive, d’autres partagent avec eux des combats communs, par exemple relatifs aux travailleurs sans-papiers –, ils bénéficient d’un important soutien matériel et humain pour la diffusion de leurs publications, lors d’importantes opérations de tractage auprès des syndicats et des entreprises du bassin grenoblois. Dans le même temps, les argumentaires produits par le collectif contribuent à repositionner la CGT locale dans l'espace des controverses métropolitaines, comme le souligne Esteban :
« À Grenoble, [on a] des composantes du débat public qui sont très hostiles à la question industrielle, avec un [débat] souvent très clivé. Soit on est pour tout ce qui se passe, et dans ce cas tu montres facilement que ça ne sert que les intérêts des grands groupes, etc. Soit on est contre toute l'industrie et la recherche, mais c'est qu'on est contre toute l'histoire de l'agglo et qu'on ne répond plus aux besoins. Du coup, on était régulièrement sollicités pour intervenir, donner un point de vue, qui est celui d'être pour l'industrie, mais pour une industrie qui réponde aux besoins. C'était une réponse intéressante, qui parlait, qui portait même médiatiquement. Il n'y a pas grand monde qui dit des choses comme ça, localement, les autres syndicats notamment ne sont pas là-dessus. [...] On voulait pas être dans le défensif, [sinon] les autres apparaissent comme étant “l'avenir”, et nous comme dépassés. C'est pour ça qu'on a cherché à construire d'autres fils à plomb, en disant : “on veut bouger, on est pour que tout le monde travaille ensemble, que les gens dialoguent”. Mais avec une réflexion sur la finalité, en disant par exemple qu'on doit privilégier des “pôles de développement” »
- 26 AUD, bulletin d’information mensuel, septembre 2013.
- 27 AUD, bulletin d’information mensuel, novembre 2014.
17En rupture avec l’opposition tranchée entre PMO et les pouvoirs publics locaux, les membres du Colrif sont parfois sollicités par des médias et des établissements universitaires pour évaluer les effets des dispositifs de soutien à l'industrie microélectronique ou de la réforme territoriale sur le fonctionnement des services publics locaux. Plus largement, leur expertise irrigue dans les années ultérieures les campagnes de revendication de l’UD qui, sous l’impulsion notamment de Luc, entré au secrétariat de la structure, se fait le promoteur « d'une CGT intervenant sur les choix stratégiques des entreprises et établissements publics » et attentive « aux questions de développement de nos territoires, [à] l'équilibre entre ces territoires et [au] rôle de nos services publics »26. Cette expertise permet également de nourrir les mobilisations locales, qu’il s’agisse d’interpeller les élus locaux – comme à l’occasion d’un rassemblement de protestation contre la réforme territoriale au congrès des maires en 2014, où une quinzaine de délégués « accueillent [les élus] avec les solides argumentaires de la région CGT et du Colrif »27 – ou de s’impliquer dans les espaces du dialogue social territorial, qu’il s’agisse des instances régionales sur l'emploi et la formation ou du Comité économique, social et environnemental régional, généralement investis par une poignée de professionnels de la représentation (Gassier, 2018).
18L’implication des délégués du Colrif et de l’UD CGT dans les débats et les controverses autour de la métropolisation grenobloise invite à nuancer l’hypothèse d’une déprise syndicale uniforme à l’égard des transformations territoriales. Pour autant, elle ne doit pas occulter les limites à l’institutionnalisation de ce processus de territorialisation syndicale. Porté par un petit groupe de militants, le collectif se trouve exposé à des formes d’usure militante, qui conduisent à la suspension de ses activités en 2015. Cette institutionnalisation contrariée est éclairante pour comprendre les obstacles que rencontrent les organisations syndicales pour faire des territoires métropolitains un objet d’intervention à part entière. Cela tient pour partie au fait que, comme dans de nombreux autres contextes métropolitains (Collectif Degeyter, 2017 ; Gourgues, 2019), l’expertise syndicale soit peu recherchée, voire délégitimée, par les décideurs publics. Dans le même temps, l’évolution avortée du collectif révèle également la faiblesse d’une organisation syndicale peu en mesure de stabiliser et de diffuser en interne les innovations militantes naissantes. Alors que les évolutions du cadre institutionnel des relations professionnelles contribuent à démonétiser la participation des délégués à des structures territoriales souvent perçues comme déconnectées des enjeux concrets du travail syndical routinier, la consolidation d’une expertise autour des stratégies d’aménagement territorial demeure ainsi un enjeu relativement secondaire au sein de l’espace cégétiste local.
19En écho à la structuration des espaces de décision et de gouvernance – confinés et discrets – des institutions intercommunales (Desage et Guéranger, 2011), l’instabilité d’une action syndicale territoriale telle qu’elle est incarnée par le Colrif tient tout d’abord à la faiblesse des supports institutionnels et des ressources matérielles et symboliques procurées par les instances de représentation et de consultation à l’échelle locale, au sein des conseils de développement intercommunaux. Analysant les logiques constitutives des dispositifs de soutien des pouvoirs publics à STM dans le bassin grenoblois, N. Balas met en évidence la clôture de la coalition d’acteurs engagés dans la définition des stratégies de développement local et souligne l’exclusion, totale ou partielle, des lieux de la prise de décision des discours et des points de vue radicaux ou alternatifs, et notamment de ceux formulés par les représentants cégétistes (Balas, 2014). Par prolongement, les délégués du Colrif estiment avoir disposé d’une voix peu audible au sein des structures de gouvernance des divers programmes d’aménagement territorial mis en place dans les années 2000, jugées opaques et peu ouvertes à la délibération citoyenne. Alors que la démarche participative s’est aujourd’hui systématisée et diffusée à l’ensemble des échelles de gouvernement (Gourgues, 2013), l’implication des syndicalistes est certes rendue possible dans les espaces de concertation qui accompagnent le lancement de programmes tels que GIANT. Les délégués syndicaux en dressent toutefois un bilan critique, soulignent la difficulté d’y diffuser leurs expertises et revendications et déplorent la faiblesse des marges de manœuvre offertes par les dispositifs mis en place, peu adaptés à la diffusion de discours critiques ou de propositions alternatives. Esteban souligne par exemple :
« Les réunions de suivi, de concertation, avec des intitulés ronflants pour faire croire que c'était de la démocratie participative, on en est vite revenu. Tu assistes à ça, dès que tu posais une question, on te disait que c'était pas le lieu, tu avais une heure de présentation, 30 minutes de question/réponses, c’était plié. Donc il a jamais été possible de porter quoi que ce soit, au-delà des places de parking. C’est un truc assez dément car quand tu regardais l'intitulé, tu étais censé pouvoir intervenir. [...] C'est un truc qu'on a beaucoup mis en évidence, c'est qu'il y a rien de démocratique. A aucun moment, tu peux dire, “tiens, ce lieu a décidé que”. Non, c'est jamais clair. C'est la déresponsabilisation permanente, il n’y a pas de lieu qui a décidé devant des élus, quelqu’un qui pilote, qui a décidé devant une assemblée, etc., tout se passe dans des instances totalement opaques. »
20Critiquant l'opacité des processus décisionnels, les membres du Colrif soulignent parallèlement la faiblesse des moyens et des droits octroyés aux organisations syndicales pour peser sur les orientations et la gouvernance des projets d'aménagement. A ce titre, une des revendications qu'ils formulent régulièrement est celle de la mise en place d'institutions nouvelles de représentation du personnel interentreprises au sein des nouveaux espaces d'activités rassemblant des activités de recherche, de formation et d'industrie. Faute de disposer de telles ressources institutionnelles, le travail de construction d'expertises et de revendications relatives aux dynamiques constitutives de la métropolisation grenobloise est rendu incertain, et ce d'autant plus qu'il se heurte aux évolutions du système de relations professionnelles.
- 28 Entretien avec Luc, syndicaliste dans un laboratoire universitaire, réalisé en juin 2018 à Grenobl (...)
21Loin de rassembler des délégués syndicaux de l'ensemble des branches professionnelles, l'initiative du Colrif s'est en effet heurtée, depuis son origine, aux segmentations persistantes qui traversent l'espace cégétiste local et à la délégitimation des activités syndicales relevant des structures interprofessionnelles territoriales. Sollicités à plusieurs reprises par les membres du collectif, les représentants de la fonction publique territoriale – un important contingent de la CGT grenobloise, réputé pour fonctionner de façon relativement autonome – sont demeurés à l’écart du Colrif, « préférant rester focalisés sur leurs problématiques […] et n’ont pas ressenti le besoin de travailler en externe et de regarder plus largement »28. Bien que soutenue par les dirigeants locaux de la CGT, l’institutionnalisation d’une réflexion et d’une prise en charge syndicales des enjeux territoriaux se heurte ainsi à des clivages sectoriels parfois structurés de longue date et exacerbés par les évolutions récentes des relations professionnelles, marquées par le développement des activités des institutions représentatives du personnel (Béthoux et al., 2015) et par l'extension du champ de la négociation collective en entreprise (Jobert, 2009).
- 29 Entretien avec Bernard, secrétaire de la fédération de la métallurgie en Isère, réalisé en juin 20 (...)
- 30 Entretien avec Samia, secrétaire de l’UD CGT, réalisé en mai 2017 à Grenoble.
22Cette intensification du « dialogue social » dans les espaces professionnels contribue de plusieurs manières aux difficultés des délégués pour s’approprier les enjeux et les débats relatifs à la métropolisation. D’une part, ces derniers, évoluant dans des équipes syndicales aux effectifs souvent restreints, sont fortement sollicités au sein de leurs environnements professionnels. Ingénieur d'étude au Centre national de la recherche scientifique, Gilles rapporte ainsi la suspension des activités du Colrif au fait que, comme lui, de nombreux membres aient été amenés à prendre divers mandats de représentation dans leur entreprise ou leur administration et à assurer un long travail de suivi et d'assistance individuels auprès de collègues en difficulté : « tout ça fait que la priorité dans pas mal d'endroits, ça a pas été d'être au plus près du Colrif », résume-t-il. De ce point de vue, l'évolution du Colrif se rapproche de celle connue par d'autres collectifs de l'UD – comme le collectif Jeunes, aujourd’hui disparu – ou de sa commission exécutive elle-même, tout aussi exposés à des formes de désengagement militant ces dernières années. D’autre part, l’évolution du cadre institutionnel des relations professionnelles conduit, dans les syndicats locaux, à réinterroger à nouveaux frais l’articulation du travail syndical avec d’autres espaces de mobilisation (Béroud, 2015), qu’il s’agisse de mouvements sociaux ou, en l’occurrence, des structures syndicales interprofessionnelles comme l’UD. Dans l’espace cégétiste grenoblois, une telle évolution fait écho à un constat répandu parmi les dirigeants locaux, qui déplorent la transformation des délégués des entreprises et des administrations en « simples élus » ne faisant « que de l'institutionnel »29 ou regrettent que « les copains se laissent enfermer dans le traitement du dossier, sans prendre en compte que ce dossier ne se gagnera pas parce que tu maîtrises ça dans la boîte »30. Dans les syndicats des entreprises et des administrations, la participation de délégués à des activités identifiées comme « extérieures » s’impose parallèlement comme un enjeu de luttes et d’oppositions parfois virulentes. Comme Céline, plusieurs membres du Colrif soulignent que « personne n'était vraiment intéressé pour aller au Colrif, [...] pour prendre du temps et sortir de la boîte ». En difficulté pour susciter la mobilisation d'autres membres de leurs syndicats dans des espaces et pour des causes sans liens directs avec les enjeux propres à la routine professionnelle et à l’agenda des négociations comme à celui des institutions de représentation du personnel, certains délégués voient par ailleurs leur engagement faire l’objet de discours critiques et être présenté comme une source de fragilisation supplémentaire de syndicats aux effectifs déjà restreints. Ainsi, à STM, les prises de position de délégués CGT ne sont pas rares pour souligner, à l’image de celle du secrétaire du comité d’entreprise européen, que « si on s’organise dehors, on est plus faible dedans » et à déplorer que telle militante « ne soit plus présente sur le site […] [et] n’ait pas pensé à sa relève ».
23En dépit des réagencements économiques et professionnels qu'elle suscite, la métropolisation est loin de constituer mécaniquement un enjeu d'action et de mobilisation prioritaire dans le champ syndical. C'est ce dont témoigne le cas limite de la CGT iséroise analysé dans cet article, qui permet de souligner à quel point l'irruption du syndicalisme dans l'espace des contestations urbaines reste étroitement dépendante de configurations territoriales singulières. A l'échelle grenobloise, le volontarisme de dirigeants locaux évoluant dans des réseaux syndicaux et universitaires mobilisés autour des transformations des territoires et de l’action publique comme l'intervention de délégués fortement dotés en capitaux militant et culturel apparaissent en effet comme des facteurs sous-tendant la formation du Colrif et la suspension provisoire des clivages sectoriels ayant présidé au développement de la « Silicon Valley alpine ».
24La dissolution du collectif en 2015 met par ailleurs en lumière les obstacles – externes comme internes aux organisations syndicales –qui pèsent sur la pérennisation d'une action syndicale territorialisée. D'une part, les syndicalistes grenoblois se trouvent tenus à l'écart des structures de gouvernance des différents dispositifs et programmes territorialisés d'action publique, une tendance par ailleurs reproduite, après 2015, par l'instauration des métropoles et de leurs conseils de développement (Gourgues, 2019). D'autre part, l'inscription croissante du travail syndical autour d'activités de négociation et de représentation institutionnelle tend, dans un contexte de faiblesse numérique des équipes syndicales dans les entreprises et les administrations, à démonétiser la participation aux activités des structures territoriales dans lesquelles sont susceptibles d'émerger de nouvelles formes d'échanges interprofessionnels et d'activités militantes autour du développement métropolitain.
25En dépit de ces limites, les répercussions des activités du Colrif sur les dynamiques et engagements syndicaux à l’échelle locale demeurent palpables. En écho à des phénomènes observés aux États-Unis (McBride et Greenwood, 2009), l’expérience du Colrif a, par exemple, favorisé le développement de nouvelles alliances avec d’autres acteurs associatifs et partisans et la formation de nouvelles « coalitions de cause », autour notamment de la gratuité des transports publics à l’échelle du bassin grenoblois. Il n’en reste pas moins que l’expérience du Colrif conduit également à mettre en lumière le fait que l’implication de la CGT dans un travail d’expertise et de mobilisation lié au développement métropolitain demeure aujourd’hui le produit de configurations difficilement reproductibles dans le temps comme dans le reste de l’organisation, et même dans d’autres territoires. A ce jour, les tentatives de répliquer le Colrif dans d’autres territoires, comme dans le couloir rhodanien de la chimie ou sur le plateau de Saclay, sont restées largement embryonnaires et inabouties. Aussi, si l’expérience de ce collectif interprofessionnel invite à nuancer l’hypothèse d’une déprise syndicale autour des enjeux territoriaux, elle permet dans le même temps d’objectiver la faiblesse organisationnelle d’une confédération peu en mesure de pérenniser les innovations militantes susceptibles de renforcer la place du syndicalisme dans l’espace des contestations métropolitaines.
